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Charles Barbara

LE PLAT DE SOULIERS


RÉSUMÉ :

A Paris, avant 1830, il existait une société gastronomique de douze membres. Ils avaient même le projet d'élever un temple à l'art culinaire. Ce temple aurait la forme d'un pâté grandiose surmonté d'une oie dorée. Au fond du sanctuaire, on verrait deux fourneaux entourés de jambons, de saucissons, de langues fumées, de casseroles d'or, de plats d'argent et de marmites d'airain. Y seraient honorés Apicius, Lucullus et l'infortuné Vatel, servis par un grand-prêtre maître-d'hôtel, des sacrificateurs pâtissiers et des savants marmitons.

Chaque mois, chacun des douze membres devait à son tour traiter ses confrères : c'était à qui composerait les meilleures sauces, inventerait des ragoûts originaux, confectionnerait d'inoubliables rotis. Lors d'une cérémonie grandiose, des récompenses étaient attribuées, le premier prix étant récompensé par une couronne de laurier-sauce.

Cette année-là, Jean Cuisson était le douzième à devoir présenter un plat de sa façon, totalement nouveau. Comme l'inspiration lui manquait et que, dans sa cuisine, il se désespérait, il tomba en arrêt devant une vieille paire de souliers, toute crottée et moisie. Alors un éclair de génie l'illumina.

Devant ses maritons ébahis, il jeta les souliers dans de l'eau bouillante et les y laissa pendant  une semaine, jours et nuits, jetant par intervalles dans le liquide une poudre mystérieuse, jusqu'à ce que les souliers fussent devenus une sorte de chair blanche, sans goût particulier. Alors, le jour du fameux repas, aidé de son marmiton Rince-assiettes, il acheva son fantastique ragoût avec des poudres subtiles, des épices inconnues, des liqueurs merveilleuses. Vint alors le moment du repas tant attendu. D'abors les services se succédèrent, approuvés par la silencieuse voracité des convives. Puis le maître annonça : « Souliskis à la sauce bleue ». Il présenta alors une pyramide s'élevant au milieu d'une sauce bleue, dont la dégustation remplit d'enthousiasme les convives.

C'est alors, que, trop sûr de remporter le prix, l'auteur révéla que son plat était… un plat de souliers.

Épouvantés, nauséeux, les gastronomes se mirent à l'insulter et, furieux, lui arrachèrent sa couronne et son cordon bleu.  Jean Cuisson dut s'enfuir pour sauver sa vie.

Il s'exila à l'étranger, puis il revint dans sa patrie, où il créa un magasin de comestibles qui lui permit de faire fortune, puis de prendre une retraite paisible à la campagne, riant en lui-même quand il songeait à son fameux plat de souliers.

 


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