Charles Barbara
LES PROVERBES
paru dans L'Illustration journal universel, 24 janvier 1852, p. 62-63
paru dans dans le Bulletin de la Société des gens de lettres, 15 février 1852
Les proverbes ont fait leur temps. Nous ne souffrons pas volontiers qu'on nous cite des proverbes ; et nous rejetons bien loin jusqu'aux expressions proverbiales.
Il reste à faire leur oraison funèbre.
Nous renvoyons au Dictionnaire de l'Académie pour la définition du mot. « Les proverbes, dit un auteur, furent le code et la poésie des anciens peuples, et sont encore proclamés par les modernes la sagesse des nations. Cardan avait dit avant que « la sagesse et la prudence de chaque nation consistent en ses proverbes ». Pauvre sagesse, en vérité, qui n'a empêché ni même retardé la ruine d'aucun peuple ! Ne serait-il pas plus juste de dire que les proverbes, s'ils contiennent tous les mérites qu'on leur prête, constatent simplement la folie humaine? [1]
On ne saurait compter les gros livres qui ont été écrits sur les proverbes et tous les écrivains qui s'en sont occupés. Salomon a recueilli, non composé comme le prouve Grotius, les proverbes des Hébreux, Pilpaï ceux des Indiens, Aristote, Plutarque, Théognis ceux des Grecs. En Italie, Cornazzano ; en Hollande et en Allemagne, Gruter; en Angleterre et en Écosse, Howel, Ray, Fiedling, Kelly ; en Espagne, Nunes Pinciano ont fait un travail analogue. Érasme a passé vingt ans de sa vie à lire les auteurs latins pour en extraire les proverbes. Nous devons à Joseph Scaliger une version des proverbes arabes. Chez nous, Christine de Pise, Jean de la Véprie, Pierre Gringoire, dit Mère-sotte, Pierre Grognet, Charles de Bovelles, René Guillon et cent autres ont travaillé sur les proverbes. On en a fait des recueils, des dictionnaires; on les a commentés, expliqués ; on en a recherché les origines; des écrivains en ont bourré leurs livres, témoins Rabelais, Béroald de Verville, etc.; enfin on en a tant et si bien fait que, d'âge en âge, ils ont été dans toutes les mémoires. À quoi ont abouti cette érudition et cette patience, et qu'est-il resté de ces monceaux de volumes et de ces pyramides de proverbes ? La plupart sont oubliés ou méprisés. Un seul survit. Encore ne doit-il sa longévité qu'à l'égoïsme des joueurs de cartes qui se le rappellent parfois, dans la crainte d'être capots.
Le mot proverbe ne s'introduisit chez nous, avec sa forme latine, que dans le cours du XIIIe siècle; on disait auparavant respit ou reprouvier. Quand la langue française commença à se débarrasser du latin, du celtique et du teuton, les auteurs qui essayèrent de l'ébaucher eurent le bon esprit de faire usage des proverbes. Cette forme convenait singulièrement au caractère de simplesse et de naïveté qu'elle montra dans ses développements et qu'elle conserva jusqu'au règne de Henri IV. Les romans et les poésies de ces temps éloignés sont remplis de proverbes.
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Le proverbe affecte parfois la mesure, la rime ou l'allitération ; il se présente sous toutes les formes et revêt tour à tour la métaphore, l'allégorie, l'hyperbole, l'antithèse, l'équivoque, le jeu de mots.
– La rime ou l'allitération :
Qui terre a, guerre a.
Qui tard veut, ne veut.
Ami de table, ami variable.
Secret de deux, secret de Dieu ; secret de trois, secret de tous.
Chat eschaudé doit chaleur doubter.
– La métaphore : nous empruntons notre spécimen à une traduction des Oiseaux, comédie d'Aristophane. [2]
On ne respire plus que les mœurs des oiseaux.
Sur ces modèles nouveaux
Se règlent geste et parole.
On déniche de grand matin ;
On plume, autant qu'on peut, son plus proche voisin;
On va graisser la patte à quelque commissaire.
On fait le pied de grue, au lieu de s'ennuyer;
On tire l'aile pour payer,
Et l'on fait le plongeon lorsqu'il est nécessaire.
– L'allégorie:
Qui craint les feuilles n'aille pas au bois.
– L'hyperbole :
Il se noierait dans son crachat.
Riche comme un Crésus.
– L'équivoque :
Les jours de jeûne, il est fête au palais.
Il vit de ménage.
Il l'a manquée belle.
– Le jeu de mot :
Patience passe science.
Envie est partout en vie.
Argent ard gent.
Qui art a, partout part a.
Beaucoup de proverbes se font remarquer par leur concision, comme les suivants :
Paix et peu.
Peu et bon.
Qui doit a tort.
A bon chat, bon rat.
A bon payeur bon marché.
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Le proverbe s'occupe beaucoup des femmes, mais ce n'est certes pas pour leur conter fleurette. Il n'en parle pas une fois sinon pour les railler ou lancer contre elles des sarcasmes ou des injures. Nous aurons au moins les femmes pour partager l'aversion que nous causent les proverbes.
Des femmes et des chevaux, il n'en est point sans défauts.
Qui veut tenir nette sa maison, n'y mette femme, ni prêtre, ni pigeons.
Pour faire un bon ménage, il faut que l'homme soit sourd et la femme aveugle.
Qui femme a, noise a.
Il ne faut que deux poings pour faire taire une femme.
Une bonne femme est une mauvaise beste.
Les femmes sont des diables qui trompent les hommes.
La femme est un mal nécessaire.
Femme se plaint, femme se deult, larmoyt et rit quand elle veut.
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Il ne faut pas oublier la classe des proverbes, la plus nombreuse, qui ne signifient absolumet rien. Ces niaiseries, dignes d'un Jocrisse, n'ont même pas pour elles l'excuse de la forme.
Il faut attendre que la poire soit mûre pour la cueillir.
Il faut casser le noyau pour avoir l'amande.
Si vous voulez qu'une lampe vous éclaire, il faut l'allumer.
Qui donne au commun ne donne pas à un.
L'habitude est une seconde nature : Fontenelle demandait à ce propos « quelle était la première ». Il y a quelque cent ans que subsiste cette observation qui tire au clair l'absurdité de ce proverbe, et cependant vous trouveriez encore aujourd'hui, tant la routine est tenace, des gens pour vous le corner aux oreilles.
*
Ce n'est pas que nous prétendions nier la vérité de beaucoup de proverbes et effacer d'un trait de plume des pensées dont Platon, Aristote, Théophraste et tant d'autres grands esprits ont illustré leurs livres. Nous nous inclinons devant ces antiquailles, dont quelques-unes ornaient le temple de Delphes ; nous respectons fort ces versets du Coran qu'on lit sur les murs des mosquées musulmanes ; et nous serions vraiment affligé si on brûlait les Triades galloises et le Havamaad scandinave, d'où sont sortis les plus anciens proverbes de l'Europe moderne. Ce que nous constatons, c'est le discrédit dans lequel sont tombés les proverbes. Nous ajoutons que ce discrédit est mérité.
Nos érudits, qui ont fouillé l'hébreu, le sanscrit, le grec, le latin, etc. ont collectionné avec passion, au hasard, tout ce qui leur a paru proverbes ou expressions proverbiales, et l'ont offert aux crédules comme autant d'axiomes moraux et presque divins. Dans ce fouillis indigeste, pour quelques belles choses vivement et hardiment exprimées, quelques maximes claires et honnêtes, vous en rencontrez cent autres ou obscures, ou équivques, ou obscènes, ou immorales. Leur vulgarité, leur concision, quelquefois leur forme pittoresque ont saisi l'esprit et les ont promptement popularisées. Nos propres proverbes, extraits des romans, des chansons, des sirventes [3] et autres poésies, sont venus grossir le catalogue. Le goût des proverbes est devenu une véritable rage. Au commencement du XVIIe siècle, on ne parlait plus que par proverbes, et on en faisait un abus à dégoûter Sancho Pança lui-même, ce moule à proverbes. Chaque jour n'a cessé d'apporter son contingent à cette somme de richesses désastreuses. L'Italie, l'Allemagne, l'Espagne, l'Angleterre ont été explorées et dévalisées. Non content de cela, nos grands hommes ont fait presque tous des proverbes et, de nos jours, ils ne se gênent pas pour en faire encore. De ces innombrabes formules, où l'erreur se mêle à la vérité, où l'honnêteté coudoie le cynisme, où pullulent les contradictions, les mensonges, les préjugés, les âneries, les non-sens, les doubles-sens, l'obscurité, on pourrait aisément, avec quelque patience, arranger un traité de morale pratique, un code qui, pris au sérieux et suivi à la lettre, ne serait rien moins que la légalisation et l'excuse de tous les vices et de tous les crimes.
Qu'on nous permette de venir en aide aux mémoires oublieuses.
– « Il faut laisser le monde comme il est. » Ainsi, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possible ; il y a sagesse à éterniser le mal, la misère et à gêner les développements de l'esprit humain.
– « Il faut vivre avec un ami comme s'il devait un jour devenir notre ennemi. » Connaissez-vous quelque chose d'odieux comme cette vieille maxime qu'on nous a transmise d'âge en âge à l'égal d'un bijou de prix ?
– Et cette autre, qui fait de mensonge vertu : « Le mensonge qui sauve vaut mieux que la vérité qui nuit. »
– Et encore : « En grande pauvreté il n'y a pas grande loyauté. » Nous ne pensons pas qu'on puisse avec plus de sans-gêne passer condamnation sur la moralité d'une catégorie d'individus dont les actes de désintéressement et la probité viennent chaque jour repousser cette calomnie.
– N'écoutez jamais votre premier mouvement, car il est bon.
– Chacun chez soi, chacun pour soi.
– Rien pour rien.
– Argent ou monnaie fait tout.
– Avec l'argent, la considération ne manque jamais.
– Enrichissez-vous.
Voilà certes de beaux enseignements et bien dignes de servir de bases à la morale d'une société ! Soyez durs, égoïstes, inexorables ; amassez assez d'argent par tous moyens, enrichissez-vous ! Le reste vous sera donné par surcroît, tout vous viendra : places, décorations et, partant,considération. Chacun chez soi, chacun pour soi : n'est-ce pas grâce à cette maxime qu'on a laissé massacrer des peuples par leurs prétendus possesseurs ? Enrichissez-vous ! n'est-ce pas à l'aide de cette expression proverbiale qu'un homme [4] a poussé un peuple dans l'abîme du matérialisme et marqué au front toute une époque ?
Et d'analogues, nous en pourrions citer par centaines. Ces formules abominables, qui prêchent cyniquement la défiance, l'hypocrisie, le mensonge, la haine, l'isolement, la lâcheté, nous conduiraient tout droit, si elles étaient pratiquées, à un état certainement pire que celui des sauvages. Nous croyons, nous, que c'est pour avoir trop écouté les proverbes que nous avons roulé dans le bourbier où nous pataugeons.
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Nous voulons accorder aux proverbes un certain attrait de curiosité. Ils peuvent livrer à un linguiste le secret de quelques tournures et fournir à un faiseur d'historiettes des détails amusants. Nous pensons même que ce qui précède et ce qui suit n'est pas contradictoire : Les proverbes d'un peuple peuvent servir à deviner non seulement son esprit, son humeur et son intelligence, comme l'a dit Bacon, mais encore ses coutumes, ses habitudes domestiques, le milieu dans lequel il vit. Le génie patient du Chinois revit dans son adage favori : « En limant, on fait d'une poutre une aiguille » ; celui de l'Espagnol, mélangé d'un peu de fatalisme maure, dans celui-ci : « Quand tu verras brûler ta maison, approche-toi pour t'y chauffer ». On reconnaît une race antique, un peuple croyant et marin dans ces proverbes bretons : « La terre est trop vieille pour être généreuse ; si tu veux apprendre à prier, va sur mer ». « Tomber de Charybde en Scylla » devient en Hollande : « Tomber de la digue dans le fossé ». Le dicton français « Quand on parle du loup on en voit la queue » est remplacé, chez les Anglais, par une image empruntée à un ordre d'idées qui leur est plus familier : « Parlez du diable, et vous verrez ses cornes ». Le Bourguignon dit : « Vin versé n'est pas avalé » et le Normand : « Fleur n'est pas pomme et pomme n'est pas bère [5] ». Nous joindrons à cette série le proverbe arabe : « Vinaigre donné vaut mieux que miel acheté », qui décèle le caractère intéressé de cette nation.
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Les origines de ces proverbes auraient pu donner lieu à des livres utiles et attachants. Malheureusement les forces ont trahi ceux qui ont essayé cette tâche. Ils n'ont guère réussi qu'à faire des recueils d'anas ou d'anecdotes d'un intérêt très contestable, ou du moins tout relatif. Qu'on en juge par les suivantes, que nous trions parmi les moins connues :
« Résolu comme Bertolo ou Bertole. » Ce proverbe est hors d'âge et hors d'usage. « On s'exprime ainsi, dit un chroniqueur [6] que nous laissons parler, à cause que Bertole était en son temps un grand jurisconsulte, qui a fort doctement écrit de la jurisprudence, les maximes duquel sont suivies dans les barreaux, comme les aphorismes d'Hippocrate en fait de médecine, et comme les axiomes d'Aristote entre les philosophes ; et quand on dit dans les parlements : Bertole dit, ou écrit cela, l'affaire est résolue sans plus débattre ; c'est pour cela qu'on dit : « Résolu comme Bertole ». Je scay qu'un certain auteur anonyme rapporte ce proverbe à un autre principe ; mais c'est en bouffonnant. Il raconte qu'il y avoit dans Roüan un certain maître Bertho, tellement obstiné à ce qu'il avoit résolu qu'il n'en démordoit jamais ; pour preuve de quoi quelques bons compagnons ayant un jour gagé contre luy qu'il ne sçauroit s'abstenir de rire ny de remuer s'ils le portoient parmy la ville comme un mort, et luy ayant soutenu le contraire, ils le promenèrent par les principales rues, chantant comme des fols et criant comme des enragez : « Hélas ! maître Berthau est mort ; le pauvre maître Berthau est mort ! » Et avecque cela les uns le piquoient, les autres le pinsoient dans les fesses et ailleurs pour l'obliger à parler ou à se mouvoir ; mais quelque chose qu'ils luy pussent dire ou faire, il demeura immobile comme un mort, jusques à tant qu'un de la troupe, se ressouvenant qu'il s'offensoit ordinairement et extraordinairement quand on ne l'appelait pas maître, se mit à crier et chanter : « Hélas ! le pauvre Berthau est mort ». Luy qui s'était montré insensible jusqu'à cette heure-là, devenu sensible à l'affront qu'il croyait recevoir de n'être pas appelé maître, s'écria à haute voix : « Vous en avez menti, pendards, il y a bien du maître pour vous ». Cette brèche qu'il fit à sa résolution et à l'envie qu'il avoit de passer en l'opinion du vulgaire pour homme résolu, n'empêcha pas qu'on ne dit par après : « Résolu comme Berthau ». Mais cette étymologie est facécieuse et tient de la bouffonnerie, recevable seulement à carême-prenant, en tout autre temps la première est valable. »
« Vous parlez trop, vous n'aurez pas ma toile. » Le même auteur [7] raconte, à ce sujet, « qu'un lourdaud de village fut envoyé par sa mère au marché pour y aller vendre une pièce de toile. Sa mère lui dit de ne la pas vendre à quelque grand parleur, qui le pourroit enjoler par ses beaux discours et le persuader à donner sa toile à bas prix. Ce gros pitau retint si bien l'instruction de sa mère qu'il ne trouva point de marchand sur la place qui ne parlât trop à sa fantaisie, car, quand on luy avoit demandé : « Combien la toile » et qu'il en avoit dit le prix, si on disoit « C'est trop », il répliquoit incontinent : « Vous parlez trop, vous n'aurez pas ma toile », et renvoyoit ainsi le monde. Par ce moyen n'ayant point trouvé de marchand, il reprit la route du village et, estant entré en chemin faisant dans une église, il aperçut, contre un pilier assez près de la porte, une statue de bois figurée en façon de moine, qui avoit l'estomac creux et la teste percée avecque cette devise, écrite en grosses lettres devant l'estomac : « Pour la réparation de céans ». C'étoit un tronc dans lequel les plus charitables mettoient quelque pièce d'argent selon leur dévotion. Cet idiot demanda à ce marmouzet s'il vouloit acheter sa toile, et luy en dit le prix. Le marmot qui avoit une bouche et ne parlait point, des oreilles et n'entendoit point ; figure d'homme et luy dit : « Vous estes mon marchand, prenez ma toile, et mes payes : il me faut tant ». Et en disant cela, il mit sa toile devant luy, et redit à plusieurs fois : « Payez-moi, donnez-moi de l'argent, ça de l'argent ». Mais le saint de bois demeurant immobile sans luy faire aucune réponse, le lourdaud se mit en colère et, après diverses menaces, il le frappa si rudement d'un gros baston qu'il avoit en la main qu'il luy rompit sa teste de bois, d'où sortit et se répendit aussy tô toute la monnoye qui y estait enclose, dont il se paya tout joyeux et se retira bien content. »
« Quatre vingt-dix-neuf moutons et un Champenois font cent bêtes. » On fait remonter ce dicton à César. Lorsqu'il conquérait les Gaules, le principal revenu de la Champagne consistait, dit-on, en troupeaux de moutons qui payaient au fisc un impôt en nature. En vue de favoriser le commerce de cette province, César exempta de la taxe tous les troupeaux au-dessous de cent bêtes. Pour ne rien payer du tout, les Champenois ne formèrent plus chaque troupeau que de quatre-vingt-dix-neuf moutons. Mais César, à qui on dévoila la ruse, ordonna qu'à l'avenir le berger de chaque troupeau serait compté pour un mouton et paierait comme tel. [8]
« C'est la coutume de Lorris, le battu paie l'amende. » On sait qu'anciennement l'usage était de régler par le duel la plupart des contestations en matière civile et criminelle. Le vaincu, sensé coupable, subissait la peine du crime dont il était l'accusateur ou l'accusé. C'était aussi par duel qu'on prouvait sa créance à Orléans et ailleurs. Dans la châtellenie de Lorris, on se battait à coups de poings seulement. Si le débiteur était vaincu, il payait sa dette et une amende de cent douze sols ; mais, s'il l'emportait sur son créancier, celui-ci perdait sa dette et payait l'amende. Ainsi, quelle que fût l'issue de la lutte, il était toujours vrai de dire que le battu payait l'amende.
« Payer en monnaie de singe. » Cette expression proverbiale date de Louis IX. Dans un tarif fait par ce roi pour régler les droits de péage à l'entrée de Paris, il est dit « que le marchand qui apporte un singe pour le vendre paiera quatre deniers ; que si le singe appartient à quelqu'un qui l'ait acheté pour son plaisir, il ne donnera rien ; que s'il est à un bateleur, celui-ci le fera jouer devant le péagier, qui sera tenu de se contenter de cette monnaie. » [9]
« Le vin est le lait des vieillards. » Drexélius [10], jésuite Allemand, n'est pas du tout de cet avis. Il prétend que plus le vin a de force, moins il convient à un estomac affaibli par l'âge ou la maladie. Selon lui, c'est une erreur déplorable de croire qu'un mauvais estomac se rétablit par l'usage d'un bon vin étranger, avalé sans mélange d'eau. Entre l'estomac et la nourriture qu'il reçoit, il doit y avoir proportion, de manière que la chaleur de l'un ne soit pas plus grande que celle de l'autre. Quand donc vous donnez à un estomac froid un vin fort et spiritueux, le défaut de proportion entre l'un et l'autre tourne nécessairement au préjudice du premier.
Cependant : les proverbes ne mentent pas. Va-t-en voir s'ils viennent…
« À bon vin il ne faut pas de bouchon. » Quand une marchandise n'est pas de défaite, il faut, dit Plaute, aller chercher l'acheteur ; et celui-ci se présente de lui-même, quand elle est bonne. Horace en dit à peu près autant. Verdier adresse un reproche aux libraires de son temps « qui n'impriment seulement que les petits livres de peu de fruit, petits livrets d'esbat avec mille corruptions, les ornant de magnifiques titres, à la mode des taverniers qui, pour despescher un mauvais vin, mettent à l'entrée de leur cabaret tant plus belle montre. » Encore un proverbe qui ne ment pas. S'il a pu être vrai, il ne l'est certainement plus aujourd'hui. Même pour le meilleur vin, il est besoin de nombreuses réclames, et l'on ne vendrait pas le plus excellentissime livre sans annonces.
« Chiens d'Orléans. » On appelle ainsi les Orléanais. Matthieu Pâris rapporte l'origine de ce sobriquet dans la vie de Henri III, roi d'Angleterre [11]. Selon lui, les habitants d'Orléans eurent ce nom pour avoir dissimulé, ou même approuvé, la violence que firent aux écoliers et au clergé de la ville les pastoureaux du temps de la captivité de Louis IX. L'évêque d'Orléans, indigné de ce silence, mit la ville en interdit. Si cette origine est vraie, il faut prendre le sobriquet dans le sens du passage de l'écriture : Canes muti, non valentes latrare… Lemaire, dans son Histoire d'Orléans, conjecture que les habitants de cette ville ont été nommés chiens à cause de leur fidélité envers nos rois [12].
« Ne savoir à quel saint se vouer. » Cette expression s'explique d'elle-même. On se vouait jadis à un saint pour en obtenir protection ou guérison. Le plus souvent on réglait son choix sur le rapport du nom de la maladie avec le nom, souvent estropié, du saint. Cela se voit encore aujourd'hui dans les campagnes. Ainsi, en certains pays, on invoque saint Genou (saint Gengoul) pour ceux qui ont mal au genou ; saint Lié pour les enfants noués ; saint Fort pour les maladies en langueur ; sainte Tanche pour étancher le sang ; saint Clair pour les yeux, etc… Les chanoines d'une métropole ont l'habitude de déposer l'aumusse et de serrer le bonnet précisément le jour de saint Cerbonnet. [13]
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Nous n'irons pas plus loin. Tout est dans ce goût. Aux lecteurs qui, d'après les échantillons ci-dessus, seraient désireux d'en connaître plus long, nous signalerons l'abbé Tuet [14], auquel nous empruntons ces origines. L'abbé Tuet les avait empruntées à Fleury de Bellinghen, qui lui-même les avait empruntées à Cardan [15], qui lui-même, etc. C'est comme la généalogie de Jésus, on pourrait remonter jusqu'au déluge.
Nous n'avons même pas l'envie de nous habiller d'une érudition si facile à acquérir, et nous voulons ici même indiquer les principales sources où nous avons puisé nos renseignements :
– Le Huitième livre des Recherches de la France, par Étienne Pasquier [16] ;
– Les Prémices ou le premier livre des Proverbes épigrammatisés ou des épigrammes proverbialisées, par Henri Estienne [17] ;
– Les Adages, d'Érasme.
– Le Palais des curieux, par Béroald de Verville [18] ;
– Origine de quelques coutumes anciennes et de plusieurs façons de parler triviales, avec un vieux manuscrit en vers sur l'origine des chevaliers bannerets, par Jacques Moisant de Brieux [19], 1672 ;
– Dialogue où l'on examine l'usage qu'on doit faire des proverbes, par le R.P. Gaichiès [20] (la conclusion de la dialogue est qu'il ne faut pas faire usage des proverbes) ;
– Les Dictionnaire des Halles ou extrait du Dictionnaire de l'Académie française [21] ;
– Le Pantcha-Tantra, par Galland [22]
etc, etc.
La liste est inépuisable. Nous recommandons cdes livres à titre de soporifiques excellents. Il faut convenir que, si la sagesse des nations est là, la sagesse des nations est chose bien ennuyeuse.
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Les proverbes auraient-ils été bons à quelque chose, nous maintenons qu'il ne faudrait leur en savoir gré que modérément, à cause de l'avalanche des mauvais livres dont ils ont été l'occasion. On a mis les proverbes à toutes les sauces. On en a fait des nouvelles, des comédies, des rébus, des jeux de mots, des calembours et des vers. Oubliant « qu'un proverbe est indigne de son nom quand il faut le lire et l'étudier pour le comprendre, qu'un proverbe doit être concis, afin de pouvoir, comme son nom l'indique (pro verbo) tenir lieu de longs discours », on s'est mis à les commenter, à les expliquer au moyen de nouvelles et de comédies ou proverbes dramatiques. Depuis longtemps déjà, vers 1660, fatigué des proverbes en vers, en prose, dans la conversation et les correspondances, Adrien de Montluc, comte de Cramail, avait fait la Comédie des proverbes. Si quelque chose était de nature à dégoûter pour toujours des proverbes, c'était bien cette tentative.
La première scène s'ouvre ainsi :
Lidias, amoureux :
Tant va la cruche à l'eau qu'enfin elle se brise, d'autres ont battu les buissons, nous aurons les oyseaux ; c'est à ce coup qu'ils sont pris s'ils ne s'envollent, car la nuict, qui est noire comme je ne sais quoy, nous aydera mieux à trouver la pie au nid.
Alaigre, son valet :
Il eût mieux valu venir entre chien et loup ; il fait noir comme dans un four ; à peine puis-je mettre un pied devant l'autre ; mais, à propos de botte, nous ne sommes pas loin de la maison de Florinde, qui nous guette à cette heure comme le chat fait la souris.
Lidias :
Sus compagnon, prenons l'occasion aux cheveux, notre nez icy votre nez là, et, en cas de résistance, mettez la main à la serpe, et frappez comme des sours ; la mère de Florinde dort cette heure comme un sabot.Tous les dialogues sont écrits dans ce style, durant cinq longs actes, qui se terminent comme suit :
Alizon, servante :
Vertu chose ! quel cheval ! tu as les dents plus longues que la barbe ; je pense que tu viens de Vaugirard, la gibecière sent le lard, ou bien d'un étange pays, car tu as de la barbe aux yeux.
Philippin, valet, son amoureux :
Morgaine, tu es belle à la chandelle, mais le jour gâte tout. Allons à la noce, c'est pour nos maîtres et pour nous qu'on fait la fête. Finis coronat tempus, comme dit le docteur, la fin couronne les taupes. Tirez le rideau, la farce est jouée ; si vous ne la trouvez bonne, faites-y une sausse, ou faites rôtir ou bouillir et traîner par les cendres, et, si n'êtes contens, couchez-vous auprès ; les valets de la fête vous remercieront. Bonsoir mon père et ma mère et la compagnie.
Un peu plus tard, en 1698, un anonyme renouvela cette méchante plaisanterie ; il renchérit même sur Adrien de Montluc, comte de Cramail, pensant sans doute n'en pouvoir finir assez vite avec les proverbes.
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Rien n'y fit ; ces comédies passèrent, et les proverbes vécurent. Seulement, on les arrangea au goût du temps. C'est ainsi qu'on inventa le proverbe dramatique. Collé [23] et Carmontelle peuvent passer pour les créteurs de ce genre, où ils ont déposé tout l'esprit et parfois aussi toute la licence de leur époque. Carmontelle [24], dessinateur à la plume, eut l'idée d'écrire pour les sociétés, qui alors jouaient la comédie avec une sorte de passion, des petites pièces qui eurent un succès prodigieux. Il a fini par en laisser huit vol. in-8°. On ne le lit plus guère aujourd'hui que pour le piller ou le plagier. Ses imitateurs ne se comptent pas. Il est vrai qu'on n'en garde qu'un souvenir bien vague. Qui connaît M. Sacy, M. Gosse ? Toutefois, M. Théodore Leclercq [25] a trouvé moyen de se faire une sorte de réputation avec des proverbes dramatiques, dont il a laissé six volumes in-8°. En 1824, M. le baron Rœderer [26] a fait imprimer trois volumes de proverbes, qu'il a eu la modestie de ne faire tirer qu'à cent exemplaires. On connaît, au moins par ouï dire, les essais de M. Scribe dans le proverbe dramatique. Ce genre bâtard ne semble pas vouloir disparaître. M. Alfred de Musset [27], à force d'esprit, d'élégance et d'art, est même parvenu à le rajeunir. Il a laissé bien loin derrière lui tous ceux qui l'ont précédé. C'eût été faire preuve d'intelligence que de lui laisser le privilège exclusif de ces sortes de comédies, où il se montre inimitable. Malheureusement, le succès de ces chefs-d'œuvres, grossi encore par l'amendement d'occasion de M. Riancey, a fait surgir, comme par enchantement, une forêt de pasticheurs. On ne peut plus ouvrir un journal sans se casser le nez à un proverbe. À l'heure qu'il est, les ouvriers sont sur les dents pour répondre aux commandes de quelques directeurs de journaux qui n'acceptent plus que cette marchandise, non soumise au timbre. Au lieu de peindre et de raconter, on badigeonne un décor, on coupe le récit en scènes, on dialogue, on baptise le tout d'une expression proverbiale, et le tour est fait. Nous ne doutons pas que nos grands romanciers ne suivent avant peu cet exemple, et que nous n'ayons bientôt des proverbes en vingt volumes de MM. tels et tels. Ce que la morale y gagnera, nous l'ignorons ; mais, à coup sûr, l'art y gagnera encore moins. Nous pensons, toutefois, que ce mal nécessaire aura un bon résultat. Cette recrudescence de proverbes leur doit porter le coup mortel. Dans un avenir prochain, il n'en sera plus question, et les publications de nos parémiographes [28] modernes ne les remettront pas à la mode.
Notre mémoire nous aide à point pour conclure. Elle nous rappelle un proverbe qui doit être moderne et qui mérité d'être le dernier, car, dans son énergique concision, il résumé tous les proverbes et les condamne en bloc radicalement. C'est celui-ci : « Comparaison n'est pas raison ».
NOTES :
[1] Dans l'article de l'Illustration, ce début est remplacé par un autre texte : « Cambden définit le proverbe : un discours concis, spirituel et sagefondé sur une longue expérience et qui contient ordinairement quelque avis important et utile. Selon d'autres, on entend par proverbe une maxime concise qui renferme beaucoup de sens, mais énoncée dans un style familier et qu'on n'emploie guère que dans la conversation. Le R.P. Gachies est même d'avis que les honnêtes gens n'en doivent point faire usage. 'est, ce semble, aller un peu loin. « Quoi qu'on dise contre les proverbes (c'est Sénécé qui parle), que certains esprits, qui se prétendent supérieurs, veulent renvoyer au bas peuple, il est hors de doute qu'ils renferment la quintescence de la raison et du bon sens. » Plutarque découvre sous le voile de ces mots si concis le germe de la morale que les princes de la philosophie ont développé dans tant de volumes. D'après Aristote, ce ne sont que les débris de l'ancienne philosophie qui avait été détruite par les funestes révolutions humaines. Ces particules précieuses, qui survécurent au corps dont elles furent heureusement détachées, durent leur salut à la petitesse de leur volume et à l'élégance de leur forme. Ajoutons avec Érasme qu'il n'est pas de science plus ancienne que celle de proverbes. Ils étaient comme autant de syboles qui renfermaient toute la philosophie des premiers âges. »
[2] Les Oiseaux, acte IV, scène 6. Traduction par M. Poinsinet de Sivey, dans Le théâtre d'Aristophane… traduit en français, tome second, Paris, 1790, lequel précise : « Le grec n'est point ici traduit partout à la lettre. On a cherché aux dictons grecs des manières de parler équivalentes, ou à peu près équivalentes, parmi nos dictons françois ; et cela suffit ».
[3] Le sirvente, ou serventois en langue d'oïl, est un poème à caractère satirique, politique ou moral que chantaient, en langue d'oc, les troubadours des XIIe et XIIIe siècles.
[4] La formule « Enrichissez-vous » aurait été prononcée par le minsitre François Guizot dans les années 1840-1843.
[5] Bère (ou beire) : le cidre.
[6] L'Étymologie ou Explication des Proverbes françois, par Fleury de Bellingen, 1656, p. 139.
[7] L'Étymologie ou Explication des Proverbes françois, par Fleury de Bellingen, 1656, p. 160.
[8] Pierre-Marie Quitard, Dictionnaire étymologique, historique et anecdotique des proverbes et des locutions proverbiales de la langue française, P. Bertrand, 1842, p. 199-200.
[9] P.-M. Quitard cite le texte pris dans Le livre des métiers de Paris, par Estienne Boileau, titre II, Péage de Petit Pont, 44. : « Li singes au marchant doit quatre deniers, se il pour vendre le porte. Et si li singes est a home qui l'ait acheté por son deduit, si est quites. Et se li singes est au joueur, jouer en doit devant le paagier, et pour son jeu doit estre quite de toute la chose qu'il achete a son usage. Et aussi tot li jongleur sunt quite por un ver[s] de chançon. »
[10] Jérémie Drexel (1581-1638)
[11] Matthieu Pâris, Grande Chronique, « Suite de Henri III », année 1251 : « Le peuple de la ville voyait toutes ces horreurs avec des yeux de connivence ou à mieux dire y applaudissait, ce qui lui valut d'être appelé race de chiens » (édition de 1840, p. 221).
[12] Lemaire, Histoire et Antiquitez de la ville et duché d'Orléans, sec. éd., 1648, vol. I, p. 54.
[13] Le camail, remplaçant l'aumusse, se portait depuis le 17 octobre, fête de saint Cerbonnet, jusqu'au samedi saint. « Saint Cerbonnet, en latin Cerebonius, évêque de Populone sur les côtes de Toscane, mourut en 568. Il n'est pas à croire que ce soit par allusion au nom de saint Cerbonnet que le clergé quitte en ce jour le Bonnet carré pour prendre le Camail. » (Concordance des bréviaires de Rome et Paris, 1740, p. 116).
[14] Jean-Charles-François Tuet (1742-1797), Matinées sénonaises ou Proverbes françois, 1789.
[15] Jérôme Cardan, De Sapientia (1544).
[16] Étienne Pasquier, Les Recherches de la France, édition de 1665, imprimée à Orléans. Au livre VIII on trouve : « Plus résolu que Bartole, ou bien résolu comme un Bartole » (ch. 14), « C'est la coutume de Lorry où le battu paye l'amende » (ch. 29).
[17] 1594.
[18] 1612.
[19] Jacques Moisant de Brieux, poète et historien né à Caen (1611-1674).
[20] Jean Gaichiès(1647-1731), prêtre de l'Oratoire.
[21] 1696. Par exemple : « À bon vin il ne faut point de bouchon » (p. 16)
[22] Antoine Galland (1646-1715), Les contes et fables indiennes de Bidpaï et de Lokman, traduites d'Ali Tchelibi-Ben-Saleh, auteur turc, Paris, 1724.
[23] Le Théâtre de société, recueil des comédies de Charles Collé (1709-1783) a été publié en 2 volumes en 1768. On y trouve : Le Galant Escroc (1755), La Partie de chasse de Henri IV (1762), La Vérité dans le vin ou les désagréments de la galanterie (1747), La Tête à perruque ou le Bailli (1777), etc.
[24] Louis Carrogis de Carmontelle, Proverbes dramatiques (1768-1769), Amusemens de société, ou Proverbes dramatiques, 8 volumes (1768-1771), Proverbes dramatiques, 8 volumes (1774-1781), Théâtre de campagne, 4 volumes (1775), Nouveaux Proverbes dramatiques, 2 volumes (1811), Proverbes et comédies posthumes de Carmontel, 3 volumes (1825).
[25] Théodore Leclercq (1777-1851) : Proverbes dramatiques, La Manie des proverbe, La Répétition d'un proverbe, Nouveaux proverbes dramatiques…
[26] Antoine-Marie baron Roederer, Comédies, proverbes, parades, 1824.
[27] Les "proverbes" de Musset sont les pièces suivantes : On ne badine pas avec l'amour (1834), Il ne faut jurer de rien (1836), Faire sans dire (1836), Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée (1845), On ne saurait penser à tout (1849), L'Âne et le Ruisseau (1855).
[28] Parémiographe : auteur qui fait un recueil de proverbes (de παροιμία, proverbe, et γράφειν, écrire).