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Anne-Marie BARBIER

LES PRODIGES DU DESTIN

dans Le Théâtre de l'amour et de la fortune, 1713


Les sous-titres sont de l'éditeur
Pages de l'édition de 1715

ISMÉNIE SE RÉFUGIE AUPRÈS DE GÉSIMONT

[*9*] Ce fut au pied du Caucase, la plus haute montagne de l'Arménie, qu'une jeune et aimable personne se trouva autrefois forcée de chercher un asile [*10*] contre la tyrannie de ceux à qui la fortune, plutôt que la nature, l'avait soumise. On voulait lui donner pour époux un homme dont la naissance lui paraissait infiniment au-dessous de la sienne. Quoiqu'elle n'eût jamais appris de quels parents elle avait reçu le jour, la fierté de son cœur lui persuadait qu'elle était née pour donner des lois, et non pas pour en recevoir. Elle avait frémi à la première proposition qu'on lui avait faite d'un mariage que son orgueil naturel, ou plutôt un noble pressentiment, lui faisait considérer comme une tache qu'elle imprimait au sang dont elle était sortie. Elle avait inutilement employé les larmes et les soupirs pour parer un coup si funeste  et, n'ayant pu obtenir qu'un délai d'un jour pour se déterminer à ce qu'on exigeait d'une obéissance qu'elle ne croyait pas devoir à celui que la fortune lui avait donné pour tyran, elle prit une résolution des plus hardies qui soient jamais entrées dans le cœur d'une fille.

Elle se déroba une nuit de la misérable chaumière où elle avait été [*11*] élevée depuis que le destin l'avait arrachée des bras de ses parents, qu'elle n'avait jamais connus. L'obscurité des ténèbres, la difficulté et même l'ignorance des routes qu'elle devait prendre, la faiblesse de son âge, la délicatesse de son sexe, la multitude de monstres dont étaient remplies les vastes forêts qu'elle allait traverser, les abîmes ouverts de tous côtés sous ses pas mal assurés, rien ne put la distraire d'un dessein qu'un noble désespoir lui avait inspiré ; et, ne trouvant rien de pire que la servitude où elle se trouvait sur le point de tomber, elle s'abandonna aveuglément à la fortune.

Elle avait déjà marché une nuit dans des périls qui auraient alarmé un cœur moins grand que le sien lorsque la première clarté qui succéda à celle des étoiles lui fit apercevoir un monstre qui, quoique sous une forme humaine, ne laissa pas de lui paraître plus horrible que tous ceux que l'Afrique nourrit dans ses affreuses cavernes. J'ai dit sous une forme humaine, parce que c'était véritablement un homme. Mais cette même fortune [*12*] qui avait conduit notre triste fugitive dans les lieux qu'il habitait lui avait été si cruelle qu'elle lui avait, pour ainsi dire, fait oublier ce qu'il était. Le hâle de quatorze années avait fait un si grand changement sur son teint que, quoiqu'il fût né sous un climat où le soleil n'est pas bien ardent, on l'eût pris pour un des plus noirs habitants de la zone torride. Sa barbe, qu'il avait toujours laissé croître depuis le commencement de ses disgrâces, ses cheveux négligés, sa maigreur causée par le souvenir de ses malheurs passés qu'une secrète passion lui rendait toujours présents, ses yeux qui, enfoncés dans la tête, semblaient vouloir se dérober à la lumière et dont le feu naturel était presque éteint par les larmes que lui arrachait sans cesse un trait mortel dont son cœur était blessé, tout cela, joint ensemble, ne pouvait manquer de porter l'épouvante dans une âme peu accoutumée à de si funestes images. Ajoutez à cela la forme sauvage de son habillement, et vous avouerez que rien de plus effrayant ne pouvait frapper les yeux [*13*] timides auxquels cet homme se présenta avec l'aurore naissante. Il n'avait point d'autres vêtements que des peaux de divers monstres qu'il avait tués à coups de flèches, son dos était armé d'un carquois dont la forme avait quelque chose de sauvage ; une espèce de massue lui servait d'appui pour marcher ou plutôt de défense contre les lions et les ours qui l'attaquaient souvent avec tant de précipitation qu'ils ne lui laissaient pas le temps de se servir de son arc ; l'armet dont sa tête était couverte répondait à tout le reste de son assortiment. Enfin il y avait quelque chose de si terrible dans toute sa figure que la jeune personne qui l'aperçut ne put en soutenir la première vue sans un frisson mortel qui la fit tomber évanouie à ses pieds.

Le Sauvage prétendu qui, sous l'apparence d'un monstre, cachait une âme généreuse, prévoyant l'effet que son horrible apparition pouvait produire, s'était avancé vers cette jeune personne pour prévenir sa frayeur, et l'avait augmentée par cet empressement. Il courut sans perdre temps [*14*] vers une fontaine assez voisine du lieu où cet accident venait d'arriver et, ajoutant à ce secours naturel celui d'un baume qu'il avait recueilli de quelques arbres aromatiques, il ne tarda guères à faire revenir cette infortunée de sa pâmoison.

Elle n'eut pas plutôt ouvert les yeux qu'elle les referma. Mais, ses esprits venant peu à peu à se remettre de la première impression qu'une vue si étrange et si inopinée avait faite sur ses sens, malgré l'intrépidité dont elle s'était armée avant que d'entreprendre un dessein aussi hardi que celui de sa fuite, elle ne trouva qu'un bienfaiteur dans celui qu'elle s'était figuré comme un monstre prêt à la dévorer, et commença à prêter l'oreille aux discours obligeants avec lesquels il l'exhortait à reprendre ses forces abattues et à mieux augurer d'une rencontre dont les suites ne devaient rien avoir de triste pour elle.

Elle allait ouvrir la bouche pour le remercier du secours qu'il venait de lui donner lorsqu'elle s'aperçut qu'il la considérait avec une attention extraordinaire et que ses yeux [*15*] se remplissaient de larmes à mesure qu'ils parcouraient tous ses traits. Quelques soupirs, qu'il ne put retenir, achevèrent de persuader à cette fille qu'il se passait quelque chose dans son cœur dont elle avait lieu de s'alarmer. Elle était pourtant résolue à se donner la mort plutôt que de souffrir la honte dont elle semblait menacée.

« Ne craignez rien, lui dit-il, dès qu'il s'aperçut du trouble que ses soupirs et ses larmes venaient de lui causer : le sort ne vous a pas conduite vers moi pour vous faire éprouver aucun mauvais traitement ; et si mon cœur était capable de former quelque dessein funeste à votre gloire, je le percerais à vos yeux pour lui faire expier le crime de sa témérité. Je ne doute point que quelques larmes, que je n'ai pu retenir en vous considérant avec plus d'attention que je n'avais fait à votre première vue, ne vous aient donné des soupçons dont vous avez été alarmée. Il faut vous rendre le calme, poursuivit-il en tirant de son sein une boîte de portrait enrichie de diamants ; voyez ces traits, comparez-les aux vôtres, et [*16*] jugez si le hasard peut produire plus de ressemblance que j'en vois entre vous et cette aimable personne pour qui coulaient ces pleurs qui vous ont donné de l'ombrage. »

Ces paroles ayant rassuré la tremblante fugitive, elle jeta les yeux sur le portrait qu'on lui présentait, et ne put s'empêcher de marquer l'étonnement que cette ressemblance lui causait.

« Vous voyez, lui dit alors son généreux consolateur, si vous avez quelque chose à craindre d'un homme qui retrouve en vous l'image d'un objet dont il est plus épris que jamais. Après une absence de quatorze années, ô ma chère Polixène, continua-t-il, c'est ici la première infidélité que je t'ai faite depuis que la fortune cruelle nous a séparés : je n'ai pu revoir tes traits adorables sans verser des larmes ; mais ces tendres expressions n'ont point eu d'autre objet que toi, et je fuirais ces mêmes traits qui me rappellent les tiens si je me croyais capable de t'offenser en lui adressant des vœux qui ne sont dus qu'à toi seule. »

Il ne put proférer ces paroles sans les entrecouper de [*17*] sanglots qui arrachèrent des pleurs à celle qui était la cause innocente du trouble qui l'agitait. Elle fut entièrement rassurée, et forma le dessein de fixer sa course dans un lieu où elle trouvait un hôte si compatissant et si magnanime. Elle n'osait lui demander la grâce de l'y souffrir. Il la prévint :

« Serais-je assez heureux, lui dit-il, pour pouvoir vous offrir dans ma sauvage retraite un asile contre vos persécuteurs ; car je ne doute point que cette même fortune qui m'a exilé de ma patrie ne vous ait réduite à une nécessité si peu ordinaire aux personnes de votre sexe.

– Généreux inconnu, lui dit-elle en se jetant à ses pieds, daignez me servir de père, en attendant que je puisse connaître celui à qui je dois le jour.

– Que ce nom que vous me donnez me cause de joie ! lui répondit-il en la relevant. Oui, je vous jure, par tout ce qu'il y a de plus sacré, par cette même Polixène à qui vous ressemblez si parfaitement, que je vous aimerai comme ma fille, et que vous me tiendrez lieu de celle qu'un barbare a si cruellement égorgée dès sa [*18*] naissance. »

Ces dernières paroles, lui rappellant un affreux souvenir, l'animèrent d'une fureur qui aurait fait trembler celle qui implorait son secours, si elle n'avait pas été persuadée des bontés qu'il avait pour elle.

« Pardonnez, lui dit-il, un transport dont je n'ai pas été le maître : vous ne le condamnerez pas quand je vous aurai instruite de mon sort. L'intérêt que je prends au vôtre me fait désirer ardemment d'en être instruit à mon tour ; mais il n'est pas temps encore que vous m'accordiez cette demande. Après une course aussi fatigante que celle que vous venez de faire, vous avez sans doute besoin de repos. Je ne puis vous offrir qu'un lit de jonc dans une caverne qui n'est pas éloignée de ce lieu  et que je préfèrerais aux superbes palais que la fortune m'avait autrefois destinés, si je pouvais un jour m'y voir réuni avec cette adorable épouse dont vous êtes la vivante image. »

À ces mots, il lui présenta la main et lui fit traverser un petit bois qui conduisait à un antre dont l'aspect n'avait rien que d'agréable. C'était un rocher [*19*] couvert d'une mousse verte, du pied duquel coulait une eau pure et argentine ; il était entouré d'arbres chargés de fruits délicieux, et de petits ruisseaux coulaient et servaient à arroser un potager que cet illustre Solitaire cultivait dans les moments de relâche que lui laissait le triste souvenir de ses malheurs. Ils entrèrent dans la grotte. La belle personne à qui elle devait servir de  retraite aurait eu de quoi occuper  sa curiosité si sa lassitude lui eût permis d'en admirer le rustique ameublement. La politesse de son  conducteur prévint la demande qu'elle n'osait lui faire de la laisser  reposer ; il lui dit qu'elle pouvait  sans crainte se livrer aux besoins que  la nature exigeait d'elle, pour réparer ses forces affaiblies par une longue traite, à laquelle une complexion aussi délicate que la sienne ne  pourrait manquer de succomber à  moins d'un prompt soulagement. Il la quitta sans attendre de réponse.

Laissons-la jouir de quelques heures de repos, tandis que l'hôte obligeant à qui le sort l'avait adressée s'occupe à lui préparer un repas [*20*] dont la frugalité ne diminuait rien de la bonté. La belle inconnue s'étant éveillée, il la pria de se mettre à table; et, le repas étant fini, il la conduisit dans un parc que l'épaisseur des arbres dont il était planté rendait impénétrable aux plus ardentes chaleurs ; et, l'ayant fait asseoir sur un gazon naissant, il la pria de lui apprendre à quel coup favorable du sort il devait le plaisir d'avoir une si charmante compagne dans un désert où il n'avait, depuis quatorze ans, eu de commerce qu'avec les lions et les ours. Cette aimable fille, sans se faire longtemps prier, commença en ces termes.

ISMÉNIE RACONTE COMMENT ELLE A APPRIS QU'ELLE ÉTAIT FILLE DE PRINCE

[*21*] Ne vous attendez pas, mon père (car vous m'avez permis de vous appeller de ce nom si tendre), ne vous attendez pas, dis-je, que je vous donne une parfaite connaissance de mon sort : je l'ignore moi-même, et je ne puis fonder la noblesse de mon sang que sur des vraisemblances dont vous allez juger.

Tamire est le nom de celui qui a passé pour mon père dans l'esprit de tous les habitants du hameau que je viens de quitter. C'est un vieux berger, dont la probité ne s'est démentie que depuis quelques jours qu'il m'a voulu contraindre, peut-être par quelques vues d'intérêt, à donner la main à son fils, que tous nos bergers croyaient mon frère, [*22*] Tamire ne leur ayant déclaré que je n'étais pas sa fille que dans le temps qu'il forma une résolution si funeste pour moi.

On m'avait apportée chez lui deux ou trois jours après ma naissance, à ce que j'ai su depuis. J'avais passé les neuf premières années de ma vie dans une tranquilité parfaite ; et quoiqu'on eût employé plus de soin qu'on n'en prend ordinairement à former l'erprit d'une jeune bergère, on n'avait pas laissé de me persuader que je n'étais que la fille de Tamire et que le Ciel ne m'avait fait naître que pour garder des troupeaux. Heureuse condition, dont je n'ai jamais mieux connu le prix que depuis que j'en ai envisagé une plus élevée ! Le plus malheureux de mes jours fut sans doute celui où l'on m'ôta une si douce erreur.

J'étais un matin dans ma chambre, occupée à quelques ouvrages qui convenaient à mon état, lorsqu'un Seigneur que je n'avais jamais vu entra, suivi d'un esclave qui portait une riche corbeille, qu'il me présenta par l'ordre de son maître. La curiosité naturelle à mon sexe et à l'âge que [*23*] j'avais pour lors me fit porter la main sur un linge qui couvrait ce qu'elle renfermait. Je croyais n'y trouver que des fleurs ou des fruits dont on voulait me régaler ; mais quelle fut ma surprise quand je vis briller l'or dont étaient enrichis de superbes langes qu'on étala à ma vue ? « Ne regardez pas avec étonnement, me dit alors le maître de l'esclave, des richesses qui doivent un jour vous être familières. Ces langes précieux vous ont reçue en naissant ; et si la fortune ennemie ne vous eût pas enlevé les grandeurs ausquelles vous étiez destinée, vous habiteriez un superbe palais, au lieu de la cabane où vous avez passé vos premières années. » J'étais si surprise de ce que j'entendais que je n'osais me fier au rapport de mes oreilles ni de mes yeux, et j'aurais cru que l'on m'aurait voulu tromper si la fierté naturelle de mon cœur ne m'eût fait sentir que je n'étais pas née pour être le jouet d'un flatteur mensonge. La première pensée qui me vint fut de me jeter aux pieds du Seigneur qui me parlait un langage si nouveau [*24*] pour moi, et que je crus être ce même père qui, en me donnant le jour, m'avait donné ces glorieuses prétentions dont il regrettait la perte. Il devina ce qui se passait dans mon cœur et, voyant que mes yeux avaient de la peine à retenir des larmes de tendresse prêtes à couler :

« Un faux sentiment vous séduit, belle Isménie, me dit-il en m'embrassant ; la nature s'explique mal dans le fond de votre âme, et vous ne me devez tout au plus que de la reconnaissance pour quelques services que j'ai eu le bonheur de vous rendre, aussi bien qu'au Prince qui vous a donné le jour. Je ne vous dirai ni son nom, ni le mien : la moindre indiscrétion nous perdrait tous. Tamire, qui passe ici pour votre père, et cet esclave, dont la fidélité m'est connue, sont les seuls à qui une partie de mon secret a été confiée ; mais aucun d'eux ne sait de quels parents vous êtes née; et je ne le déclarerai que lorsque je le pourrai faire sans danger. Je vous ai laissé ignorer le reste jusqu'aujourd'hui, parce que votre raison n'était pas encore formée ; mais il n'est plus [*25*] à propos que je vous laisse dans une erreur qui pourrait faire naître en vous des inclinations indignes du rang pour lequel vous êtes née, et qui peut un jour vous être rendu.

– Que ma joie est modérée, lui dis-je, par la fin d'un discours dont le commencement m'avait été si doux ! J'avoue, Seigneur, que la nature s'est mal expliquée en moi, et que j'ai cru voir en vous ce cher père dont vous vous obstinez à me cacher le nom. Ne pouvez-vous le confier à ma discrétion ?

– Je n'en ai peut-être que trop dit, interrompit-il, et j'aurais encore gardé le silence si je ne craignais que quelque malheur imprévu ne me mît hors d'état de vous instruire de votre sort. »

En achevant ces mots, il m'embrassa tendrement et, ayant fait reporter les langes chez Tamire, qui en avait toujours été dépositaire et qui l'est encore aujourd'hui, il me laissa dans un trouble dont une personne de mon âge ne devait pas naturellement être capable. Il me rendit encore quelques visites, qui furent les dernières.

Hélas ! il n'avait que trop bien pressenti ce malheur dont il m'avait parlé. [*26*] J'eus beau demander de ses nouvelles à Tamire, que je continuais toujours d'appeler mon père : il me dit qu'il n'en avait aucune, et qu'il craignait qu'il n'eût cessé de vivre. Je ne pus refuser des larmes au souvenir d'un homme qui avait pris tant de soin de mon éducation ; et, comme il m'avait dit que Tamire ne savait qu'une partie de son secret, je ne doutai point que les brillantes espérances qu'il m'avait fait concevoir ne fussent ensevelies avec lui. Je me livrai toute entière à ma douleur ; je ne considérai plus les idées de ma grandeur que comme un beau songe qui m'avait flattée. Tamire même ne me parlait de rien moins que des richesses dont il était dépositaire. J'attribuai ce silence au soin qu'il prenait de mon repos, et je fis moi-même tout ce que je pus pour ne me souvenir plus d'une fortune qu'il voulait me faire oublier.

J'aurais peut être réussi dans ce dessein, et je me serais bornée à la condition de simple bergère, si mes espérances ne fussent rentrées dans mon cœur par une aventure qui m'arracha malgré moi à l'heureuse tranquillité [*27*] où je commençais de vivre.

ISMÉNIE RACONTE COMMENT ELLE A RENCONTRÉ TANCRÈDE, LE ROI D'ARMÉNIE

J'étais un jour dans une prairie, où je faisais paître un troupeau que Tamire avait commis à ma garde, quand je fus tirée d'une profonde rêverie par un bruit de cors. Le premier soin qui m'occupa fut celui de mes moutons qui, errant dans la plaine, pouvaient être épouvantés d'un bruit si soudain et s'égarer au travers des bois. Mais le péril dont je me vis moi-même menacée à l'approche d'un furieux sanglier ne me laissa d'autres pensées que celle de me garantir de sa rage par une prompte fuite. Je tombai de faiblesse si subitement que je n'eus pas le temps de voir le généreux défenseur que le Ciel envoyait à mon secours. Hélas ! que je serais heureuse si je ne l'avais jamais vu ! Je ne vous décrirai point son combat avec le monstre dont sa valeur me garantit : tout ce que je puis vous dire, c'est que je fus aussi effrayée en revenant de mon évanouissement que je l'avais été à la vue du sanglier qui l'avait causé, en me trouvant entre les bras d'un homme. C'était ce même défenseur qui, [*28*] après m'avoir sauvé la vie, achevait de me faire reprendre les sens dont la frayeur m'avait ravi l'usage.

Je voulus employer les premières forces que je recouvrai contre celui qui venait de me les rendre par ses officieux secours ; mais, l'ayant considéré avec attention, je le trouvai si différent de l'idée que je m'en étais formée dans un premier mouvement que, voulant me plaindre, la plainte expira dans ma bouche et la colère s'affaiblit dans mon cœur, ou plutôt elle y fit place à des mouvements qui m'avaient été jusqu'alors inconnus.

« De quoi vous alarmez-vous, aimable bergère ? me dit-il voyant mon trouble. Me faites-vous un crime d'avoir sauvé une si belle vie ? Qui de nous deux doit se plaindre du destin qui m'a conduit en ces lieux ? Je ne me repens pas du faible secours que je vous ai donné ; mais, tout faible qu'il est, il me coûte assez cher pour le faire valoir, puisque je vais le payer de tout le repos de ma vie. »

L'embarras où tout ce qui venait de m'arriver m'avait jetée ne me permit pas de répondre à un discours qui [*29*] flattait mon cœur, quoique ma fierté parût s'en offenser. Heureusement pour moi, Tamire vint me tirer de cette peine : il n'avait pas plutôt appris le péril où j'étais exposée qu'il était venu, suivi de tous ses bergers. Il remercia mon libérateur, qui s'était avancé vers lui avec beaucoup de bonté, et qui, après lui avoir parlé quelque temps en secret, se retira, en me laissant pour adieux de tendres regards qui ne firent que trop d'impression sur mon cœur.

La nuit qui suivit ce jour fatal ne fut guère tranquille pour moi ; mais l'émotion de mes sens fut moins une suite de la frayeur que mon péril m'avait causée que du trouble que la vue de mon aimable défenseur avait jeté dans mon âme. Je me le représentai avec tous les charmes qui avaient frappé mes yeux ; la générosité avec laquelle il avait exposé ses jours pour conserver les miens me parlait pour lui : elle n'était que trop favorablement écoutée, et l'amour acheva d'entrer dans mon coeur à la faveur de la reconnaissance. Je sentis que ce cœur n'était plus à moi et qu'il volait [*30*] vers celui qui venait de s'en rendre maître. Ô que je regrettai pour lors la perte de ce Seigneur, qui m'avait donné la première connaissance de ma condition ! Je ne tenais pas la naissance de cet inconnu inférieure à celle dont on m'avait flattée ; mais je me voyais hors d'espoir de pouvoir jamais prouver la mienne, et je craignais que le premier vainqueur à qui mon cœur s'était soumis ne fût assez injuste pour mal user de sa victoire, en me traitant en simple bergère. Ce fut dans cette confusion de pensées, qui ne faisaient que s'entre-détruire, que je passai toute la nuit.

Mais quelle fut ma douleur lorsque Tamire, entrant dans ma chambre, m'annonça qu'il fallait changer de lieu, de peur d'exposer ma gloire, que mon libérateur était un Prince puissant, qu'il était amoureux de moi, et que les riches présents dont il avait voulu corrompre ma vertu lui faisaient présumer que ses intentions étaient criminelles. Je ne sus que répondre à Tamire ; ces paroles, assez conformes à mes pensées, me firent rougir de dépit, et honteuse d'un trop long silence, [*31*] je dis à Tamire que, le destin m'ayant dérobé la connaissance de mon père, je n'en avais point d'autre que lui, et que je devais être soumise à ses volontés. Il fut charmé de ma réponse et me dit qu'il fallait, sans perdre temps, changer de hameau pour prévenir les suites dangereuses d'un amour qui, étant encore faible dans sa naissance, pourrait devenir plus redoutable si on le laissait fortifier par une seconde vue. À ces mots, m'ayant quittée, il fut préparer les choses nécessaires pour notre départ, et me conduisit à six lieues de notre premier séjour, suivi de ses bergers et de ses troupeaux.

Je passai deux mois entiers dans la plus triste situation où je me fusse trouvée de ma vie ; ce que Tamire m'avait fait présumer des desseins de celui qui m'avait si généreusement secourue ne faisait pas de si fortes impressions sur moi que l'amour ne balançât le dépit. Le noble orgueil que je nourrissais dans mon cœur, malgré ma mauvaise fortune, ne me permettait pas de penser que mes yeux pussent inspirer une passion si injurieuse à ma gloire ; et [*32*] comme on croit facilement ce que l'on souhaite, je me persuadais sans peine que j'étais aimée de la manière que je le désirais. C'est un Prince qui t'aime, me disais-je à moi-même, et si tu en crois ce qu'on a voulu te faire entendre, tu n'es pas d'un rang si inférieur au sien qu'un peu d'amour ne pût achever cette égalité qui te manquerait ; tu aurais confié ton secret à ton amant, la seule vue du dépôt qui est entre les mains de Tamire aurait confirmé ce que tu aurais avancé. Ha ! trop cruel Tamire, continuais-je en soupirant, que vos scrupuleuses précautions me vont coûter de larmes ! Vous m'avez ôté toute l'espérance qui m'aurait pu rester après tous les biens que la fortune cruelle m'a enlevés.

ISMÉNIE RACONTE COMMENT ELLE A ÉTÉ AMENÉE À S'ENFUIR DE CHEZ TAMIRE

Ces tristes réflexions m'occupaient entièrement ; Tamire vint achever mon malheur, par un ordre tyrannique que je n'aurais jamais dû craindre d'un homme qui me tenait lieu de père, et j'eus besoin de tout le respect que je lui devais en cette qualité pour m'empêcher d'éclater contre lui. Il m'aborda avec une [*33*] tendresse affectée :

« J'ai appris, me dit-il, le nom du Prince qui vous a secourue : c'est Tancrède, roi d'Arménie. J'ai su qu'il vous a cherchée dans tous les environs du hameau que nous avons quitté; il a témoigné son ressentiment contre moi, et a mis tant de gens après nous qu'il est difficile que nous nous dérobions plus longtemps à sa poursuite. Il faut fuir une seconde fois, ma chère Isménie ; je voudrais que mon âge me permît de vous conduire en des lieux moins voisins des états de votre persécuteur ; mais mon fils Tytire se chargera de ce soin. Ne vous alarmez pas, continua-t-il voyant que je changeais de couleur à cette proposition ; je sais que votre gloire aurait à souffrir si vous vous dérobiez avec un jeune homme qui n'a pu s'empêcher de m'avouer la tendresse qu'il a pour vous ; mais ma prudence vient de pourvoir à tout : il doit vous épouser avant que de partir. »

Si la première proposition de Tamire m'avait surprise, la seconde m'épouvanta. Quelle chute pour moi de me voir réduite à épouser [*34*] un berger après les brillantes espérances dont on m'avait flattée !

« Quoi! répondis-je avec un emportement et un mépris dont je ne fus pas la maîtresse, Tytire ose lever les yeux jusqu'à moi ! et Tamire, qui n'ignore pas de quel sang je suis sortie, autorise une présomption si étrange !

– Je sais, me répondit Tamire, la disproportion qu'il y a entre la condition de mon fils et le rang qui vous fut destiné en naissant ; mais la fortune ne vous a pas assez bien traitée pour vous permettre de pouvoir compter sur un établissement aussi glorieux que celui que votre naissance vous faisait espérer. J'ai lieu de croire que celui qui vous remit entre mes mains a cessé de vivre; je n'ai jamais douté qu'il ne fût votre père : sa mort ne vous en laisse point d'autre que moi, et c'est assez répondre à ce titre que de renoncer pour vous au plaisir de voir toujours auprès de moi un fils que j'aime et sur qui j'avais fondé la consolation du peu de jours qui me restent. Vous-même, si vous écartiez tant soit peu la vaine image des grandeurs où l'on vous a fait [*35*] aspirer, ne devriez-vous pas considérer combien une vie tranquille et obscure est préférable à ce vain éclat qui n'éblouit que les lâches esclaves de la fortune, et par qui l'on devient le déplorable jouet de son inconstance ? Ouvrez les yeux, ma chère fille, continua-t-il en m'embrassant et en mouillant mes joues de quelques larmes peu sincères ; voyez sur quoi vos prétentions sont fondées. Encore une fois, votre père n'est plus ; vous n'avez pour tout partage qu'une noblesse que vous ne sauriez prouver. Un Roi, que vos yeux ont assujetti, ne s'est déclaré votre esclave qu'à titre de tyran ; il a voulu corrompre ma vertu pour donner atteinte à la vôtre.

– Hé bien, mon cher père, lui dis-je alors en me jetant à ses pieds, sauvez-moi de sa tyrannie, achevez votre ouvrage, fuyons encore une fois une poursuite qui souilleroit ma gloire ; mais ne vous reposez que sur vous-même du soin du dépôt que l'on vous a confié ; les Dieux, protecteurs de l'innocence opprimée, vous donneront assez de force pour me conduire dans [*36*] quelque désert qui soit à l'abri de ces vicissitudes que vous me faites redouter ; mais ne me contraignez pas à vous manquer d'obéissance par le juste refus d'un hymen auquel je ne puis consentir sans l'aveu de celui dont vous tenez la place. Quel que soit mon père, rien ne m'assure de sa mort ; je me serais aveuglément soumise à vos volontés si l'on m'avait laissée dans ma première erreur. Je me croyais votre fille : tous vos ordres étaient sacrés pour moi ; mais, depuis que l'on m'a annoncé et que vous m'avez assurée vous-même que vous n'étiez pas mon père, je me suis dévouée à des lois plus absolues que les vôtres, et je suis si attachée à mon devoir que rien ne saurait me faire manquer à mes premières obligations. »

Tamire se retira fort mécontent de ma réponse. Il revint plusieurs fois à la charge ; mais, m'ayant toujours trouvée inébranlable, il changea enfin sa bonté en rigueur et, reprenant les droits de père auxquels il avait si hautement renoncé, il me déclara que, s'il ne me trouvait disposée à obéir avant la fin du jour, il en viendrait [*37*] à des violences dont j'aurais lieu de me repentir. Je vous avoue qu'à cette menace je me sentis prête à lui marquer mon indignation, mais je crus qu'il valait mieux dissimuler que d'éclater ; je versai quelques larmes, qui semblaient lui annoncer mon repentir, et je lui laissai entrevoir quelque rayon d'espérance pour le desseinqu'il avait formé. Ma feinte eut tout le succès que j'en pouvais attendre, et Tamire me quitta pour me laisser le temps de me préparer à recevoir la main de son fils. Mais j'employai ce temps à me disposer à la fuite. À peine le soleil fut-il couché que je fis entendre à ceux qui étaient auprès de moi pour m'exhorter à donner à Tamire et à son fils la satisfaction qu'ils demandaient, que j'avais besoin de repos. J'avais montré tant de disposition à vaincre ma répugnance pour le mariage qu'on me proposait que Tamire ne s'avisa pas de me faire observer, outre que mon dessein était trop hardi pour me faire soupçonner d'oser y penser ; ainsi, dès que la nuit fut un peu avancée, je me sauvai sans [*38*] bruit, et m'enfonçai dans les bois les plus épais, sans savoir quelle route je tenais ; et ma fuite a été si heureuse qu'elle m'a fait trouver en vous un nouveau père, qui me dédommage de la perte de ceux à qui je dois la naissance et l'éducation.

ISMÉNIE RETROUVE TRANCRÈDE

Isménie accompagna ces dernières paroles d'un tendre regard qu'elle jeta sur le triste Solitaire, et qui réveilla dans son cœur les sentiments que la première vue y avait fait naître.

« N'en doutez point, ma fille, lui dit-il en lui serrant la main qu'elle lui tendait, vous venez de recouvrer en moi tout ce que vous avez perdu ; et, en attendant que la fortune vous rende l'auteur de votre naissance, s'il voit encore le jour, vous pouvez vous flatter que toute ma tendresse sera partagée entre vous et ma chère Polixène. Au reste, tout ce que Tamire vous a dit du Prince qui vous aime vous doit être suspect : les vues d'intérêt qui l'ont fait parler l'auront fait avoir recours au mensonge; et, dans le dessein qu'il avait formé de vous donner à son fils, il n'aura rien [*39*] oublié pour étouffer une passion qui devait naturellement y apporter un invincible obstacle. Tancrède avait à peine quinze ans quand je quittai le lieu de ma naissance ; mais il donnait déjà de si belles espérances qu'il n'est pas vraisemblable qu'il les ait trompées dans la suite. Je veux croire que les premiers sentiments que vos yeux lui ont inspirés n'ont pas été capables de le déterminer à changer votre houlette en sceptre. De si grands desseins ne sont pas l'ouvrage d'un moment ; mais je ne saurais me persuader qu'il ait voulu corrompre la vertu de Tamire pour dresser un piège à la vôtre; et, s'il revient à vous, j'espère qu'il vous traitera en Princesse sur la foi des indices que vous me donnez. Je vous ferai une autre fois le récit de mes aventures : j'ai besoin de me les rappeller, et je vais y rêver dans le bois prochain. Je vous laisse ici vous occuper des vôtres, qui sont infiniment moins tristes que les miennes. »

À ces mots il la quitta pour s'aller enfoncer dans l'épaisseur d'une forêt dont les arbres s'élevaient jusqu'aux nues. Il n'eut pas plutôt disparu aux yeux [*40*] de la triste Isménie qu'elle se livra en liberté aux diverses pensées qui l'agitaient. Elle n'avait découvert à son hôte qu'une partie des sentiments favorables qu'elle avait pour le roi d'Arménie; les dernières paroles qu'il lui avait dites avaient ranimé dans son cœur une espérance presque éteinte ; mais elle n'osait se flatter ni de revoir son amant, ni de lui persuader la gloire de la naissance, sur des témoignages qui étaient entre les mains de Tamire, dont elle s'était attiré l'indignation par ses refus et par sa fuite.

Ces tristes réflexions, qui, pour son malheur, n'étaient que trop bien fondées, la replongèrent dans sa première tristesse. Elle se promena longtemps à travers un nombre infini d'arbres fruitiers, qui auraient été un objet délicieux pour une personne moins occupée de son infortune. Elle s'arrêta enfin, et s'assit sous des arbres arrosés d'un clair ruisseau dont le murmure l'invitait au repos. Elle fit tout ce qu'elle put pour se livrer aux douceurs du sommeil ; mais l'agitation de son âme ne le lui permettant pas, [*41*] elle se plaignit des maux que l'amour lui faisait sentir par une chanson qui exprimait les véritables sentiments de son cœur; en voici les paroles :

.
Sors de mon souvenir, chère et fatale image
Du jeune Héros qui m'engage ;
Amour, rends-moi son cœur, ou termine mon sort:
Pourquoi m'entretiens-tu d'un ingrat qui m'oublie ?
Hélas ! s'il m'a sauvé la vie,
Ne me donne-t-il pas la mort ?

Cette chanson, qu'elle répéta cinq ou six fois avec une voix si touchante que les échos semblaient en étudier les sons par le soin qu'ils prenaient de la répéter, attira un inconnu, que sa rêverie avait conduit dans un lieu si propre à l'entretenir. Isménie avait la tête tournée de l'autre côté quand il s'approcha d'elle. Il ne put comprendre comment une jeune bergère se plaignait de l'ingratitude d'un Héros. Sa première surprise fut suivie d'une émotion extraordinaire, dont il ne pouvait [*42*] deviner la cause ; mais les paroles qu'elle venait de chanter avaient tant de rapport à une aventure dont il était encore occupé qu'il s'avança vers cette aimable chanteuse. Le bruit qu'il fit en voulant pénétrer un buisson qui le séparait d'Isménie la fit cesser de chanter; elle ne douta point que ce ne fût son cher hôte qui venait lui faire le récit de ses malheurs ; elle se leva pour aller au devant de lui ; mais quel fut son étonnement quand elle vit paraître le héros de la chanson ! C'était Tancrède lui-même, dont la surprise ne fut pas moindre que la sienne.

« Ô Dieux! s'écria ce Prince amoureux, est-ce vous, mon adorable bergère ? par quel bonheur m'êtes-vous rendue après m'avoir fui avec tant de cruauté ! »

Il était déjà aux pieds de la timide Isménie quandil proférait ces dernières paroles.

« Arrêtez, lui dit-elle, avec une fierté plus convenable à une grande Princesse qu'à une simple bergère, ne venez pas troubler, dans un désert presque inconnu au reste des mortels, ceux qui vous fuient avec tant de justice. Mon cœur n'est pas moins [*43*] capable d'une noble résolution que celui de Tamire, que vous n'avez pu séduire ; ne me traitez pas en bergère, les apparences sont quelquefois trompeuses. Quelque grand Prince que vous puissiez être, vous n'avez point de droit sur un cœur comme le mien, et le sang qui coule dans les veines de cette infortunée que vous avez traitée avec tant de mépris n'est peut-être pas moins noble que celui que vous avez reçu de vos aïeux. »

Ces paroles furent prononcées avec une colère si majestueuse que Tancrède ne sut s'il devait se retirer par respect, ou demeurer par amour. Ce dernier l'emporta : il ne quitta point les genoux qu'il embrassait. « Cette posture de suppliant, dit-il à Isménie, convient à un homme qui demande à se justifier ; et, quand je n'aurais fait d'autre crime que de m'être attiré votre colère, je devrais mourir à vos pieds et l'expier par tout mon sang ; mais si vous m'en faites un de l'amour le plus pur qui fut jamais, j'avoue que je ne dois point obtenir de grâce, puisqu'il ne serait pas même en mon pouvoir de [*44*] m'en repentir. Oui je vous aime, je vous adore, Madame; car il ne m'est plus permis de vous croire fille de Tamire après ce que je viens d'entendre ; mais c'est peu de vous aimer, c'est peu de vous adorer ; tout le respect que j'ai conçu pour vous ne saurait me forcer à vous obéir, si vous êtes assez injuste pour me commander de porter ailleurs un cœur que je vous ai voué tout entier dès le premier moment que je vous ai vue. Si j'ai voulu donner des marques de ma libéralité à Tamire, je n'ai rien fait qui ne convienne à un Roi, et je me rendrais indigne de ce titre que les Dieux m'ont donné, si je ne le signalais par une vertu qui doit être inséparable de ceux qu'ils n'ont mis au-dessus des autres que pour les rendre heureux. Rendez-moi plus de justice, charmante Isménie, ne vous obstinez plus à fuir un Prince qui vous cherche avec tant d'empressement ; conduisez-moi vers Tamire, afin que je le guérisse de ses craintes et que je l'oblige par ma sincérité à ne me rien déguiser de votre sort. Cette noblesse de votre sang, dont vous venez de me [*45*] parler, serait assez prouvée pour moi, et je vous en croirais sur la foi de cette majesté qui accompagne toutes vos paroles ; mais il m'importe qu'elle soit connue aux yeux de mes sujets ; et je rends grâces au Ciel de m'avoir conduit en des lieux où je puis avoir des éclaircissements que je n'osais espérer.

– Levez-vous, lui dit alors Isménie : il ne convient pas à un Roi d'être aux pieds d'une bergère, quoique je n'en aie que le nom. »

Tancrède lui ayant obéi avec peine : « Il n'est plus à mon pouvoir, lui dit-elle, de vous faire parler à Tamire. Il n'était point mon père : mais je ne me serais jamais séparée de lui s'il ne m'y avait réduite par une violence où vous aviez beaucoup de part. »

Ensuite elle lui raconta tout ce qui s'était passé entre Tamire et elle, sans toutefois lui faire connaître que c'était principalement pour lui conserver son cœur qu'elle avait refusé la main de Tytire. Elle fit un mystère au Prince des principaux évènements de sa vie, n'ayant pas moyen de prouver ce qu'elle aurait avancé; et lorsqu'il lui demanda avec qui elle vivait dans ce désert [*46*] qui lui paraissait si agréable, quoi qu'il fût situé dans un lieu presque inconnu, elle lui dit qu'elle était auprès de son père, dont elle ne pouvait lui dire le nom sans son aveu. Tancrède ne la pressa pas davantage; et après lui avoir fait des protestations, auxquelles cette aimable fille ne répondit qu'avec beaucoup de retenue, il obéit au commandement qu'elle lui fit de se retirer ; mais ce ne fut qu'à condition qu'elle lui permettrait de la voir tous les jours.

À peine le Prince se fut retiré, que l'obligeant Solitaire vint rejoindre Isménie. Comme le soleil était prêt à se coucher, il crut qu'il était temps de lui faire prendre quelque nourriture; et, après le repas, il la conduisit dans la grotte où elle s'était déjà reposée. Il la quitta, remettant au lendemain à lui raconter l'histoire de sa vie. Isménie n'avait pas trouvé à propos de lui dire la rencontre qu'elle avait faite de Tancrède : elle n'avait pas eu assez de liberté d'esprit pour prendre une résolution si soudaine. Elle se reprocha son silence, et se détermina à [*47*] ne lui rien cacher dès qu'elle le reverrait. Elle passa cette nuit dans une agitation infiniment plus douce que les précédentes ; l'espérance commença à s'introduire dans son cœur avec toutes ses douceurs; elle tira un heureux augure de ce que la fortune venait de faire en sa faveur ; et quoiqu'elle envisageât des obstacles beaucoup plus grands que ceux qu'elle venait de lui faire franchir, elle ne laissa pas de se flatter qu'après tant d'orages quelque heureux coup de vent la jetterait dans le port. Elle détourna ses pensées d'un avenir impénétrable pour s'attacher uniquement à son bonheur présent. Tancrède retrouvé, Tancrède fidèle et respectueux était pour elle un bien réel, dont rien ne pouvait l'empêcher de jouir ; elle se le représentait avec plaisir dans cette posture de suppliant où il lui avait demandé si tendrement un pardon qu'elle brûlait de lui accorder. La gloire d'avoir vu un Prince à ses pieds la flattait agréablement, et ce premier hommage semblait l'assurer de tous ceux que la fortune lui ferait rendre un jour.

ISMÉNIE AVOUE À GÉSIMOND QU'ELLE A REVU TANCRÈDE

[*48*] Laissons-la se livrer à ces douces idées et revoyons notre Solitaire, qui était un modèle accompli du malheur. Il avait trouvé la fortune si constante à le persécuter qu'il n'osait former la douce espérance de la voir un jour réconciliée avec lui. « Cruelle divinité, disait-il, n'as-tu plus de maux à me faire? es-tu réduite enfin à t'en tenir à ceux que tu m'as faits ? ou plutôt ne cherches-tu pas à les augmenter en me les rendant plus présents ? Je m'étais flatté que tu m'envoyais Isménie pour me consoler de la perte de Polixène ; mais je vois bien que cette espèce de dédommagement n'est que pour me rendre cette perte encore plus sensible. Tu craignais sans doute qu'un simple portrait ne me suffît pas pour me faire souvenir d'une Princesse qui ne s'est rendue malheureuse que pour avoir fait mon bonheur ; tu as voulu qu'une image vivante des charmes que tu m'as enlevés pour jamais te répondît de la durée de ta persécution : tu t'es trompée si tu m'as cru capable d'oublier ce que j'ai une fois aimé. L'inconstance est ton apanage ; [*49*] mais je te méprise trop pour régler mon cœur sur tes caprices. » Les blasphèmes qu'il proférait contre cette même fortune, qui commençait à lui devenir plus propice, auraient dû l'irriter contre lui ; mais elle est accoutumée à de pareilles offenses, qu'elle pardonne d'autant plus aisément qu'elle y donne lieu par une rigueur excessive.

Le soleil n'eut pas plutôt blanchi la cime du Caucase que notre Solitaire se leva. Il voulut laisser reposer Isménie et attendre qu'elle sortît de sa grotte ; mais il n'attendit pas longtemps ; le remords qu'elle avait d'avoir fait un mystère de ce qui lui était arrivé à un homme qu'elle devait regarder comme un père la fit sortir plutôt qu'elle n'aurait fait pour réparer son crime. « Je viens vous demander pardon, lui dit-elle en l'abordant avec un air embarrassé, d'une faute qui deviendrait inexcusable si elle durait plus longtemps. » Elle lui apprit alors la rencontre qu'elle avait faite du roi d'Arménie, et lui redit toute sa conversation avec ce Prince. « Je ne blâme pas votre silence, lui répondit [*50*] son sage et généreux hôte; j'y trouve au contraire une prudence qui n'est pas ordinaire aux personnes de votre âge. Je ne vous suis pas assez connu pour me confier le sort d'un Prince dont je puis être l'ennemi secret ; et cette même discrétion qui vous a portée à lui cacher mon nom exigeait de vous que vous ne m'apprissiez le dessein qu'il a de vous visiter dans cette solitude qu'après beaucoup de réflexions. Je vois cependant avec plaisir que vous m'estimez assez pour hasarder quelque chose sur la foi de ma vertu, et je vais payer la confiance que vous avez en moi par un récit fidèle de tous les malheurs que le sort m'a fait éprouver. Ils s'assirent tous deux sur un lit de gazon, et le Solitaire commença ainsi son histoire.

GÉSIMOND RACONTE SON ENFANCE À ISMÉNIE

[*51*] Quelque injuste que soit la fortune, elle ne laissa pas de garder une espèce d'équité dans le choix qu'elle fait de ses victimes, et dans la proportion qu'elle met entre ses rigueurs et la force de ceux qu'elle persécute. Vous en allez juger, ma fille, par le récit de mes disgrâces, qui sont infiniment au-dessus des vôtres.

Je suis Gésimond, fils naturel de Policrate, roi d'Albanie. Mon père aimait éperdument la Princesse Roselinde, à qui il avait destiné sa Couronne. Il n'avait différé de la placer sur le trône que parce qu'il était engagé dans une cruelle guerre contre Artaxe, roi d'Arménie, qui avait des prétentions sur [*52*] quelques villes du royaume d'Albanie. Comme les différends des Rois se vident plutôt par les armes que par un accord mutuel, ou par l'entremise de leurs allier, les vastes plaines de ces deux royaumes furent souvent inondées du sang de l'un et de l'autre peuple. La victoire fut longtemps en balance, mais elle se déclara enfin pour les Arméniens. Artaxe fit la loi à Policrate; et, quoique ce dernier eût donné sa foi à Roselinde, qui avait eu la faiblesse de tout permettre à la passion d'un Roi dont la promesse lui paroissait irrévocable, il fallut qu'il épousât Rosemonde, sœur d'Artaxe, pour s'assurer par cette alliance une Couronne qui chanceloit sur sa tête. Ce fut là l'origine de mes malheurs. Roselinde se plaignit de l'infidélité du Roi ; elle voulut s'éloigner de la Cour ; mais Policrate s'excusa si bien sur la nécessité où il était réduit d'accepter la loi que le vainqueur lui prescrivait qu'elle s'apaisa et continua d'avoir pour son amant les mêmes bontés qui avaient été si funestes à sa gloire.

 [*53*] Rosemonde fut amenée à la Cour d'Albanie avec une magnificence digne de sa naissance et du nouveau rang qu'elle devait remplir. Le mariage fut célébré aux acclamations de tous les Albanais, déjà fatigués d'une longue et malheureuse guerre. Policrate se contraignit autant qu'il lui fut possible dans ses premières amours, de peur d'attirer le ressentiment de Rosemonde sur une rivale à qui son cœur donnait la préférence : il ne vit plus Roselinde qu'en secret. Mais la grossesse de cette dernière n'ayant pu se cacher, il fallut que Rosemonde prît son parti et qu'elle se contentât de l'assurance qu'elle avait que les enfants de la rivale ne seraient que les sujets des siens. Elle se trouva grosse en même temps que Roselinde, et le hasard fit qu'elles accouchèrent toutes deux dans un même jour. Je naquis de Roselinde et Séleucus de Rosemonde ; ainfi ce Prince, par sa naissance, devenait héritier présomptif du sceptre de mon père.

Quoique nous fussions nés l'un pour commander et l'autre pour obéir, comme nous étions tous deux [*54*] également fils de Roi, Policrate ne voulut point mettre de différence dans notre éducation ; et je puis dire que si la fortune m'avait été marâtre dans la distribution de ses présents, dont tout l'avantage était du côté de mon frère, la nature m'avait été meilleure mère en me donnant plus de dispositions à profiter des leçons que nos maîtres communs nous donnaient. J'eus même le plaisir, dans un âge plus avancé, de voir que, si la foule des courtisans était plus grande autour de mon frère, les cœurs des peuples volaient au-devant de moi. Le Roi même, quoiqu'il aimât tendrement Séleucus, ne laissait pas de me montrer un cœur de père ; mais, ce qui m'a toujours surpris, c'est que ma mère, dont j'aurais dû attendre toute ma consolation, ne me donnait que des embrassements glacés, tandis qu'elle prodiguait ses caresses pour le fils de la rivale. Toute la Cour attribuait ce procédé à sa politique, et l'on ne doutait point qu'elle ne me dédommageât en particulier des tendres soins dont elle me privait en public. On [*55*] se trompait : elle ne me traitait pas mieux en secret qu'elle faisait ouvertement. La Reine même avait pitié de mon sort, et semblait me traiter en mère, tandis que ma propre mère me traitait en marâtre.

Mes premières années se passèrent dans un mélange de douceurs et d'amertumes. Mais, dès que j'eus atteint l'âge de quinze ans, je commençai à n'éprouver que des disgrâces. Séleucus, qui n'avait que trop de penchant à me haïr, sentait augmenter son aversion par les avantages que la nature m'avait donnés sur lui. Ceux que le rang auquel il était destiné approchaient le plus près de sa personne n'oublioient rien pour l'irriter contre moi ; ils ne perdaient point d'occasion de lui rendre mes moindres démarches suspectes; ils lui faisaient entendre que je mendiais le suffrage des peuples par les émissaires de ma mère, qui ne feignait de me haïr que pour arriver, par des chemins plus sûrs, au but que son ambition demesurée se proposait; qu'elle répandait à pleines mains les richesses dont l'amour du Roi l'avait comblée pour me [*56*] faire des amis ; et qu'enfin il avait tout à craindre de moi. J'apprenais toutes ces pratiques secrètes par des serviteurs fidèles qui se mêlaient dans la foule de ces indignes flatteurs et qui feignaient de se laisser entraîner au torrent, pour avoir plus d'occasions de me témoigner leur zèle. Mais tout ce qu'on me disait ne me faisait point changer de conduite et, comme je n'avais rien à me reprocher, je me mettais au-dessus de tout ce qui se tramait sourdement contre moi.

GÉSIMOND RACONTE À ISMÉNIE SES PREMIÈRES AMOURS POUR POLIXÈNE

Mais ces soupçons, qu'on faisait couler avec tant d'adresse dans le cœur de mon frère, n'eurent que trop de matière à se fortifier dans la suite. Éthéocle, l'un des plus considérables seigneurs de la Cour, et le plus vaillant homme de toute l'Albanie, avait une fille qui s'appelait Polixène. Je ne vous ferai point le portrait de cette incomparable personne : je vous ai déjà montré sa peinture et la parfaite ressemblance qui est entre elle et vous. J'avais dix-huit ans, et elle n'en avait que treize lorsqu'elle parut à la Cour pour la première fois. La voir et l'aimer fut une même chose pour moi. [*57*] Son père vit naître mon amour avec plaisir : comme il avait un vrai mérite, il n'avait pas suivi le parti de la fortune ; et, me croyant plus vertueux et plus digne de son estime que le Prince mon frère, il s'était attaché à moi, avec un petit nombre de gens qui n'étaient pas nés pour l'esclavage. Mais ce n'était pas assez pour moi de voir le père de Polixène dans mes intérêts ; je ne voulais pas tyranniser ses sentiments, et je n'aspirais à cette aimable fille qu'autant que je lui trouverais de disposition à souffrir mon amour et à y répondre. Ainsi je m'attachai uniquement à lui plaire, sans songer à me prévaloir auprès d'elle des bontés qu'Étheocle avait pour moi.

La fortune, qui ne flatte que pour mieux frapper, m'aplanit toutes les difficultés : je trouvai facilement le chemin du cœur de Polixène ; mais je payai cher ce bonheur dans les suites. Séleucus avait vu cette aimable fille avec indifférence. Comme les principales Dames de la Cour tenaient à honneur d'en être regardées favorablement, elles l'avaient [*58*] accoutumé à ne point faire d'avances et, Polixène n'étant pas d'humeur à suivre un exemple si honteux, il avait cru devoir lui rendre mépris pour mépris, en ne daignant pas s'apercevoir de ses charmes. Mais les esprits dangereux qui l'assiégeaient sans cesse lui ouvrirent les yeux, et réveillèrent ses soupçons. La réputation d'Éthéocle, le crédit que sa valeur et sa prudence consommée lui avaient acquis sur les cœurs des soldats, l'amitié qu'il avait pour moi, l'intelligence secrète qui était déjà entre Polixène et moi, tout cela joint ensemble lui fit craindre une alliance qui pouvait un jour lui devenir fatale. Il ne songea plus qu'aux moyens de parer ce coup, et il crut ne le pouvoir mieux faire qu'en se déclarant mon rival.

Ce fut dans un tournoi, dont Polixène devait donner le prix, que l'amour de Séleucus se déclara. Je ne vous décrirai point la magnificence de cette fête. Je me contenterai de vous dire que Séleucus l'avait emporté sur tous ses concurrents, dont la plupart lui avaient cédé la victoire par complaisance, lorsque je me mis [*59*] sur les rangs pour lui disputer un prix que j'aurais payé de tout mon sang, puisque c'était ce même portrait de Polixène que je conserve encore si chèrement, et qu'elle n'avait destiné que pour moi, ne doutant point que mon adresse, soutenue de mon amour, ne me fît sortir vainqueur d'un combat qui ne se faisait que pour elle. Elle ne s'était pas trompée : Seleucus ne trouva pas en moi la même déférence qu'il avait trouvée dans ces indignes rivaux. Je vous avouerai même que cette victoire ne me fut guère glorieuse par le peu d'effort dont j'eus besoin pour la remporter. Séleucus fut vaincu, au grand dépit de ses partisans ; mais, en revanche, le peuple qui était présent à ce pompeux spectacle fit retentir les airs de ses applaudissements, et porta mon nom jusqu'au ciel. Pour moi, plus fier du prix que j'allais recevoir des mains de Polixène que de toutes ces acclamations, je fus me jeter à ses pieds, et je reçus son portrait avec une joie qui éclata dans toutes mes actions, et qui pensa faire expirer mon rival de douleur et de rage.

[*60*] Depuis ce jour fatal, il ne garda plus de ménagement avec moi: sa haine éclata hautement. Il se plaignit au Roi de la préférence que le peuple me donnait en toute occasion. Il voulut m'en faire un crime, et n'oublia rien pour me perdre dans l'esprit de mon père. Policrate qui, comme je vous l'ai déjà fait remarquer, ne laissait pas de m'aimer, quoique ma mère n'eût pas pour moi les mêmes sentiments, rejeta les vains ombrages qu'il tâchoit de lui donner, et lui dit que, si ma vertu me faisait aimer du peuple, il ne devait pas m'en faire un crime, mais plutôt adoucir son humeur farouche et se défaire de ses manières hautaines pour me disputer les cœurs de ceux qui devaient être un jour ses sujets. Séleucus quitta le Roi fort mécontent de ses sages remontrances. Ce Prince équitable me fit appeler un moment après ; il me reçut avec une froideur qui me glaça, et m'ordonna d'avoir plus de déférence pour un frère qui devait un jour être mon Roi. Je lui répondis avec respect que je ne croyais pas m'être oublié auprès de [*61*] Séleucus; que je n'avais point d'autre part aux applaudissements du peuple que d'avoir le bonheur d'en être plus aimé que lui; qu'au reste je n'avais pas dû lui céder une victoire qui avait eu tant de témoins; et qu'ayant l'honneur d'être le fils d'un Roi tel que lui, je ne m'en rendrais jamais indigne par des actions d'esclave. Le Roi ne put désapprouver des sentiments si nobles et si justes; il me dit seulement qu'il fallait compatir à la faiblesse de mon frère, et ne me point prévaloir de quelques légers avantages de la nature contre un Prince qui avait des droits qui le mettaient si fort au-dessus de moi.

Je n'eus pas plutôt quitté le Roi que je courus chez Polixène. Je la trouvai si occupée du démêlé que j'avais eu avec Séleucus qu'elle ne s'aperçut pas que j'étais auprès d'elle. Comme la jalousie est inséparable de l'amour, je ne pus m'empêcher d'être troublé de sa rêverie :

« Que vois-je ? lui dis-je avec empressement ; que dois-je soupçonner de l'embarras où vous êtes ? La nouvelle conquête que vos yeux viennent de faire les ferme-t-elle [*62*] à l'amour du malheureux Gélimond ?

– Que vous êtes injuste ! me répondit-elle, et que votre reproche m'est injurieux ! Le cœur de Polixène vous est-il si peu connu que vous le croyiez capable d'un sentiment si indigne d'elle ? Je vous avouerai, continua-t-elle, que Séleucus a part à cette rêverie où vous venez de me surprendre ; mais vous y en avez infiniment davantage. Je considère votre frère comme un obstacle à notre bonheur, qu'il ne nous sera pas facile de surmonter. Ah ! Prince, poursuivit-elle avec transport, à quoi serais-je réduite s'il s'obstinait à vous traverser dans votre amour, et s'il employait l'autorité du Roi pour mettre mon père dans son parti ? Toute la tendresse que j'ai pour vous ne pourrait balancer mon devoir.

– Ô Dieux ! m'écriai-je, quel nouveau malheur me faites-vous envisager, et de quel funeste coup me menacez vous ? Quoi ! si Éthéocle vous commandait de ne me plus aimer, vous auriez la cruauté de m'ôter votre cœur?

– Quand je voudrais l'entreprendre, me répondit Polixene, je ne crois [*63*] pas qu'il me fût possible d'y réussir. Mais enfin, si mon père me défendait de vous voir, il faudrait me soumettre à cette loi, quelque dure qu'elle fût pour moi. Je sais que mon cœur en gémirait, mais il faudrait étouffer ses plaintes et sacrifier mon amour à mon devoir. »

Je ne pus entendre ces dernières paroles sans frémir. Je m'emportai contre Séleucus, et je jurai à Polixène que je ne la cèderais à un rival, de quelque rang qu'il fût, qu'en quittant la vie. Elle me dit tout ce que la tendresse lui put inspirer pour calmer la fureur qui m'agitait ; et, après nous être fait des protestations mutuelles de nous aimer toujours, nous nous séparâmes. Mais elle me fit promettre que je n'entreprendrais rien contre Séleucus, et que je tâcherais de m'assurer d'Éthéocle.

Je passai de l'appartement de Polixène dans celui de son père; il me reçut avec toutes les marques de tendresse et d'estime que je pouvais souhaiter. Je lui déclarai l'amour que j'avais pour sa fille, et lui appris l'obstacle que Séleucus voulait mettre au dessein que j'avais de l'épouser.

« Je ne crois pas, me [*64*] répondit Éthéocle, que ma fille se détermine en faveur d'aucun de vous deux sans mon aveu. Mais, si son cœur se règle sur le mien, je ne doute point qu'il ne penche de votre côté. Cependant nous ne saurions agir avec trop de circonspection dans une conjoncture si délicate ; vous avez besoin de vous conduire avec beaucoup de secret. L'éclat que le Prince vient de faire a déjà partagé tous les esprits : vous avez les peuples pour vous, mais presque toute la Cour s'est rangée de son parti. Je dis presque toute la Cour, car je ne crois pas que vous me confondiez dans la foule de ces lâches flatteurs qui préfèrent la fortune à la vertu. Je plaindrais ma fille si elle n'était destinée à régner que par l'hymen d'un Prince dont les inclinations me font déplorer par avance le sort des peuples qui doivent vivre sous ses lois. Je ne crois pas que le Roi consente jamais à ce mariage; les personnes du rang de Séleucus ne choisissent pas leurs épouses : ce sont les besoins de l'État, et non le penchant de leur cœur, qui règlent leur destinée. Mais, quand Policrate aurait assez de [*65*] condescendance pour souscrire au choix de l'héritier présomptif de sa Couronne, vous pouvez vous assurer que je ne forcerai jamais les inclinations de Polixène. »

Ces obligeantes paroles me comblèrent de tant de joie que je pensai me jeter à ses pieds pour le remercier des bontés qu'il avait pour moi. Je lui promis que j'agirais avec les précautions qu'il venait de me prescrire, et le quittai, après l'avoir assuré que je ne cesserais jamais d'aimer son adorable fille.

Je vis plus rarement Polixène. Il est vrai que la violence que je me faisais redoublait mon aversion pour Séleucus qui, de son côté, n'étant que trop persuadé que je l'emportais sur lui, me haïssait mortellement. Nous en serions venus à de fâcheuses extrémités l'un et l'autre si le Roi ne nous eût fait observer avec soin. Il crut qu'il pourrait suspendre notre inimitié en nous éloignant de l'objet qui l'avait fait naître.

L'occasion s'en présenta : Artaxe, ne voulant pas s'en tenir aux conditions de la paix qui avait été conclue par l'hymen de Rosemonde sa sœur avec [*66*] Policrate, fit renaître ses anciens droits sur une partie des provinces d'Albanie. On publia des manifestes de part et d'autre, qui furent suivis d'actes d'hostilités et, peu de temps après, d'une déclaration de guerre. Policrate fit de nouvelles levées, et les frontières d'Arménie furent bientôt couvertes d'une nombreuse armée, dont le commandement fut donné à Éthéocle. Le Roi nous ordonna, à Séleucus et à moi, d'aller faire notre apprentissage sous un si grand maître. J'obéis avec joie, malgré tout l'amour qui m'attachait à Polixène. Seleucus ne montra pas plus de répugnance que moi, et il eut la maligne joie de songer que cette absence qui, selon toutes les apparences, devait être longue pourrait apporter quelque changement dans le cœur de la charmante fille d'Éthéocle, ou du moins m'empêcherait d'y faire de nouveaux progrès. Nous partîmes enfin, entraînés par différents motifs. Pour moi, quoi qu'il me fût impossible d'oublier mon amour, je ne laissai pas de me livrer tout entier à la gloire. J'avais vu Polixène avant mon [*67*] départ : elle avait frémi des périls où j'allais m'exposer ; elle n'avait pu me cacher les larmes que nos derniers adieux lui avaient fait répandre. Elle m'avait conjuré de ménager une vie qui lui était plus chère que la sienne. Enfin j'aurais eu lieu de me croire le plus heureux des mortels, si on pouvait l'être en quittant ce qu'on aime.

GÉSIMOND RACONTE COMMENT EST MORT ÉTHÉOCLE

Je ne vous raconterai pas tout ce qui se passa dans cette campagne, qui dura plus de huit mois. J'eus le bonheur de m'y distinguer en plusieurs occasions : Éthéocle en rendit compte au Roi ; la renommée l'en instruisit d'une manière à me donner tout l'avantage sur Séleucus. Sa jalousie n'éclata pas moins dans cette nouvelle concurrence que dans la première. Je gagnai le cœur des soldats, comme j'avais gagné celui des peuples. Séleucus ne put souffrir ce nouveau genre de victoire sans fureur : les louanges qu'Éthéocle me donnait, dans les relations qu'il envoyait à la Cour, lui semblaient autant de larcins qu'il faisait à sa gloire. Il lui en témoigna son ressentiment par des plaintes emportées. [*68*] Éthéocle lui répondit avec modération qu'il ne pouvait manquer de sincérité sans être injuste ; qu'en instruisant le Roi de mes exploits, il ne faisait que confirmer ce que la renommée lui en avait déjà appris; qu'il ne blâmait point la noble émulation qu'il faisait paraître au bruit des exploits de son frère, mais qu'il fallait tâcher de l'imiter. Cette judicieuse remontrance acheva de porter le désespoir dans le cœur de ce Prince violent : il jura d'en prendre vengeance, et le fit de la manière la plus lâche que l'on puisse jamais imaginer.

Éthéocle était souvent obligé d'aller, accompagné de peu de gens, reconnaître quelques quartiers des ennemis. Séleucus, qui avait juré sa perte, saisit une de ces occasions pour lui dresser une embuscade, dans laquelle ce général donna lui troisième. Il se vit tout à coup environné de vingt personnes masquées, qui l'attaquèrent vivement avec sa faible escorte. Il eut toutefois la prudence de me dépêcher d'abord l'un des deux officiers qui l'accompagnaient. Je ne fus pas plutôt averti du danger [*69*] du père de Polixène que je volai à son secours, suivi de six de nos plus braves guerriers qui, par bonheur, se trouvèrent auprès de moi. Je trouvai qu'Éthéocle avait déjà perdu son second et que ses forces, affaiblies par une longue défense, étaient prêtes à l'abandonner. Dès que je l'aperçus, je l'animai par un cri qui porta l'épouvante dans le cœur de ses assassins, dont il avait diminué le nombre par des actions de valeur surprenantes. Le reste ne tint pas longtemps contre les vaillants hommes qui m'accompagnaient : ils ne firent presque point de résistance. J'en fis tomber deux des plus hardis à mes pieds, et la fuite déroba le reste à ma vengeance. Je ne m'attachai pas à poursuivre ces malheureux ; je m'approchai avec empressement d'Éthéocle, qui venait de tomber en faiblesse par la perte du sang qui coulait de six blessures qu'il avait reçues, dont deux se trouvèrent mortelles. Je le fis revenir de son évanouissement, et le fis porter par des soldats jusqu'à sa tente. Je ne puis vous exprimer quelle fut la consternation de toute l'armée quand elle [*70*] apprit cet exécrable assassinat ; il n'y eut presque personne qui n'en soupçonnât Séleucus. Ce soupçon n'était que trop bien fondé : un des ministres de sa fureur, ayant été trouvé en vie parmi ceux qui avaient péri dans cette horrible conspiration, en avait nommé le chef : c'était lui-même. Le bruit s'en répandit dans tout le camp, et j'eus peine à empêcher une sédition. Éthéocle ne fut pas des derniers à en être instruit et, concevant pour Séleucus toute l'horreur qu'un attentat si détestable pouvait lui inspirer, il ne songea plus qu'à employer les derniers moments de la vie à faire savoir à sa fille sa dernière volonté. Il me chargea d'une lettre pour elle et, en expirant dans mes bras, il me conjura de ne jamais l'abandonner, et de lui servir de père s'il lui était défendu de me choisir pour époux. Vous pouvez vous imaginer quelle fut ma douleur en voyant expirer Éthéocle; j'aurais vengé sa mort si je l'avais pu faire sans tremper mes mains dans mon propre sang. Le Roi, qui fut instruit du crime de Séleucus, en ressentit les traits les plus perçans; [*71*] il le rappela à la Cour et me laissa le commandement de l'armée. Dans une autre occasion j'aurais reçu cet honneur avec une joie proportionnée à la gloire de cette distinction ; mais l'état déplorable où je prévoyais que Polixène allait être réduite en apprenant la mort d'un père qu'elle aimait tendrement m'avait fait souhaiter que le Roi me rappelât moi-même au lieu de Séleucus; et je m'étais flatté de la triste douceur d'essuyer les larmes de cette aimable fille. Il fallut obéir à des ordres qui m'étaient sacrés, et où ma gloire même était interessée. Je me contentai donc d'envoyer à Polixène la lettre de son père, que j'accompagnai d'une des miennes. Voici à peu près ce que contenaient ces deux lettres :

 [*72*] Lettre d'Éthéocle mourant à Polixène. – Le peu de temps que j'ai encore à vivre, ma chère fille, ne me permet pas de vous apprendre les tristes circonstances de ma mort. La renommée ne vous en instruira que trop. Il n'a pas tenu au prince Gésimond que je n'aie échappé à la rage de mes assassins. Son secours m'aurait rendu à vous s'il avait pu être plus prompt. Mais les Dieux ne vous ont ôté qu'à demi un père qui vous aime, en vous laissant un amant qui vous adore. Je prétends que vous me retrouviez en lui et que vous receviez sa main, s'il persiste à vous l'offrir. Adieu, ma chère Polixène. J'emporte en mourant le regret de ne pouvoir vous embrasser ; mais cette douleur est modérée par la certitude où je suis que vous exécuterez la dernière volonté de votre père. Éthéocle.

[*73*] Lettre de Gésimond à Polixène. – Votre père vient d'expirer entre mes bras. Je juge de votre douleur par la mienne : notre perte est égale, et j'ai besoin de consolation moi-même, dans le moment que je cherche des expressions pour adoucir votre malheur. Le choix dont le Roi mon père vient de m'honorer me met dans l'impuissance d'aller mêler mes larmes aux vôtres. Mon indigne rival jouira d'une vue qui m'est refusée. Mais je n'oublierai rien pour terminer promptement cette funeste guerre qui vient de nous coûter un sang qui ne peut être payé par tout celui de nos ennemis. Je vais me hâter d'en offrir le reste à ses illustres mânes. Je sais qu'ils demanderaient un autre sacrifice, et je vous le promettrais si je pouvais vous l'offrir sans outrager la nature. [*74*] De grâce, généreuse et équitable Polixène, ne confondez pas l'innocence avec le crime; je désavouerais ce sang que je partage avec le cruel Séleucus si je n'étais dans une obligation indispensable d'en respecter la source dans mon père. Imitez le vôtre : vous verrez quels sont ses sentiments pour moi dans ses dernières volontés. Je n'en abuserai jamais, et les glorieux titres qu'il me donne ne serviront qu'à m'animer de plus en plus à les mériter par une profonde soumission à vos ordres. Gésimond.

J'envoyai ces deux lettres à Polixène par un esclave dont la fidélité m'était connue et qui, à son retour, redoubla ma douleur par le récit qu'il me fit de la sienne. Il est vrai qu'en la redoublant il y apporta du soulagement par la réponse de cette inconsolable fille.

 [*75*] Réponse de Polixène à Gésimond. – Que vous êtes injuste de craindre que je ne confonde Gésimond avec Séleucus ! J'ai toujours séparé vos vertus de ses crimes. Il a déjà eu l'audace de se présenter à mes yeux, tout couvert qu'il est du sang de mon père. Hâtez-vous de me délivrer de ses importunités, ou du moins de balancer l'horreur que sa présence m'inspire par le plaisir que me causera votre retour. Après la perte que j'ai faite, c'est à vos seules mains qu'il est réservé d'essuyer mes larmes. Achevez de vous couvrir d'autant de gloire que votre indigne frère s'est couvert de honte. Mais, s'il faut que vous vous livriez à trop de périls pour terminer plus promptement cette malheureuse guerre qui nous sépare, j'aime mieux qu'elle soit prolongée. Songez, cher Prince, qu'un [*76*] père mourant m'a laissée à vous ; que je perdrais tout en vous perdant; que mon sort tient de si près au vôtre que vous ne pouvez prodiguer le sang de Gésimond sans exposer les jours de la malheureuse Polixène.

Je baisai mille fois cette précieuse lettre, qui m'élevait au comble du bonheur. Je me flattai que le Roi ne s'opposerait point à l'accomplissement des dernières volontés d'un homme à qui il devait tout, et qu'il ne pouvait mieux réparer la perte que Polixène faisait d'un père si tendrement aimé qu'en lui donnant un époux qui avait de si véritables droits sur sa possession, d'autant plus que je n'osais penser que Séleucus eût l'audace de lui présenter une main fumante du sang de son père.

GÉSIMOND RACONTE COMMENT SÉLEUCUS L'ACCUSA D'AVOIR TUÉ ÉTHÉOCLE

Animé par de si douces espérances, je ne songeai plus qu'à finir une guerre qui pouvait seule différer mon bonheur. Je n'eus pas beaucoup de peine à engager les Arméniens à donner une bataille. La mort d'Éthéocle leur parut une conjoncture favorable dont ils devaient profiter. Ma jeunesse semblait leur répondre [*77*] de mon peu d'expérience, et ils crurent qu'il leur serait aisé de vaincre des troupes affaiblies par la perte récente de leur chef. Cette présomption leur coûta cher : j'étais aimé des soldats, ils avaient de la confiance en moi ; je leur représentai en peu de mots la gloire de leurs exploits passés, la réputation de leur premier chef, qu'ils devaient soutenir. J'ajoutai qu'ils ne pouvaient mieux le payer de tant de lauriers dont il les avait couronnés qu'en le faisant triompher, même après sa mort. Ces paroles, prononcées avec beaucoup de véhémence, firent tout l'effet que j'en attendais : je vis briller une noble ardeur dans les yeux des soldats; ils me conjurèrent d'une commune voix de les mener à l'ennemi, dont la contenance fière les animait encore plus à mesure qu'il semblait les mépriser. On en vint aux mains, la victoire balança quelque temps entre les deux partis ; mais enfin elle se déclara pour nous si entière que peu des Arméniens échappèrent à la fureur des Albanais. Artaxe, se voyant réduit par une défaite si générale à jeter ce qui lui restait de troupes [*78*] dans ses places, ne jugea pas à propos de tenter une seconde fois le sort des armes. Il demanda la paix, et l'obtint aux conditions qu'il plut au vainqueur de lui prescrire.

La paix ayant été publiée, je revins à la Cour. Je fus reçu du Roi mon père avec toutes les démonstrations d'une véritable tendresse. Le peuple s'empressait pour me voir et portait mon nom jusqu'au ciel. Séleucus continuait toujours à faire paraître sa jalousie ; mais ses flatteurs lui conseillèrent de dissimuler pour mieux assurer sa vengeance.

Je n'eus pas plutôt quitté le Roi quc je volai chez Polixène. Cette aimable fille s'avança vers moi, les yeux baignés de larmes. Ma présence lui renouvela le triste souvenir de la mort de son père. Une partie de notre conversation se passa dans un silence éloquent, qui marquait le trouble de nos âmes; nos larmes coulèrent en abondance ; nous nous jurâmes d'unir à jamais nos regrets pour une perte qui nous était commune, et de mettre toute notre consolation dans une douleur si juste.

Polixène prit soin, pour ne pas m'affliger dans [*79*] cette première entrevue, de me cacher les persécutions de Séleucus, qui avait osé lui parler de son amour après avoir ôté la vie à son père. J'appris cette insolence par d'autres bouches que la sienne, et elle me le confirma avec une douleur qui redoubla mon horreur pour ce Prince barbare. Je ne pus m'empêcher de m'en plaindre au Roi, qui me demanda les particularités de la mort d'Éthéocle. Il ne fut que trop convaincu de la perfidie de Séleucus par tout ce que je lui dis. Il leva les yeux au ciel, et dit, en poussant un soupir, que les Dieux punissaient son crime. Je ne compris rien à ces paroles, et je ne sus de quel crime mon père s'accusait. Il ne me donna pas le temps d'y faire réflexion.

« Je suis coupable, me dit-il, d'avoir eu trop de bontés pour un fils qui a pris si peu de soin de les justifier. Mais enfin votre gloire et la mienne exigent de nous un profond silence sur l'horrible attentat qu'il a commis. Je ne l'ai point pressé de m'en faire l'aveu de peur de me voir forcé d'égaler le châtiment au crime. C'est à vous, Gésimond, à cacher à [*80*] votre tour l'opprobre de votre sang, Il ne nous sera pas difficile d'étouffer un bruit si injurieux : le soldat qui a chargé votre frère n'a pas survécu à son accusation. Essayons par nos bontés à le faire rentrer en lui-même ; songeons qu'il doit un jour monter sur le trône d'Albanie, et qu'il importe enfin que ses sujets le croient innocent. »

Ce que le Roi exigeait de moi me parut si sage que je ne pus le désapprouver; je lui promis non seulement de justifier un frère si criminel, mais de ne lui jamais reprocher son crime, à condition toutefois qu'il cesserait de persécuter Polixène, qui n'était que trop sûre qu'il était l'assassin de son père. Le Roi me promit tout, et en effet il défendit à Séleucus de voir la triste fille d'Éthéocle. Il reçut cet ordre avec une fureur qu'il eut peine à dissimuler ; mais ses flatteurs lui conseillèrent encore de laisser mûrir sa vengeance. Il ne tarda guère à la faire éclater de la manière la plus lâche qu'on puisse concevoir.

Il est dangereux de favoriser le crime, et même de le pallier. Le silence que je gardai sur celui de [*81*] Séleucus l'enhardit à le faire retomber sur moi. Il répandit des bruits qui me firent frémir d'horreur et d'indignation ; il fit publier par ses émissaires que le soldat qui l'avait accusé avait été suborné, que je lui avais promis des récompenses dont sa mort seule l'avait empêché de jouir, mais que, pressé par ses remords, il avait avoué en mourant que c'était moi qui avais fait assassiner Éthéocle pour avoir après lui le commandement de l'armée, ne doutant point que les soldats, éblouis de quelques exploits où la fortune avait eu plus de part que la valeur, ne me demandassent pour chef. Que devins-je à la première connaissance d'une si horrible calomnie? Quoique je connusse trop bien le cœur de Polixène pour la soupçonner d'y donner croyance, je crus que ce serait me déclarer coupable que de dissimuler un tel outrage. Je rencontrai Séleucus ; je l'abordai avec fureur : « Rends-moi, lui dis-je en mettant l'épée à la main, l'honneur que tu m'ôtes dans le temps que je ménage le tien. Il me répondit, en me poussant quelques coups avec si peu de précaution [*82*] qu'il ne tint qu'à moi de venger Éthéocle par le sang de son meurtrier. Mais la nature fut plus forte en moi que la colère : je me contentai de le désarmer et, voyant venir ses courtisans, je le quittai, et courus chez Polixène, à qui j'appris que j'avais puni l'insolence des discours de Séleucus.

« Qu'avez-vous fait, me dit-elle? quel orage venez-vous d'assembler sur votre tête ? et pourquoi forcez-vous le Roi à prendre parti entre le fils de Roselinde et celui de Rosemonde ? La vertu est toute entière de votre côté, mais les droits de la naissance font pencher la balance du côté de votre frère. Tout le monde n'a pas pour vous les yeux de Polixène et, quoique le Roi vous aime, vous devez craindre que les maximes d'État ne le portent à vous sacrifier à l'héritier de sa Couronne.

– Mais que vouliez-vous que je fisse, lui répondis-je, pour confondre une imposture si funeste à ma gloire et à mon amour? Vouliez-vous que par un lâche silence je vous donnasse lieu de me soupçonner?

–  Arrêtez, me dit-elle, avec un emportement qui ne lui était pas ordinaire ; c'est [*83*] m'outrager que de penser que j'aie pu douter un moment de votre innocence. Et sur quel fondement pourrais-je vous soupçonner d'un crime que je n'aurais pas même osé imputer à Séleucus, malgré le penchant que je lui connais pour les plus lâches actions, si l'un des ministres de sa fureur ne l'en avait pas chargé en mourant? Votre gloire ne court pas plus de risque dans l'esprit des peuples que dans mon cœur. Et sur quelle apparence croiront-ils qu'un Prince vertueux se soit porté à cet excès, de faire assassiner le père de son amante? Outre que Séleucus n'a pas une seule de vos vertus, il n'avait pas à mon père les obligations que vous lui aviez. Éthéocle prenait soin de publier vos exploits ; il s'était déclaré contre l'amour de votre frère, il favorisait le vôtre : tout cela n'était que trop puissant pour le déterminer à un crime, quand tous les autres lui étaient déjà si familiers, et vous avez dû mépriser des bruits qui se seraient détruits d'eux-mêmes. Ah ! cher Prince, continua-t-elle, qu'avez-vous fait encore une fois ? Je prévois des malheurs qui me glacent [*84*] d'effroi : tout va se déclarer pour Séleucus, il vous perdra, je n'aurai plus de protecteur contre les cruelles persécutions, et je serais la victime de ce barbare si j'étais capable de vous survivre. »

Polixène accompagna ces paroles d'un torrent de larmes qui, quoi qu'elles flattassent mon amour, ne laissèrent pas de m'affliger. Je lui demandai pardon d'en avoir r'ouvert la source par un éclat dont je n'avais pas été le maître. Je lui promis de ne la plus exposer à de pareilles alarmes, et lui fis espérer que le Roi excuserait un emportement que la gloire semblait exiger d'un Prince qui avait l'honneur d'être son fils.

GÉSIMOND RACONTE COMMENT SÉLEUCUS A FEINT DE SE RÉCONCILIER AVEC LUI

Ce que Polixène avait prévu ne fut que trop justifié par l'événement. Je fus arrêté en sortant de chez elle. Le Roi, mal informé, avait pris des résolutions contre moi, qui firent trembler mes amis; ils eurent beaucoup de peine à le faire résoudre à entendre ma justification ; et peut-être n'y aurait-il pas consenti s'il n'eût vu le peuple prêt à se soulever en ma faveur. Il ordonna qu'on me conduisît devant lui. Je le trouvai seul avec [*85*] Roselinde qui, oubliant qu'elle m'avait donné le jour, fut la première à me dire que mon attentat sur les jours d'un Prince qui devait être mon Roi ne méritait pas de grâce, et qu'elle ne demandait la mienne qu'à regret. Je fus si touché de cette dureté de ma mère que je dis au Roi, en me jetant à ses pieds, que je ne souhaitais plus que la mort après qu'une bouche si chère m'avait condamné. Le Roi, moins insensible que Roselinde, ne put retenir ses soupirs qu'une si juste plainte lui arracha ; mais craignant qu'une tendresse hors de saison ne m'autorisât à m'en prévaloir, il reprit toute sa sévérité et me commanda de me justifier, si je le pouvais.

« Je ne me reproche point d'autre crime, lui répondis-je, que d'avoir trop obéi à des ordres qui me seront toujours sacrez : vous m'avez commandé de favoriser le désaveu que Séleucus faisait de son attentat. J'avais prévu les suites de mon silence : ce Prince injuste s'en est prévalu et en a pris occasion de rejeter sur moi une honte que je voulais lui épargner. Ma gloire m'a réduit à la triste nécessité de venger cet outrage ; vous [*86*] voulez m'en punir : j'y souscris avec la même déférence que j'ai déja eue pour vos ordres souverains, et je les respecte assez pour n'en point murmurer. »

 Ces paroles, prononcées avec la fermeté que donne l'innocence, causèrent plus d'admiration au Roi qu'elles ne lui inspirèrent de colère. Il consentit à oublier mon offense, pourvu que je vouluse la réparer en demandant pardon à Séleucus.

« Ah ! Seigneur, lui dis-je, ne me forcez pas à vous désobeir pour la première fois; je ne suis pas capable de rien faire contre ma gloire, et je démentirais celle du sang que j'ai reçu de vous si je m'abaissais aux pieds d'un frère qui n'a point d'autre avantage sur moi que celui que le hasard lui a donné.

– C'en est trop, s'écria Roselinde, en se tournant vers le Roi ; j'abandonne cet orgueilleux à son mauvais destin, et je serais aussi coupable que lui si je persistais à vous demander sa grâce. »

À ces mots, elle sortit, en me jetant un regard d'indignation qui me fut plus sensible que tout le courroux du Roi. Il ordonna à mes gardes de me ramener dans ma prison, après [*87*] m'avoir dit de réfléchir sur ce qu'il venait de me prescrire.

Je fus un mois sans être visité que de peu de gens, ma disgrâce ayant écarté tous ces lâches amis qui ne s'attachent qu'à ceux que la fortune favorise. Le Roi me fit presser plusieurs fois de lui donner la satisfaction qu'il exigeait de moi ; mais ce fut vainement, et j'aurais éprouvé les derniers effets de la rigueur si le peuple et les soldats ne se fussent généralement soulevés en ma faveur. J'appris avec étonnement que Rosemonde même, prenant en cette occasion la place de Roselinde, fut plus ardente que tous mes amis à demander ma grâce, et que ce fut principalement à ses larmes que le Roi l'accorda. Je fus donc tiré de ma prison pour être présenté à mon père, quand je ne m'attendais plus à en sortir que pour être sacrifié à sa colère. Je trouvai le Roi avec Rosemonde. Ils me commandèrent tous deux d'embrasser Seleucus; ils ne me donnèrent pas le temps de répartir, et la chose était si bien concertée entre eux que le Prince parut, et fut le premier à s'avancer. [*88*] J'avoue que la présence de Rosemonde eut plus de pouvoir sur moi que celle du Roi. J'avais appris les bons offices qu'elle m'avait rendus : ma reconnaissance l'emporta sur ma juste aversion pour Séleucus. Je lui tendis les bras dès que je le vis approcher, et notre réconciliation tira des larmes de joie des yeux de nos spectateurs.

GÉSIMOND RACONTE COMMENT LE ROI TENTA DE FAIRE PRESSION SUR POLIXÈNE

Je connaissais trop Séleucus pour ne le pas soupçonner d'autant d'artifice que j'avais de sincérité. Notre amitié ne dura guère, et voici ce qui la rompit. Il me fit prier de lui céder Polixène; je répondis sans emportement que c'était à Polixène même à disposer de sa main, et que je souscrirais à son choix s'il tombait fur lui. Quoiqu'il n'y eût rien de favorable pour Séleucus dans cette réponse, il ne laissa pas de la faire valoir auprès du Roi comme un consentement tacite de ma part. Le Roi aurait bien voulu qu'il se fût guéri d'une passion qui avait allumé le flambeau de la discorde dans sa maison, mais, voyant le mal sans remède, il crut que Polixène ne refuserait pas une couronne, et que, se déterminant en [*89*] faveur de mon rival, elle m'ôterait tout prétexte de lui disputer sa possession. Il lui en parla lui-même ; mais il lui trouva une inflexibilité dont il ne crut pas pouvoir venir à bout. Elle lui dit qu'un sceptre offert ne lui ferait jamais oublier un père massacré; que rien ne pouvait balancer le devoir dans un cœur comme le sien, et qu'elle se donnerait plutôt la mort que de sacrifier son ressentiment à sa fortune. Le Roi eut beau lui dire que la mort d'Éthéocle n'était pas l'ouvrage du Prince, et qu'il suffisait qu'elle en pût douter pour être dispensée de certaines bienséances qui ne devaient pas tenir contre les offres de sa couronne. Toutes ces raisons ne purent ébranler sa fermeté. Policrate la quitta, très mal satisfait de sa réponse. Il voulut obliger Séleucus à porter ailleurs sa main ; mais, le voyant contraire à son dessein, il ne songea plus qu'à faire valoir son autorité contre Polixène.

Elle me fit chercher pour m'apprendre le malheur qui nous menaçait :

« On veut m'arracher à vous, me dit-elle toute éperdue aussitôt [*90*] qu'elle me vit paraître. On fait plus, ajouta-t-elle ; c'est peu de m'ôter l'objet de mon amour, on prétend me donner à celui de ma haine. Je ne crois pas pouvoir me garantir de ce premier malheur, me dit cette aimable fille ; mais il est en mon pouvoir de me délivrer du dernier, et la mort m'en affranchira. »

Je fus si frappé des plaintes de Polixène que je fus longtemps sans pouvoir lui répondre. Je me remis enfin de cette première surprise, et lui demandai de quoi je devais la venger, et sur qui devait tomber mon ressentiment. Elle me raconta ce que le Roi lui avait dit. Je sortis si troublé de chez elle que, si j'eusse rencontré mon rival, dans la fureur qui me guidait je l'aurais sacrifié aux mânes d'Éthéocle, et je me serais épargné des malheurs plus affreux que celui dans lequel un pareil attentat pouvait me précipiter. Je ne le rencontrai pas. J'allai me présenter à Policrate pour lui demander raison de la violence qu'on voulait faire à Polixène. Le Roi, que la résistance de cette malheureuse fille avait irrité contre moi, parce qu'il m'en croyait l'auteur, [*91*] me reçut d'une manière à me faire désespérer de le pouvoir fléchir. Je me contins autant qu'il me fut possible dans les bornes du respect que je lui devais comme fils et comme sujet ; mais, le voyant résolu à exécuter la menace qu'il avait faite à Polixène, je lui dis d'un ton ferme que je ne le souffrirais jamais ; qu'Éthéocle mourant m'avait commis ce cher dépôt ; qu'il lui avait ordonné de n'accepter point d'autre époux que moi; et que Séleucus devait se préparer à m'ôter la vie ou à la perdre par mes coups, s'il persistait dans un dessein si injuste. Le Roi ne put entendre cette menace sans indignation : « Retirez-vous, insolent, me dit-il, et ne paraissez devant moi que lorsque vous serez plus soumis aux volontés de votre Roi. Je vous laisse, continua-t-il, le temps de la réflexion, afin que votre insolence puisse faire place à votre repentir ; mais songez que si vous entreprenez quelque chose contre un Prince à qui vous devez du respect, je vous abandonnerai à toute la rigueur des lois. » À ces mots, il me chassa, sans vouloir plus rien entendre.

Je retournai [*92*] chez Polixène pour lui apprendre tout ce qui s'était passé entre le Roi et moi. Elle me conjura de ne rien attenter contre Séleucus, et d'attendre au moins les dernières extremités pour prendre un parti si violent. Je lui promis tout ce qu'elle exigeait de moi, et elle m'assura qu'elle ne serait jamais au meurtrier de son père. Je frémissais dès que je voyais mon rival. J'aurais souhaité qu'il m'eût attaqué lui-même, pour pouvoir me venger sans désobéir à Polixène ; mais, instruit des lois que le Roi m'avait imposées, il avait pris le parti de dissimuler, pour me mettre dans la nécessité d'être l'agresseur et me perdre par ma désobeissance aux ordres de mon père.

Il est temps de finir cette déplorable histoire, qui n'a déjà que trop fatigué votre attention. Le Roi voulut faire obéir Polixène : elle protesta qu'elle se donnerait plutôt la mort que d'épouser Séleucus. Tout ce que Policrate en put obtenir fut qu'elle ne verrait ni mon rival ni moi.

GÉSIMOND RACONTE COMMENT IL A ÉTÉ AMENÉ À SE RÉFUGIER DANS LA FORÊT

Les choses étaient dans cette situation lorsque le Roi d'Arménie, qui [*93*] avait eu le temps de se remettre de ses dernières pertes, fit de nouvelles demandes, qui pouvaient causer une rupture s'il eût persisté dans son dessein. Le Roi voulut prévenir une guerre dont les suites sont toujours à craindre, et crut qu'il ne pouvait mieux s'y prendre qu'en envoyant auprès de lui, revêtu du caractère d'ambassadeur, celui qui, les armes à la main, l'avait forcé de faire la paix. J'aurais refusé l'honneur qu'il me faisait si Polixène ne m'eût obligé de l'accepter. Mais je ne consentis à partir qu'après qu'elle m'eut engagé sa foi à la face des Dieux. Il ne me fut pas bien facile de vaincre sa résistance sur ce que j'exigeais de son amour. Un hymen clandestin alarmait sa gloire ; mais j'opposai à ses scrupules les ordres d'un père mourant; je lui représentai que rien n'était plus capable de la mettre à couvert des poursuites de Séleucus qu'un engagement qu'elle déclarerait quand il en serait temps. Enfin je lui fis entendre avec tant de résolution que je n'irais pas en Arménie si je ne partais avec le nom de son époux qu'elle se conforma à [*94*] mes volontés. Je passai les cinq ou six jours que le Roi m'avait accordés pour me préparer à cette ambassade, dans une félicité au-dessus de toutes les expressions. Assuré de mon bonheur, je partis enfin d'auprès de mon aimable Polixène. Jamais séparation ne fut plus triste que la nôtre : hélas ! nous semblions présager que nous ne nous reverrions plus.

J'arrivai à Artaxate avec une suite digne du Roi que je représentais. Celui d'Arménie me fit tous les honneurs qui étaient dus à mon rang et à quelque réputation que je m'étais acquise. L'accommodement dont j'étais chargé ne fut pas si facile que je l'avais cru : ce n'étaient tous les jours que nouvelles difficultés, sur lesquelles il fallait recevoir de nouvelles instructions. Et ce retardement était d'autant plus fâcheux pour moi que Polixène m'avait écrit qu'elle était grosse. Vous jugez bien que ma présence commençait à lui devenir nécessaire. Je n'oubliai rien pour hâter mon retour ; mais je ne pus terminer les différends qui étaient entre Artaxe et [*95*] Policrate qu'environ vers le temps de l'accouchement de ma chère Polixène.

Je partis enfin après avoir assuré la paix entre les deux royaumes. Artaxe me fit de magnifiques présents, et ordonna au jeune Tancrède, son fils, de m'accompagner jusques aux frontières d'Albanie. Ce Prince n'avait que quinze ans. Nous liâmes ensemble une amitié que nous nous jurâmes de rendre aussi longue que notre vie, et nous nous quittâmes avec un regret réciproque. Je continuai ma route avec beaucoup de diligence, et j'arrivai enfin à Talbis. J'aurais été descendre chez Polixène si j'en avais cru mon amour et un secret pressentiment, qui sans doute était une inspiration des Dieux. Mais, outre que je ne pouvais me dérober de ma suite, je craignais que le Roi ne s'en offensât. Je me présentai à lui, et j'en fus reçu avec toute la fatisfaction que j'en pouvais attendre. Il me retint si longtemps qu'il me fut impossible de satisfaire mon impatience : il fallut attendre au lendemain à voir mon aimable Polixène. Je ne vis pas plutôt paraître le jour [*96*] que je me fis habiller pour aller chez elle. J'étais prêt à sortir de ma chambre, quand j'y vis entrer Séleucus qui, m'ayant embrassé avec une dissimulation dont les âmes lâches comme la sienne sont seules capables, me dit, d'un ton de voix mal assuré, qu'il ne pouvait mieux me remercier des soins que j'avais pris pour affermir un trône où il devait un jour monter que par un présent qu'un de ses esclaves portait dans un bassin couvert d'un linge. Il fit approcher l'esclave et, ayant retiré le linge qui couvrait son funeste présent, posa à mes yeux un enfant qui ne faisait que de naître et qu'il avait cruellement fait égorger. L'horreur dont je fus saisi à cet effroyable spectacle me rendit muet.

« Je vous ai vengé, et je me suis vengé moi-même, me dit le barbare Séleucus : Polixène nous trahissait tous deux ; elle mit hier au monde cette fille que je vous présente.

– Monstre, m'écriai-je en mettant l'épée à la main, il est temps de te punir de tous tes crimes. »

En même temps je lui portai un coup qui le renversa à mes pieds. Je l'aurais achevé si l'esclave et [*97*] quelques-uns de ses domestiques ne fussent entrés. Ils le couvrirent de leurs corps ; et moi, le voyant dérobé à ma fureur, ou plutôt le croyant mort, je ne songeai plus qu'à me faire jour au travers des épées dont la pointe était tournée contre moi. Le bruit de cette sanglante tragédie était déjà venu jusqu'aux oreilles du Roi, à qui on avait dit que j'avais tué Séleucus. Il me fit chercher, mais en vain : je m'étais sauvé et, ayant traversé toutes les rues de Talbis sans que personne osât m'arrêter, je pris un cheval dès que je fus hors des portes de la ville; et, prenant des routes par où l'on ne devait naturellement pas me poursuivre, j'arrivai enfin au pied du Caucase, où je demeurai caché, si accablé de douleur que je me serais cent fois donné la mort si je n'avais cru que Polixène aurait besoin de mon secours.

Je ne pus résister longtemps à l'impatience de la revoir : je me travestis, ou plutôt je quittai mes habits pour me couvrir de quelques peaux de bêtes sauvages que j'avais tuées pour me garantir de leur fureur. Je ne marchais que la nuit, [*98*] pour n'être rencontré de personne. Mais, quelque résolution que j'eusse faite de ne m'exposer pas à être reconnu, je ne pus m'empêcher d'aller au secours d'un malheureux que je trouvai dans une forêt, et dont les gémissements me guidèrent vers l'endroit d'où ils partaient. Je vis un homme percé de coups, et prêt à expirer. Mais quelle fut ma surprise lorsqu'en approchant de plus près je le reconnus pour un de mes esclaves ! Je me nommai  et lui demandai où étaient les cruels qui l'avaient mis dans cet état. Il ne put soutenir ma présence sans remords :

« Achevez, Seigneur, me dit-il, achevez de me donner une mort que je n'ai que trop méritée par la plus noire de toutes les perfidies. Les présents de votre frère ont corrompu ma fidélité : ce fut entre mes maiņs que Polixène fit remettre l'enfant dont elle venait d'accoucher. Je le livrai à son bourreau : Arsame se chargea du barbare soin de l'immoler. Je ne sais ce qui en est arrivé, mais le Roi, à qui on cacha le véritable motif de votre vengeance, fit courir après vous et jura [*99*] votre perte. Je remercie les Dieux de m'avoir en mourant donné occasion d'expier une partie de mon crime en vous apprenant le péril qui vous menace, si vous tombez en la puissance de vos ennemis. C'est par les ordres cruels de Séleucus que je suis dans l'état où vous me voyez. Il n'avait qu'Arsame et moi pour témoins de son crime; il s'est défait de moi, et je ne doute pas qu'Arsame n'éprouve un même sort. »

Il proféra ces dernières paroles avec peine, et rendit les derniers soupirs. Voyant que mon secours lui était inutile, je poursuivis ma route vers Talbis, où j'entrai à la faveur de mon déguisement. Je fus descendre chez un de mes plus affidés amis, qui ne me reconnut qu'au son de ma voix. Il me confirma les ordres rigoureux que le Roi avait donnés contre moi; il m'apprit que Polixène avait été enfermée dans une tour destinée à garder les criminels d'État, parce que Policrate la croyait complice de l'attentat que j'avais commis contre son fils, dont les blessures n'étaient pourtant pas dangereuses. Ce fut une consolation pour moi de [*100*] penser que la triste Polixène ignorait le destin de son enfant ; je ne voulus pas même l'apprendre à mon ami, de peur que son zèle ne révélât ce que je voulais cacher, persuadé que le Roi traiterait la vérité de supposition. Je lui fis même un secret du lieu que j'avais choisi pour ma retraite, lui promettant que je viendrais quelquefois chez lui, à la faveur de ce même déguisement, pour m'instruire de ce qui se passait à la Cour. Je lui défendis de donner de mes nouvelles à Polixène, de peur de quelque nouvelle trahison, et je le quittai dès que la nuit fut revenue. Je vais quelquefois chez cet ami, qui m'instruit de tout ce qui se passe à la Cour. Il m'a appris que la plupart des créatures de Séleucus l'abandonnent tous les jours, par l'horreur que sa cruauté inspire même aux plus méchants. Arlame n'a pas été le dernier à le quitter ; et, quoiqu'il ait été le bourreau de mon innocente fille, je ne puis lui refuser la justice de dire qu'il était de tous les partisans de Séleucus celui qui avait le moins de penchant au crime.

 [*101*] Gésimond acheva ainsi son histoire. Pendant le cours d'un si triste récit Isménie avait donné des larmes à ses malheurs. Après quelques réflexions sur l'injustice de la fortune, qui persécute la vertu dans le temps qu'elle favorise le crime, Gésimond dit à Isménie: « Cette inconstante Divinité a quelquefois des retours équitables ; je commence, ma fille, à reconnaître que son inimitié va finir par le présent qu'elle m'a fait en vous. L'amour de Tancrède, ajouta ce Prince, pourrait me devenir utile : il pourrait me donner un asile dans la Cour et me mettre en état de me venger de Séleucus. Mais il ne faut rien précipiter : donnons le temps à son amour de se fortifier et de s'accroître, avant que de lui révéler le sort d'un malheureux à qui il avait autrefois promis son amitié. »

Il la quitta, pour la laisser en liberté, en lui disant que, puisqu'elle avait dit à Tancrède qu'elle était auprès de son père, il fallait continuer un même langage sans lui rien dire de plus.

ISMÉNIE SOUPÇONNE À TORT TANCRÈDE D'INFIDÉLITÉ

Quoiqu'Isménie eût quelque répugnance à tromper un amant qui [*102*] lui paraissait si sincère, la parole était lâchée, et sa gloire même lui faisait une nécessité de cet innocent mensonge. En effet Tancrède aurait pu soupçonner sa vertu s'il avait su qu'elle eût quitté celui qui passait pour son père pour demeurer auprès d'un homme qui ne l'aurait pas été. Cette considération l'affermit dans son dernier dessein, et elle ne songea plus qu'à s'assurer du cœur de son Prince, en attendant que Gésimond trouvât à propos de se faire connaître à lui.

L'amoureux Tancrède ne laissa passer aucun jour sans la voir, au même endroit où il l'avait vue la première fois. Les charmes de sa conversation achevèrent ce que ses yeux avaient commencé; et Isménie, de son côté, découvrait tant de nouvelles perfections dans son amant qu'elle se livra toute entière au penchant de son cœur.

Mais la fortune, qui ne s'était pas encore tout à fait réconciliée avec elle, ne tarda guère à troubler la tranquillité dont elle commençait à jouir. Tancrède s'étant un jour arrêté auprès d'elle plus qu'il n'avait accoutumé, et voyant venir quelqu'un dont [*103*] l'obscurité ne lui permit pas de discerner les traits, se retira avec tant de précipitation qu'il ne s'aperçut pas qu'il avait laissé tomber des tablettes. Isménie fut prompte à les ramasser; elle les serra avec soin, et s'avança vers Gésimond, qui était en peine, voyant qu'elle se retirait plus tard qu'à l'ordinaire. Elle lui rendit grâces de ses alarmes, et lui demanda pardon de s'être un peu oubliée avec Tancrède, dont elle lui vanta la vertu. Gesimond ne fut point fâché que ce Prince s'attachât sincèrement à Isménie. Il lui conseilla de continuer à lui donner autant d'estime qu'elle lui avait inspiré d'amour, en attendant que la fortune leur fît naître l'occasion de se déclarer. Ils arrivèrent à la grotte, où Gésimond avait préparé le repas, après lequel ils se séparèrent.

Isménie ne fut pas plutôt seule qu'elle se hâta d'ouvrir les tablettes que Tancrède avait laissé tomber. La curiosité eut moins de part à cet empressement qu'un pressentiment secret dont elle avait été troublée en les ramassant. La première lettre qui lui tomba sous les yeux ne la confirma que trop dans [*104*] ses soupçons jaloux ; voici ce qu'elle contenait :

« Tout me flatte, Seigneur, d'un heureux succès dans mon ambassade : le Roi d'Albanie me paraît disposé à terminer pour toujours une guerre si souvent renouvelée. La Princese sa fille, qui doit être le nœud de la paix, a reçu votre portrait avec beaucoup de satisfaction, et n'a pas cru pouvoir mieux la faire paraître qu'en vous envoyant le sien. Je ne doute pas que la beauté de cette Princesse n'achève de vous confirmer dans le dessein que vous avez formé de l'épouser, et de donner la paix aux deux Royaumes par un hymen qui doit faire votre félicité et celle de vos sujets. Arbate, Ambassadeur d'Arménie. »

Que devint Isménie à la lecture de cette fatale lettre! Elle laissa tomber les tablettes avec un si grand trouble qu'elle ne s'aperçut pas d'une boîte de portrait qui s'en détacha par cette chute et qui roula à quelques pas du lit de jonc sur lequel [*105*] elle était assise. Tout ce que la jalousie peut faire sentir de plus douloureux à un cœur tendre s'unit en ce moment pour affliger le sien. Elle se représenta Tancrède comme le plus perfide de tous les hommes, puisqu'il lui jurait un amour éternel dans le temps qu'il se préparait  à en épouser une autre. À cette noire perfidie se joignait un mépris qu'elle ne pouvait digérer. Elle jugeait que ce Prince n'avait que des vues criminelles dans son amour,  qu'il la traitait en fille de Tamire,  qu'il la destinait à ses plaisirs tandis qu'il réservait les honneurs et le  nom de Reine à la Princesse d'Albanie. Ces funestes pensées l'occupèrent toute la nuit, qui lui parut  la plus longue qu'elle eût passée de  sa vie. L'agitation que cette triste  découverte lui causa ne lui permit  de fermer les yeux qu'à la pointe du jour, et ce ne fut qu'à son accablement qu'elle dut ce sommeil, ou  plutôt cette léthargie qui lui ôta  pour quelques heures la sensibilité  qu'elle avait pour son malheur  lui en ôtant la connaissance. Gésimond, qui s'était levé avant l'aurore [*106*] et qui avait été deux ou trois fois chez la charmante Isménie, croyant la trouver aussi diligente qu'à son ordinaire, fut fort surpris de sa paresse. La crainte qu'il ne lui fût arrivé quelque accident l'obligea à prêter l'oreille à l'entrée de son rustique appartement. Il l'entendit pousser des soupirs et des sanglots qui l'alarmèrent. Il lui demanda si elle se trouvait mal ; elle se leva aussitôt et fit connaître à Gésimond qu'il pouvait entrer. Il la trouva toute changée, et lui demanda d'où pouvait venir la cause de cette mortelle pâleur dont son visage était couvert. Isménie la prétexta d'une indisposition qui l'avait empêchée de dormir. Mais Gésimond se douta que Tancrède avait part à cette insomnnie, et fut confirmé dans ce soupçon en ramassant un portrait qui était à ses pieds. Comme Florinde, qui était l'original de cette copie, n'était pas encore née lorsqu'il fut obligé de s'exiler, il n'eut garde de la reconnaître. Mais Isménie, en jetant la vue sur ce portrait, s'écria avec transport :

« Elle n'est que trop belle : Tancrède me trahit et [*107*] mon malheur est confirmé.

– Quoi Tancrède vous abuse, s'écria à son tour Gésimond ? Eh bien, c'est à moi de vous venger, puisque je vous ai adoptée. L'amitié que je lui avais autrefois vouée ne balance pas un moment la tendresse que j'ai pour vous et je jure de laver dans son sang un outrage qui nous est commun.

– Ah ! Seigneur, lui dit la désolée Isménie en embrassant ses genoux, de grâce écoutez moins un transport qui me fait trembler pour les jours d'un infidèle que j'aime encore malgré la noirceur de sa trahison. Et que sais-je? peut-être n'est il pas si coupable qu'il le paraît; et, quand il le serait, ne peut-il pas se repentir? Mais que dis-je, reprit-elle, quand il se repentirait, aurais-je la lâcheté de lui pardonner? Qu'est devenu ce noble orgueil qui m'a toujours si bien répondu de ma naissance? Ne suis-je plus que la fille de Tamire ? Et l'adoption d'un Prince tel que Gélimond ne doit-elle pas suffire pour me faire prendre plus de soin de ma gloire? Seigneur, poursuivit-elle en s'adressant à Gélimond, Tancrède ne vous a [*108*] point fait d'injure ; il ne vous connaît pas pour mon père ; je suis la seule outragée et je vous réponds de mon cœur : laissez-moi voir Tancrède, je veux lui reprocher sa perfidie ; et, si je suis assez malheureuse pour l'en convaincre, il ne jouira pas de ma faiblesse, je lui rendrai mépris pour mépris : c'est toute la vengeance que je me propose, et je vous conjure, par ce tendre nom de fille dont vous avez daigné m'honorer, de n'en chercher point d'autre. Gésimond ne put assez admirer le courage de cette aimable fille; il consentit à ce que ses larmes lui demandaient, et lui laissa tout le soin de sa vengeance.

Tancrède ne fut pas moins exact que les autres jours à se trouver au rendez-vous. Isménie s'y rendit un peu plus tard : il avait fallu beaucoup de temps pour calmer l'agitation de son âme et pour se préparer à une vue qu'elle craignait alors autant qu'elle l'avait souhaitée avant ce jour fatal. Elle arriva enfin, et Tancrède lui allait reprocher sa paresse, lorsqu'il aperçut de l'altération sur son visage, quelque soin [*109*] qu'elle apportât à la lui cacher.

« Que vous est-il arrivé, lui dit-il avec précipitation, depuis que je vous ai quittée ? Qui peut causer cette sombre tristesse dont je suis alarmé ? N'osez-vous, ma chère Isménie, confier vos infortunes à un Roi qui vous adore? Arrêtez, Seigneur, lui répondit-elle avec une fierté qui l'étonna ; n'achevez pas un discours que votre cœur dément, et permettez que je prenne soin de votre gloire en vous imposant silence, puisque je vous épargne autant de parjures que vous allez proférer de paroles. » Tancrede fut si frappé des reproches d'Isménie qu'il n'eut pas la force d'y répondre. « Vous êtes interdit, poursuivit-elle? Le remords est le premier effet du crime, et votre silence est un aveu de votre trahison. Ah! cruel, pourquoi m'avez-vous trompée ? Et que vous avait fait la malheureuse Isménie, pour l'arracher à son indifférence sur la foi d'un amour que vous ne sentiez pas?

– O Ciel ! s'écria Tancrède, revenu de la première surprise, est-ce à moi que ce reproche s'adresse? Moi, vous avoir trahie! Moi vous [*110*] avoir trompée! Et sur quoi avez-vous pu fonder un soupçon si outrageant?

– Voilà les garants de mes soupçons et les témoins de votre crime, lui dit-elle en lui montrant la lettre d'Arbate et le portrait de la Princesse d'Albanie : démentez-les si vous pouvez.

– Que vous êtes injuste, lui répondit Tancrède, de m'avoir condamné sans m'entendre ! Je ne désavoue ni ce portrait ni cette lettre : ils sont à moi. Je ne sais par quel hasard ils sont tombés dans vos mains ; mais vous pouvez juger s'ils me sont bien chers, puisque je ne m'étais pas encore aperçu de les avoir perdus. Vous ne m'en croyez pas, et je vois que ce n'est point par des paroles, que vous traitez de parjures, mais par des effets que je dois me justifier. Eh bien apprenez, ma chère Isménie, que le crime prétendu que vous me reprochez a devancé l'amour que j'ai pour vous. Je ne vous nierai point que le portrait de Florinde n'ait d'abord fait quelque impression sur un cœur qui n'était pas encore rempli de votre image ; mais le premier moment de votre vue a détruit le [*111*] progrès qu'elle avait fait sur un cœur encore libre. J'ai essayé de presser un hymen qui me paraissait incompatible avec mes derniers engagements, et je viens de faire dire au Roi d'Albanie, par mon ambassadeur, que je me vois forcé, par des raisons indispensables, de renoncer à l'honneur de son alliance. Je ne veux pas vous faire valoir le sacrifice que je fais à vos charmes, mais je sais qu'il va m'attirer une cruelle guerre. Policrate me l'a déjà déclarée, et doit lui-même se mettre à la tête de trente mille hommes pour me demander raison d'un refus si outrageant. »

Isménie ne put apprendre sans transport ce que Tancrède venait de faire.

« Ah! Seigneur, lui dit-elle, que vos bontés me rendent coupable! Mais ne me pardonnerez-vous pas un crime dont un excès de tendresse est la seule cause ? J'aurais moins craint si j'avais moins aimé. Il n'est pas juste toutefois que vous refusiez la main d'une grande Princesse pour une inconnue à qui il n'est pas encore permis de vous instruire de son sort. Isménie ne vaut pas tout le sang qui va se répandre pour sa [*112*] querelle. Épousez la Princesse d'Albanie : ce sera un coup mortel pour moi, mais je le recevrai sans murmurer, par la gloire que j'aurai d'emporter votre cœur dans le tombeau.

– Ah! reprenez vos reproches, lui dit l'amoureux Tancrède : ils m'étaient moins sensibles que l'injuste conseil que vous me donnez. Que tous les voisins de Policrate s'unissent avec lui pour m'accabler, il n'est point d'ennemis que je ne brave, pourvu que je n'aie plus Isménie à combattre. Je vous ai donné mon cœur, je vous ai promis ma main; rien ne peut me détourner d'une entreprise où ma gloire et mon honneur sont également intéressés et, quelque sang qu'il en coûte, il faut satisfaire mon cœur.

– Eh bien, Seigneur, lui dit Isménie, puisque vous êtes résolu à soutenir la guerre qu'on vous déclare à mon sujet, permettez que mon père contribue à vos victoires : il a toujours été invincible ; j'obtiendrai de lui qu'il combatte pour vous. Je n'aurais qu'à vous le nommer pour vous faire avouer que je n'avance rien qu'il ne soit capable de soutenir, mais il ne m'est pas encore [*113*] permis de le nommer. Je me flatte pourtant qu'il m'en accordera la permission quand je lui aurai dit ce que votre amour vous fait entreprendre. »

Tancrède était encore si jeune et avait si peu d'expérience, quoiqu'il eût de la valeur, qu'il reçut avec plaisir la proposition qu'Isménie lui fit, et la pressa d'exécuter au plus tôt sa promesse.

Laissons-les jouir de leur bonheur, et voyons ce que la fortune fait en faveur de Gésimond.

GÉSIMOND RETROUVE POLIXÈNE QUI RETROUVE ISMÉNIE

Sa rêverie l'avait entraîné jusqu'au rivage de la mer; il y fut arrêté par un objet digne de son attention. Il découvrit, assez près de la rive, une barque qui flottait au gré des vents, et qui n'avait point d'autre pilote que le hasard. À mesure qu'elle s'approchait, il discerna une dame qu'on avait attachée contre le mât. Elle avait les yeux bandés et poussait des gémissements pour implorer l'assistance des Dieux. Il s'avança sur la pointe d'un écueil où la barque allait se briser ; et, l'ayant détournée avec la massue dont il était toujours armé, il fit si bien qu'elle vint échouer sur un banc de sable. Et, sautant dans cette barque, il [*114*] dévoila et détacha cette malheureuse victime de la plus noire fureur qui fut jamais. Quoique le premier aspect de Gésimond ne fût capable que d'inspirer de l'effroi, la reconnaissance le rendit moins terrible aux yeux de celle dont il était le libérateur. Mais à peine eut-elle ouvert la bouche pour le remercier de son secours que le son de sa voix lui rappela un tendre souvenir, qui l'obligea à considérer cette triste suppliante avec plus d'attention. « Que vois-je, s'écria-t-il ? est-ce vous, ma chère Polixène ? » Ce nom, proféré avec tant de tendresse et d'une manière si peu attendue, obligea Polixène (car c'était elle-même) d'examiner son libérateur, qu'elle n'eût jamais reconnu pour son fidèle Gésimond s'il n'eût été le premier à la reconnaître. Elle ne répondit que par des embrassements. La confusion régna longtemps dans tous leurs discours, et l'on ne pouvait démêler que les noms de Gésimond et de Polixène, qu'ils répétaient à tous moments.

La nuit, qui allait les surprendre sur ce rivage assez éloigné du désert de Gelimond, [*115*] interrompit leurs larmes et leurs soupirs. Ils remirent à une autre fois le récit de leurs aventures, et prirent le chemin de la grotte, où Isménie était déjà arrivée depuis longtemps, non sans quelque inquiétude de n'y point trouver Gésimond, qui n'avait pas accoutumé d'y rentrer si tard. Elle fut fort surprise de le voir avec une Dame assez magnifiquement vêtue : elle ne douta point que ce ne fût quelque infortunée à qui il avait prêté son généreux secours. La grotte était assez éclairée pour que l'on pût discerner les objets. Polixène n'eut pas plutôt aperçu Isménie qu'elle la prit pour le cher gage de son amour, qu'elle avait autrefois fait remettre entre les mains de Gélimond à son retour d'Arménie, et à qui elle n'en avait osé demander des nouvelles, craignant d'apprendre celle de la mort.

« Fortune, s'écria-t-elle avec précipitation, que tu me payes avec usure de tout ce que tu m'as fait endurer, puisque tu me rends dans un seul jour tout ce que tu m'avais ôté de plus cher ! Ô ma chère fille, continua-t-elle en serrant Isménie entre ses bras, je n'osais [*116*] me flatter du bonheur de te revoir après une absence de quinze ans. »

Gélimond comprit bien par ce transport que les traits d'Isménie avaient produit sur Polixène le même effet que sur lui. Quoi qu'il y eût de la cruauté à la tirer d'une si douce erreur, il crut qu'il y en aurait encore plus à l'y laisser affermir, puisqu'il la faudrait désabuser tôt ou tard.

« Vous n'êtes pas si heureuse que vous le croyez, lui dit-il : la fortune n'accorde pas tant de biens à la fois. Votre fille n'est plus, et rien ne saurait vous la rendre. »

À ces paroles de Gésimond, Polixène se trouva partagée entre de différentes passions. Elle doutoit, elle espéroit, elle craignait, elle aimait, elle haïssait. Dans ce dur combat, elle repoussa Isménie et, se livrant à des soupçons qu'elle n'osait approfondir :

« Quoi, dit-elle à Gésimond, celle que je viens d'embrasser n'est pas ma fille? et je la trouve chez vous… c'est donc… Mais non, vous voulez sans doute m'éprouver; les transports que je sens ne sont pas pour une rivale : mon cœur me l'aurait annoncée aussitôt que mes yeux l'ont aperçue. [*117*] C'est ma fille, poursuivit-elle en lui tendant les bras. Craignez-vous qu'un excès de plaisir ne m'ôte une vie que j'ai pu conserver parmi tant d'amertumes? Voulez-vous ménager ma joie? Laissez-moi m'y livrer toute entière : je ne l'ai que trop achetée par tous les malheurs dont le sort m'a accablée depuis que je vous ai perdu. »

Gésimond ne savait s'il fallait la détromper une seconde fois ; mais, le mot étant lâché, il crut qu'il n'était plus temps de lui rien cacher ; et, par le récit qu'il lui fit de la barbarie de Séleucus, il lui causa autant de douleur qu'elle avait ressenti de joie à la première vue d'Isménie. Il lui apprit en même temps par quelle aventure cette fille avait trouvé un asile auprès de lui. Les soupçons jaloux firent place à des sentiments de compassion. Polixène promit à Isménie les mêmes bontés qu'elle éprouvait de Gésimond, et la pria de lui donner le nom de mère, puisque son cher époux lui donnait celui de fille. Isménie répondit à la tendresse de Polixène par des caresses conformes au secret penchant de son cœur. [*118*] Et, après que ces premières agitations, dont la cause lui était inconnue, furent un peu calmées, cette aimable fille rendit compte à Gésimond de la dernière conversation qu'elle avait eue avec le Roi d'Arménie. Il n'aurait point balancé à embrasser cette occasion que la fortune lui offrait de se venger de Seleucus, s'il eût pu le faire sans prendre les armes contre son père et son Roi. Polixène condamna ses scrupules et lui dit que, lorsqu'il aurait appris ce qui se passait à Talbis, il verrait que le devoir exigeait de lui qu'il affranchît Policrate de la tyrannie de Séleucus.

Gésimond la pria de remettre ce récit au lendemain, jugeant bien qu'elle avait besoin de réparer ses forces abattues tant par une longue abstinence que par une cruelle agitation. Aussitôt que les ombres de la nuit furent dissipées par le retour du soleil, nos trois illustres malheureux se rassemblèrent; et Gésimond ayant prié Polixène de lui apprendre tout ce qui lui était arrivé depuis le jour qu'il était parti pour l'ambassade d'Arménie, elle le satisfit en cette sorte.

POLIXÈNE RACONTE CE QU'ELLE A ENDURÉ APRÈS LA NAISSANCE DE SA FILLE

 [*119*] Quoique le Roi eût exigé de Séleucus qu'il ne me verrait point, non plus que vous, ce Prince emporté et téméraire crut qu'il y aurait de la faiblesse à obéir aux ordres de son père, et recommença ses visites peu de jours après votre départ. Je m'en plaignis au Roi, qui lui déclara si absolument qu'il voulait être obéi qu'il craignit de s'attirer son indignation par une rebellion ouverte. Il prit le parti de dissimuler, et cessa de m'importuner dans un temps où j'avais le plus de besoin de n'être pas éclairée. Ma grossesse commençant à se déclarer, la seule Cléone, pour qui mon cœur n'avait point de réserve, en était instruite après vous. Comme je ne voyais personne, je ne vous puis rien apprendre de ce qui se passa pour lors à la Cour : j'ignorais tout, et j'étais ignorée de tout le monde. Je vous avais instruit du temps où je croyais devoir accoucher : ce terme fatal arriva enfin. L'officieuse Cléone entrait seule dans mon appartement, et ce fut par son secours que je mis au monde une fille, dont la beauté semblait lui présager un sort bien différent de [*120*] celui qu'elle éprouva le même jour. Cléone m'annonça votre arrivée, et je crus que le Ciel vous envoyait exprès pour recevoir ce cher dépôt que je n'osais garder chez moi, de peur que notre secret ne vînt à la connaissance de quelque domestique, qui aurait pu nous trahir. Vous n'en aviez point en apparence de plus fidèle qu'Arcas, et je crus ma fille en sûreté dès que Cléone m'eut fait entendre que c'était entre ses mains qu'elle l'avait remise, pendant que vous étiez chez le Roi. Vous pouvez vous imaginer quelle fut ma surprise quand je vis passer tout le jour suivant sans avoir de vos nouvelles. Je vous estimais trop pour vous soupçonner d'avoir oublié une épouse que vous aviez si tendrement aimée; et, ne sachant à quoi attribuer cette négligence, j'ordonnai à Cléone de tâcher de s'en éclaircir. Elle apprit d'Arcas qu'à mon occasion vous vous étiez battu avec Séleucus, que vous l'aviez blessé et que, l'ayant cru mort, vous vous étiez dérobé à la vengeance du Roi par une prompte fuite. Arcas lui dit en même temps qu'il vous avait [*121*] remis le dépôt dont elle l'avait chargé, et que vous aviez donné vos ordres pour faire élever secrètement votre fille. Je reçus cette nouvelle disgrâce avec tous les sentiments que mon malheur pouvait m'inspirer ; mais Cléone soulagea ma douleur en me faisant espérer que vous m'instruiriez du séjour que vous aviez choisi pour asile. Cependant cette espérance fut vaine : le Roi, qui ne doutait point que je n'en fusse déjà informée, fit environner ma maison de gardes, en attendant que ma santé lui permît de me faire transporter à la tour qui sert de prison aux criminels d'État. J'y fus enfermée et, quelques jours après, Policrate m'y visita, moins pour me faire honneur que pour tâcher de m'arracher un secret que j'ignorais. Il ne me parla ni de mon accouchement ni de mon mariage, dont il n'aurait pas manqué de me faire un crime; et je compris, par son silence, qu'il n'en était pas instruit. Séleucus, qui avait intérêt qu'on crût qu'il l'ignorait après ce qui s'était passé, feignit de n'en rien savoir; et, pour mieux appuyer sa feinte, il continua à me parler de son amour toutes les fois [*122*] qu'il me visitait dans ma prison ; il m'offrit même de m'en tirer si je voulais recevoir sa main. Je crus qu'il était à propos de le laisser dans son ignorance, et que la vengeance que je devais à mon père était une cause assez légitime de mon refus, sans y ajouter mes engagements avec vous. Mon obstination à le haïr le mettait dans des fureurs dont j'aurais ressenti les plus cruels effets si le Roi, qui respectait en moi le sang d'un homme à qui il devait quelque chose, ne s'y fût opposé, comme je l'appris de quelques-uns de mes gardes que mes malheurs touchaient. Ils me révélaient tout ce qui pouvait venir à leur connaissance : ils m'apprirent que le Roi témoignait souvent le regret qu'il avait de vous avoir sacrifié à un frère qui le faisait repentir de ses bienfaits par son ingratitude et par son insolence. Ils m'apprenaient aussi les murmures du peuple, qui ne pouvait plus supporter l'orgueil de Séleucus et qui soupiroit sans cesse après votre retour, qui seul pouvait balancer une puissance dont il avait tout à craindre. Le Roi même ne se croyait pas en [*123*] sûreté : Séleucus n'aspirait pas à moins qu'à le détrôner. Dans une si juste crainte, le Roi vint un jour me trouver et, pénétré d'une douleur que je ne pus soupçonner d'artifice, il me jura qu'il aurait brisé mes fers après quelques jours de prison s'il avait cru le pouvoir faire sans exposer sa couronne; que l'ingrat Séleucus n'attendait qu'un prétexte pour faire éclater ses pernicieux desseins, et que le peuple ne prendrait point de parti dans une si importante occasion, parce qu'ils en étaient tous deux également haïs depuis votre disgrâce, qu'il leur imputait. Enfin il me conjura par tout ce que j'avais de plus cher, par Éthéocle et par vous-même, de vous appeler à son fecours. Je voyais tant de sincérité dans sa demande que je n'aurais pas hésité à le satisfaire s'il avait été à mon pouvoir : mais le cruel Séleucus y avait mis bon ordre; et, hors ces gardes que ma misère avait mis dans mes intérêts, rien n'arrivait jusqu'à moi qu'il n'eût examiné avec les précautions d'un tyran à qui tout est suspect. Le Roi sortit de ma prison mal [*124*] satisfait, quoiqu'il fût très content de moi.

Les choses furent assez tranquilles les premières années de votre exil. Mais Séleucus, que le peuple et le Roi même menaçaient sans cesse de votre retour, fit courir le bruit de votre mort, pour se mettre plus en état de faillir impunément. Il se trompa dans son espérance: dès que le peuple vous crut mort, il ne songea plus qu'à vous venger de votre assassin, persuadé que ce ne pouvait être que par les ordres de Séleucus que vous aviez péri. Ce barbare porta l'inhumanité jusqu'à m'annoncer lui-même cette triste nouvelle, pour avoir le plaisir de jouir de mon désespoir. Je vomis contre lui toutes les imprécations que ma juste douleur put me suggérer et, croyant n'avoir plus rien à ménager, je lui reprochai la mort de mon père et celle de mon époux. Ce titre que je vous donnai redoubla sa fureur, ou du moins il feignit d'en ressentir une vive atteinte. Il garda pourtant le silence sur l'exécrable attentat qu'il avait commis en égorgeant votre fille, et se contenta de me dire en termes équivoques qu'il [*125*] était plus vengé que je ne croyais. Comme je ne comprenais rien à ces paroles, je n'y fis aucune attention ; et ce n'est qu'au récit que vous me fîtes hier du meurtre de votre fille que j'en ai pénétré le véritable sens. D'ailleurs j'étais si occupée de la mort de mon cher Gésimond que je ne pouvais me prêter à aucune autre réflexion. Je menaçai Séleucus de la justice des Dieux, mais il n'en fit que rire et me quitta, pour me laisser ressentir plus à loisir le coup affreux dont il venait de me frapper. Mon désespoir fut si grand que je fus deux jours entiers sans vouloir prendre de nourriture; et je n'aurais pas quitté la funeste résolution que j'avais formée de vous suivre au tombeau si Cléone, qu'on avait toujours laissée auprès de moi, ne m'eût rappelée à la vie, en me rappelant le souvenir du cher gage de notre amour, dont j'ignorais la destinée. Je consentis donc à vivre pour ma fille, sans savoir à qui m'adresser pour en avoir des nouvelles. Mais enfin, croyant que le Roi serait instruit de son sort, je le fis prier de m'accorder quelques moments [*126*] d'entretien. Il eut la bonté de me visiter et, votre mort prétendue m'ayant mise en état de ne plus rien dissimuler, je lui avouai notre hymen, et le conjurai de me faire rendre ma fille. Le Roi parut fort étonné de ce que je lui apprenais; il fut attendri par ma douleur; il mêla les larmes que le souvenir d'un fils lui arrachait à celles que je donnais à un époux. Mais il ne put me satisfaire sur la demande que je lui faisais et se contenta de me promettre qu'il n'oublierait rien pour découvrir en quel lieu ma fille était élevée, et pour la remettre en mon pouvoir, s'il était assez heureux pour la trouver.

Séleucus laissa écouler quelque temps sans se montrer à mes yeux. Mais, quand il crut que ma douleur pouvait être un peu calmée, il revint dans ma prison, flatté de l'espérance de se prévaloir de votre mort. Il s'abusait : ma haine prenait tous les jours de nouvelles forces contre lui ; je ne le voyais plus que comme un ennemi fatal à tout ce que j'avais eu de plus cher ; et les imprécations dont je ne cessais de [*127*] l'accabler lui parurent si outrageantes qu'il changea en fureur tout l'amour qu'il avait pour moi. Vous en pouvez juger par l'état où vous m'avez trouvée dans cette barque, que le cruel m'avait destinée pour tombeau. Ce fut avant hier au soir qu'il exécuta son barbare dessein. Je le vis entrer dans ma chambre avec des yeux étincelants de rage, tenant un poignard à sa main, qu'il plongea dans le sein de la malheureuse Cléone. Je m'attendais à être sur le champ la seconde victime de sa fureur, mais il me destinait une mort d'autant plus cruelle qu'elle devait être plus lente; et il ne s'était défait de Cléone que pour ne laisser aucun témoin de son crime. En effet il me fit descendre par une échelle sur le rivage de la mer où la fenêtre de ma prison donnait et où une barque m'attendait. Les ministres de ses cruautés m'y firent entrer ; et, m'ayant attachée contre le mât après m'avoir bandé les yeux, ils me laissèrent aller à la merci des vagues. Je ne doute point qu'il n'ait pris soin de persuader au Roi que je me suis sauvée. Il a trouvé jusqu'aujourd'hui [*128*] le secret de faire des crimes impunément. Mais j'ose me flatter, mon cher Gésimond, que les Dieux n'ont réservé qu'à vous la vengeance de mon père et celle de votre fille. Ils vous offrent une trop belle occasion pour la négliger. Ne balancez donc pas à vous mettre à la tête des Arméniens, puisque Tancrède accepte la proposition qu'Isménie lui en a faite. La connaissance de votre sort ne servira qu'à le confirmer dans cette résolution, et votre valeur lui est assez connue pour l'y déterminer, quand vous ne passeriez pas auprès de lui pour le père de son amante.

AVEC L'AIDE DE TRANCRÈDE GÉSIMOND SE PRÉPARE À ATTAQUER SÉLEUCUS

Tout ce que Polixène venait de dire à Gésimond avait disposé son cœur à tirer une juste vengeance des crimes de Séleucus, et rien ne l'empêchait de se livrer à ses ressentiments que la fidélité qu'il devait à son père. Mais le danger où ce même père était de se voir détrôné par un fils ambitieux, à qui les crimes ne coûtaient rien et qui pouvait porter sa fureur jusqu'au parricide, acheva de vaincre ses scrupules, en opposant son devoir même à son [*129*] devoir. Ce n'était plus contre Policrate mais contre Séleucus qu'il s'agissait de prendre les armes ; il ne douta point que Tancrède n'usât bien de la victoire s'il la devait au secours de son bras ; et quand même il aurait dû craindre quelque chose d'un ancien ennemi des Albanais, le danger lui paraissait encore plus pressant du côté de Séleucus. Ainsi il se proposa plutôt d'affermir son père sur un trône déja chancelant que de l'en renverser. Il ne lui restait plus qu'un scrupule à surmonter, qui lui était commun avec Isménie. Il fallait qu'ils trompassent l'un son ancien ami, l'autre son amant. Leur générosité ne pouvait se résoudre à cet artifice ; mais Polixène leur fit entendre que cette délicatesse était hors de saison, que ce n'était pas trahir Tancrède que de lui faire une tromperie qui flattait le penchant de son cœur; que ce Prince n'en épouserait pas moins Isménie quand il douterait de sa naissance; qu'au reste il ne tenait qu'à eux qu'il ne fût jamais désabusé, puisque Séleucus avait trop d'intérêt que son crime fût toujours ignoré. Elle [*130*] appuya ces premières raisons de tant d'autres que Gésimond et Isménie s'y rendirent. Il fut donc résolu qu'Isménie passerait pour fille de Gésimond et de Polixène, qu'elle le déclarerait à Tancrède, et qu'elle porterait ce Prince à donner le commandement de son armée à Gésimond.

Ce projet ne tarda guère à s'exécuter. Tancrède se rendit auprès d'Isménie à l'heure et au lieu qu'ils avaient pris ensemble. Il lui demanda si son père avait consenti qu'elle le nommât, et fut ravi d'apprendre que c'était ce fameux Gésimond à qui il avait autrefois juré une constante amitié, et qui en était si digne par mille vertus qui le rendaient respectable même aux Arméniens, à qui sa valeur avait été si fatale. Isménie prit soin de prévenir tous les ombrages qu'il aurait pu concevoir sur le dessein qu'elle lui avait inspiré de le mettre à la tête de ses troupes, en lui représentant tout ce qui pouvait lui répondre de sa fidélité.

« Vous ne devez pas, lui dit-elle, considérer Gésimond comme fils de votre ennemi, mais comme un Prince proscrit par d'injustes lois, qui [*131*] cherche un asile auprès de vous contre un père injuste et contre un frère cruel.

– Je ne le considère plus, lui répondit Tancrède, que comme votre père ; ne différez donc point de me le montrer : je m'abandonne aveuglément à sa vertu, et je le crois trop généreux pour vouloir abuser de la confiance d'un Prince à qui il a autrefois voué une amitié inviolable. »

Isménie ne pouvait assez admirer la franchise de Tancrède; elle se reprochait en secret la tromperie qu'elle lui faisait, mais elle était allée trop avant pour reculer, et l'intérêt de son amour l'emporta dans ce moment sur ses remords. Elle quitta Tancrède pour aller annoncer à Gésimond qu'il était temps de paraître aux yeux de ce Prince, qui ne put voir Gésimond dans l'état déplorable où ses malheurs l'avaient réduit sans en être sensiblement touché. Ils s'embrassèrent tendrement, et s'assirent pour s'entretenir plus à loisir.

Gésimond raconta au Roi d'Arménie tous les mauvais traitemens qu'il avait reçus de son père, et surtout de son frère. Mais il supprima le meurtre de la fille et [*132*] se contenta de lui dire que, Séleucus ayant poussé sa constance à bout, il s'était battu contre lui, malgré les défenses réitérées du Roi; que l'ayant vu tomber à ses pieds et l'ayant cru mort, il avait eu recours à la fuite pour se dérober à la colère de Policrate. Il finit sa narration par une prière qu'il fit à Tancrède de ne rien exiger de lui qui pût flétrir sa gloire.

« Ce n'est pas contre mon père et mon Roi, lui dit-il, que je veux prendre les armes; je percerais mon cœur à vos yeux s'il avait conçu un dessein si indigne de ma vertu. Non, Seigneur, continua-t-il, ce n'est que du lâche Séleucus que je veux me venger. Ce n'est pas mon père sans doute, c'est mon cruel frère qui vous a déclaré la guerre. Il règne plus que Policrate : il est le tyran de son Roi. Tout ce qu'il y a de gens vertueux parmi les Albanais le regardent avec horreur, et je ne doute point qu'ils ne désapprouvent dans le fond de leurs cœurs une guerre aussi mal fondée que celle qu'il vous a déclarée pour se venger du refus que vous faites d'épouser la Princesse d'Albanie. Je le [*133*] reconnais à cette violence, et il n'y a que lui qui soit capable de vouloir contraindre les cœurs. »

Tancrède fut charmé des nobles sentiments de Gésimond, et surtout de la franchise avec laquelle ce Prince lui déclara qu'il ne prétendait pas porter les armes contre son père. « Ne craignez pas, lui dit-il, que je veuille exiger de vous ce que je condamnerais en moi-même. Ce n'est pas l'ambition qui me met les armes à la main : je ne les prends que pour me défendre. Et, quoique la violence qu'on me fait semble autoriser ma vengeance, je ne la porterai qu'aussi loin que vous voudrez. Allons donc, mon cher Gésimond, punir un frère barbare et un fils dénaturé; montrons à tout l'univers que c'est aux Rois à venger les Rois; mettons Policrate en état de ne régner que par lui-même et en liberté de se choisir un successeur. Les crimes de Séleucus l'excluent d'une succession que la naissance lui destinait, et vos vertus vous mettent en état d'y prétendre malgré le caprice des lois. »

Gésimond témoigna à Tancrède qu'il n'avait jamais aspiré à la [*134*] couronne d'Albanie, et qu'il se serait contenté d'être le premier sujet de son frère, s'il l'avait trouvé digne de lui commander ; mais qu'il ne pouvait, sans trahir les lois du sang, abandonner son père à la rigueur de son destin et à l'insolence d'un fils qui usurpait l'autorité suprême, et qui pourrait porter plus loin ses pernicieux desseins.

Après que ces deux Princes se furent communiqué les raisons qui leur faisaient prendre les armes et la fin qu'ils se proposaient, ils songèrent aux mesures qu'il leur fallait prendre pour y parvenir. Tancrède voulait que Gésimond se fît d'abord connaître à ses soldats, ne doutant point que la réputation de ce Prince, qu'ils n'avaient point oubliée, ne leur donnât une confiance qui les rendrait invincibles. Mais Gésimond lui fit entendre qu'il n'était pas encore temps qu'il se déclarât ; qu'il était même à propos qu'il conservât son habillement sauvage pour servir d'espion dans le camp des Albanais; qu'après qu'il en aurait reconnu la disposition, ils concerteraient ensemble tout ce qu'il y aurait à faire [*135*] pour vaincre sans qu'il en coûtât beaucoup de sang. Tancrède approuva le conseil de Gésimond et se reposa sur lui de toutes les découvertes qu'il allait tenter de faire, tandis que, de son côté, il donnerait les ordres nécessaires pour faire avancer ses troupes.

GÉSIMOND FAIT ÉCHOUER UN PROJET D'ATTENTAT CONTRE POLICRATE

Le dessein que Gésimond avait fait d'observer la situation des Albanais ne lui fut pas inutile, comme on le va voir.

Il marchait vers le camp de Policrate, dans une nuit des plus obscures, lorsqu'il entendit une voix qu'il crut reconnaître. Il s'approcha sans bruit de l'endroit d'où elle partait, et ne douta plus que ce ne fût Séleucus. C'était lui-même en effet, qui avait assemblé ses amis dans une caverne pour leur faire part d'un projet exécrable. « Nous ne devons plus, leur disait-il, différer ce que je vous propose: le Roi commence à se défier de moi, l'armée de Tancrède s'avance, et Policrate pourrait faire la paix avec lui et implorer son secours s'il venait à découvrir notre dessein. Hâtons-nous de le faire éclater. Tous les chefs de [*136*] l'armée sont dans nos intérêts : j'ai pris soin d'écarter ceux dont la fidélité m'était suspecte ; j'ai commencé par Arsame qui, tout comblé qu'il était de mes bienfaits, n'a pas laissé de se déclarer pour Gésimond. Sa fuite l'a mis à couvert de la juste vengeance que j'aurais tirée de son ingratitude. J'ai semé le bruit de la mort de mon frère pour ôter tout prétexte à ceux qui auraient voulu suivre l'exemple d'Arsame. Mais enfin ce Prince peut paraître lorsque nous y penserons le moins et, quoique mes droits sur la couronne d'Albanie soient incontestables, Policrate peut avoir la faiblesse de balancer entre ce frère et moi, et le peuple ne manquerait pas de se déclarer pour lui. Nous pouvons d'un seul coup prévenir mille malheurs qui nous menacent : vous avez autant d'intérêt que moi à ôter la vie à Policrate. Achevez, mes amis, de vaincre vos remords : le nom de Roi n'est pas plus sacré que celui de père. Et puisque, malgré le titre de fils, je veux bien vous montrer l'exemple en portant les premiers coups, celui de sujet ne doit pas vous [*137*] arrêter : il ne tient qu'à vous de me faire régner et d'assurer votre bonheur. Je n'oublierai jamais que je vous dois le trône : je vous rendrai possesseurs de tous les biens de ceux qui sont les plus ardents à défendre les intérêts de Gésimond; et les richesses que je vous ai prodiguées par le passé vous répondent de celles que je répandrai sur vous à l'avenir. »

Gesimond fut si saisi d'horreur et si transporté de colère en apprenant un projet si noir qu'il fut sur le point de se jeter sur le parricide Séleucus, pour prévenir et punir en même temps son détestable attentat. Mais sa prudence vint à son secours et calma cette première impétuosité. Il jugea qu'il ne lui serait pas aisé d'ôter la vie à Séleucus environné de ses amis, et que, par cet éclat inutile, il laisserait son père dans le pressant danger qui le menaçait. Il écouta le reste d'un entretien où il avait tant d'intérêt : il apprit le nom des conjurés, et que, la nuit suivante, Séleucus devait entrer dans la tente du Roi, suivi de ses plus affidés amis, et le poignarder au milieu de sa garde, qui était presque toute séduite.

[*138*] Séleucus s'étant retiré, Gésimond reprit le chemin de sa grotte. Il ne témoigna rien de ce qu'il avait entendu, ni à Isménie, ni à Polixène. Il songea toute la nuit aux moyens de parer le coup horrible qu'on méditait et, après bien des réflexions, il prit le parti d'aller trouver Policrate à titre d'homme inspiré, et de lui annoncer, de la part des Dieux, le péril qui le menaçait. Il ne douta point que son père ne le méconnût, puisque Polixène même s'y était trompée; il ne s'étudia qu'à déguiser le son de sa voix.

Dès que le jour parut, il quitta Polixène et Isménie, qui ne furent point surprises de le voir sortir si matin, étant accoutumées depuis quelque temps à ces courses secrètes. Il ne fut pas plutôt arrivé au camp des Albanais qu'il se fit introduire chez le Roi. Sa qualité de devin, qu'il avait prise, fit que son visage défiguré inspira plus de respect que de crainte. On l'annonça à Policrate, qui consentit qu'il se présentât devant lui. « Roi d'Albanie, lui dit Gésimond en l'abordant, ordonne à ces profanes mortels de s'éloigner : [*139*] les secrets des Dieux ne doivent se communiquer qu'aux Rois, qui sont leurs vivantes images. » Ces paroles prononcées avec une sainte autorité frappèrent Policrate et lui donnèrent de la vénération pour un homme qu'il croyait l'interprète des Dieux. Il ordonna que tout le monde sortît et, se tournant vers le prétendu prophète, il lui demanda ce qui l'amenait. « Le soin de ton salut, lui répondit Gésimond en baissant la voix : ton fils te doit ôter la vie avant la fin du jour ; change ta garde, et assure-toi des principaux conjurés, continua-t-il en les lui nommant. Je reviendrai demain pour achever mon ouvrage, et t'assurer des secours que je ne veux t'offrir qu'après que tu auras été persuadé que je ne viens pas ici à titre d'imposteur. Ne m'en demande pas davantage : le temps presse, profite de mes avis. » Policrate fut si frappé de ces paroles qu'il ne s'aperçut du départ de Gésimond que lorsqu'il était déjà bien loin. Il crut qu'il n'était pas à propos de le rappeler, et qu'il valait mieux cacher son trouble, de peur de donner quelque [*120*] ombrage aux conjurés. Il ne perdit point de temps : il appela auprès de lui ceux dont la fidélité lui était connue, il changea sa garde et, ayant fait arrêter quelques-uns de ceux que Gésimond venait de lui nommer, il leur arracha la vérité par la violence des tourments. Séleucus ne douta point qu'il ne fût trahi, mais il se flatta que les prisonniers ne l'auraient pas nommé. Policrate, voyant qu'il n'était pas encore temps d'éclater et qu'il fallait attendre le retour de son prophète pour savoir quels étaient les secours secrets qu'il lui avait promis, prit soin de faire entendre que les criminels avaient bravé les tourments, et que peut-être avaient-ils été faussement accusés. Cet artifice lui réussit : Séleucus remit à un autre temps l'exécution de sa noire perfidie ; il ne laissa pas pourtant de s'assurer des chefs de l'armée, pour s'en servir en cas de besoin.

Pour Gésimond, il avait senti tant de trouble à la vue d'un père qu'il aimait tendrement, malgré l'injustice qu'il lui avait faite en le sacrifiant à la haine de son frère, qu'il avait été obligé de se soustraire [*141*] promptement à ses yeux, de peur que ses larmes ne le trahissent. La crainte succéda à cette première émotion; il ne put envisager sans frémir le danger où il avait laissé l'auteur de ses jours exposé : il appréhendait que quelque révolution soudaine ne lui fît perdre le fruit de ses soins et que Séleucus n'exécutât ses funestes desseins avant l'arrivée des troupes de Tancrède. Dans une si triste incertitude, il attendit le jour avec impatience, pour retourner au camp des Albanais et mourir aux pieds de Policrate s'il ne pouvait le sauver. Il continua de faire un mystère de ce qu'il allait entreprendre à Polixène et à Isménie; et, dès que la première clarté du soleil lui permit de se remettre en chemin, il alla trouver le Roi son père.

« Les Dieux, lui dit Policrate, vous ont véritablement envoyé pour me garantir du plus grand péril que j'aie couru de ma vie. Il n'est que trop constant que mon indigne fils a conspiré pour m'arracher le jour et le trône; et, si je respire encore, ce n'est qu'à vos avis salutaires que je le dois. Mais vos premiers secours me [*142*] deviendront infructueux si vous ne hâtez les derniers dont vous m'avez flatté.

– Les Dieux, lui répondit Gésimond, ne font rien à demi, et c'est une erreur de croire qu'ils nous découvrent les abîmes où nous sommes prêts à tomber sans nous donner les moyens de nous en éloigner. Les secours que je vous ai promis de leur part ne vous manqueront pas. C'est beaucoup que d'avoir prévenu l'instant fatal et d'avoir reconnu le bras qui était levé sur vous, un peu de prudence achèvera le reste. »

Le Roi l'ayant instruit de tout ce qui s'était passé depuis qu'il lui avait appris l'attentat de Séleucus :

« Il est temps, lui dit Gésimond, que je vous fasse connaître votre libérateur. C'est Tancrède, ce même Tancrède à qui vous avez si injustement déclaré la guerre. J'ai pris soin de calmer sa colère ; le Ciel m'a secondé dans ce dessein : j'ai trouvé son cœur disposé à recevoir les impressions que je voulais lui donner. Ce Prince est généreux : votre péril a désarmé sa colère, et il s'est rappelé en votre faveur l'amitié qu'il avait [*143*] autrefois vouée à Gésimond. »

POLICRATE RETROUVE SON FILS GÉSIMOND

Le Roi ne put entendre prononcer ce nom sans pousser un profond soupir.

« D'où vient que vous soupirez à ce nom ? lui dit le faux devin. Gésimond vous a-t-il été si cher que vous ne puissiez vous en souvenir sans donner ces marques de tendresse? Qu'il serait heureux, continua-t-il, s'il pouvait jouir du tendre trouble où je vous vois!

– Hélas ! répondit Policrate, ce Prince n'a été que trop malheureux ; il ne lui a jamais été permis de savoir ce qui se passait dans le fond de mon cœur: il m'a toujours fallu contraindre ma tendresse, de peur de donner des ombrages à son frère ; le Ciel m'en a puni par sa mort.

– Et qui vous assure de sa mort ? interrompit Gelimond.

– Son absence, répondit le Roi. S'il vivait encore, il n'ignorerait pas que Séleucus m'opprime ; il volerait à mon secours. Mais non, reprit-il avec des marques d'un sensible regret, quand même ce cher fils ne serait pas mort, serais-je en droit de me plaindre du peu d'empressement qu'il aurait à me secourir? Je n'ai pas mérité qu'il s'expose à périr [*144*] pour me sauver. Je lui ai toujours été injuste et rigoureux, et il ne savait qu'une partie de mes injustices. Les Dieux, à qui rien n'est caché, m'en punissent maintenant, et je n'aurai pas à me plaindre si je me vois détrôné par Séleucus, puisque j'ai été le premier à priver Gésimond d'un sceptre que les droits du sang lui destinaient.

– Quoi, s'écria Gésimond, Séleucus n'est donc pas le présomptif héritier de la couronne d'Albanie?

– Séleucus, répondit Policrate, est le fils de Roselinde et Gésimond celui de Rosemonde. Ces deux Princesses accouchèrent le même jour, et l'amour dont je brûlais pour l'amante me fit oublier ce que je devais à l'épouse. Je voulais faire régner le fils de la première : je trompai tous les yeux par un échange dont j'étais le maître, je n'admis personne dans ma confidence et, quoique les vertus de Gésimond m'aient dans la suite fait repentir de l'injustice que je lui ai faite, je me suis vu forcé d'étouffer un vain regret pour un malheur auquel il n'était plus en mon pouvoir de remédier. »

 [*145*] Gésimond fut si surpris de ce qu'il apprenait qu'il demeura quelque temps sans répartir.

« Votre silence, continua Policrate, me fait trop entendre que je ne dois plus espérer les secours que les Dieux semblaient me promettre par votre bouche, et je n'ose me flatter qu'ils me pardonnent un crime que vous condamnez.

– Ce n'est pas à moi, répondit Gésimond, à vous reprocher un crime que votre repentir a déjà expié. Les Dieux ne font rien en vain : ils ne m'auraient pas envoyé à vous s'ils n'avaient dessein de vous sauver. Reprenez donc, Seigneur, l'espérance qui commence à vous abandonner : Gésimond n'est pas mort.

– Gésimond n'est pas mort ! s'écria le Roi. Ah! puisque les Dieux m'ont conservé ce cher fils, je ne doute plus de leur bonté. Achevez mon bonheur, et faites qu'il se montre à mes yeux.

– Le voici devant vous, lui dit Gésimond en se jetant à ses pieds. Est-il possible que votre cœur ne vous l'ait pas annoncé ? »

Le Roi fut si saisi à ces dernières paroles qu'il se courba lui-même sur Gésimond pour l'embrasser, et ne put proférer que [*146*] ces mots : « Est-ce vous, mon cher fils? »

Après les premiers transports que le sang excita dans leurs cœurs, Gésimond apprit à Policrate tout ce qui lui était arrivé, et comment il avait découvert le détestable dessein de Séleucus.

« Ne perdons point de temps, dit-il au Roi, et permettez que je m'arrache à ma tendresse pour me rendre à mon devoir. Séleucus pourrait nous prévenir ; l'armée de Tancrède n'est pas encore à portée de vous secourir ; mais j'espère qu'avant la fin du jour ses premières troupes viendront se joindre à moi. C'est à vous, Seigneur, à dissimuler encore quelque temps, et à flatter si bien Séleucus qu'il ne se doute point des intelligences que vous aurez avec le Roi d'Arménie. »

Policrate approuva le sage conseil de Gésimond, et l'ayant embrassé tendrement:

« Allez, mon fils, lui dit-il, achevez votre ouvrage, et ne différez pas à me mettre en état de réparer toutes mes injustices. »

Gésimond eut beaucoup de peine à cacher son trouble en sortant de la tente du Roi. Heureusement pour lui il ne fut aperçu ni de Séleucus, [*147*] ni d'aucun de ses partisans. Il ne fut pas plutôt auprès de Polixène et d'Isménie qu'il leur ouvrit son cœur sur tout ce qui lui était arrivé. Elles lui reprochèrent le silence qu'il avait gardé sur des choses où elles prenaient tant d'intérêt. Il leur répondit que le mystère qu'il leur en avait fait n'était que pour leur épargner la crainte que leur aurait causé le péril où il allait s'exposer.

AVEC L'AIDE DE TANCRÈDE, LES ENNEMIS DE POLICRATE SONT DÉFAITS

Cependant Tancrède n'oubliait rien pour assembler ses troupes. L'empressement qu'il avait de revoir Isménie redoubla sa diligence et Gésimond fut étonné de le voir de retour plus tôt qu'il n'avait osé l'espérer. Il avait pris les devants avec un corps de cavalerie, et annonça à Gésimond que le reste de son armée pourrait camper dans deux jours à la vue de celle des Albanais. Cette agréable nouvelle calma la frayeur de Gésimond. Il ne doutait point que Séleucus ne précipitât une conjuration qui pourrait être découverte, attendu les soupçons que Séleucus en avait déjà conçus. Il ne se trompait pas dans ses conjectures : ce Prince fit entendre au Roi [*148*] d'Albanie que, puisque les prisonniers avaient résisté à la violence des tourments, il fallait qu'ils eussent été faussement accusés; que c'était une injustice que de les tenir plus longtemps en prison; que les soldats commençaient à en murmurer et à demander hautement leur liberté et la punition de leurs accusateurs. Policrate eut beau lui représenter qu'il était dangereux de les mettre en liberté après les avoir accusés, et que leur vengeance était d'autant plus à craindre qu'elle paraîtrait légitime, Séleucus s'emporta, et lui fit connaître qn'il était capable de tout entreprendre s'il n'obtenait ce qu'il demandait. Le Roi aurait puni sur le champ cette audace ; mais il cacha son ressentiment et dissimula, suivant le conseil de Gésimond. Et, se doutant bien que Séleucus était tout prêt d'éclater, il dépêcha un courrier au Roi d'Arménie pour lui apprendre le besoin pressant où il était. Séleucus n'eut pas plutôt quitté le Roi qu'il assembla ses amis. Il leur représenta qu'il était temps de se déclarer ouvertement; qu'il était à craindre que les prisonniers n'eussent parlé ; [*149*] mais que, supposé que la violence des tourments ne leur eût pas arraché l'aveu de leur crime, ils pourraient tout confesser pour se venger du peu de soin qu'on prenait de les secourir. Les raisons de Séleucus parurent si bien fondées aux conjurés qu'ils convinrent tous que le moindre retardement pouvait les perdre. Ils quittèrent le Prince pour s'aller assurer de leurs amis. Séleucus, de son côté, se plaignit par tout le camp de l'injustice de Policrate et son parti, se fortifiant par cet artifice, il se vit en état d'aller forcer le Roi dans sa tente, et s'avança pour l'y assiéger. Quoique Policrate eût fait choix d'une garde fidèle et qu'elle fût assez nombreuse, il aurait sans doute succombé sans une nouvelle qui partagea toute son armée, et qui affaiblit considérablement le parti de Séleucus. Gésimond, ayant appris du Roi d'Arménie le péril où était Policrate, consentit que Tancrède, en lui donnant le commandement de son armée, le fit connaître pour ce même chef dont ils avaient autrefois éprouvé la valeur à leurs dépens. Ce bruit, qui [*150*] donna une entière confiance aux Arméniens, fut porté jusqu'à l'armée des Albanais. Tancrède prit soin d'y faire semer des manifestes par lesquels il déclarait que tous ceux des Albanais qui mettraient bas les armes n'avaient rien à craindre de lui, qu'il agissait de concert avec Policrate et que Gésimond venait délivrer ce Prince et tous ses bons sujets de la tyrannie de Séleucus. Les Albanais ne furent pas plutôt informés des desseins de Tancrède que tout le camp retentit du nom de Gésimond. Séleucus en fut frappé comme d'un coup de foudre. Il fit pourtant publier dans l'armée que ce bruit n'était qu'une imposture, que Tancrède se servait de cet artifice pour semer la division parmi eux, et que ce Gésimond qu'on faisait revivre n'était qu'un fantôme. Mais toutes ces précautions ne firent que très peu d'impression sur la plupart des chefs et des soldats. Néanmoins Séleucus ne laissa pas de se flatter d'avoir détruit un bruit qu'il n'attribuait véritablement qu'à l'artifice de ses ennemis. Il s'attacha plus vivement à son premier dessein, ne doutant [*151*] point qu'il ne se fît obéir de tous les Albanais dès qu'il se serait défait de son père. Ce Roi malheureux commençait à désespérer du secours qu'on lui avait promis; et, dans ce péril pressant, il s'était mis à la tête de sa garde et du peu d'officiers qui lui restaient pour périr du moins les armes à la main, lorsqu'il s'aperçut que l'ardeur des conjurés semblait se ralentir. Un grand bruit qu'il entendit autour de sa tente lui en fit deviner la cause : il comprit bien qu'on venait à son secours ; mais il ne savait si c'était à ses propres soldats ou à Gésimond qu'il devait son salut. Il ne fut pas longtemps dans ce doute : Gésimond, ayant pénétré dans le camp des Albanais sans trouver presque de résistance, était accouru à la tente du Roi, dès qu'il eut appris le danger où était ce Prince infortuné. Il se présenta à son père, et se mit entre lui et les plus ardents des conjurés. Séleucus ne le put voir sans frémir de rage. « Dieux cruels, s'écria-t-il, vous pouvez m'ôter le fruit de mon crime, mais vous ne sauriez m'empêcher de l'achever. J'ai deux victimes à immoler [*152*] à ma fureur : je vais commencer par la plus odieuse, et je jure que l'autre la suivra de près. » En même temps, il rassembla tous ses complices et se précipita avec eux sur Gésimond qui, étant plus attentif à défendre son père qu'à se défendre lui-même, serait tombé sous leurs coups si Tancrède ne fût venu à son secours, suivi d'un gros d'Arméniens, avec lesquels il s'était ouvert un chemin jusqu'au Roi d'Albanie. Ce combat ne fut plus douteux : tous les conjurés furent passés au fil de l'épée ; et Séleucus, craignant de tomber en la puissance de Gésimond, prévint cette honte par une mort volontaire. Le Roi d'Albanie ne put s'empêcher de le plaindre et Gésimond, n'écoutant que la générosité, mêla ses larmes aux siennes.

« Consolez-vous, dit Tancrède à Policrate, d'un fils que vous perdez par un autre que les Dieux vous rendent; ils sont équitables puisqu'ils punissent le crime et récompensent la vertu. Ne craignez rien, continua-t-il, pour votre trône : Tancrède est votre protecteur et non pas votre ennemi. [*153*]

– Seigneur, répondit Policrate, mon sceptre est à vous, et je ne l'accepte de votre main que pour le faire passer dans celle de Gésimond, à qui j'avais eu l'injustice de l'ôter. »

Aprés ces témoignages de générosité, les deux Rois s'embrassèrent et Gésimond alla faire mettre les armes bas à tous les Albanais qui s'opposaient encore aux Arméniens. Sa présence réunit tous les cœurs, et jamais violent orage ne fut suivi d'un calme si prompt.

GÉSIMOND APPREND QUE SA FILLE EST VIVANTE

Le tumulte étant apaisé, Gésimond se rendit auprès des deux Rois. Les chefs de l'une et l'autre armée accoururent en foule pour le voir et pour lui rendre les honneurs que sa haute réputation méritait. Il les embrassait tous avec une bonté qui gagnait tous les cœurs. Mais on le vit passer tout à coup de cet excès de bonté à un excès de colère à la vue d'un officier des troupes de Tancrède, qu'il reconnut malgré une longue absence. C'était ce même Arsame qui avait servi de ministre à la fureur de Séleucus, lorsque ce Prince barbare fit égorger sa fille. « Traître, lui dit-il, crois-tu que [*154*] j'ignore ton crime ? Tu payeras de ton sang celui que tu as répandu. » En même temps il s'avança sur lui l'épée à la main, et il l'aurait sacrifié à son premier transport si l'on ne l'eût dérobé à sa vengeance. « Pardonnez, dit-il aux deux Rois, si je manque au respect que je vous dois ; mais l'outrage que j'ai reçu de ce perfide est d'une nature à n'en point différer le châtiment; je vous en demande jurtice, et je vous crois trop équitables pour me la refuser. Tancrède et Policrate étaient également surpris et de l'accusation de Gésimond et du crime d'Arsame : ce dernier leur avait toujours paru vertueux. Il avait été autrefois dans les intérêts de Séleucus, mais, ne pouvant plus souffrir les crimes de ce Prince, il s'était joint aux amis de Gésimond qui demandaient son retour à Policrate et qui avaient pris les armes pour le délivrer lui-même de la tyrannie de Séleucus. N'ayant pu réussir dans un si juste dessein, il avait cherché dans la Cour d'Arménie un asile contre la fureur de ce cruel Prince. Les deux Rois lui ordonnèrent [*155*] de répondre à l'accusation de Gésimond. Il le fit en ces termes en s'adressant à ce Prince: « Je ne puis, Seigneur, désavouer mon premier crime : il est vrai que j'ai été dans les intérêts de votre frère ; mais les Dieux me sont témoins que je n'ai jamais flatté ses passions comme faisaient ceux dont il était sans cesse environné. J'avoue que je ne m'opposais pas à ses sentiments, mais c'était par la crainte de me rendre suspect et d'être obligé, en me laissant bannir de la Cour, de l'abandonner aux pernicieux conseils qu'on osait lui donner. J'agissais avec tant de prudence auprès de lui qu'il m'aima, tout vertueux qu'il me croyait, et qu'il se flatta que l'ambition l'emporterait sur mes scrupules, qu'il traitait de chimères. Comme il me connaissait incapable de trahir mes sentiments, il jugeait de ma fidélité par ma sincérité, et me donnait plus de part à la confiance qu'à aucun de ses partisans. Arcas lui remit entre les mains l'enfant que la malheureuse Polixène venait de mettre au monde. Je ne l'avais jamais vu si furieux et, prévoyant le sort de [*156*] l'innocente victime qui était en sa puissance, j'affectai d'entrer dans ses sentiments et de l'animer à la vengeance, pour avoir lieu de détourner les effets de sa fureur. Mon artifice eut un plein fuccès. Séleucus ne douta plus que l'ambition n'eût surmonté mes scrupules. Il tira alors son épée pour immoler sur le champ votre fille. Mais je retins son bras et lui représentai le péril où il s'exposait s'il était découvert par quelqu'un de vos domestiques. Je pris l'enfant, et je lui promis de l'égorger chez moi. Comme il avait encore un reste de défiance, il exigea de moi que je lui rapporterais la victime après l'avoir immolée. Je consentis à tout sans savoir comment je pourrais lui tenir parole. Les Dieux y pourvurent : j'appris, en arrivant chez moi, que la femme d'un de mes esclaves venait d'accoucher d'une fille morte. Je reconnus l'assistance du Ciel : je portai à Séleucus cette fille, que j'avais eu la précaution de faire meurtrir, et j'ordonnai qu'on prît soin de l'autre. Ce Prince barbare n'eut pas plutôt jeté les yeux sur cette enfant que je [*157*] lui présentais qu'il eut l'inhumanité de la mettre en pièces et de la faire porter chez vous.

– Que m'apprenez-vous ? s'écria Gésimond ; ma fille n'a donc pas été immolée? Mais achevez de m'apprendre son sort et de me dévoiler un mystère dont je commence à percer l'obscurité.

– Je fis porter votre fille, poursuivit Arsame, chez un pasteur dont la prudence m'était connue; il s'appellait Tamire. »

Au nom de Tamire, Tancrède et Gésimond firent éclater leur joie et apprirent en peu de mots à Policrate le reste d'une histoire dont il attendait le dénouement avec impatience. Arsame fut délivré par ce récit d'une cruelle incertitude. Il avait été chez Tamire depuis qu'il avait appris que Gésimond vivait encore ; mais, ce vieux pasteur ayant changé de hameau, comme nous l'avons déjà dit, il n'en avait pu rien apprendre, malgré toutes ses recherches. Gésimond, apprenant qu'Arsame, loin d'avoir contribué au meurtre de sa fille comme Arcas lui avait dit, l'avait sauvée lui-même, répara l'injustice qu'il lui avait faite par tout ce que la reconnaissance [*158*] lui put inspirer de plus obligeant: il fit succéder les caresses à la fureur et lui promit des récompenses dignes du service qu'il lui avait rendu. Arsame ajouta à ce qu'il venait de dire qu'il n'avait discontinué les visites qu'il rendait à Isménie que parce qu'il avait appris que Séleucus le faisait chercher pour le sacrifier à sa vengeance; que d'ailleurs le bruit de la mort de Gésimond, si généralement répandu, l'avait déterminé à laisser Isménie dans l'ignorance de son sort, ne pouvant lui faire connaître son père sans lui apprendre en même temps qu'il n'était plus et que sa mère était dans les fers. Policrate leur dit qu'il avait employé tous ses soins pour apprendre le sort de cette Princesse, à la prière de Polixène, mais que toutes ses perquisitions avaient été inutiles.

« Que je fuis heureux, interrompit le Roi d'Arménie, de pouvoir aspirer à l'honneur d'être uni à votre sang, malgré l'obstacle que la fortune semblait y apporter ! Achevez ma félicité, poursuivit-il en s'adressant à Gésimond ; confirmez le don que vous m'avez déjà fait de votre [*159*] adorable fille; qu'un si beau lien réunisse à jamais deux Royaumes que l'ambition a si longtemps divisés. J'ai déjà envoyé une partie de mes gardes à la grotte qui renferme ce précieux trésor et, demain, Isménie et Polixène arriveront en ce camp. »

Policrate et Gésimond remercièrent Tancrède de ce soin obligeant, et le reste de cette journée fut employé à achever de réunir tous les esprits. On fit porter le corps de Séleucus à Talbis, pour être inhumé sans pompe dans le tombeau des Rois d'Albanie; et l'on ne parla plus que de réjouissances dans les deux armées, qui n'en faisaient plus qu'une.

LE VICE AYANT ÉTÉ PUNI, LA VERTU EST ENFIN RÉCOMPENSÉE

Le lendemain Tancrède et Gésimond partirent pour aller au-devant des deux Princesses, qu'ils trouvèrent en chemin. Ils ne les eurent pas plutôt aperçues que l'amoureux Tancrède s'avança vers Isménie ; mais, ayant remarqué quelque altération sur son visage, il lui en demanda la cause avec précipitation. « Seigneur, lui dit-elle, le changement que vous voyez en moi est un effet de mes remords. Il est temps de vous apprendre mon crime. Je [*160*] vous ai trompé : je ne suis point fille de Gésimond; pardonnez-moi une tromperie dont les suites vous sont si glorieuses, et permettez que je me dérobe à votre vue, tant que j'ignorerai si je suis digne par ma naissance d'un cœur que mon amour avait mérité.

Gésimond n'était pas si loin de Tancrède qu'il ne put entendre ces dernières paroles. Ils admirèrent tous deux la générosité de cette Princesse. Gésimond embrassa tendrement une fille si digne de lui; il lui apprit son sort en peu de mots. La joie succéda aux remords et à la tristesse dans le cœur de cette jeune Princesse ; et ils s'avancèrent tous vers le camp où Policrate les attendait avec impatience. Il reçut Polixène et surtout Isménie avec beaucoup de tendresse. La joie fut généralement répandue à leur arrivée; les Rois d'Albanie et d'Arménie se jurèrent une amitié éternelle : l'hymen d'Isménie et de Tancrède en serra le nœud. Arsame fut également récompensé des deux Rois, et il n'y eut que Roselinde qui répandit des larmes dans cette grande journée. Il [*161*] est vrai que sa douleur ne fut pas bien violente: comme elle n'avait jamais su que Séleucus fût son fils, elle ne fut que médiocrement sensible à sa mort ; et d'ailleurs Gésimond, loin de se venger de sa dureté, la pria de le considérer toujours comme son fils, et lui donna plus de crédit dans la Cour d'Albanie qu'elle n'en avait jamais eu. Pour Rosemonde, elle avait eu tant d'horreur du crime de Séleucus qu'elle en avait appris le châtiment sans verser une larme; mais elle fut au comble de la joie quand le Roi lui apprit que, bien loin de perdre un fils en Séleucus, elle en recouvrait un en Gésimond, dont elle avait pleuré la perte, sans savoir l'intérêt qu'elle y devait prendre.

FIN


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