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MADEMOISELLE DE SAINTE-LUCE

paru dans le Journal pour tous, 12, 16, 19, 23, 36, 30 novembre, 3 décembre 1864
paru dans le recueil de nouvelles édité en 1868


 

I – ENTRE TROIS CAPITAINES

L'ex-capitaine Dieudonné Hauteclair se livrait, dans sa chambre, au rez-de-chaussée, près de la fenêtre ouverte donnant sur un jardinet, à une occupation pour lui certainement grave. Son œil agrandi outre mesure parcourait avec une âpreté singulière la superficie d'une capote en drap bleu soigneusement dépliée sur une table. Il en étudiait l'usure et, armé d'un pot d'encre et d'une plume, noircissait d'une main délicate les endroits que le frottement avait blanchis. Son visage était sombre ; il hochait la tête par intervalles, et grondait entre ses dents. On sonna.

« Ah ! fit-il aussitôt en redressant sa haute taille, probablement David ou Sardache. »

Il ne se dérangea pourtant pas. Quelqu'un piétinait au-dessus et descendait l'escalier.

La maison, à deux étages, s'élevait à l'extrémité d'un terrain étroit, moitié cour, moitié jardin, clos de tous côtés par des murs tapissés de vignes. M. Hauteclair occupait au rez-de-chaussée une grande pièce régularisée au moyen d'une alcôve et de vastes placards. Une sœur de sa défunte femme demeurait au premier.

C'était une grande vieille, droite, massive, qui, avec sa robe de bure, son fichu blanc et sa coiffe à deux rangs de dentelle, avait les apparences d'une sœur hospitalière.

Elle gagna la cour, longea le petit chemin serré entre le mur de gauche et le jardinet en terrasse, puis se hâta d'ouvrir.

À un : « Bonjour, madame Bailly, bonjour ! » il fut répondu : « Bonjour, monsieur David ! »

M. David, autre capitaine en retraite, n'avait ni la haute taille, ni les larges épaules, ni l'œil d'aigle, ni le grand nez, ni les énormes moustaches grises, ni l'air éminemment martial de son ami Dieudonné. En revanche, ses regards avaient de la douleur, ses traits de la finesse, quoiqu'ils fussent bien accentués. Il taillait sa moustache avec soin et la teignait en noir, ce qui, joint au lustre de son chapeau, à ses vêtements ajustés, à ses mains bien gantées et à ses chaussures fines, accusait des préoccupations d'élégance, sinon de coquetterie.

À mi-chemin de la porte à la maison, apercevant à la fenêtre du premier une jeune fille qui sans doute lui était inconnue, il ajusta son binocle, feignit une galante surprise, puis salua avec grâce et se dirigea vers son ami.

« Pseu ! pseu ! fit-il en l'abordant, que fais-tu là ?… Encore ta capote ?… »

Fronçant les sourcils et roulant des yeux farouches, le vieux capitaine repartit :

« Ne faut-il pas que je songe à réparer la brèche qu'un misérable a faite dans mon budget ? »

M. David détourna la tête et insinua d'un ton léger :

« Pseu ! pseu ! je l'ai vu… charmant garçon… m'a tout conté… pseu ! pseu ! étourderie.

– Une étourderie ! riposta M. Hauteclair d'une voix sourde. Sacrebleu ! une étourderie !… Entamer le prêt de ses hommes, tu appelles ça une étourderie ?

– Pseu ! pseu !… ajouta David, tout est de savoir… Des camarades l'avaient entraîné… Il avait bu.

– Allons donc !

– D'ailleurs il a remboursé.

– Oui, avec mon argent.

– Ses chefs en faisaient le plus grand cas. Pas une punition dans l'espace de sept ans. On le citait comme un phénomène. Chacun s'est prêté cordialement à étouffer l'affaire.

– En attendant, répliqua amèrement le vieux capitaine, sans les anciennes relations du commandant Narcisse avec son colonel, son passé pas plus que son repentir ne l'aurait blanchi : il était condamné à la dégradation et aux fers.

 – Pseu ! pseu ! fit David avec émotion ; je le tiens de lui-même, il n'aurait pas attendu cette honte.

– Son avenir est perdu ! interrompit le vieillard, dont la voix, bien que contenue, vibrait de désespoir et de colère. Il était à la veille de passer adjudant. La carrière des armes lui est fermée. Il a empoisonné à jamais mes vieux jours. C'est un malhonnête homme. Il n'existe plus pour moi. Ne m'en parle jamais !… »

Devant cet emportement, David, qui connaissait son homme, n'eut garde d'insister. Haussant les épaules, il sembla dire : « Comme tu voudras ! » et changea de conversation.

Toujours sombre et farouche, M. Hauteclair accrocha sa capote dans un placard, recula la table, alluma gauchement sa pipe, puis se plongea dans un fauteuil, près de la fenêtre.

David s'assit non loin de là. Renversé sur le dossier d'une chaise, les jambes croisées, il décrivait machinalement des cercles avec son binocle.

« Ah çà ! mais, dit-il, il faut convenir que ta madame Bailly a de bien jolies connaissances. Pourrais-tu me dire quelle est cette jeune personne qu'en entrant j'ai aperçue à la fenêtre du premier ?

– Est-ce que je sais ? répondit le vieux capitaine d'un air bourru et distrait. Je ne la connais ni d'Ève ni d'Adam. Madame Bailly l'a installée ici sans même me prévenir. Je ne suis plus qu'une vieille bête dont chacun peut user et abuser à sa fantaisie.

– De quoi te plains-tu ? repartit David avec une fatuité amusante. Elle me semble jolie à ravir. Voilà un bien redoutable voisinage ! Impossible de voir un œil plus assassin. Je n'ai fait que l'entrevoir, et j'en suis déjà presque amoureux. »

Pour comprendre ce dernier trait, il faut savoir que David avait un dada, une innocente marotte, qui consistait à former journellement le projet d'une nouvelle conquête. Ses hommages s'adressaient de préférence aux demoiselles de comptoir. Il en avisait une plus ou moins jolie, lui lançait force œillades, échangeait avec elle quelques phrases de galanterie, puis l'abandonnait presque aussitôt pour une autre. Esther, ainsi, succédait à Julie, Olympe à Esther, Flore à Olympe.

Mais le vieux capitaine n'écoutait déjà plus. Il songeait à son fils et se débattait vainement contre l'envie d'en avoir des nouvelles. D'un accent qui trahissait la violence de ses inquiétudes :

« Mais enfin, dit-il tout à coup, que vient-il faire ici ? qu'espère-t-il ? »

Tout entier, en apparence, sous le charme du joli visage qu'il avait vu à la fenêtre, David affecta de ne pas comprendre.

« Il se propose sans doute, ajouta M. Hauteclair avec une sourde véhémence, d'exploiter ma pitié, de m'extorquer encore de l'argent. Je n'ai rien ! C'est un misérable ! Qu'il ne se trouve jamais en ma présence ! je ne veux pas le voir ! »

David eut pitié de son vieil ami.

« Tu te trompes, dit-il, Georges n'en veut pas à ta bourse ; il ne songe qu'à reconquérir ton estime, et je me flatte qu'il y parviendra. Il a reçu une brillante éducation ; son écriture est très belle et son orthographe sans reproche. C'est, de plus, un comptable de premier ordre. Nous lui trouverons une bonne place. Après quoi il se mariera, avec ta permission s'entend. Dans les quelques mois qu'il a passés chez sa tante de Châteauneuf, il a fait la connaissance d'une très belle fille qui, à ce qu'il paraît, aura du bien. »

Le front du vieux soldat restait chargé de nuages. Depuis des années, il caressait un rêve avec passion : celui de voir son Georges revenir d'un champ de bataille avec l'épaulette et la croix. Au souvenir de ce beau rêve à jamais évanoui, que pouvaient sur son âme quelques vulgaires espérances ?

« Quelle pitié ! reprit-il d'un accent d'amertume profonde ; n'avoir échappé à la maladie, aux balles, à la mitraille, que pour se voir condamné à mourir bêtement au petit feu des chagrins de famille.

– Pseu ! pseu !

– Ah ! combien la vie est amère !

– Note bien que la grande majorité des hommes pourraient en dire autant.

– À quels titres ?

– À d'aussi bons que les tiens.

– Baste !

– Mon cher, repartit David, on ne saurait compter tous ceux qui, à l'exclusion des autres, se croient fondés à se plaindre de la vie, à la maudire. Nous estimons volontiers que les douleurs d'autrui ne méritent pas qu'on en parle à côté des nôtres. À l'occasion des plus vulgaires traverses,on s'écoute souffrir, et l'on prend à peine garde aux plus sérieuses souffrances du voisin. »

Aux yeux du vieux capitaine, cette manière de voir était complètement erronée. Il haussait les épaules, secouait la tête, frappait du pied avec impatience.

« Te faudrait-il des preuves ? reprit David. Te parlerai-je, entre cent, de cette madame Marcille qui se meurt de chagrin pour l'amour d'un fils indigne ? du commandant Narcisse qui blanchit du désespoir de sa sœur ? du gros M. Granger, que mettent au supplice les prodigalités de sa femme en l'honneur du fameux baron de Flohr ? de leur fille Cornélie, dont l'humeur fantasque promet quelque bon petit scandale ? de leur mystérieuse parente, Pélagie de Sainte-Luce, qui leur tombe des nues à moitié folle ? »

D'un geste, M. Hauteclair arrêta cette effusion de noms propres.

« Laisse-moi te faire observer, mon pauvre David, fit-il dédaigneusement, que tu raisonnes sur cela un peu comme l'aveugle sur les couleurs. Qu'en sais-tu ? Tu es garçon, tu as de bonnes rentes, tu te portes comme un chêne, tu parais bien dix ans de moins que ton âge… Après cela, tu vas peut-être m'apprendre que toi aussi… »

David se tourna vivement du côté de son vieux camarade.

« Et pourquoi non ? dit-il avec une ardeur singulière. De ce que je ne me plains jamais, tu conclus que je ne souffre pas, et tu te trompes. Une fois par hasard, je consens à te prendre pour confesseur. Pseu ! pseu ! oui, moi aussi, j'ai… C'est honteux, peut-être ; n'importe !… À tort ou à raison, je souffre horriblement de me trouver chaque matin une tête plus blanche, de voir se multiplier et s'allonger ces rides qui me labourent le visage, de perdre ma souplesse, de gagner la roideur d'un bâton. Ces soins excessifs, dont j'entoure ma fragile personne, cette réputation de vert-galant dont je semble si jaloux, hélas ! tout cet héroïque labeur quotidien ne te prouve-t-il pas la rage avec laquelle je tâche de me faire illusion ? Mais, j'ai beau faire, le temps fuit à tire-d'aile, la vieillesse me presse ; j'en suis réduit à m'avouer que je mérite toujours davantage l'épithète de ganache, et ce sont des déchirements qui rappellent les élans du désespoir ! »

Le vieux capitaine semblait douter de ce qu'il entendait.

« Il faut l'avouer, dit-il, cela est bien étrange ! Je veux pourtant croire ce que tu affirmes… Mais Sardache ?

– Sardache ! fit David. Ici encore tu prouves combien peu tu te préoccupes de la pensée intime de tes propres amis. Sardache ! pseu ! pseu ! mais c'est encore pis ! Sous une perpétuelle bonne humeur, sous des apparences de Roger Bontemps, Sardache nous dérobe une plaie invétérée, incurable…

– Tu me confonds.

– Sa plaie, à lui, c'est d'être de taille exiguë, c'est de ne pas être un tambour-major. Il voudrait, pour l'une de ses mains, avoir seulement ma taille ; et, pour avoir la tienne, il donnerait de grand cœur l'une de ses jambes. De là ses fanfaronnades, de là son caractère ombrageux, de là son air farouche quand quelqu'un l'observe. Il voit de la moquerie dans tous les yeux, il lit sur certains visages des phrases de ce genre :

« Dieu ! que ce monsieur est petit ! quel nabot ! quel Lilliputien ! » Tu me diras : « C'est absurde ! » Que prouveras-tu ? Il serait aussi par trop singulier de prétendre qu'il n'y a que les coups de sabre qui blessent. »

M. Hauteclair était plus que jamais dérouté. Des plaies de ce genre lui semblaient essentiellement futiles, et les cuisants chagrins dont elles étaient la source échappaient à son intelligence.

On lui eût parlé des habitants de la lune sans le surprendre davantage.

« Pour conclure, mon cher… » reprit David.

Un bruit de pas dans l'escalier l'interrompit et, peu après, la jeune fille qui l'intriguait si fort, accompagnée de madame Bailly, toutes deux habillées pour sortir, pénétrèrent dans la chambre.

Les deux amis se levèrent et se tournèrent vers elles. Il y eut un instant de silence. Puis, s'inclinant devant M. Hauteclair, la jeune fille, sans hardiesse comme sans timidité, dit :

« Je suis, monsieur, toute franchise, et j'aime trop mon indépendance pour ne pas respecter celle d'autrui. »

Elle était de taille ordinaire, mais pleine de grâce ; mise très simplement, mais non sans élégance. Avec un visage ouvert et légèrement busqué, un front blanc, des cheveux châtains, des sourcils très bien dessinés, de beaux yeux, un nez arqué, une jolie bouche dont un duvet estompait les coins, elle avait encore plus de distinction que de beauté.

« L'hospitalité m'a été offerte par madame Bailly, reprit-elle ; mais, préalablement, il me semble convenable de solliciter votre permission et de vous dire à qui vous avez affaire. Je m'appelle Clémentine. Ma naissance est un secret. Présentement, mes ressources sont bornées et m'obligent au travail. Dans ces conditions, jusqu'à un changement de fortune qui peut venir, vous plairait-il, monsieur, m'accorder un petit coin chez vous ? Vous n'aurez, je me plais du moins à l'espérer, jamais à vous en repentir. »

Le vieux capitaine fut tout de suite subjugué.

« Comment donc, mademoiselle ! fit-il avec empressement ; comment donc ! mais assurément ; regardez ma maison comme votre maison, et si vous avez besoin de moi pour quelque autre chose…

– Je vous remercie, monsieur, répondit-elle. Cette bonne madame Bailly a déjà pourvu à tout ce que je désire. Elle m'a trouvé, dans la maison Granger, où elle me conduit en ce moment, l'humble condition que, pour des raisons à moi connues, je préfère présentement à toutes les autres. Nous verrons plus tard.

– Allez donc, mademoiselle, dit M. Hauteclair, allez donc, et tenez pour certain que vous trouverez toujours ici le respect et la considération qui vous sont dus. »

Quelqu'un sonna, en ce moment, à tout rompre. Le vieux capitaine s'interrompit pour s'écrier :

« C'est Sardache ! je le reconnais à son effroyable tapage.

– Ne vous dérangez pas, dit madame Bailly ; nous lui ouvrirons. »

Les deux femmes sortirent.

« Ne dirait-on pas qu'elle nous a entendus ? dit le vieillard à David.

– Pseu ! pseu ! mon cher, repartit David, il y a des gens qui ont l'ouïe si fine, si fine qu'ils entendent ce que vous pensez. » Et il reprit, décidé à ne pas taire ses conclusions : « Pour conclure, mon cher… »

Mais Sardache, jurant, gesticulant, faisant mouliner sa canne, arriva comme un ouragan et lui coupa la parole. Il était en effet de si petite taille que Clémentine eût été obligée de s'incliner pour lui offrir son front. Il avait de gros traits, un œil noir plein de vivacité, d'épais sourcils et de longues moustaches qui coupaient son visage horizontalement et le dépassaient à droite et à gauche de plusieurs doigts. Ses airs de matamore et ses jurons faisaient trembler bien des gens.

« Enfer ! canons ! mille pipes de diable ! s'écria-t-il de sa grosse voix en continuant son moulinet, d'où vient qu'on ne t'a pas vu aujourd'hui ? Serais-tu malade ? »

C'était la coutume des trois amis de se réunir chaque matin dans un petit café, à l'effet d'y prendre un doigt de vin blanc. Or, le matin même, M. Hauteclair avait manqué à l'appel.

En réponse à l'apostrophe de Sardache, le vieillard renouvela brièvement les aveux qu'il avait dejà faits à David.

« Ah ! ah ! connu ! interrompit facétieusement Sardache ; absolument comme chez moi. Nous pouvons nous donner la main. Doit et avoir se font balance ; une cassette à réserve, et rien à mettre dedans. »

Sardache, néanmoins, se mit au service de son vieil ami. Il va sans dire que ce fut pour essuyer un refus.

« Et dans tes réformes économiques, reprit bientôt ironiquement Sardache, le déjeuner est-il aussi supprimé ?

– Non pas, repartit le vieux capitaine.

– Et la partie de boules ?

– Ah ! pour cela, mon gaillard, repartit M. Hauteclair, d'ici à longtemps tu n'auras l'impertinente satisfaction de boire l'absinthe à mes dépens. Il s'agit de rétablir l'équilibre dans mon budget, et je prétends y parvenir sans demander du crédit, même pour cinq centimes.

– Pseu ! pseu ! fit David, ce brave Dieudonné est vraiment le mât de cocagne de l'honneur.

 – Oh ! oui, oh ! oui, ajouta Sardache au milieu d'un gros rire, et il faut même convenir que le bon Dieu l'a diantrement savonné. »

Cependant Sardache se consolait de voir une de ses victimeslui échapper.

« Faute d'un moine, dit-il, l'abbaye ne tombe pas ; David me reste. Partons ! Hauteclair fera galerie : ça ne coûte rien.

– Alors, j'y consens, repartit le vieux capitaine.

– Habille-toi. »

Pour se distraire sans doute de l'ennui d'attendre, le pétulant Sardache, allant, venant, gesticulant, frappant de sa canne, tantôt le mur, tantôt le parquet, n'arrêtait pas de bavarder.

« Il faut que tu saches, racontait-il d'un accent profondément goguenard, que David et moi avons fait la découverte d'une guinguette ravissante…. Au Cabinet vert ! C'est sur le bord de l'eau. Il y a un jeu de boule qui va tout seul, et un cabaretier !… (Sardache appliqua les doigts sur ses lèvres et imita la musique d'un long et bruyant baiser.) Imagine un original premier numéro, très subcestible, qui jouit d'une mine redoutable, de moustaches plus grosses que les miennes, et d'yeux !… Tiens, sans mentir, les miens ne sont que des chandelles à côté des becs de gaz du particulier. Au fond pas méchant, je suppose. Mais sa bicoque est isolée, puis il a une dame ! Ce dernier détail surtout lui aura suggéré la mesure de se changer en vieux loup de mer pour effaroucher les maraudeurs… Diable de nom avec cela : il s'appelle M. Ziss ! (Sardache prononça ce nom au milieu d'un éternument affecté.) Je me plais à croire que tu n'as jamais entendu estropier le français avec un si touchant accord. Tu l'entendras !… Il dit de la mélon pour du melon, et prétend qu'on ne mort qu'une fois pour qu'on ne meurt…. Hier, pas plus tard, pour marquer qu'il possède un palais délicat, il nous disait : « Moi, pour bien dire, messieurs, je suis dégoûtant. – Dis donc dégoûté », lui fit observer son épouse, une bien belle femme, demande à David, qui, dans un voyage à la Nouvelle-Orléans, s'est échappée presque tout entière des griffes de la fièvre jaune… En somme, M. et madame Ziss ! (Ici, nouvel éternument de Sardache.) sont de bien aimables gens ; tu seras heureux de les connaître… Nous t'avons annoncé… Puis l'absinthe y est excellente, et le jeu de boule, comme je te disais, va tout seul.

– As-tu fini, sempiternel bavard ? s'écria M. Hauteclair impatienté ; as-tu fini ? »

Sardache, s'apercevant que son ami se coiffait et prenait sa canne, partit devant en s'écriant :

« Allons, en route ! »

Il était déjà à la porte de la rue que ses amis sortaient à peine de la chambre. David avait toujours à cœur de conclure. Marchant derrière son vieil ami, il lui dit à mi-voix :

« Bref, mon cher, je soutiens qu'il n'est pas un individu, pas une famille peut-être sur quinze, qui n'ait son secret, sa plaie cachée, son ver rongeur, et, pour peu que tu veuilles patienter, je me fais fort de t'apporter la preuve que, parmi ceux qui sont fondés à se plaindre de la vie, tu as droit tout au plus, toi, à un jeton de présence.


II – CE QUI AILLEURS S'ENSUIVIT

Selon une coutume invariable, le père, la mère et la fille, à l'issue du premier déjeuner, se tenaient au premier étage, dans le salon dont les trois fenêtres ouvraient sur un balcon, du côté de la rue. Entièrement boisé, blanc et or, plus long que large, ce salon, avec ses fenêtres hautes et cintrées, ses deux lustres et son mobilier massif en acajou noir, rehaussé d'ornements dorés, rappelait un foyer de théâtre.

M. et madame Granger siégeaient sur des fauteuils, près de la cheminée en marbre que du seuil on voyait à gauche, et Cornélie leur fille promenait ses doigts sur le piano, lorsque madame Bailly entra suivie de Clémentine.

Madame Bailly, qui pendant près de quarante ans avait gouverné la maison du père de madame Marcille et s'était acquis dans ces fonctions l'estime de tous ceux qui l'avaient connue, fut accueillie avec le plus honorable empressement, ce dont au reste elle ne s'émut guère. De sa voix placide comme sa personne, elle dit laconiquement ce qui l'amenait et présenta sa protégée. Cornélie quitta son piano et accourut. Tous les regards se portèrent sur Clémentine, et presque aussitôt madame Granger marqua de la surprise.

« C'est singulier, dit-elle en se tournant vers son mari, ne trouvez-vous pas, Athanase, à qui ressemble mademoiselle ? »

M. Granger, dont le gros œil bleu à fleur de tête était plein de tristesse, répliqua :

 « À qui, madame ?

– Comment ! êtes-vous donc aveugle ? car vraiment il faut l'être pour ne pas voir que mademoiselle ressemble à M. de Flohr ! N'es-tu pas de cet avis, ma fille ? »

Par esprit de contradiction, peut-être, Cornélie repartit sans quitter Clémentine des yeux :

« Autant vaudrait dire que mademoiselle a un certain air de famille avec ma tante.

– Oh ! fit dédaigneusement madame Granger.

– Après cela, tu sais, maman, ajouta Cornélie, M. de Flohr a une de ces figures qu'on rencontre encore assez fréquemment. Ce sont ses manières et ses mérites qui font toute sa distinction. »

L'accent velouté dont cela fut dit en masquait si mal l'impertinence que madame Granger s'empressa d'ajouter :

« Au surplus, mademoiselle, un homme distingué, tout à fait distingué, un baron, le professeur de ma fille. Vous devez donc être plutôt fière que chagrine de la ressemblance. »

Clémentine avait soutenu cet examen désobligeant avec beaucoup de tranquillité et même de bonne grâce. Elle riposta en s'inclinant :

« Mon Dieu, madame, la fortune nous donne un visage : quel qu'il soit, il me semble qu'il n'y a pas lieu d'en être fier ni d'en rougir. »

La réplique fut sans doute jugée hardie et de mauvais goût, car elle occasionna un peu de gêne et quelques instants de silence. Madame Granger demanda enfin :

« Et comment vous appelez-vous, mademoiselle ?

– Clémentine, madame,

– Clémentine … ?

– Je ne connais pas mes parents, madame. »

Madame Granger prit un air de bienveillante pitié.

« Orpheline, balbutia-t-elle.

– Ah ! maman, fit vivement observer Cornélie, il faudra que je voie dans le dictionnaire si tu te sers bien du mot propre ! »

Tout entière en apparence à la mère qui déjà la questionnait sur son savoir-faire et ses prétentions, Clémentine n'eut pas l'air d'entendre la fille.

Déçue dans sa malice, comprenant d'ailleurs qu'elle avait affaire à une personne capable de lui tenir tête, mademoiselle Granger changea soudainement de batteries. Elle devint gracieuse, caressante avec Clémentine, et l'entraîna bientôt hors du salon pour causer librement avec elle de chiffons et de toilette. La mère, de son côté, accompagna madame Bailly jusqu'en bas, où elle avait à donner des ordres. M. Granger resta seul.

L'excellent homme semblait avoir le cœur bien gros. Renversé sur le dossier d'un fauteuil, les jambes allongées, les mains croisées sur le ventre, l'œil à demi fermé, il poussait par intervalles des soupirs à fendre l'âme.

Un bruit de pas dans l'antichambre lui fit lever les yeux vers la porte, et à peine aperçut-il le nouveau venu qu'il se précipita à sa rencontre, lui prit les mains et lui dit avec effusion :

« Bonjour, mon cher Eugène, bonjour ! »

Ces manières affectueuses, qui respiraient le chagrin et quêtaient la sympathie, frappèrent le fils de madame Marcille. Oubliant les propres douleurs qu'accusaient ses yeux rouges et son visage pâli, il demanda avec intérèt :

« Qu'avez-vous, cher monsieur ? »

Montrant un siège et s'asseyant en face, M. Granger repartit à mi-voix, d'un accent lugubre :

« Hélas ! mon cher Eugène, ma vie, depuis quel que temps, est troublée par de bien grands chagrins.

– Comment cela, cher monsieur ?

– Vous êtes discret, reprit M. Granger, je n'ai pas à craindre que vous trahissiez ma confiance : laissez-moi vous confier les poignantes angoisses où me plongent les choses qui se passent ici. »

Marcille hocha amèrement la tête.

« Qu'avions-nous besoin, je vous le demande, ajouta M. Granger, d'un nouvel équipage, de chevaux de prix, d'augmenter le nombre de nos domestiques, d'acheter un piano à queue ? Où était la nécessité de donner, cet hiver, tant de dîners, tant de fêtes, tant de bals ? Le baron de Flohr, sans doute, est un cavalier charmant, un homme doué des plus rares qualités. Mais est-ce une raison pour quintupler nos dépenses ? Je ne sais comment tout cela finira. C'est un pillage. Nous courons à notre ruine. Travaillez donc quarante ans à amasser du bien, pour avoir la douleur de le voir gaspiller si follement ! »

M. Granger reprit haleine et dit encore :

« Et ce n'est pas tout. La sœur de ma femme, mademoiselle de Sainte-Luce, achève de me désespérer. Il y a un an, après être restés tant d'années sans la voir, nous nous faisions une fête de l'embrasser. J'en suis encore à me demander si elle nous a seulement reconnus. Elle n'avait qu'une idée fixe : se retirer à Châteauneuf pour y vivre de ses rentes. À présent, c'est autre chose, la voici de retour : elle manque de ce qu'au départ elle avait de plus précieux, sans qu'il soit possible d'avoir d'elle le moindre mot de réponse. C'est une sainte demoiselle, je n'en disconviens pas ; mais enfin, c'est clair, elle n'a pas la tête saine : rien n'est facile comme de la circonvenir, et, à moins d'une mesure que conseille la prudence, nous courons risque de voir son bien passer à des étrangers. Ah ! bien oui ! madame Granger rejette cela avec indignation. À part de courtes éclipses, sa sœur a autant de raison que de vertu. Plaignez-moi, mon cher ami, plaignez-moi ! On dirait, ma parole d'honneur, d'une conspiration pour me réduire au désespoir. »

Quelqu'un entrait. C'était madame Granger. Marcille faussa compagnie au mari pour aller audevant de la femme et s'incliner devant elle.

« Bonjour, Eugène, répondit la mère de Cornélie. Et Suzanne ? »

Cependant elle s'asseyait et invitait Marcille à faire de même. La tristesse de celui-ci n'était déjà plus qu'une réserve glaciale. Il repartit en s'asseyant :

« Ma mère, madame, va de mal en pis. Toutefois, elle souffre peut-être plus encore moralement que physiquement. Un seul événement, à ce qu'il semble, pourrait beaucoup la soulager, et c'est ce qui me décide àvenir me consulter là-dessus avec vous.

– Je vous écoute, mon cher ami. »

D'un accent qui démentait quelque peu le calme de son visage et de ses manières, Marcille continua :

« Depuis longtemps déjà mon mariage avec votre fille est chose convenue entre vous et ma mère.

– C'est vrai, Eugène.

– L'époque en devait être ultérieurement fixée, dit encore Marcille.

– C'est toujours vrai, mon cher ami.

– Au silence que j'ai depuis gardé, ajouta Marcille, vous avez pu supposer que je n'avais pas une bien vive impatience de vous voir fixer cette époque.

– Je n'ai rien supposé du tout, Eugène.

– Vous m'eussiez fait tort bien gratuitement, poursuivit Marcille ; car je n'ai pas cessé d'aimer profondément Cornélie. Mais il me paraissait convenable d'attendre que ma mère se rétablît pour vous parler de mon mariage.

– Qui n'applaudirait à de si louables sentiments ? »

Ces marquesd'approbation sur les lèvres de cette femme hautaine, loin d'encourager Marcille, le déconcertaient.

« Il arrive malheureusement, balbutia-t-il, que ma mère, comme je vous le disais, ne va pas mieux. D'un autre côté, tout me porte à croire que mon mariage, qui est sa constante préoccupation, pourrait hâter son rétablissement. Je me suis donc résolu à venir vous demander s'il vous conviendrait de vous concerter avec moi, à l'effet de préciser la date d'un jour que j'appelle de tous mes voeux. »

Madame Granger était de marbre. Elle ne se pressa point de répondre. Le choix des expressions la préoccupait sans doute bien plus que la réponse elle-même.

« Loin d'éluder votre mise en demeure, mon cher Eugène, dit-elle enfin avec affabilité, j'y répondrai avec une entière franchise. Il est bien vrai que votre mariage avec Cornélie, un moment abandonné par suite de vos aventures avec mademoiselle Lemajeur, a été définitivement arrêté entre votre mère et moi. J'ajouterai que j'ai toujours eu de la faiblesse pour vous, que je me suis habituée à vous regarder comme mon fils, et que je vous verrais avec des transports de joie devenir le mari de ma fille. Vous n'avez oublié qu'un détail, mais un détail essentiel ; laissez-moi vous le rappeler, mon cher ami : c'est que ce mariage, mon rêve caressé, a été naturellement toujours subordonné à l'agrément définitif de Cornélie. »

À la surprise que laissa paraître Marcille, il fut évident que, s'il s'attendait à une fin de non-recevoir, ce n'était pas à celle-là.

« Qu'à cela ne tienne, madame ! répliqua-t-il vivement. Toutefois, je vous supposais mieux informée. Il ne m'a jamais paru que Cornélie, à qui j'ai vingt fois exprimé la profondeur de mon attachement, selon que vous-même m'y avez autorisé, envisageât comme un malheur la perspective de porter mon nom.

– Vous m'avez mal comprise, mon cher enfant, repartit madame Granger toujours aussi calme. Il est impossible qu'une fille bien née envisage comme un malheur une alliance à tous égards honorable. Seulement, Cornélie est dans l'âge des illusions. Une fille de vingt ans ne saurait avoir, dans les sentiments, la clairvoyance et la solidité d'une femme de quarante. Aussi n'y aurait-il pas lieu d'être surpris si, amenée à se replier sur elle-même par l'idée d'un prochain mariage, elle reconnaissait que ce qu'elle prenait dans le principe pour de l'amour n'était simplement qu'une vive affection fraternelle ? »

Sous des airs de franchise, madame Granger cachait tant de mauvaise foi et une si intrépide résolution d'éluder sa parole que Marcille ne contint qu'avec peine son indignation.

« Est-ce un refus, madame ? demanda-t-il d'une voix éteinte et en pâlissant. Auriez-vous changé d'idée ? Je n'attache pas plus de prix qu'il ne faut aux commérages de la ville. Mais les bruits qui courent seraient-ils donc fondés ?

– Et quels bruits ?… »

D'un accent un peu plus ferme, Marcille répliqua :

« C'est vous servir, madame, de vous les apprendre, si réellement vous les ignorez. Un étranger, dont l'arrivée ici ne remonte pas à plus de huit ou dix mois, M. de Flohr, vous aurait subjuguée jusqu'au fanatisme. Vous n'entendriez plus que par ses oreilles, vous ne verriez plus que par ses yeux. Toutes ces dépenses où vous vous jetez depuis quelque temps, vous ne les feriez que pour lui plaire. À cet étranger, enfin, dont on ne connaît pas même les antécédents, vous ne seriez pas éloignée de donner votre fille en mariage… »

À mesure que parlait Marcille, madame Granger mettait sur son front une couche de mélancolie hypocrite.

« Combien le monde est indiscret ! dit-elle en secouant la tête. De quoi va-t-il s'occuper ? On nous taxait jadis d'avarice, à présent on nous accuse d'extravagance. Il est bien difficile de contenter les gens. Vous pouviez du moins vous rappeler, mon cher ami, le sang qui coule dans nos veines, et prendre sur vous d'affirmer que, quoi qu'il arrive, nous serions toujours incapables de faire quoi que ce soit contre la bienséance et l'honneur. »

Ce n'était pas une réponse ; mais enfin Marcille eut l'air de s'en contenter.

« Il me reste donc, madame, dit-il, à consulter les sentiments de Cornélie elle-même. »

Précisément Cornélie qui, pendant ce temps-là, installait Clémentine à l'angle de l'une des fenêtres du salon, vint tout à coup dans la direction de sa mère.

Depuis ses débuts dans les aventures de Marcille avec Thérèse Lemajeur, sa beauté avait atteint à son plus haut degré de développement. L'aisance de sa démarche était incomparable ; son front éclatait de hardiesse ; des lèvres dédaigneuses et mutines complétaient une physionomie où respiraient la malice et la violence.

« Vous parliez de moi, dit-elle en caressant alternativement de son œil fauve sa mère et Marcille.

– Voici ce que c'est, dit aussitôt madame Granger : Eugène est venu me parler de ton mariage avec lui.

– Ah ! fit Cornélie en détournant vivement la tête.

– Je lui ai répondu, continua madame Granger, que tu étais encore bien indécise, et que même tu m'avais paru craindre de ne pas l'aimer autant qu'il le désirait. »

La jeune fille garda le silence.

« Vous ne répondez pas, Cornélie », lui dit Marcille. Il ajouta, la voyant résolue à se taire : « Aurais-je eu tort de croire que vous encouragiez mes espérances ? M'abusais-je quand je vous entendais vous-même provoquer mes protestations d'attachement ?

– Moi ! s'écria Cornélie impatientée ; je vous ai laissé dire et penser tout ce que vous avez voulu ! »

Marcille tressaillit.

« Parlez-vous sérieusement ? demanda-t-il. Se peut-il que, m'ayant paru dire oui tant de fois, vous disiez non aujourd'hui ?

– Quand cela serait ! répondit audacieusement la jeune fille. Vous-même, ne m'avez-vous pas donné l'exemple des changements ? »

Cornélie faisait allusion aux amours de Marcille avec Thérèse Lemajeur. Le trait était cruel. Marcille se leva et, d'une voix qu'altéraient l'amertume et la colère, repartit :

« Loin de moi la responsabilité d'une démarche qui m'attire ces affronts, Cornélie. N'eussent été les secrètes préoccupations d'une pauvre femme, dont l'état pèse sur moi comme un remords, je ne me fusse jamais résigné à un rôle si lâche. »

La mère et la fille se récrièrent.

« Mais je n'ai rien dit qui puisse faire supposer… balbutia Cornélie.

– Vous avez tort, mon cher ami, dit la mère, d'attacher tant d'importance aux boutades d'une folle enfant qui ne sait pas encore bien ce qu'elle veut… »

M. Granger, se joignant à sa femme, engagea Marcille à ne pas désespérer, protesta que personne dans la maison ne songeait à l'éconduire, qu'il ne s'agissait que d'avoir un peu de patience, enfin que tout certainement s'arrangerait à la satisfaction de chacun.

Par malheur, cet empressement et ces protestations reçurent presque au même instant un éclatant démenti. Les portes du salon, ébranlées, puis ouvertes, encadrèrent un personnage qui décida sur-le-champ d'une diversion accablante. En effet la mère et la fille oublièrent aussitôt Marcille pour ne plus s'occuper que du nouveau venu. À peine est-il besoin de nommer M. de Flohr.

Mais au préalable, pour mettre chaque chose à sa place, il faut remonter de quelques heures en arrière et parler incidemment de l'étrange rencontre que le baron venait de faire sur la route de Meung à la ville.


III – UN GRANDISSIME

Cette route n'offre que peu ou point de prise aux souvenirs. Elle n'est qu'une sorte de ruban plat et poudreux qui traverse deux ou trois gros bourgs et que jalonnent, à droite et à gauche, de vieux ormes, entre lesquels on aperçoit çà et là une ferme, des champs, des vignes, un pan de mur ou encore un rideau de peupliers.

Il pouvait être une heure du soir. Bien qu'on ne fût encore qu'à la mi-avril, le ciel étant sans nuage et l'atmosphère toute calme, la chaleur était grande.

Un piéton, jeune encore, de trente-cinq ans au plus, boitant de fatigue, soulevait piteusement la poussière du chemin. Son extérieur était bizarre. Il avait le teint basané, une barbe brune et touffue qui ne laissait guère voir de son visage que le gros nez rond et les grands yeux noirs sans éclat. Des cheveux crépus de même couleur s'échappaient à profusion d'un béret blanc orné au centre d'une mèche de laine rouge. Le lambeau de foulard qui lui servait de cravate cachait assez mal son cou pour en laisser voir le développement presque monstrueux. Il était vêtu d'un paletot en velours râpé que sa taille ramassée, ses épaules et ses bras d'athlète bourraient au point d'en faire craquer les coutures. Un pantalon bleu clair, maculé de boue, et des souliers en mauvais état complétaient sa voyante et sordide toilette.

Il boitait de plus en plus, faisait des haltes fréquentes et interrogeait chaque voiturier sur la distance qui le séparait encore de la ville.

À la longueur de l'étape se joignait, pour ralentir son pas, un attirail non moins gênant que pittoresque. D'un côté c'était une gourde vide, de l'autre un rouleau en fer-blanc, sur les reins une guitare ; outre cela, il tenait de la main droite un gourdin noueux et de la gauche une toile peinte, sans cadre, d'une hauteur de soixante-dix centimètres environ.

Décidément trahi par ses forces, il s'arrêta. Malgré le coude que la route formait en cet endroit, le décor restait le même, on ne voyait que des arbres et encore des arbres. Notre homme avisa une haie, rangea aux pieds sa toile peinte et sa guitare, puis se fit un coucher des menues branches d'un orme récemment abattu. Ce petit ménage achevé, il s'étendit sur le dos, posa la tête sur ses mains croisées et ferma les yeux. Un sommeil de plomb ne tarda pas à s'appesantir sur lui.

Dans la même heure, M. de Flohr se dirigeait en tilbury du côté de la ville. Pour se soustraire aux secousses du pavé, il suivait à sa gauche l'espace macadamisé de la route, la zone où précisément dormait l'homme à la guitare. Le cheval, bon trotteur, aiguillonné encore par le fouet, avançait rapidement. Une couche épaisse de boue pulvérisée amortissait le bruit de son trot ainsi que celui de la voiture. Le baron, d'ailleurs, ayant la vue excessivement basse, était plus qu'un autre exposé, en tournant le coude du chemin, à ne pas voir les jambes de l'homme endormi sur la voie. Il ne les vit pas en effet. Un cri retentit.

« Aie ! »

De Flohr frissonna d'horreur. Un cahot avait coïncidé avec cet effroyable cri. Il arrêta court, laissa flotter les guides et descendit de voiture…

Ses gants glacés, ses chaussures vernies, la coupe de son frac et son aisance dans cette mise pleine de recherche prouvaient au moins des habitudes invétérées de dandysme.

Fort pâle et la sueur au front, il se précipita à sept ou huit pas en arrière, ajusta machinalement un monocle à l'un de ses yeux et se pencha vers l'endroit d'où partaient les cris de détresse.

Le blessé se tordait dans les convulsions et jetait par-ci par-là une note encore plus discordante que déchirante. Portant la main à ses blessures, il s'écria à l'approche du baron :

« Aie ! aie ! senor, vous m'avez brisé les os ! »

Il parvint toutefois avec force grimaces et un redoublement de cris à se mettre sur son séant.

Consterné, près de défaillir, de Flohr se baissa jusqu'à terre et examina jusqu'à quel point l'accident était grave. Dans sa rapidité foudroyante, la roue avait à peine entamé les chairs, mais en revanche y avait imprimé une large bande violacée qui noircissait à vue d'oeil.

Le pauvre diable continuait à geindre d'une façon lamentable.

« Caramba ! faut-il avoir de la chance ! disait-il de cet accent méridional qui ne fait grâce d'aucune syllabe ; me voilà estropié pour le reste de mes jours ! »

On eût pu lui répondre de s'en prendre avant tout à son imprudence ; mais l'autre, le baron, ne songeait pas même, dans son trouble, à décliner la responsabilité de l'accident. Il restait là en contemplation devant la blessure et semblait rouler plusieurs projets dans sa tête. Entre lui et Clémentine, cette ressemblance qui avait si fort frappé madame Granger existait-elle réellement ? C'était bien la même nuance de cheveux, la même peau très blanche, le même nez élégamment arqué ; mais voilà à peu près tout. De Flohr d'ailleurs avait la bouche à demi-cachée par des moustaches et ces yeux clignotants qui distinguent les myopes.

« Voyons, mon brave, dit-il enfin d'une voix altérée, essayez de vous mettre debout. En vous appuyant sur moi, peut-être parviendrez-vous à monter dans ma voiture. Je vous conduirai alors à la ville, où je vous ferai soigner jusqu'à votre entière guérison. »

À ces ouvertures, le blessé ouvrit l'oreille. Se livrant à des contorsions grotesques qu'il accompagnait çà et là d'un cri de douleur, il réussit à se lever. Pesant alors de tout son poids sur le bras qui lui était offert, il se traîna, non sans gémir, jusqu'à la voiture. Là redoublèrent ses grimaces convulsives et ses lamentations, et cinq minutes de travail et d'efforts ne furent point de trop pour le hisser sur le tilbury.

« Diavolo ! fit-il tout à coup en se tournant vers l'endroit où il avait dormi ; et ma guitare ! et mon portrait ! »

De la meilleure grâce du monde, de Flohr, qui déjà escaladait le marchepied de la voiture, retourna sur ses pas et revint bientôt avec les objets désignés. Peu d'instants après, le cheval reprenait sa course dans la direction de la ville.

Il y avait apparence que le blessé se trouvait bien du mouvement de la voiture ; en même temps que son front s'éclaircissait, ses soubresauts douloureux n'avaient plus lieu que de loin en loin, quand il y pensait sans doute. Étalant ses grâces avec un sans-gêne croissant, il tira de l'une de ses poches du tabac et de petits papiers qui y étaient pêle-mêle, et roula une cigarette. Grâce aux ressources d'un briquet, sa tête ne tarda pas à flotter dans un nuage. La fumée s'échappait de sa barbe, de ses narines et même de ses yeux. Entre deux bouffées :

« Serait-il indiscret, senor, dit-il d'un air noble, de vous demander votre nom ?

 – Charles de Flohr.

– Seriez-vous étranger ?

– Saxon, de Dresde.

– Il n'y paraît guère.

– Je suis en France depuis vingt ans.

– Quel âge avez-vous donc ?… »

De Flohr fronça légèrement les sourcils.

« Vous ne sauriez, dit-il, me faire une question plus désagréable.

– Excusez-moi… Propriétaire, j'imagine ?

– Professeur de musique.

– Vous gagnez donc beaucoup d'argent ?

– Autant que je veux.

– Diavolo !… Combien alors vous devez vous amuser !

 – Nullement.

– Qu'est-ce donc qui vous en empêche ?

 – Bien des choses.

 – Et d'abord ?

– Ma mémoire.

– Tiens ! tiens !… »

Peu après, le fumeur, au bout de sa cigarette, ajouta :

« Et les vins, dans ce pays de Cocagne, y sont-ils bons ?

 – Il y en a d'excellents.

 – Et les femmes ?

 – J'ai d'assez mauvais yeux. On les dit charmantes.

– O fortune !…

« Se souvenant ici de ses jambes, l'intrépide questionneur fit une nouvelle pause pour les examiner, examen qu'il entoura de ménagements et accompagna de lamentations contenues. Après quoi, il fouilla dans sa poche et roula une deuxième cigarette. Sa tête ne tarda pas à fumer, sans exagération, comme une charbonnière.

« Ah ça ! mais, senor, reprit-il soudainement, vous n'êtes, ce me semble, guère pressé de savoir comment on m'appelle ! »

Mal à l'aise et tout rêveur, de Flohr ne se souciait nullement de causer.

« Je n'y songeais pas, dit-il laconiquement. Nonobstant, senor, je me plais à croire que vous ne serez pas fâché d'apprendre que vous avez affaire à Rolando. »

D'un air de glaciale indifférence, le baron répliqua :

« Vous vous appelez Rolando ?

– Oui, Rolando.

– Que faites-vous ?

 – Rien.

– Alors vous êtes…

 – D'une condition, hélas ! qui m'impose de me croiser les bras.

 – Comment cela ?… »

Rolando leva le bras droit, l'arrondit en cerceau au-dessus de sa tête, saisit de la main de ce même bras l'extrémité gauche de son béret et se découvrit.

« Je suis, dit-il avec emphase, duc et grand d'Espagne. »

De Flohr jeta un coup d'oeil de travers à son voisin, lequel, sans se déconcerter, continua en se recoiffant :

« D'ignobles intrigues m'obligent à m'exiler provisoirement. Un procès est engagé. L'issue n'en saurait être douteuse, et j'espère bien avant peu regagner mon pays et rentrer en possession des biens et des titres que me disputent de vils scélérats. »

En dépit de son malaise, de Flohr sourit et hocha la tête.

« Voyons, fit-il, raillerie à part….

– Comment, senor, raillerie à part, interrompit Rolando d'un air offensé, que prétendez-vous dire ? Ai-je donc l'air de conter des histoires ?

– Ne vous fâchez pas.

– Je suis, ne vous en déplaise, duc et grand d'Espagne.

– Après tout, c'est possible.

– Dieu merci ! ajouta Rolando en portant la main à son étui, mes parchemins sont en règle.

– Eh ! laissez cela, repartit de Flohr, je ne suis pas gendarme. »

La voiture avançait toujours.

« Tenez, reprit Rolando en retournant avec vivacité la toile peinte rangée devant lui, daignez seulement jeter un coup d'oeil sur ce portrait ! »

De Flohr se débarrassa de son fouet, et ajusta son monocle. Il put ainsi apprécier, se détachant sur un fond noir, une petite tête rougeaude enfoncée dans une fraise de dentelle comme un bouquet de pivoines dans un cornet de papier.

Le baron se mordit les lèvres jusqu'au sang pour ne pas éclater de rire.

« Je ne me connais pas beaucoup en peinture, balbutia-t-il, mais il me semble que ce portrait est peint bien à la diable.

– Caramba ! s'écria Rolando indigné, vous êtes difficile : un Velasquez ! »

Toutefois, oubliant soudain de dire ce qu'il comptait faire de ce portrait, il le remit discrètement en place et roula une troisième cigarette.

Aux groupes de maisons qui se voyaient çà et là, à l'animation de la route où se croisaient actuellement les voitures et les piétons, on devinait que la ville ne devait plus être bien loin.

Rolando se prit tout à coup à envisager le baron.

« Ah ça ! mais, senor, lui dit-il, vous êtes plus blanc que votre linge : seriez-vous malade ?

 – En effet, repartit de Flohr, je ne me sens pas bien. La crainte de vous avoir cassé les jambes m'a donné une secousse dont je ne suis pas encore remis. »

Cet aveu plongea Rolando dans une crise de vanité qui frisait la démence.

« Ah ! certes, dit-il d'un air d'approbation plein de grandeur, voilà une émotion qui vous honore. On voit que vous comprenez toute l'importance de l'accident dont j'ai manqué d'être victime. Il n'y a pas contredire, vous eussiez porté un coup fatal à la perfection. Ici rien ne manque. Voyez d'abord ce faciès !… Et ça ! (Jetant sa cigarette et s'aidant des mains pour entr'ouvrir ses lèvres, il laissa voir un râtelier de jeune loup.) Et ça ! (Cette fois il ôtait son béret et passait les doigts dans ses cheveux.) Touchez, touchez sans crainte ! Vîtes-vous jamais toison pareille ? Et ces yeux ! une gazelle en mourrait de jalousie… Enfin, quant aux muscles et à la force, je vous avouerai que j'ai parcouru tous les coins du monde sans trouver un Samson capable de lutter avec moi. Ah ! si j'avais voulu !… plus d'une princesse… mais la dive bouteille !… »

La vue des portes de la ville pouvait seule mettre un terme à l'intarissable faconde de Rolando. Son attention fut peu à peu absorbée par l'examen des localités qu'il traversait.

De Flohr fit bientôt halte devant une auberge. Il invita Rolando à descendre.

« Voici pour vous soigner, lui dit-il en lui donnant deux pièces d'or. Guérissez-vous et venez me voir. »

Devenu presque ingambe au contact de l'or, Rolando, ivre de joie, passa sa guitare sur son dos, se saisit de la toile peinte, et, dans une attitude pleine de noblesse, regarda en souriant s'éloigner le tilbury.


IV – SUITE DU CHAPITRE II

Quoi qu'en eût dit madame Granger, les bruits de la ville n'avaient que des fondements trop réels. Si tout à coup elle bouleversait sa maison, remplaçait sa cuisinière par un chef, la demi-fortune par un superbe équipage, si elle ouvrait ses salons, donnait à dîner, organisait des fêtes, si enfin, en dépit des remontrances de son mari, elle prétendait vivre comme il convient à des gens plus que millionnaires, ce qu'elle en faisait n'avait évidemment d'autre but que celui d'éblouir et d'accaparer M. de Flohr.

La présence seule du baron suffisait à en faire une autre femme ; on put le voir en ce moment même ; elle se dérida, sa taille s'assouplit, elle oublia tout pour aller au devant du professeur avec un empressement affectueux et s'inquiéter de sa santé d'un air de sollicitude toute maternelle.

Cornélie se montra encore moins réservée. Elle piétinait de joie, son visage respirait l'ivresse ; de ses yeux où brûlait un incendie, elle dévorait son professeur et s'efforçait d'en provoquer l'attention.

Quant à M. Granger, dont l'accueil en apparence ne fut pas moins cordial, il eut le courage de s'esquiver sous le prétexte de reconduire Marcille.

Cependant M. de Flohr, tout en répondant avec grâce à ces démonstrations affectueuses, avait par faitement remarqué en passant l'air roide et refrogné de Marcille.

« Il me semble connaître ce visage, dit-il. N'est-ce pas M. Marcille, le fiancé de mademoiselle Cornélie ?

La mère, et la fille échangèrent un rapide coup d'oeil.

« En effet, balbutia madame Granger, dans le temps, il a bien été question de quelque chose comme ça ; mais… »

Madame Granger hésitait.

« Eh bien ! maman, ajouta vivement Cornélie, n'oserais-tu pas dire à M. de Flohr qu'il n'en est plus du tout question aujourd'hui ?

 – Ah ! » fit le baron.

Pour couper court, Cornélie prit familièrement la main gantée de son maître et l'entraîna vers Clémentine.

« Par curiosité, dit-elle, veuillez donc me suivre. »

Elle ajouta, s'adressant à Clémentine :

« Ne voudriez-vous pas, mademoiselle, nous faire la grâce de lever la tête ? »

Clémentine se prêta sans mot dire à cette fantaisie.

« Regardez, monsieur de Flohr, reprit Cornélie, maman trouve que mademoiselle vous ressemble. »

Le baron, qui avait rajusté son monocle, répondit en s'inclinant :

« Je voudrais ressembler à mademoiselle.

– En vérité ! dit Cornélie assez peu gracieusement.

– Mon Dieu, dit à son tour madame Granger, Cornélie fait d'un rien une affaire d'État. C'est une simple remarque qui ne porte atteinte à la considération de personne.

– Comment donc, madame, répliqua de Flohr, loin d'y trouver à redire, je vous assure que j'en suis extrêmement flatté. »

Il fallait s'attendre à quelque nouvelle parole agressive de Cornélie. Son père poussa brusquement la porte, montra un visage hagard, et hors d'haleine s'écria :

« Madame ! madame !

– Qu'y a-t-il, monsieur ?

– On ne sait ce qu'est devenue votre sœur. Elle n'est ni dans sa chambre, ni dans la vôtre, ni dans aucune autre pièce de la maison. Les domestiques cependant ne l'ont pas vue sortir. Où est-elle, madame, où est-elle ? »

Madame Granger parut toute saisie. »

Que m'apprenez-vous là ? fit-elle. Excusez-moi, baron, je reviens dans l'instant. »

Et précédée de son mari, elle se précipita hors du salon. Cornélie, de son côté, émue bien plus de curiosité que de crainte, courut après sa mère tout on disant :

« Ma tante ! ma pauvre tante ! »

De Flohr, qui les avait suivies des yeux, mais sans changer de place, se retourna alors vers Clémentine et lui dit :

« Madame Granger a donc une sœur ?

– Oui, monsieur, repartit Clémentine d'un air plein d'agitation, une sœur qu'elle n'avait pas vue depuis nombre d'années et qui n'est de retour que depuis peu.

 – Que peut-il lui être arrivé ? ajouta de Flohr. Vous-même, mademoiselle, en paraissez inquiète.

– Effectivement, répondit Clémentine, on ne peut pas savoir : quoique pleine de raison, elle a des absences si singulières ! »

Ces détails, en définitive, ne semblaient toucher le baron que médiocrement ; il reprit bientôt :

« Je ne sais, mademoiselle, si c'est en vertu de notre prétendue ressemblance ou de quelque autre cause ; mais je me sens entraîné vers vous par une sympathie non moins vive que désintéressée. À vous voir et à vous entendre, il ne semble pas que vous soyez ici à votre place. S'il arrivait que vous eussiez l'ambition d'une condition meilleure et qu'il ne vous en coûtât point de recourir à mon crédit, je serais heureux de me mettre à votre dis position. »

Bien que toujours très agitée, Clémentine entendit ces offres et s'y montra sensible.

« En vérité, monsieur, dit-elle, je suis presque tentée de vous prendre au mot, non pour moi, car ma présence en cette maison est toute volontaire, mais pour une personne qui m'intéresse vivement, et même si vivement que ce que vous feriez pour elle, ce serait absolument comme si vous le faisiez pour moi-même. »

De Flohr allait répondre. Au bruit de la porte, il tourna vivement sur lui-même. C'était Cornélie qui rentrait à l'improviste et qui, surprenant à la fois l'émotion de Clémentine et la brusque volte-face du baron, s'arrêta stupéfaite et conçut aussitôt de vagues soupçons que des circonstances ultérieures ne devaient pas lui permettre d'oublier.

Madame Granger suivait sa fille. Elle courut à M. de Flohr, et lui dit de l'air le plus gracieux :

« On m'alarmait à tort ; ma sœur n'avait pas quitté la maison. Excusez-moi, monsieur de Flohr, de vous avoir laissé seul.

– Que dis-tu, maman ? interrompit Cornélie avec aigreur. M. de Flohr n'était pas seul ! Il ne paraît même pas qu'il se soit ennuyé en notre absence. »

Sans s'arrêter à cette boutade, le baron dit à madame Granger :

« J'ignorais, madame, que vous eussiez une sœur.

– C'est que l'occasion, cher monsieur de Flohr, répondit madame Granger, ne s'est pas encore présentée de vous le dire. Elle n'est ici que depuis quelques jours.

 – Vous ne l'aviez pas vue, à ce qu'il paraît, ajouta le baron, depuis bien longtemps.

– Sans doute, cher baron ; mais qui vous a dit…

– Mademoiselle.

– Et comment mademoiselle, qui n'est ici que d'aujourd'hui….

– Madame Bailly, madame » ; interrompit Clémentine en rougissant.

Madame Granger passa outre.

« Son histoire est bien simple, reprit-elle en revenant à sa sœur. Elle était la plus jeune des enfants de feu notre honoré père… Les prodigalités d'un aïeul et un procès malheureux avaient réduit notre apanage à un beau nom. Ma sœur, au reste, ne marquait aucun goût pour le mariage. En revanche, elle était studieuse, avait une admirable mémoire, beaucoup d'esprit, et possédait des connaissances aussi solides que variées. Un vieil ami de la famille, notre lointain parent par alliance, que de hautes fonctions, vers cette époque, appelaient dans la Moselle, M. de Villeret…. »

À ce nom, de Flohr marqua une telle surprise que madame Granger s'arrêta, mais d'ailleurs pour continuer presque aussitôt :

« … fort préoccupé, dans son veuvage, d'une charmante petite fille que nous chérissions à l'envi, proposa à notre sœur, aux conditions les plus honorables et les plus brillantes, de l'emmener avec lui à l'effet de veiller sur l'éducation de cette enfant. Pélagie accepta…

– Pélagie !

 – Oui, cher baron, ma sœur ; si vous l'aimez mieux, mademoiselle de Sainte-Luce. »

Le baron frémit de la tête aux pieds ; une profonde terreur bouleversa son visage. Madame Granger déjà l'interrogeait des yeux. Il la prévint.

« Un accident, dit-il, m'est arrivé aujourd'hui sur la route….

– Un accident !

 – Et, tout en vous écoutant, le souvenir m'en est remonté à l'esprit. Je vous conterai cela tout à l'heure. De grâce, continuez, madame. »

Toute perplexe, madame Granger reprit :

« Peu de choses me restent à vous dire. Depuis lors, elle a vécu loin de nous et ne nous a même donné que rarement de ses nouvelles. Son absence a duré de longues années. Elle nous est revenue toujours belle, mais quant à l'esprit, hélas ! bien peu semblable à ce qu'elle était autrefois. Quelque maladie cérébrale qu'on nous a cachée en est sans doute cause. En somme, elle est toute candeur ; je ne saurais parler d'elle sans émotion ; une sainte ne me rendrait pas plus fière. C'est la fleur de notre noblesse, c'est l'ange de la famille. »

De Flohr paraissait aux prises avec des angoisses dévorantes ; la mobilité de ses yeux trahissait l'activité de sa pensée ; évidemment, il sentait l'urgence d'une résolution, et ne savait à quoi se résoudre.

« Il faut que je vous la présente, ajouta madame Granger. Athanase, veuillez donc aller chez elle et tâcher de nous l'amener. »

Avec la rapidité et la roideur d'un ressort qui s'échappe, le baron, pâle, livide, la sueur au visage, de la main droite, sans regarder, saisit le bras de M. Oranger et l'arrêta ; en même temps, s'adressant à madame Granger, il balbutia d'une voix éteinte, en s'efforçant néanmoins de sourire :

« Que je vous conte, au préalable, l'accident dont j'ai été aujourd'hui la cause involontaire. Peut-être pourrez-vous me donner un conseil.

– En effet, cher monsieur de Flohr, s'empressa de dire madame Granger, vous parliez d'un accident. Je suis d'une impolitesse. »

Ne sachant que penser des angoisses du baron, Cornélie l'observait avec stupeur.

« Est-ce donc bien grave ? demanda M. Granger, dont le bras continuait d'être pris comme dans un étau dans les doigts du professeur.

– Jugez-en ! s'écria de Flohr en lâchant le bras de M. Granger pour se livrer à une profusion de gestes d'autant plus surprenants, qu'on le connaissait pour un homme peu expansif. Aujourd'hui, sur la route, j'ai, ou peu s'en faut, écrasé un homme.

– Écrasé un homme ! » s'écrièrent simultané ment le père, la mère et la fille.

Clémentine elle-même leva la tête avec émotion.

« C'est-à-dire, reprit de Flohr allant et venant à travers ses interlocuteurs consternés, que l'une des roues de ma voiture a passé sur ses jambes. Vous savez que j'ai la vue excessivement basse. Cet homme dormait ; il n'est peut-être pas sans reproche. Toujours est-il que l'accident est grave et peut avoir pour moi les plus redoutables conséquences.

– Vous en serez quitte pour le faire guérir, repartit aussitôt madame Granger. Je ne vois pas, en vérité, cher baron, ce qui….

– Comment ! madame, s'écria de Flohr dont l'oeil se dirigeait vers la porte avec épouvante, comme s'il eût craint d'y voir apparaître un spectre, mais à moins d'un miracle, je suis perdu ici.

– Perdu ! »

En proie à une exaltation croissante, le baron ajouta :

« Ne savez-vous pas déjà, madame, qu'on me reproche d'avoir des chevaux trop fougueux, de les faire courir trop vite ? À entendre mes ennemis, je suis une menace perpétuelle pour les habitants ; on ne peut compter tous les accidents dont j'ai failli déjà devenir la cause. Voyez désormais leur triomphe ! J'ai écrasé un homme ! Il n'y a plus décidément de sûreté avec moi. Une peste n'est pas plus à redouter. Il faut en finir. Et je ne serais pas étonné de recevoir l'ordre de quitter la ville. »

Madame Granger se récria.

« Je vous assure, madame, interrompit le baron en se saisissant de son chapeau, que c'est la triste vérité. La malignité de la fortune m'est connue. En moins d'un an, j'ai su conquérir ici une position brillante. Une masure sur du sable mouvant est plus solide. Je n'ai pas un instant à perdre ; il me faut, sans délai, m'occuper de conjurer ce désastre. Veuillez donc, chère madame, m'accorder un congé de quelques jours, et ne pas trop vous étonner si vous ne me revoyez que pour vous dire adieu.

– Que dites-vous ? »

Mais sans attendre, de Flohr, s'inclinant follement devant la mère, le père et la fille, sortit précipitamment du salon.

Cornélie éperdue se jeta dans les bras de sa mère, et dit d'une voix pleine de larmes :

« Maman, maman, ne dirait-on pas que M. de Flohr perd l'esprit ?

– Rassure-toi, chère enfant, dit madame Granger prodigue des plus tendres caresses, rassure-toi : M. de Flohr ne partira pas, dussé-je moi-même lui ouvrir les yeux…. Mais non, c'est tout simplement un modèle de sensibilité et de délicatesse qui s'exagère étrangement la portée d'un accident des plus vulgaires. L'événement ne tardera pas à lui prouver qu'il a tort de s'effrayer ainsi, et alors il reviendra ce qu'il était, ce qu'il ne cesse d'être au fond, c'est-à-dire le plus distingué et le plus aimable des hommes. »


V – PAR LA NUIT SOMBRE

Le soir même, sur la brune, devant la maison du millionnaire, sous les fenêtres déjà closes du rez-de-chaussée, se promenait, de long en large, un soldat. S'il faisait une faction, c'était à coup sûr pour son compte. Malgré l'obscurité croissante, on pouvait distinguer l'homme, évaluer ses vingt sept ou vingt-huit ans, et voir qu'il était d'assez haute taille. Les insignes du sergent-major décoraient sa tunique. À la longueur des cheveux qui s'échappaient d'un képi penché sur l'oreille, à la cravate, au col de chemise rabattu, à l'absence des épaulettes et des armes, on devinait un militaire en vacances. Il outrepassait la maison, revenait sur ses pas et plongeait chaque fois ses yeux par la porte bâtarde entr'ouverte.

Cependant, la nuit devenait de plus en plus noire ; un ciel orageux ajoutait à l'obscurité. Il fit bientôt tout à fait sombre. Sur ces entrefaites Clémentine sortit de la maison Granger et remonta la rue en longeant les murs.

Alors qu'il s'en aperçut, notre rôdeur se trouvait en aval, à vingt ou trente pas à peu près. Il rebroussa chemin.

Tout à coup, sous les rayons de l'une des lanternes qui, de loin en loin, projetaient des lueurs douteuses, un homme jaillit du mur en quelque sorte, et, voyant la jeune fille faire un bond, dit vivement :

« Ne craignez rien, mademoiselle, c'est moi, de Flohr, sans aucune arrière-pensée de galanterie, soyez-en persuadée. Je voudrais simplement compléter notre conversation interrompue, c'est-à-dire savoir le nom de la personne au profit de laquelle vous daignez accepter mes services. »

Clémentine sonda l'obscurité autour d'elle, et, d'un accent où il y avait une nuance d'inquiétude, répondit :

« J'espérais que cette personne serait instruite de ma présence dans la maison Granger et viendrait à ma rencontre.

– Serait-ce un ami, un frère ou un futur mari ? demanda de Flohr avec une impatience singulière.

 – Vous l'avez dit, monsieur, répliqua Clémentine prêtant l'oreille à un bruit de pas ; nous devons, en effet, nous marier. Il doit cependant, avant tout, songer à se faire une position, puisque aussi bien il sort du service. »

Le bruit de pas approchait. On entrevoyait une silhouette. Clémentine marcha résolument à sa rencontre. De Flohr, un moment indécis, se décida à la suivre. Fâcheux hasard ! c'était un domestique de la maison Granger. Ni le baron ni Clémentine ne s'en doutèrent. Mais lui, cet homme, les reconnut parfaitement et s'éloigna, tout scandalisé.

D'ailleurs, ayant rejoint la jeune fille et marchant à ses côtés, de Flohr lui dit :

« Veuillez donc, mademoiselle, lui donner cette adresse et l'engager à venir me voir. »

Clémentine semblait avoir hâte de quitter le baron, lequel, s'en apercevant, s'empressa d'ajouter, d'une voix qui était loin d'être calme :

« Deux mots encore, mademoiselle ; deux mots de pure curiosité et je vous laisse… Que ce soit par vous-même ou par les autres, vous connaissez mademoiselle de Sainte-Luce. À peine en ai-je entendu parler. Elle m'intéresse déjà profondément. Sommairement, que doit-on penser de ce que vous appelez ses absences ? »

Levant la tête avec surprise, la jeune fille repartit :

« Ses absences, monsieur ? Cela veut dire que la mémoire lui fait absolument défaut, qu'elle perd possession d'elle-même ; qu'elle ne sait plus ni où elle est, ni qui elle est ; qu'elle confond tout, le présent et le passé ; qu'elle regarde ses parents les plus proches comme elle regarderait des étrangers.

– Ah ! ah ! fit le baron haletant.

 – Pour ne citer qu'un trait, continua Clémentine, aujourd'hui, alors qu'on ne savait ce qu'elle était devenue, on l'a retrouvée dans un coin du grenier, assise sur des fagots, aussi tranquillement que dans un salon. Il paraît qu'elle n'avait pas su gagner sa chambre, et que, de tâtonnement en tâtonnement, elle avait fini par s'oublier là.

– Étrange ! étrange ! répéta le baron. Et, par impossible, ne sauriez-vous pas l'origine de ces singulières paralysies intellectuelles ?

– Quant à cela, monsieur, je ne puis vous répondre.

 – Ah ! ah ! »

Quelqu'un venait de nouveau à leur rencontre. Clémentine marqua la plus vive inquiétude et le désir bien accusé de se séparer du baron. Celui-ci reprit hâtivement :

« Mais enfin, mademoiselle, ces absences sont-elles de longue durée ? quand la mémoire lui revient, est-ce en tout ou en partie ? Serait-elle capable, par exemple… »

La jeune fille n'écoutait plus. Elle précipitait le pas dans la direction du passant, et, cette fois, pour ne pas se tromper, car elle s'écriait aussitôt :

« Comme vous venez tard, Georges ! Je désespérais de vous voir. »

Elle ajouta d'une haleine en se tournant du nouveau venu au baron et du baron au nouveau venu :

« M. de Flohr, Georges ; Georges Hauteclair, monsieur. Il faut que je vous quitte, messieurs. Georges, monsieur vous expliquera mieux que moi-même comment vous nous trouvez ensemble. Une autre fois venez plus tôt, si vous voulez que nous causions. Au revoir ! »

Et elle s'esquiva rapidement.

La situation ne laissait pas que d'être embarrassante pour ces deux hommes qui, sans se connaître, étaient ainsi à l'improviste laissés vis-à-vis l'un de l'autre. De Flohr, pourtant, n'eut pas l'air de s'en apercevoir ; immobile, le front penché, il plongeait dans d'absorbantes rêveries et semblait oublier qu'il n'était pas seul.

Un mouvement, toutefois, du jeune soldat, lui fit lever la tête et le rappela à lui-même.

« Ne restons pas en place, dit-il, marchons, monsieur. »

Se trouvant alors à peu près aux deux tiers de la rue à l'extrémité de laquelle demeurait le vieux capitaine, ils tournèrent sur eux-mêmes et la descendirent.

« Si j'ai bien entendu, reprit le baron, vous vous nommez Georges Hauteclair. Seriez-vous par hasard fils du capitaine ?

– Précisément, monsieur.

 – Je dois avant tout, continua de Flohr, pour l'honneur de mademoiselle Clémentine, vous déclarer… »

Georges Hauteclair interrompit le baron.

« Ce serait au moins superflu, monsieur, dit-il. J'étais à quelques pas en arrière au moment de votre rencontre avec elle. Instruit dès les premiers mots de quoi il s'agissait, j'ai fait un long détour pour me rencontrer de face avec vous.

 – Fort bien ! répliqua de Flohr. Dites-moi donc quelles sont vos vues, ce que vous désirez. »

Georges Hauteclair répondit qu'une place quelconque, même la plus humble, chez un banquier, comblerait présentement son ambition, et qu'il était sûr de l'obtenir bientôt, pour peu que M. de Flohr, qui jouissait d'une faveur considérable auprès de beaucoup de gens riches, daignât s'en occuper.

« Fort bien ! répéta le baron.

 – Il ne me conviendrait pourtant pas, reprit Georges, d'accepter votre coup de main avant de vous avoir confié la triste aventure qui m'a conduit à quitter le service.

 – Du moment où l'aventure est triste, repartit de Flohr, à quoi bon ? »

Georges insista.

« J'allais partir en congé, dit-il. Mes camarades se sont cotisés pour me faire leurs adieux. Il était de mon devoir de leur rendre politesse pour politesse. Malheureusement, au terme d'une débauche au fond de laquelle était restée ma modération habituelle, le chiffre de la dépense s'est trouvé de beaucoup supérieur à celui de mes ressources. Menacé d'un affront, induit d'ailleurs par l'ivresse à des calculs illusoires, je n'ai pas craint, pour solder ma dette, de disposer d'une somme qui n'était dans ma bourse qu'à titre de dépôt… »

À cela de Flohr, qui semblait n'écouter que d'une oreille, dit pour abréger :

« Comptez sur moi comme sur vous-même : vos intérêts sont désormais les miens. Mais j'y songe, ajouta-t-il ; n'auriez-vous pas entendu parler d'une certaine demoiselle de Sainte-Luce ?

– Mieux que cela, monsieur, repartit Georges : à Châteauneuf, où j'ai fait la connaissance de mademoiselle Clémentine, j'ai vu mademoiselle Pélagie.

– Vous l'avez vue ?

– Très souvent, monsieur.

– Quel genre de femme est-ce ? »

Georges répondit :

« Une femme de trente-cinq à trente-six ans, grande, admirablement faite et belle comme un ange, et n'était sa malheureuse mémoire…

– Qu'entendez-vous par là ?

 – J'entends par là, monsieur, dit Georges, que son esprit rappelle un cadran où la moitié des heures ne serait pas marquée. Tantôt, quoique ne vous reconnaissant pas et vous adressant les questions les plus singulières, elle vous charme par sa douceur et sa grâce ; tantôt elle est morne et pleure sans qu'il soit possible de savoir pourquoi ; tantôt, enfin, vous la croiriez, avec ses yeux sans expression et son silence obstiné, dans une crise de somnambulisme. En somme, la meilleure et la plus charmante femme du monde.

 – Ah ! ah !… »

Encouragé par l'intérêt évident que de Flohr prenait à ces détails, Georges continua :

« Sa maladie, au surplus, m'a semblé soumise à des phases assez régulières. C'est d'abord ce dernier état où, à voir son visage pâle, son œil atone, ses mouvements d'automate, on dirait que la vie s'est retirée d'elle. Puis à cet état succède une sorte d'enfance où, secouant sa torpeur, elle cause, elle folâtre, elle chantonne et s'intéresse des journées entières aux plaisirs des plus petites filles. Sa grâce et son charme, dans ces moments, n'ont pas leur pareil au monde. Par malheur, c'est l'indice du réveil de sa mémoire ; je dis par malheur, car alors, si elle se montre pleine de raison, si elle se rappelle les visages et les noms, si elle prend le plus vif intérêt aux personnes et aux choses, elle est en revanche d'une tristesse effroyable que rien ne peut dissiper ; elle recherche de préférence la société des malades et des pauvres, et pleure souvent comme s'il ne lui était pas bon de se souvenir. »

Georges fit une pause et dit encore :

« Enfin, pour comble de singularité, chez elle, où j'ai maintes fois pénétré pour voir mademoiselle Clémentine, j'ai aperçu au mur un portrait constamment caché sous une gaze noire, d'où j'ai conclu à part moi, sans en parler jamais à personne, qu'il devait y avoir quelque secret pénible dans la vie de cette demoiselle… »

En ce moment, un bruit de voix résonna dans le lointain. Georges, tendant l'oreille, reconnut bientôt la voix de son père.

« Ah ! fit-il soudainement avec émotion, c'est lui, je le reconnais… Sardache et David le reconduisent sans doute. Vous ne savez pas, monsieur de Flohr, que sa porte m'est présentement fermée, et qu'il se refuse absolument à me voir.

– En définitive, dit le baron sans entendre, quelle est la mesure de son intelligence, dans ses heures lucides ? Jusqu'où va sa mémoire ? La croiriez-vous capable de reconnaître quelqu'un qu'elle aurait perdu de vue depuis des années ? »

Faisant incidemment violence aux sentiments qui l'envahissaient, Georges répliqua :

« Pour cela, monsieur de Flohr, il me semble bien que non. » Puis il continua : « Il ne m'est pas possible de vous exprimer combien profondément je l'aime ! La violence de cette affection ne s'arrête qu'aux limites de mon énergie. Ce n'est pas que j'aie jamais eu à me louer beaucoup de lui. Ses rigueurs incessantes avec moi n'ont été que bien rarement traversées par des élans de tendresse. Il ne m'a ménagé ni les remontrances, ni les privations, ni les mauvais traitements. Outre que mon éducation ne lui a coûté que peu de chose, la couleur de son argent n'a pas souvent réjoui mes yeux. J'ajouterai même, sans songer à m'en plaindre, que son humeur peu donnante a été pour moi la source de bien des avanies. Récemment, pour me tirer d'affaire, il n'a consenti qu'à la dernière extrémité à m'avancer trois pièces d'or. N'importe ! c'est mon père, je l'aime de toutes mes forces, je suis jaloux de son affection à en maigrir, et je ne reposerai jamais tranquille avant de l'avoir reconquise entièrement. »

Les voix devenaient de plus en plus distinctes. Celle de Sardache et la basse-taille du vieux capitaine alternaient, quand toutes deux ne retentissaient pas à la fois.

« Que ne puis-je me jeter à son cou ! » balbutia Georges.

À dix pas environ se dessinaient déjà les formes athlétiques du capitaine Hauteclair, entre la silhouette fougueuse de Sardache et la taille élégante de David. Ce dernier gardait le silence.

« Ah ! ma tête tourne, ajouta Georges ; je n'ai plus de jambes. »

Les deux groupes, sur le point de se rencontrer, suivaient le même côté de la rue. De Flohr, tout rêveur, s'éloigna machinalement des maisons ; Georges, au contraire, dans son trouble, se rangea le long de la muraille et s'y tint immobile.

« Eh ! saperlote, mon cher, criait Sardache, à ce compte-là, il faudrait toujours avoir la férule en main !

– Celui qui ne connaît pas les verges, repartit le vieillard d'une voix sourde, n'est pas digne d'être père.

– Fameux ! ah ! fameux ! fit Sardache de son accent le plus goguenard. Où diable va-t-il chercher ses autorités ? Un Sardanapale, un juif ! »

David marchait entre son ami Hauteclair et le mur. Il se heurta à Georges en passant. Dans sa surprise, l'élégant capitaine s'arrêta et se pencha vers un obstacle que ses yeux de presbyte n'avaient pas aperçu.

Étonné de ne plus sentir David à ses côtés, le capitaine Hauteclair fit halte à son tour et demanda :

« Qu'est-ce que c'est ? »

David avait reconnu Georges. Il s'en éloigna vivement.

« Rien, rien, » fit-il.

Mais le vieux capitaine entrevit l'ombre vers laquelle s'était penché David. Il devina sans doute aussitôt la vérité. Son émotion fut des plus violentes. David et Sardache le virent près de s'élancer sur son fils. Il se ravisa pourtant, car, faisant tout à coup volte-face, il reprit précipitamment son chemin.

Arrêté quelques pas plus loin, le baron vint retrouver Georges. Celui-ci s'appuyait au mur, dans un état d'affaissement indicible : la muette indignation de son père semblait l'avoir foudroyé.

D'autre part, sept ou huit secondes n'étaient pas écoulées qu'on entendit le capitaine Hauteclair interrompre David, qui parlait à mi-voix, et dire :

« Silence ! pas un mot de plus ! C'est un malhonnête homme ! Il a empoisonné mes vieux jours. Il n'existe plus pour moi. Ne m'en parle jamais ! »

Devant cet arrêt, qui évidemment était dit pour son oreille, Georges se redressa d'un air de défi.

« Vous l'entendez ! s'écria-t-il en allongeant le poing dans la direction de son père, vous l'entendez : Jamais ! jamais !… Soit donc ! je ne me rebuterai pas ; il aura beau faire, je le vaincrai, dussé-je pour cela commettre des extravagances héroïques ! »

De Flohr, ce qui peut servir à mesurer la violence de ses préoccupations,n'avait rien vu ni rien entendu de cette scène.

« Alors, reprit-il, votre avis est que mademoiselle de Sainte-Luce ne reconnaîtrait pas une personne qu'elle n'aurait pas vue depuis longtemps, depuis quinze ans, par exemple ? »

Frappé de stupeur, Georges répliqua d'une voix éteinte :

« Oui, monsieur, certainement. »

D'ailleurs, au loin continuait la discussion, car on entendait Sardache qui, de sa plus grosse voix, s'écriait :

« Nom de nom ! quel caillou ! »


VI – OÙ LE GENTIHOMME DE LA ROUTE COMMENCE À PERCER

À la suite de cette alerte, les choses reprirent pour un temps leur train accoutumé. Il se trouva que l'accident de la route avait beaucoup perdu de sa gravité, et que l'homme écrasé en était quitte pour une simple foulure. De Flohr, non content de se montrer assez calme, ne vint pas une seule fois sans s'intéresser à mademoiselle de Sainte-Luce. Jamais la pauvre demoiselle n'avait encore été plus bas ; il semblait que sa mémoire fût décidément éteinte ; insensible à tout ce qui se passait autour d'elle, elle se laissait machinalement conduire de sa chambre à la promenade, de la promenade à la salle à manger, sans qu'il parût sur son visage aucun signe d'intérêt, de peine ou de plaisir. M. Granger s'en était constitué le gardien ; il ne la perdait pas de vue. De Châteauneuf, où, à sa prière, un ami s'était livré à une enquête, la réponse ne s'était pas fait attendre ; elle avait confirmé tous ses soupçons. Une jeune fille, étrangère au pays, avait été constamment vue aux côtés de sa belle-sœur, et c'était évidemment cette jeune fille qui avait mis à profit les absences de Pélagie pour la dépouiller. M. Granger avait tout lieu de craindre que l'aventurière ne fût pas loin, qu'elle n'eût suivi mademoiselle de Sainte-Luce, et ne se proposât de l'exploiter comme elle avait fait jusqu'alors impunément. Qui sait où s'arrêterait son audace et si même elle reculerait devant la pensée de se faire faire une donation ! L'excellent homme ne mangeait plus que la moitié de son appétit, ne dormait plus que d'un œil, n'avait plus jamais le sourire aux lèvres. Il vivait dans l'ombre de sa belle-sœur ; il en étudiait les moindres mouvements, en scrutait le visage et épiait, dans les angoisses, l'instant où le réveil des facultés de la pauvre demoiselle lui permettrait d'avoir avec elle une explication.

De Flohr, qui, par aventure, ne l'avait encore qu'à peine entrevue, put la voir enfin tout à son aise. C'était une grande et mince personne à qui l'on n'eût pas donné plus de trente-cinq ans. Elle n'avait pas une ride. Son teint blanc et reposé, ses cheveux en bandeaux, sa robe en soie feuille morte, plate et montante, lui donnaient les apparences d'une toute jeune fille. Par la pureté des lignes et la candeur de l'expression, sa tête faisait songer à celle d'un séraphin. Un peu d'animation lui eût communiqué une beauté incomparable.

S'apercevant du vif intérêt que prenait le baron à tout ce qui concernait mademoiselle de Sainte Luce, madame Granger lui dit un jour :

« Venez donc, monsieur de Flohr, que je vous montre sa chambre. Je gagerais une pièce d'or contre mille que vous n'avez jamais rien vu de plus désordonné. »

Elle l'entraîna à travers l'antichambre, gagna à gauche le large couloir qui divisait en longueur le premier étage, ouvrit la première porte à droite et le fit entrer dans une chambre dont les fenêtres ouvraient sur la cour. Tout y annonçait une demoiselle, depuis le damas blanc des fauteuils et des rideaux, jusqu'au marbre blanc de la pendule, jusqu'au papier blanc et or de la muraille. Il y régnait effectivement un rare désordre. On y voyait des robes et des jupons aux espagnolettes, des chapeaux par terre, des bottines sur les tables, et tous ces objets de toilette qu'on cache dans la profondeur des tiroirs égarés un peu partout. Mais sur un seul de ces détails se concentra l'âpre curiosité du baron. Il retrouvait, accroché au mur, dans un angle semi-sombre, le portrait voilé dont lui avait parlé Georges. Ses yeux y étaient rivés comme par l'effet d'un attrait invincible ; ce que voyant madame Granger, elle lui dit :

« Ah ! oui, vous regardez ce portrait voilé de noir.

– Qu'est-ce que ce portrait ? demanda de Flohr avec émotion. L'ignorez-vous, madame ?

 – Ma foi, repartit madame Granger, je n'ai pas encore eu la curiosité de le regarder. »

Le baron approcha et leva curieusement, par un coin, la gaze noire. Il tressaillit violemment.

« Madame, madame, fit-il d'une voix altérée, tenez, approchez, voyez ! »

Madame Granger accourut et jeta elle-même un cri de surprise et d'admiration.

« Ah ! dit-elle, mais c'est Pélagie elle-même, oui, Pélagie alors qu'elle n'avait que seize à dix-sept ans ! C'est frappant, parfait, admirable ! Voilà bien cet air de madone devant lequel nous étions tout près de baisser les yeux ! »

De Flohr continuait de darder son œil sur le portrait, oeuvre assurément fort bien peinte, excellente, qui avait la vie et la chaude pâleur d'un Véronèse et toute la grâce d'une vierge de Vinci. C'était évidemment l'ouvrage d'un artiste enthousiaste, sinon amoureux de son modèle.

« Mais comment se fait-il ?… reprit le baron en laissant retomber la gaze.

– Il faut vous dire, cher monsieur de Flohr, repartit aussitôt madame Granger, que ma sœur a de tout temps penché vers le mysticisme, et que la chasteté, à ma connaissance, n'a cessé d'être son idole de prédilection. Or, vous savez, chez ces sortes de nature, la conscience peut grossir les moindres peccadilles et en faire des taches ineffaçables. De là probablement le caprice de sa pauvre cervelle… »

Le baron ne contredit pas ; il devint rêveur et quitta la chambre à la suite de madame Granger.

Cependant, bien avant cette épreuve, par degrés insensibles, il entourait Cornélie de soins dont la vivacité dépassait les bornes d'une simple politesse. C'était un empressement, un abandon, une affabilité que de bien légères nuances distinguaient de la galanterie. Il perdait rarement l'occasion de lui adresser une louange, comme par exemple de lui envier sa main longue et souple, ou encore de vanter son heureuse organisation musicale. À tout dire néanmoins, peut-être n'était-ce qu'un rôle, et peut-être même ne le jouait-il pas sans effort ; mais, sous ses manières affectueuses, s'il cachait une pensée inquiète et dévorante, ni la mère ni la fille n'étaient en état d'en rien voir. D'ailleurs, dans ses promenades journalières avec sa tante sur le boulevard intérieur, Cornélie eut bientôt la joie de se rencontrer presque chaque jour avec le baron qui, grimaçant à outrance, regardait avec une sorte de passion la tante ou la nièce, les saluait, puis passait, mais pour se retourner à de fréquents intervalles jusqu'à ce qu'elles eussent disparu. Et il n'en fallait pas moins pour endormir les défiances de mademoiselle Granger, lui faire douter des yeux du domestique qui prétendait avoir vu le soir le baron avec Clémentine et différer les éclats de la haine qu'elle laissait grandir en elle contre cette dernière.

En attendant, ce qui rendait la fille heureuse ne semblait pas suffire à la mère. Plus folle encore que son enfant, plus qu'elle peut-être entêtée du baron, madame Granger ne trouvait pas sans doute qu'il fût assez confiant, ni qu'il se déclarât assez vite. Précisément, sur ces entrefaites, le commandant Narcisse, le frère de madame Marcille, vint la voir et ajouter, par ses avertissements et ses doléances, à l'impatience qui la tenait d'en finir. Lui aussi, comme avait fait observer David, avait bien changé et bien vieilli. De sombres inquiétudes plissaient son front et tiraient comme un voile devant l'éclair de son regard. Bien que toujours droite, sa haute taille dépouillait sensiblement cette apparence altière qu'il devait à l'habitude de commander. Quoi qu'elle en eût, madame Granger fut touchée en l'apercevant et lui fit beaucoup d'accueil.

« Cher commandant, s'écria-t-elle avec effusion, qu'il y a longtemps que vous n'êtes venu et que j'ai de plaisir à vous voir !… Mais qu'avez-vous ? reprit-elle. D'où vient ce visage ? Il n'est pas arrivé de malheur, j'imagine ?

– Seriez-vous heureuse, vous, madame ? lui demanda-t-il en la regardant dans les yeux. Rien ne cloche-t-il chez vous ? ne s'y passe-t-il rien dont vous ayez lieu de craindre et de souffrir ?

— Voilà d'étranges paroles, commandant, repartit madame Granger au milieu d'un sourire contraint, vous en conviendrez ! Pourquoi craindrais-je ? pourquoi souffrirais-je ? Le nom de mon mari n'est pas des plus beaux, mais il est synonyme de probité. Quant aux de Sainte-Luce, je ne sache pas quils aient jamais failli en quoi que ce soit. Notre famille en somme est sans tache : pas la plus légère faute, pas le plus petit scandale. Je me plais à croire que ce n'est pas de cela que vous êtes venu me parler, cher commandant ! »

Non, sans doute, ce n'était pas de cela tout à fait. Il savait que sa pauvre sœur se consumait dans le chagrin, que l'avenir de son fils ne lui laissait pas un seul moment de repos, que le mariage de ce fils avec Cornélie était son incessante préoccupation, que ce mariage seul enfin pouvait peut être la sauver, et c'était en vue de décider ce dénouement, sans pour cela songer le moins du monde à se rapprocher de son neveu, qu'il venait rendre une visite officieuse à son ancienne amie.

« Dois-je la laisser mourir sans au moins tenter un effort ? ajouta-t-il, et à ce sujet serait-il donc tout à fait impossible de s'entendre avec vous, madame ? »

Madame Granger fut bien embarrassée. Que répondre ? Elle ne le sut pas d'abord, d'autant plus qu'avec le commandant elle ne pouvait, comme avec Marcille, éluder les questions par quelques banalités polies.

« Cette chère Suzanne va donc bien mal ! dit-elle d'un air tout attristé.

– C'est-à-dire, répliqua le commandant, que nous courons risque de la perdre si nous n'apportons rapidement un remède au mal. »

La mère de Cornélie se récria. À l'entendre, elle aimait madame Marcille comme une sœur, et voulait, par tous les moyens en son pouvoir, aider à la guérir.

« J'irai la voir, ajouta-t-elle. Il n'y a rien de désespéré. Qu'elle reprenne courage, qu'elle veuille seulement attendre un peu.

– Attendre ! madame, attendre ! répliqua amèrement le commandant, vous dites au moribond d'attendre. Ce mariage n'était-il pas une affaire convenue ? N'aviez-vous pas échangé une parole ? Entre honnêtes gens, une parole ne vaut-elle pas un contrat ? Parlez-vous sérieusement quand vous paraissez craindre que ce mariage ne fasse le malheur de votre fille ? Vous pourriez objecter que mon neveu n'est plus assez riche. Je suis résigné à me démentir, à lui assurer, bien que je ne lui pardonnerai jamais, bien que je ne veuille plus le revoir, bien qu'il soit pour moi comme un mort, je suis pourtant décidé à lui assurer, par égard pour ma sœur, la totalité de mes biens. Cet obstacle écarté, songez qu'elle peut mourir, que le désespoir de vous voir manquer à votre parole la ronge, que le public la plaint et vous blâme, et que ce même public est tout prêt, si elle venait à succomber, à vous rendre responsable de son agonie et de sa mort. »

De cette menace, madame Granger fût plus émue que de tout le reste.

« Est-ce possible ? s'écria-t-elle. Quoi ! le monde serait si injuste ! Mais c'est odieux ! Je consens à tout ; je désire ce mariage avec passion. Qu'il ait lieu demain, et j'en serai ravie. Qu'Eugène décide ma fille ; voyez-la vous-même. Mais, en conscience, je ne puis pourtant pas la violenter et la traîner de force à l'église ! »

Le commandant, lui aussi, comprit enfin qu'il se butait contre un parti irrévocable.

« Il serait inutile de prolonger cette discussion, dit-il tristement. Laissez-moi seulement vous prévenir, en ma qualité de vieil ami, de vous défier des aveuglements de la tendresse, et de prendre garde que votre fille ne soit toute la première à souffrir de vos complaisances pour elle. »

Et il la quitta.

Impatiente d'être ainsi relancée, inquiète en même temps de l'opinion et résolue à la braver, madame Granger, femme trop impétueuse pour vivre longtemps dans ce buisson d'épines, brûlait du désir de précipiter le dénouement et de rendre sans objet tous les commérages comme toutes les persécutions. Il n'était d'ailleurs que trop vrai que le baron soulevait d'innombrables inimitiés et que certaines gens ne se lassaient pas d'ourdir des cabales contre lui. Sous l'influence de ces tiraillements, elle eut le courage, un jour, d'aborder la question et de lui faire les avances les plus claires.

« Vous avez des ennemis, lui dit-elle, ce n'est pas douteux, et ce serait miracle qu'un homme de votre mérite n'en eût pas. Il y a heureusement des moyens de les réduire à l'impuissance.

– Et lesquels, madame ?

– Eh mais ! ce serait de vous marier.

– Me marier ! dit le baron, sans fortune comme je suis !

– Vous avez un beau nom !

– Est-ce suffisant, madame ?

– Qu'est-ce que le reste ? Il y a, Dieu merci, encore des cœurs assez nobles pour ne pas faire grand cas des écus dans une alliance convenable à tous autres égards.

– Vous avouerez, du moins, madame, que ces cœurs-là sont bien rares.

– Bien rares ! repartit vivement madame Granger. Croyez-vous que nous, par exemple, dans le mariage de notre fille, nous regarderons beaucoup à la fortune ? »

On ne pouvait parler plus clairement. De Flohr s'inclina. À dater de ce jour, il redoubla de prévenances pour Cornélie, d'attentions délicates ; il lui apporta fréquemment des bouquets énormes de la campagne ; enfin il fit graver une valse qu'elle trouvait charmante, et la lui dédia.

Cependant, on parlait beaucoup en ville de l'aventurier que le baron avait rencontré sur la route. Quelques jours après l'accident, Rolando était accouru voir de Flohr. En diverses fois, celui-ci l'avait gratifié suffisamment pour payer le rhabillage de plusieurs jambes ; finalement, il lui avait dit d'un ton amical :

« Ah ça ! Rolando, que comptez-vous faire ?

– Eh mais ! avait répondu fièrement Rolando, rien qui ne soit digne du grand nom que j'ai l'honneur de porter. »

Pour un célibataire qui ne recevait personne et n'avait guère besoin que d'une chambre à coucher, l'appartement qu'occupait de Flohr comptait une suite de pièces des deux tiers au moins trop nombreuses. Encouragé bien moins par une invitation formelle que par toute absence d'opposition, Rolando avait insensiblement élu domicile dans l'une de ces pièces ; il y avait emménagé son bâton, sa gourde, son rouleau en fer-blanc, sa guitare, et le fameux portrait dû au pinceau de Vélasquez.

La réserve qu'il avait tout d'abord montrée pour se concilier les bonnes grâces d'un homme dont il avait sur-le-champ deviné la générosité et la faiblesse, cette réserve était déjà bien loin. En moins de trois semaines, il s'était créé en ville un nom qu'on ne pouvait pas prononcer sans rire. Averti du mauvais effet que produisait cette liaison, de Flohr avait répondu : « Que m'importe ! Rolando est un brave garçon qui m'est tout dévoué. Ses extravagances ne font de mal à personne. » Il ne devait pas tarder à changer d'avis.

Madame Granger entendit parler de Rolando ; elle sut qu'il était logé chez le baron, qu'il en était l'ami, et elle saisit avec empressement cette occasion de lui donner une nouvelle marque d'intérêt en lui exprimant le désir de voir l'aventurier. De Flohr, qui savait toutefois combien le personnage était compromettant, ne se souciait que médiocrement de le produire. Mais madame Granger, harcelée par sa fille, dont trop souvent elle empruntait les yeux pour voir et l'esprit pour juger, ne voyait pas une seule fois de Flohr sans revenir là-dessus. « Soyez certain, lui dit-elle une fois entre autres, que nous serons pleins d'indulgence pour les écarts de M. Rolando. » Le baron finit par céder.

N'eussent été ses relations avec de Flohr, n'eussent été ces relations et aussi certain hasard qui semblait le réserver pour une vengeance, l'excentrique Rolando ne fût probablement jamais sorti des régions inférieures où il se débattait de son mieux contre les difficultés de la vie. Son extérieur, au surplus, était sensiblement modifié et rajeuni.

À force de cosmétique, il avait assoupli ses cheveux crépus et en avait diminué le volume ; il avait taillé sa barbe avec soin, échangé ses haillons contre un habillement noir emprunté à la garde-robe de son ami, caché ses grosses mains sous des gants paille d'une fraîcheur douteuse. De l'ancienne toilette où on l'a vu, son béret, soigneusement blanchi, était seul conservé, à titre sans doute de coiffure nationale. L'une des boutonnières de son frac laissait passer un petit ruban multicolore. Toute sa personne exhalait une odeur de musc très prononcée. La métamorphose était complète, et n'eût été l'air grave, noble et nébuleux qu'il essayait de se donner, il eût été difficile de comprendre tout d'abord sa réputation.

« Madame, dit le baron en s'inclinant, je vous présente M. Rolando. »

Rolando pencha profondément la tête, arrondit les épaules, salua jusqu'à trois fois comme un régisseur de théâtre, et dit modestement :

« Pardonnez-moi, belle dame, de me présenter devant vous dans un si triste équipage.

– Que voulez-vous dire, monsieur ? repartit madame Granger ; mais il suffit que vous soyez l'ami du baron pour être ici le bienvenu.

 – Mille grâces, belle dame, mille grâces, ajouta Rolando avec de nouveaux fléchissements scéniques. Mon noble ami ne vous a pas dit sans doute…. La fortune est changeante…. Il y a, je l'espère, une justice ; nous ne sommes pas des sauvages et demain peut-être….

– Mais en effet, monsieur, interrompit madame Granger, qui avait ouï parler des prétentions de Rolando, n'êtes-vous pas d'une grande famille ?

– Hélas ! oui, madame ; hélas ! oui j'ai ce malheur.

– Un malheur !

– Ah ! madame, dit mélancoliquement Rolando, dans de certaines conditions un grand nom est bien difficile à porter. »

Et relevant la tête, il reprit avec un sourire contraint :

« N'est-il pas drôle, en effet, quand on a eu sa maison, des pages et des écuyers, quand on n'est guère sorti qu'en carrosse, de parcourir le monde sur ses jambes sans aucune suite, absolument comme un simple aventurier ? C'est au point, gracieuse senora, que si je n'avais été assez heureux pour emporter dans mon exil un témoignage irrécusable de mon illustre origine, le portrait authentique du chef de ma race, un morceau rare et délicat que je veux avoir l'honneur un de ces jours de vous faire admirer, c'est à peine si j'oserais la plupart du temps décliner mon nom et mes titres…. »

Devant cet aplomb prodigieux et cette fausse modestie, si madame Granger ne tint son sérieux qu'avec peine, si M. Granger fut médusé en quelque sorte, Cornélie, elle, ne vit que l'occasion d'un facile amusement. Inégale et bizarre, tour à tour gaie, ironique, mordante, toujours en mouvement, toujours occupée d'elle et dominée par son égoïsme d'enfant gâté, peut-être n'était-elle pas sans quelque arrière-pensée d'inspirer de la jalousie au baron. Toujours est-il que, s'identifiant de primesaut avec le rôle d'une ingénue timide et gauche, elle se plut à regarder Rolando à la dérobée, à lui laisser surprendre ces regards et à rougir de ces surprises préméditées, manèges indignes, malséants, qu'une mère moins prévenue n'eût pas soufferts, et dont l'aventurier, dans sa fatuité grotesque, fut complètement dupe, comme il y parut bientôt aux regards langoureux qu'il rendit avec usure à la jeune fille. Au total, il ne fut ni trop ridicule, ni trop inconvenant ; il se rendit presque possible. Mais cette contrainte lui coûtait beaucoup sans doute, et il lui tardait de s'en dédommager, car, à peine dans la rue, il dit au baron :

« Avez-vous vu comme elle me regardait ?

– De qui parlez-vous ? »

En apprenant qu'il s'agissait de mademoiselle Granger, de Flohr tressaillit et regarda l'aventurier avec stupeur.

« Oui, ajouta Rolando, entre nous, j'ai bien peur d'avoir fait sur cette belle et aimable personne un effet désastreux. »

Le baron pressa le pas pour ne plus entendre. Justement passaient deux hommes qui n'étaient autres que David et Sardache. David continua tranquillement son chemin ; il n'en fut pas de même de Sardache qui s'arrêta court et toisa curieusement Rolando. Celui-ci, de son côté, frappé de l'affectation que mettait le petit homme à le regarder, lâcha le baron qui précipitait le pas et plongea ses yeux dans ceux de Sardache. Ne pouvant réussir à les lui faire baisser, il alla droit au capitaine et lui demanda d'un air arrogant s'il lui voulait quelque chose.

« Pardieu ! répliqua Sardache, hargneux comme un dogue, je puis bien, ce me semble, vous regarder !

– C'est une affaire que monsieur veut ? » dit Rolando du ton de la menace.

Le farouche capitaine haussa les épaules, tourna le dos et reprit son chemin. De Flohr et David, qui n'avaient pas cessé de marcher en sens inverse, venaient tous deux de disparaître. La rue était déserte. Rolando suivit Sardache.

« Il faut que vous sachiez, monsieur, disait-il chemin faisant, qu'on ne se frotte pas impunément à Rolando, duc d'Alacoquinta, grand d'Espagne, décoré de plusieurs ordres…. »

Faisant brusquement volte-face, Sardache, de ses gros yeux, regarda Rolando sous le nez et lui demanda avec impatience :

« Ah çà ! voyons, qu'est-ce que vous me baragouinez là ?

– Votre nom et votre adresse, monsieur ! » fit vivement Rolando.

Ses yeux dans ceux de l'aventurier, soulignant chaque mot d'un mouvement de tête, Sardache répondit d'une voix sonore :

« Mon nom ? Sardache… pas du tout duc… encore moins grand… mais capitaine en retraite et décoré, en Afrique, sur un vrai champ de bataille… pour vous servir. Mon adresse ? pas plus mystérieux… rue du Pot-de-Fer ; c'est facile à retenir, Pot-de-Fer, hein ! Quant au numéro, faites bien attention… ça n'est ni quatorze, ni onze, ni dix, ni douze, c'est numéro treize, nombre fatal, n'allez pas l'oublier !… Après cela, tous les jours, pas d'exception, même les dimanches et les fêtes, de huit heures du matin à onze heures inclusivement, l'hiver comme l'été, voire l'automne et le printemps.

– C'est bien, monsieur Sabredache.

– Sadarche, mille tonnerres ! interrompit violemment le capitaine.

– Soit, monsieur… vous aurez de mes nouvelles.

– Le plus tôt possible, fit Sardache. Demain matin si vous voulez. »

Sardache et Rolando se séparèrent. Ils étaient déjà éloignés l'un de l'autre d'une dizaine de pas.

« Eh ! monsieur !… » s'écria Sardache.

Supposant sans doute que Sardache regrettait déjà de s'être mis une fâcheuse affaire sur les bras, Rolando se retourna et, du haut de sa grandeur, toisa son adversaire.

« Que voulez-vous, monsieur ? demanda-t-il.

– De huit heures du matin à onze heures inclusivement », répéta Sardache.

Rolando vira sur lui-même avec colère et se remit à marcher. Sardache lui laissa faire cinq ou six pas et l'appela une seconde fois.

« Holà ! monsieur, fit-il, s'il vous plaît, un dernier mot. »

Rolando parut se tâter et se demander un instant s'il devait ou non se retourner. Toutes réflexions faites, ne désespérant peut-être pas encore de recevoir des excuses, il voulut bien, une dernière fois, s'arrêter et prêter l'oreille.

« Eh bien, monsieur ? dit-il d'un air d'importance.

– On ne déjeune pas ! » lui cria Sardache de toute la force de ses poumons.

Cette rencontre n'eut pas de suite pour le moment.


VII – LES APPARENCES

Quelques jours plus tard, madame Granger accueillit le baron avec ces paroles, qui le firent trembler et pâlir :

« Bonnes nouvelles, cher monsieur de Flohr ! il y a un mieux sensible dans l'état de notre chère Pélagie. Venez donc, que je vous fasse faire connaissance avec elle. »

Dans son trouble, de Flohr hésita et chercha autour de lui, d'un air hagard. Clémentine occupait au fond, à droite, sa place habituelle ; à gauche, il vit successivement M. Granger prêt à quitter son fauteuil, puis Cornélie assise à son piano, enfin madame Granger se dirigeant vers le milieu du salon où se tenait, auprès d'une petite table, mademoiselle de Sainte-Luce. Vêtue d'une robe de mousseline blanche ornée d'une ceinture bleue, et les cheveux noués avec un ruban en velours de même couleur, Pélagie s'occupait exclusivement d'une chose qui n'était rien moins qu'une poupée. Son œil brillait d'un doux éclat : elle avait le sourire aux lèvres, et tout son visage respirait une animation qui la rendait méconnaissable.

Ne pouvant, sous aucun prétexte, se soustraire à cette expérience, le baron, pâle, les traits bouleversés, la démarche chancelante, marcha vers Pélagie, auprès de laquelle était déjà madame Granger.

« Ma chère Pélagie, dit tendrement cette dernière, veuillez m'accorder seulement deux ou trois secondes, que je vous présente M. le baron de Flohr. »

Avec la timidité d'un enfant, mademoiselle de Sainte-Luce posa sa poupée sur la table et se leva sans oser regarder ; puis, de souriante devenant pensive, sembla chercher dans l'abîme de ses souvenirs. Le titre de baron l'avait évidemment frappée.

« M. le baron… dit-elle d'un accent plein d'anxiétés, attendez donc, madame… Ah ! oui je me rappelle. »

Et, se tournant vers de Flohr, elle ajouta avec une grâce infinie :

« Vous étiez grand chasseur, monsieur. Votre charmante femme était d'une santé délicate. Avez-vous eu le bonheur de la conserver ? Et vos chers petits anges, ils doivent être déjà grands ? »

 Madame Granger voulut la désabuser.

« Laissez-la, madame, dit de Flohr d'une voix profondément altérée ; de grâce, ne troublez pas son illusion… »

Mademoiselle de Sainte-Luce n'avait déjà plus l'esprit à ce qui se passait. Elle reprit sa place au guéridon et parut sensiblement heureuse de continuer la toilette de sa poupée. M. Granger, cependant, à la voix de sa belle-sœur, croyant au réveil de son intelligence, se levait déjà pour venir à elle, quand, au mouvement du baron vers le piano et de sa femme retournant s'asseoir, il se résigna à attendre encore.

La leçon fut pleine de trouble. Ne pouvant se distraire de la curiosité que lui inspirait mademoiselle de Sainte-Luce, de Flohr ne cessait de l'observer à la dérobée. Cornélie s'en aperçut bientôt et tomba dans la plus étrange des méprises. Sa tante se trouvait précisément dans la direction qu'il eût fallu suivre pour voir Clémentine. Or, mademoiselle Granger, que la jalousie aveuglait, s'imagina que le baron n'avait d'yeux que pour cette dernière, et graduellement, passant du dépit à une sourde colère, laissa aller ses doigts au hasard sur les touches du piano. Enfin, n'y pouvant plus tenir, elle se leva et frappa le parquet du pied,

« Qu'y a-t-il ? demanda sa mère avec surprise.

– Il y a, répliqua Cornélie, que j'entasse fausse note sur fausse note, et que M. de Flohr n'y prend seulement pas garde.

– Allons, Cornélie, remets-toi au piano, dit madame Granger. Aurais-tu la prétention d'enseigner quelque chose à ton maître ? »

Rappelé à lui-même, de Flohr, se faisant violence, s'attacha à suivre son élève des yeux et à lui prodiguer les conseils. La force de ses préoccupations, toutefois, l'emporta bientôt sur sa volonté ; il négligea de nouveau Cornélie pour s'oublier de proche en proche dans les mêmes distractions qu'auparavant. Sans se douter de l'attention qu'elle excitait, mademoiselle de Sainte-Luce, absolument comme si elle eût été seule, remuait agilement ses doigts, coupait, cousait et habillait sa poupée avec toutes les apparences de la plus douce satisfaction. Elle l'habillait, disons-nous ; elle faisait mieux, elle la considérait d'un air de profonde tendresse et lui parlait d'une voix qui ressemblait à un murmure. Penchant l'oreille, le baron recueillit ces gazouillements :

« Ma chérie, soyez sage, tenez-vous bien ; vous êtes déjà charmante ; mais, quand je vous aurai couronnée de ces roses, vous serez belle à ravir. »

Elle rajusta quelques ornements, la pressa contre elle et ajouta, toujours de la même voix :

« Ô mon amour ! ô mon trésor ! ne négligez pas les avis de ma tendresse : que votre robe soit toujours blanche, votre petit cœur toujours bien pur, et que le bon Dieu vous préserve des mauvaises pensées comme de toutes fâcheuses rencontres. »

Et de Flohr, déjà remué jusqu'au fond de l'âme, le fut bien davantage en voyant au coin de l'œil de la pauvre demoiselle luire tout à coup une grosse larme. Il sembla perdre jusqu'au sentiment du lieu où il était et, à la manière dont il se pencha, on eût dit que cette larme, il eût peur de la voir tomber à terre. Aussi mademoiselle Granger, dont la méprise continuait, se leva-t-elle résolument.

« Ma foi, monsieur le baron, dit-elle avec aigreur, si je ne me trompe, vous n'êtes pas plus disposé à donner une leçon que moi à en prendre une. Restons-en là. Aussi bien j'ai un mal de tête fou et les nerfs singulièrement agacés. »

Madame Granger, qui commençait à s'assoupir, ne vit pas la fin de cette scène. Ouvrant les yeux au bruit que faisaient le baron et sa fille, elle supposa tout simplement que la leçon était terminée. Peu après, d'ailleurs, le baron, aux prises avec un profond malaise, regarda à sa montre et s'empressa d'aller chercher du soulagement au dehors.

Cependant, tandis que madame Granger refermait les yeux, que Cornélie, assise non loin d'elle, s'agitait fébrilement et jetait par-ci par-là un coup d'œil menaçant à Clémentine, M. Granger, lui, se glissant jusqu'au guéridon et y prenant place, cédait à l'impatience d'éprouver les facultés de sa belle-sœur et d'avoir avec elle l'explication tant désirée.

Homme tout simple et tout bon, M. Granger n'eût pas fait de mal à une mouche ; mais, quand il s'agissait d'intérêts, sa ténacité était sans seconde. Après avoir parlé à sa voisine des inquiétudes qu'elle leur causait avec son étrange silence et avoir exprimé la crainte qu'elle n'eût couru quelque aventure fâcheuse, il continua au milieu d'un soupir :

« Nonobstant, je me plais à croire que les choses n'ont pas été jusque-là, et que votre malheureuse mémoire s'oppose seule à plus d'expansion. Veuillez au moins faire un effort, ma chère Pélagie. J'aiderai à vos souvenirs, j'en comblerai les lacunes. »

Mettant de côté la gentille poupée dont elle s'amusait à confectionner le trousseau, mademoiselle de Saint-Luce eut l'air d'une personne qui prête l'oreille à une voix lointaine ; puis elle leva la tête et promena vaguement ses regards à droite et à gauche. Elle entrevit enfin son beau-frère et lui demanda de l'air le plus ingénu :

« Est-ce à moi que vous parlez, monsieur ? »

Cornélie fit entendre un éclat de rire, un éclat de rire sec, mordant, qui filtrait en quelque sorte à travers des pensées de colère. La mère entr'ouvit les yeux, mais pour les refermer presque aussitôt. Alors M. Granger, pour le moins aussi troublé que Pygmalion au premier sourire de sa Galathée, reprit :

« Oui, ma chère, à vous et pas à une autre. Serait-il au-dessous d'une dame de votre condition…

– Demoiselle, monsieur, interrompit mademoiselle de Sainte-Luce avec beaucoup d'affabilité, je suis demoiselle

Au nouvel éclat de rire de sa fille, madame Granger ouvrit de nouveau les yeux.

« Eh ! monsieur, dit-elle à son mari avec quelque impatience, laissez donc cette pauvre Pélagie tranquille. Ne comprenez-vous pas que vous l'étourdissez avec toutes vos paroles ? »

M. Granger patienta : sa femme se rendormit ; il continua en baissant la voix :

« Vous êtes une demoiselle, je le sais bien, et même une très sainte demoiselle. Qui dit le contraire ? La question n'est pas là… Deux minutes seulement veuillez songer que vous êtes dans un salon, au premier, voyant sur la rue, et que vous parlez à votre beau-frère, Athanase Granger, ex-négociant et millionnaire, cela soit dit sans vanité, pour mémoire, Athanase Granger, dis-je, dont voici la femme, Adélaïde Granger, votre sœur, et sa fille, Cornélie Granger, votre nièce… Daignez vous rappeler cela et en même temps que je vous adresse la parole avec toute la politesse dont je suis capable et tout le respect dû à votre naissance… »

Le temps de reprendre haleine, et M. Granger poursuivit :

« Dix-sept ans, sauf erreur, vous avez vécu loin de nous, dix-sept ans ! Revenue par aventure il y a huit ou dix mois, vous avez prétendu, comme si votre absence n'avait pas suffisamment duré, vous avez prétendu, à peine de retour, vous retirer à Châteauneuf-sur-Loire et vivre là de vos modestes rentes. C'était votre fantaisie. Nous n'avons point fait d'objections… Mais, à votre départ pour Châteauneuf, vous possédiez un riche trousseau : du beau linge, des robes de soie, des dentelles, des bagues de prix, une montre et une chaîne en or. J'ajouterai que vous êtes aussi sobre qu'économe et que vous n'êtes pas capable de dépenser la moitié seulement de vos six mille cinq cent soixante francs et quatre-vingts centimes annuels… Or, trouveriez-vous trop hardi mon étonnement de vous voir reparaître dans un état à peu près semblable à un petit saint Jean, c'est-à-dire sans votre meilleur linge, sans vos plus beaux châles, sans vos bagues, sans votre montre et, mieux que cela, tout au plus avec assez d'argent pour payer votre place… »

Ses deux belles mains allongées sur le guéridon, Pélagie baissait les yeux et paraissait confuse. C'était à croire que décidément elle écoutait. M. Granger n'en devint que plus pressant.

« Ne me serait-il pas permis à moi, votre beaufrère, votre tuteur naturel en quelque sorte, ne me serait-il pas permis, sans vous offenser, de vous demander si, par hasard, vous n'auriez pas été la dupe de quelque manœuvre frauduleuse, ou, pour parler encore avec plus de précision, de quelque aventurier ou de quelque aventurière… À ne vous rien cacher, il m'est venu aux oreilles certains bruits qui plaident vivement en faveur de cette dernière opinion… Et notez bien que ce qui m'inspire, ce ne sont point de mesquines considérations d'intérêts personnels, non, certes, ce n'est pas cela, notre fortune, Dieu merci, nous met au-dessus de si étroites préoccupations ; ce qui m'inspire uniquement en cette affaire, c'est ma dévotion à vos propres intérêts et aussi à ceux de la morale. Pensez-y ! ceux qui vous ont dépouillée une fois pourraient, enhardis par l'impunité, réitérer leur action coupable, et c'est précisément à quoi la prudence impose de mettre des empêchements sérieux… Répondez-moi donc, chère sœur, au nom du ciel, répondez-moi !… »

En ce moment madame Granger finissait le petit somme qu'elle faisait presque chaque jour à cette heure. Elle saisit au vol les dernières paroles de son mari.

« Comment, Athanase, lui dit-elle sèchement, vous en êtes encore à inquiéter mademoiselle de Sainte-Luce ! À quoi songez-vous ? Vous savez bien qu'elle n'a pas la tête forte et que vos tracasseries ne peuvent qu'ajouter à la confusion de ses idées.

– À la bonne heure, ma chère, répliqua M. Granger d'un air à la fois humble et piqué, à la bonne heure. Qu'on dépouille votre sœur, qu'on la réduise au dénuement. Dès l'instant où vous approuvez, je n'ai plus rien à dire, je m'en lave les mains. Elle peut aussi déshériter sa nièce, elle en a le droit ; son bien peut passer en des mains étrangères, notre fille sera assez riche… Seulement j'avais pensé, pardon de mon erreur, que du moment où Pélagie mangeait à notre table, couchait sons notre toit, vivait enfin de notre vie, j'avais pensé, dis-je, que c'était mon… notre devoir de nous intéresser à ses fausses démarches et de surveiller ses intérêts. »

Madame Granger haussait les épaules et secouait dédaigneusement la tête. Pélagie intervint. Les brouillards qui comblaient son pauvre esprit étaient sans doute moins denses que de coutume.

« Pardon, monsieur, dit-elle d'un ton d'exquise politesse, je ne sais si je vous ai bien compris : vous parliez, je crois, de manœuvres frauduleuses, vous sembliez craindre que je n'eusse été la victime de quelque aventurière… Rassurez-vous monsieur, ceux qui vous ont dit cela vous ont induit en erreur : on ne m'a rien dérobé.

– Êtes-vous satisfait ? demanda madame Granger à son mari.

– Et vos dentelles ! chère sœur, repartit vivement M. Granger ; et vos châles, et vos bijoux ! et votre montre ! et votre chaîne !

– Mon Dieu, monsieur, dit Pélagie toute perplexe, il ne m'est pas possible de retenir toutes ces choses-là. Si vous ne vous arrêtez pas, ma pauvre tête va éclater.

– Mais enfin, ma chère, voyons, en bloc, que sont devenues toutes ces valeurs ? »

Cette insistance déplut évidemment à mademoiselle de Saint-Luce ; son visage eut quelque chose d'ambigu, de chagrin, d'embarrassé. »

Je ne sais, en vérité, balbutia-t-elle. J'aurai peut-être perdu cela en voyage. Qu'est-ce que ça fait ? »

Elle se leva, tournant à droite et à gauche sa physionomie alarmée, comme pour chercher un refuge contre l'indiscrète curiosité de son beau-frère, lequel s'écria :

« Qu'est-ce que ça fait ! Vous ne savez !… Est-ce bien sûr ? Tenez, laissez-moi vous le dire, ces feintes sont indignes d'une personne comme vous. J'en sais plus long que vous ne supposez. Nous avons des amis à Châteauneuf, et tout le monde n'a pas votre discrétion. Or, que m'a-t-on appris ?… Ah ! vous devenez attentive ! que vous receviez journellement une jeune fille…

– Que voyez-vous là de surprenant ? » fit observer madame Granger.

Mademoiselle de Sainte-Luce laissa enfin voir combien tout cela la désobligeait : elle tourna le dos à son beau-frère et lui faussa compagnie pour aller dans la direction de Clémentine qu'elle venait d'apercevoir. M. Granger n'eut point d'yeux assez grands pour la suivre ; Clémentine, au contraire, marqua une agitation extrême, et baissa d'un degré de plus son visage comme pour le cacher. Pélagie s'arrêta à trois pas d'elle et se prit à la considérer d'un air d'intérêt. Puis, la voyant si timide, elle prit une chaise et s'assit ; enfin elle s'enhardit jusqu'à lui adresser la parole.

« Vous êtes, ma chère enfant, lui dit-elle, d'une assiduité exemplaire. »

Debout, le poing sur le guéridon, M. Granger était tout yeux et tout oreilles. Aux prises avec une agitation croissante, Clémentine, sans lever les yeux, repartit à mi-voix :

« Votre bonté est trop grande, mademoiselle, de prendre garde à une chose si naturelle. »

De sa voix la plus douce, Pélagie ajouta :

« J'aime bien le son de votre voix : on dirait un petit oiseau qui chante ; mon âme en est toute réchauffée… Regardez-moi donc, chère enfant !… Est -ce que vous n'osez pas ? »

Après quelque hésitation, Clémentine leva la tête et, mettant un doigt sur sa bouche, embrassa mademoiselle de Sainte-Luce d'un regard profondément sympathique.

Celle-ci frissonna de la tête aux pieds et fit un mouvement en arrière ; puis, se levant et se retournant, elle s'arrêta et pencha vers le parquet un visage où respirait la plus étrange confusion. M. Granger, qui ne perdait aucun de ces détails, s'approcha vivement et dit à sa belle-sœur :

« Est -ce que vous connaîtriez mademoiselle ? »

Pélagie ne répondit pas ; elle paraissait pétrifiée. Alors, s'adressant à Clémentine, M. Granger ajouta :

« Vous du moins, mademoiselle, me direz-vous si vous connaissez la sœur de madame Granger ? »

Cornélie oubliait de respirer ; sa mère elle-même partageait cette émotion ; quant à Pélagie, elle ne bougeait pas. Clémentine répondit :

« Oui, monsieur. »

M. Granger fit un mouvement et reprit :

« Et pourrais-je savoir où vous étiez avant de venir ici ?

– À Châteauneuf, monsieur. »

Sur cela Cornélie quitta son siège et sa mère fit mine de quitter le sien, tandis que M. Granger continuait avec vivacité :

« À Châteauneuf !… Attendez donc !… Vous vous appelez Clémentine !… Mais justement la jeune fille dont on me parle se nomme ainsi !

 – Ce doit être effectivement moi, monsieur, » répondit simplement Clémentine.

Émue de la plus violente surprise, madame Granger se leva et, accompagnée de sa fille encore plus agitée qu'elle, alla à pas comptés dans la direction du groupe. L'immobilité et la pâleur de Pélagie étaient celles de l'épouvante. M. Granger, lui, haletait.

« Mais alors, s'écria-t-il, ces bijoux, ces dentelles, ces châles…

– Je les ai, monsieur.

 – Vous les avez ! Mais à quels titres ?

– Ce sont des présents de mademoiselle de Sainte-Luce. »

Devant ce calme et cette assurance, M. Granger, déconcerté, ne sachant que répéter :

« Ce sont des présents ! ce sont des présents ! »

Sa femme prit la parole et, toisant Clémentine d'un air glacial, lui dit :

« Pardon, mademoiselle, mais il me semble que dans l'état d'esprit où se trouve parfois ma sœur, vous eussiez pu vous faire scrupule d'accepter des dons si considérables. »

Clémentine se leva vivement et, tout émue, répliqua :

« Mademoiselle de Sainte-Luce a des absences, je le sais, madame ; mais comme elle m'a fait ces présents dans la plénitude de sa raison et en parfaite connaissance de cause, j'ai cru devoir les accepter.

– De la part d'une si jeune fille, dit madame Granger avec mépris, cette promptitude à décider dans des matières si graves et si délicates est chose surprenante, vraiment rare.

– Toute jeune que je suis, madame, répartit amèrement Clémentine, il faudrait, vous en conviendrez, désespérer de moi, si des leçons de délicatesse m'étaient encore nécessaires. »

Madame Granger pinça les lèvres et fronça les sourcils. Ne voulant pas toutefois continuer une lutte qu'elle jugeait sans doute indigne d'elle, elle garda le silence. Mais aussitôt sa fille, dans les yeux de laquelle la haine étincelait, s'oublia jusqu'à dire :

« Quoi ! maman, te laisseras-tu chez toi manquer de respect par une aventurière !

– Ah ! mademoiselle, riposta Clémentine d'une voix altérée, voilà une parole dont je pourrais bien vous faire repentir !

– Plaît-il ! que dites-vous ? des menaces ! s'écria Cornélie hors d'elle-même. Allez-vous nous apprendre par hasard que dans notre famille aussi il y a quelque enfant trouvé ! »

C'en était trop. Pâle de fureur, Clémentine se mit à trembler de tous ses membres et à jeter çà et là un regard effaré. N'apercevant d'ailleurs que des visages hostiles, car mademoiselle de Sainte-Luce était toujours dans la même attitude, elle se tourna vivement vers la table à ouvrage, y prit ce qui lui appartenait, puis, regardant en face madame Granger, lui dit d'une voix que faisait vibrer le ressentiment :

« Après une pareille insulte, je ne pense pas, madame, que vous soyez surprise de me voir sur-le-champ quitter votre maison. »

Et elle se dirigea vers la porte où, sur le point de disparaître, elle entendit Cornélie dire entre ses dents :

« Bon voyage ! »

Mademoiselle de Sainte-Luce remua enfin ; le départ de Clémentine parut beaucoup la soulager ; elle respira au moins plus librement. Mais son beau-frère ne la tint pas quitte.

« Daignerez-vous enfin nous apprendre, lui demanda-t-il opiniâtrement, quelle est cette jeune fille ? » La confusion et les anxiétés de Pélagie recommencèrent.

« Cette jeune fille ? fit-elle en baissant de nouveau les yeux.

– Oui, cette jeune fille.

– Je ne sais pas.

– Quoi ! vous ne savez pas ?

– Non, ajouta mademoiselle de Sainte-Luce tout éperdue ; elle se disait ma parente. »

Au comble de la stupeur, M. Granger s'écria :

« Qui se disait votre parente ! Cela, en vérité, dépasse toutes les bornes. Quoi ! votre parente ! et vous ne savez pas si elle l'est réellement ou si elle ne l'est pas ! »

Pour toute réponse, Pélagie se cacha la tête dans ses mains, puis sanglota. Madame Granger eut compassion de sa sœur ; n'accordant pas à ces détails l'importance qu'y mettait son mari, elle s'interposa :

« Assez, monsieur, assez ! » dit-elle impérieusement.

Et mademoiselle de Sainte-Luce fut enfin abandonnée à elle-même. C'était la phase des larmes qui commençait, cette phase où, en pleine possession de sa mémoire, elle plongeait dans une horrible tristesse, s'isolait pour pleurer et recherchait de préférence la société des malades et des pauvres.


VIII – HEURES LUCIDES

Clémentine n'était pas sortie de la maison des Granger que déjà elle était installée dans une autre. Sans s'inquiéter de l'opinion de ces derniers, Catherine Bailly la plaçait auprès de madame Marcille qui, depuis quelque temps, sentait le besoin d'une demoiselle de compagnie Douce, attentive, prévenante, d'une patience inaltérable, Clémentine s'accommodait sur-le-champ des habitudes les plus irrégulières de madame Marcille, s'éveillait par exemple à n'importe quelle heure de nuit, s'habillait, lisait ou causait, au gré de la malade, et cela toujours avec un calme empressement plein de bonne grâce. Dans le voisinage de cette compagne, madame Marcille, quoi qu'elle dît, quoi qu'elle voulût, n'avait à subir ni la moindre contradiction, ni le plus léger mouvement d'humeur.

Entre cour et jardin, l'hôtel Marcille se composait d'un rez-de-chaussée à sept ouvertures de face, d'un premier et d'un second dont l'ovale des fenêtres était en pierre. La malade occupait le rez-de-chaussée ; sa chambre, large et haute, ouverte sur le jardin, était sombre à cause des épais rideaux qui masquaient en partie les fenêtres. Madame Marcille ne sortait plus que rarement de cette chambre, dont l'obscurité s'harmoniait avec la tristesse de ses pensées et les élans de son âme ; c'était la cellule où la pauvre femme, qui avait également horreur de la lumière et du bruit, priait, pleurait et s'éteignait dans le désespoir.

Son fils entra. Le docteur Jurquenne venait de la quitter. Affaissée dans un fauteuil, elle écoutait une lecture que lui faisait Clémentine. À l'entrée du fils de la maison, la jeune fille ferma le livre et prit une broderie.

« Eh bien, ma mère ? demanda Marcille en s'asseyant.

– Eh bien, Eugène ?

– Comment vous trouvez-vous, ce matin ?

– Mieux, grâce à l'inépuisable complaisance de mademoiselle, répondit la malade dont le regard glissa du côté de Clémentine. Et toi ? ajouta-t-elle en attachant sur son fils des yeux remplis d'anxiété.

– Parlons de vous, chère mère, répliqua celui-ci. Ne pensez-vous pas que l'air de la campagne vous ferait du bien ? »

Madame Marcille secoua douloureusement la tête.

« Hélas ! » fit-elle.

Le fils n'eut garde de demander à sa mère pourquoi elle soupirait : il le savait trop bien ; il le savait si bien que, pour échapper à l'ennui de se l'entendre dire, il voulut peu après se retirer. Ce reproche l'arrêta.

« Déjà ! Eugène.

– Si vous voulez que je reste encore, » fit-il en se rasseyant….

Au risque de se voir rebutée, la pauvre mère lui demanda aussitôt :

« Et ton mariage ?

– Ah ! chère mère, mon mariage ! répliqua-t-il d'un air ambigu, toujours au même point.

– Tu étais si pressé d'en finir !

– Je n'ai pas cessé de l'être, et je m'en serais déjà entretenu avec madame Granger, sans le désordre qui trouble en ce moment sa maison. On ne s'y entend plus ; le sens commun en est banni. Je ne sais où s'arrêtera leur engouement pour les étrangers. M. le baron de Flohr, passe encore ; je comprends, à la rigueur, l'enthousiasme que cet homme inspire. Mais un Rolando ! un homme qui n'a que des ridicules, qui se vante d'être duc, qui joue de la guitare dans les rues, qui fait les yeux doux à toutes les femmes, sans en excepter Cornélie, et qui se porte acquéreur de toutes les propriétés à vendre, me voir préférer un personnage si grotesque, en vérité, c'est croire que la mère et la fille sont frappées de vertige ! Je dois patienter, attendre qu'elles ouvrent les yeux, qu'elles rougissent de leur démence, qu'elles comprennent ce que, vis-à-vis de moi, leurs procédés ont d'inconvenant. »

Comment n'eût pas gémi la mère à ces nouvelles, quand déjà en son âme l'espoir ne tenait plus qu'à un fil !

« Que fait donc M. Granger au milieu de tout cela ? reprit-elle.

– Autre histoire, repartit Marcille : une aventure le jette, à cette heure même, en proie aux plus émouvantes préoccupations.

 – Que veux-tu dire ?

– Vous vous rappelez que madame Granger a une sœur ?

– Oui, Pélagie de Sainte-Luce, que M. de Villeret, il y a quinze ou seize ans, emmena avec lui pour faire l'éducation de sa fille. Catherine m'en a dit quelques mots. Elle doit même me l'amener. »

Clémentine tendit soudainement l'oreille.

« Cette sœur, ajouta Marcille, qui possède une petite fortune, n'a pas, à ce qu'il paraît, les facultés toujours saines ; rien ne semble aisé comme de la circonvenir et de lui inspirer un testament contraire aux intérêts de sa famille. M. Granger tremble que cela n'ait lieu, et il en perd l'esprit. À l'en croire, au reste, ses inquiétudes seraient justifiées par un fait grave : tout récemment, la pauvre de moiselle, dans un voyage à Châteauneuf, aurait été volée.

– Volée ! »

Cet écho, comparable au cri d'une conscience indignée, appela l'attention sur Clémentine. La malade lui demanda ce qu'elle avait.

« Moi ! madame, rien, balbutia-t-elle, l'effet de la surprise. »

Marcille continua :

« Oui, volée ! ou, si vous l'aimez mieux, dépouillée de tout ce qu'elle avait de précieux en dentelles, en cachemires, en bijoux. »

Clémentine ne maîtrisait que difficilement son trouble. Un dernier détail acheva de la bouleverser. En apprenant que M. Granger méditait de porter plainte et d'organiser autour de sa belle-sœur une active surveillance, elle se redressa, en quelque sorte malgré elle, et attacha sur Marcille des yeux étincelants de stupeur.

Ni la mère, ni le fils ne s'en aperçurent. Pour songer à Clémentine, la mère surtout roulait en son esprit de trop pénibles réflexions. À son fils qui, finalement, exprimait de nouveau le désespoir de se faire entendre au milieu d'une pareille confusion, elle repartit :

« D'ailleurs, les sentiments des Granger à ton égard ont dû forcément se ressentir du triste courage qu'ont eu tes oncles de te déshériter. »

Elle soupira profondément et dit encore :

« Ils en sont peut-être déjà au regret d'avoir consenti à ton mariage avec leur fille. Or, ne serait-il pas possible de les arrêter sur la pente de ce refroidissement et de te faire rentrer en grâce auprès d'eux avant qu'ils aient osé rompre ouvertement avec toi ? J'ai longuement réfléchi à tout cela. Ne t'irrite pas de mes conseils ; l'affection la plus désintéressée, tu le sais bien, me les inspire. J'éprouverais tant de bonheur à voir ton avenir enfin assuré. »

Au seul accent de sa mère, le fils conçut des alarmes et fronça les sourcils. La pauvre femme reprit craintivement :

« Si ton oncle Jules, par son mariage, a porté un coup funeste à nos espérances, il n'en est pas de même de ton oncle Narcisse. Tu ne vois en lui qu'un homme dur, violent, implacable : au fond, je le connais, il t'aime ; il est très sensible ; sa colère s'éteint aussi aisément qu'elle s'allume. On assure, il est vrai, qu'il a déjà disposé de ses biens ; mais, ce qu'ont fait les ruses d'une vilaine femme, un rapprochement peut le détruire… Ne voudrais-tu pas, Eugène, mon cher fils, à ma prière, à mes larmes, essayer une démarche de conciliation au près de ton oncle Narcisse ! »

Avant même que sa mère n'eût achevé, Marcille se leva comme frappé d'une commotion galvanique, et, en même temps qu'elle prononça le nom de son frère, il s'écria :

« Jamais !

– L'ambition de faciliter ton mariage avec Cornélie, balbutia la malade hors d'elle-même, pourrait l'amener à se repentir et à t'ouvrir les bras.

– Jamais ! répéta Marcille en se promenant avec agitation. Mon oncle Narcisse m'a outragé, m'a fait des menaces ; il a été sur le point de me frapper. À aucun prix, je ne m'exposerai à de nouveaux affronts. Jamais ! jamais ! En fussé-je réduit, pour vivre, à tendre la main ! »

D'un accent plein de larmes, la malade dit encore :

« Souffre du moins que M. le curé aille voir Narcisse de ta part et essaie de vous rapprocher.

– Non, pas même cela ! s'écria Marcille impétueusement. Toute démarche que tenterait l'abbé Chaillet en mon nom, je la désavouerais !… »

Au milieu des sanglots qui la suffoquaient, la mère, joignant les mains, allait renouveler ses instances. Une femme ouvrit discrètement la porte et annonça madame Bailly, laquelle entra presque aussitôt accompagnée d'une grande et mince personne, qui n'était autre que mademoiselle de Sainte Luce.

Avec sa robe en soie grise, son châle de crêpe et son chapeau noir sans ornement, peu s'en fallait qu'elle ne fût en deuil. Un long voile la cachait jusqu'à la taille. Elle le releva et laissa voir un visage pâle, abattu, dont les yeux, fatigués par les larmes, débordaient de mélancolie. Madame Marcille essaya de se lever.

« De grâce, madame, lui dit doucement Pélagie en approchant, ne vous dérangez pas. »

Et elle prit place à droite de la malade, tandis que madame Bailly s'asseyait de l'autre côté.

Marcille s'esquiva. Mademoiselle de Sainte-Luce reprit :

« Bien que vous viviez fort retirée, madame, j'espère néanmoins que ma visite ne vous contrariera pas. Vous souffrez, nos âmes sont sœurs ; avec moi, vous n'aurez pas besoin de vous contraindre ; vous pourrez pleurer, je pleurerai avec vous, et peut-être ne m'en irai-je pas sans vous laisser quelques consolations. »

Cette voix douce, ces paroles plus douces encore émurent vivement madame Marcille ; elle considéra quelques instants Pélagie avec tendresse et lui dit :

« À présent, je me rappelle non pas seulement vos traits, mais encore cette bonté angélique qui ne trouvait pas d'indifférent. Vous n'avez pas changé : vous êtes restée belle et vous êtes, à ce que je vois, toujours bonne.

– C'est trop, madame, repartit Pélagie d'un air de confusion ; c'est trop. Puis je vais vous dire : il arrive que la vie s'arrête en moi, que je suis comme si je n'étais pas ; et alors les jours glissent sur ma tête sans que je m'en aperçoive, sans que j'en éprouve les atteintes ; et voilà sans doute pourquoi je vieillis moins que si j'avais les yeux toujours ouverts sur la vie.

– Vous êtes bien heureuse ! soupira madame Marcille,

– Ne le croyez pas, madame, dit tristement mademoiselle de Sainte-Luce, ne le croyez pas. Si je ne me réveillais jamais, si cette insensibilité que vous m'enviez n'avait pas de terme, oui, sans doute, je m'estimerais heureuse. Mais comme la mémoire ne me revient qu'accompagnée de tristesses funèbres et de larmes amères, ne vaudrait-il pas mieux être tout à fait morte que de vivre ainsi ?

– Vous aussi, chère demoiselle, avez-vous donc bien souffert ?

 – Hélas ! madame, dit Pélagie en détournant la tête, le spectacle des douleurs d'autrui n'est-il pas suffisant pour justifier plus de gémissements encore que n'en contient mon âme, plus de larmes encore que je n'en puis verser ? »

L'entretien, quelque temps encore, ne fut que des variations sur ce thème douloureux. Elles en vinrent ensuite à causer de ceci et de cela, à s'aventurer dans le passé, à rappeler leurs souvenirs de jeune fille. Pélagie fit preuve d'une lucidité parfaite, de la plus saine raison, d'une fidélité de mémoire et d'une netteté dans les détails, même pour des faits très éloignés, à faire douter de ce que l'on disait de ses absences. Cependant, elle ne cessait de tourner la tête du côté de Clémentine, de la présence de qui elle était sans doute prévenue. Une certaine envie d'en parler la préoccupait évidemment. Elle dit enfin :

« Êtes-vous contente, madame, de cette jeune personne ?

– Très contente, répondit madame Marcille.

– J'en suis bien aise.

– C'est Catherine qui me l'a amenée. La connaîtriez-vous aussi ?

– Je m'intéresse volontiers, repartit mademoiselle de Sainte-Luce en rougissant légèrement, aux jeunes filles sages et discrètes. Je suis leur protectrice naturelle ; elles sont mes brebis. »

Insensiblement, il fut question de Cornélie, d'Eugène Marcille, de leur mariage projeté et formellement convenu, des hésitations inquiétantes de madame Granger, du baron de Flohr, enfin, de tout ce qui plongeait la malade dans le désespoir et lui donnait le dégoût de la vie.

« Madame Bailly m'a confié tous ces détails, dit mademoiselle de Sainte-Luce, et je m'en désole avec vous. Votre découragement n'est pourtant pas aussi fondé que vous semblez le craindre. Une de Sainte-Luce, croyez-le bien, ne saurait manquer ainsi à sa parole. Modérez donc vos chagrins, madame ; aussi bien pour vous que pour ceux qui vous aiment et que votre état désespère, laissez l'espérance refleurir en votre âme. Quant à moi, sans prétendre le moins du monde vous flatter, je ne vois réellement pas l'obstacle sérieux qui pourrait empêcher que ce mariage ne s'accomplît et même prochainement. »

Touchée de ces paroles et les supposant uniquement prononcées par compassion, madame Marcille répondit :

« Ah ! chère demoiselle, s'il suffisait du voisinage d'un ange pour me guérir, je serais déjà pleine de de vie. Mais c'est moins la crainte de voir échouer ce mariage que l'incertitude de l'avenir de mon fils qui me torture. Que deviendra-t-il ?… Son insouciance et ses prodigalités peuvent aisément déterminer sa ruine. Mes implacables frères, loin de l'aider, applaudiront peut-être. Ah ! ce sont ces idées qui déchirent mon cœur et le tuent ; elles partagent mes nuits en insomnies intolérables et en cauchemars effrayants ; que je dorme ou que je veille, ma pauvre âme ne peut échapper à l'image de mon fils isolé, vieilli, ruiné, misérable. »

Dans son inépuisable mansuétude, mademoiselle de Sainte-Luce essaya encore de raisonner madame Marcille, et, entre autres choses, lui dit :

« Ne m'a-t-on pas assuré, madame, que votre fils est devenu tout à fait sage ? Les leçons de l'expérience ne seront pas perdues pour lui. Après cela, est-il donc nécessaire d'avoir des millions pour être heureux ? »

Mais elle s'aperçut bientôt qu'elle parlait en vain et crut même comprendre que la malade était fatiguée. Alors, elle se leva, et, d'un air désappointé, triste, navré, elle ajouta :

« En vérité, chère dame, je n'ai jamais été moins heureuse. Je suis triste, oh ! bien triste, je vous assure, de vous trouver si rebelle à toute consola tion. N'aurai-je donc pas au moins la faible joie de vous laisser en partant un peu de baume pour vos blessures ? Laissez-moi de nouveau vous assurer que vos souffrances reposent bien plus sur des illusions que sur des réalités. À force de vous désoler, vous êtes tombée dans la maladie, et il est à craindre, aujourd'hui, que le mal à son tour ne réagisse sur vos pensées et n'ajoute à vos inquiétudes plus que de raison. Rien n'est dit encore. Sous mes yeux, ma famille ne se déshonorera pas, soyez-en persuadée, par un manque de foi. Voyez en moi une amie qui compatit profondément à vos chagrins et épouse tous vos intérêts. Je veux m'en occuper dès aujourd'hui et tâcher de me rencontrer avec ce M. de Flohr, dont je ne cesse d'entendre parler, et qu'il me semble ne pas encore avoir vu. Et ne me considérez pas comme une auxiliaire tout à fait méprisable. Je ne suis pas sans influence sur ma sœur. Elle est vive et passionnée, mais non point dénuée de sens au point qu'on ne puisse raisonner avec elle et l'éclairer. Encore une fois, madame, je vous en supplie, au moins provisoirement : contenez vos larmes, modérez les élans de votre douleur et ne vous refusez pas à tout espoir… »

Disant cela, elle embrassa tendrement madame Marcille, fit un signe de tête amical à Clémentine et se retira comme une ombre, c'est-à-dire sans plus de bruit qu'elle n'était venue.


IX – AU CABINET VERT

Le même jour, à la même heure, Georges Hauteclair qui, depuis quelque temps, grâce à M. de Flohr, occupait une place dans l'une des meilleures maisons de banque de la ville, rendait une visite au baron. Allant et venant à travers sa chambre d'un air soucieux, celui-ci s'occupait machinalement de sa toilette. Il s'arrêta tout à coup devant Georges et lui dit :

« Savez-vous, mon cher, que j'ai une correspondance dont vous pourriez être jaloux ? C'est réellement une charmante fille que votre Clémentine, une fille charmante et pleine d'esprit. La sympathie qu'elle me témoigne me charme et me confond. Je ne sais pas comment elle s'y prendrait pour vous écrire des lettres plus tendres. Il faut que je vous les montre… »

Il ouvrit le tiroir d'un bureau, remua des lettres, et marqua une vive surprise.

« C'est singulier, fit-il : j'avais trois lettres, et je n'en trouve plus que deux. Qu'est devenue la troisième ? »

Ne la trouvant pas, après avoir tout bouleversé, il dit entre ses dents :

« Encore un tour sans doute de ce maudit Rolando. Et il ajouta en se tournant vers Georges : Lisez toujours celle-ci. »

Il était un goût en quelque sorte inné chez Clémentine : celui d'écrire des lettres. Du matin au soir, elle eût avec plaisir tenu une plume et noirci du papier sans en ressentir jamais la moindre fatigue. Le plus insignifiant prétexte lui était bon à entamer une correspondance. Aussi Georges, qui la connaissait bien sous ce rapport, ne parcourut-il les lettres que d'un air assez distrait. Son visage d'ailleurs était sombre, et la tristesse débordait de ses yeux. De Flohr en fut frappé ; il lui dit :

« Qu'avez-vous, mon cher Georges ? vos affaires n'iraient-elles pas ? ne seriez-vous pas content de votre place ? »

Le fils du capitaine repartit qu'au contraire le succès dépassait ses espérances, qu'il se voyait désormais un avenir non moins brillant que solide et que, dès à présent, rien ne l'empêchait plus de déterminer à quelques jours près l'époque de son mariage. Il n'en continuait pas moins d'être le plus malheureux des hommes. Du moment où son père persistait à lui tenir rigueur et à se refuser au pardon, tout pour lui était sombre, amer, sans joie…

« David et Sardache ne pouvant rien sur lui, ajouta-t-il, je veux aujourd'hui même profiter des quelques heures qui me sont accordées pour aller, en vous quittant, le trouver hors de la ville, dans une guinguette où ses amis doivent le conduire, et je ne vous cacherai pas que cette démarche me trouble plus que si j'allais au feu, car s'il me repousse… »

De Flohr loua le fils de ses bons sentiments, mais en même temps lui reprocha doucement de ne pas savoir mieux prendre son mal en patience, quand d'ailleurs tant de choses heureuses lui arrivaient sur lesquelles il osait à peine compter.

« Au reste, reprit-il, nous sommes tous un peu les mêmes, et l'on voit trop souvent les gens que le bonheur accable se plaindre de la plus légère contrariété comme d'une damnation. Quant à moi, mon cher ami, je voudrais ne pas être plus malheureux que vous.

– Vous malheureux, M. de Flohr ! » s'écria Georges stupéfait.

Poussé sans doute par la violence du mal, de Flohr répondit, d'un accent d'amertume, en secouant la tête :

« Si malheureux, mon pauvre ami, si légitimement malheureux et sous le poids d'un désespoir si bien fondé que, si je n'écoutais que le sentiment, il y a longtemps que je n'existerais plus. »

Devant la stupeur de Georges, le baron, comme si déjà il eût regretté d'en avoir trop dit, retourna à sa toilette et continua d'une voix plus calme :

« Je devine : vous ne pouvez assez vous étonner de m'entendre parler ainsi, en songeant à la prospérité qui me fait tant d'envieux. Quoi de plus incertain, mon cher ami ? La fortune dix fois peut-être m'a souri de la même manière pour m'abandonner à l'heure même où je croyais le mieux la tenir. Imaginez un architecte qui voit crouler son édifice au moment même où il y pose le couronnement. Voilà mon métier depuis vingt ans bientôt. Je ne puis rien fonder de durable ; c'est comme une fatalité… »

Revenu de sa surprise, Georges, qui ne croyait guère qu'à la volonté, essaya de combattre les idées du baron.

« Vous avez des ennemis, sans doute, dit-il ; mais vous avez aussi des amis puissants et, à tout prendre, j'ai beau chercher, je ne vois réellement pas ce qui pourrait sérieusement vous nuire.

– N'y aurait-il que Rolando, repartit vivement de Flohr, qui évidemment ne disait pas toute sa pensée, n'y aurait-il que ce misérable, en faudrait-il plus pour renverser upe fortune même bien autrement consistante que la mienne ? Il ne se contente pas de mettre, chez moi, tout au pillage, de me traiter en pays conquis, de décacheter mes lettres, de forcer mes serrures, d'acheter à tort et à travers chez mes fournisseurs, d'aller se promener dans ma voiture à l'heure souvent où j'en ai le plus besoin, il chante la nuit dans les rues, trouble la ville par des querelles ou les scènes les plus burlesques et se vante partout d'être mon ami et mon protecteur. Rien ne peut lui ôter l'idée que Cornélie Granger raffole de lui. Il s'y rend presque chaque jour, lui porte des fleurs, joue auprès d'elle le rôle d'un amoureux transi, lui donne des leçons d'expression et lui verse de l'eau de senteur sur les doigts. Il se doute bien que madame Granger n'est pas contente et qu'elle me préfère de beaucoup à lui. Peu lui importe. Il prétend que, dans ces sortes de choses, les mères n'ont voix au chapitre que quand il n'est plus temps de délibérer et se voit déjà l'heureux époux de l'héritière. Je ne sais ce qu'il médite. Toujours est-il que, si je n'y mets bon ordre, il finira par quelque gros scandale et m'entraînera avec lui dans sa chute.

– Vous n'avez qu'à le congédier ! » s'écria Georges.

De Flohr confessa que, tout en se repentant de l'avoir recueilli, il ne se sentait pas le courage de le chasser, que la compassion l'arrêtait et que d'ailleurs il était résolu à un mariage qui lui permettrait à la fois de mépriser ses ennemis et de se débarrasser honnêtement de l'aventurier.

« C'est ce que j'allais vous dire ! fit Georges : mariez-vous, monsieur de Flohr ! »

Le baron ne répondit pas sur-le-champ. Il acheva de s'habiller, mit son chapeau, se ganta, donna un coup d'œil au miroir et dit :

« Mon cher ami, quoi que vous en disiez, ma position est ici fort chancelante, et, à vous parler franchement, je ne me sens plus le courage de fonder ailleurs un établissement pour le voir crouler comme les autres. Vous allez de ce pas vers votre père ; moi, je vais chez madame Granger et ma foi, si l'occasion s'en présente… Bien des choses, il est vrai, reprit-il mélancoliquement, devraient me détourner de ce mariage. Mais je suis tellement las de servir de navette à la destinée et cette vie d'inquiétudes me pèse au point que je serais capable pour en finir de ne pas reculer même devant un crime… »

Ils descendirent, et, peu après, se séparèrent. Nous retrouverons tout à l'heure de Flohr chez madame Granger. Quant à Georges, il sortit de la ville, suivit les boulevards à l'est et marcha dans la direction du midi ; puis, parvenu à la Loire, il la remonta, en longeant une avenue de peupliers qui la borde, et toucha enfin au Cabinet vert, une maison blanche à trois étages, située à l'angle que fait l'avenue avec un chemin latéral. Un mur à hauteur d'appui, surmonté de barreaux verts, en prolonge la façade. L'entrée du jardin est ménagée dans ce mur non loin de la maison.

Georges gagna cette porte, traversa une double rangée de tonnelles ombreuses et pénétra dans les ténèbres d'une charmille dont l'âge et la beauté rappellent que l'établissement a été découpé dans un ancien parc. Cette charmille circonscrit une cour sablée à l'extrémité de laquelle, aux pieds d'une haute muraille tapissée de lierre et de vignes, a été pratiqué un jeu de boules.

Il pouvait être deux heures de l'après-midi. Dans l'ombre de cette muraille, tout près du jeu de boules, les trois capitaines étaient assis autour d'une petite table ronde. M. Ziss, le cabaretier, debout à deux pas de la table, oubliait de leur servir à boire pour causer.

M. Ziss devait avoir passé la cinquantaine. Vêtu d'une veste ronde, d'un pantalon en coutil gris, d'un gilet rouge rayé de noir, et coiffé d'une casquette jaunâtre, en peau d'agneau, sans visière, de la forme d'un fromage, il avait d'énormes moustaches, de gros yeux roulant la colère et, par-dessus cela, la mine rébarbative du fanfaron qui tremble qu'on ne mette en doute sa bravoure. Il avait amené, on ne sait trop à propos de quoi, les chevaux sur le tapis, et se vantait de s'y connaître mieux qu'aucun homme au monde.

« Mon coronel il arrive ! » se prit-il tout à coup à dire d'une voix ronflante.

Les trois amis étaient, pour ainsi parler, suspendus à ses lèvres et s'attendaient à quelque action d'éclat.

« Eh bien ? » fit Sardache.

M. Ziss ajouta en s'accompagnant d'une pantomime farouche :

« Il me dit qui dit : « Bonjour Ziss ! – Bonjour mon coronel ! – Volontièrement je m'instrouis… Ce cheval, qu'en penses-tu ? » Un coup d'œil et « S'il vous plaît, mon coronel, celui qui vous a vendu ce cheval il vous a trompé. » Il me regarde. Je le regarde. « Oui, trompé. – Ho ! ho ! es-tu bien sûr ? – Oui, perzouadé. »

– Ah ca ! interrompit M. Hauteclair, vous avez donc été dans la cavalerie, monsieur Ziss ?

– Oui, capitaine, répondit le cabaretier avec un mouvement de tête énergique, dans les houzards.

 – Quel escadron ? demanda David.

– Troisième ! répliqua M. Ziss. Mon escadron on l'appelait l'escadron des litres.

– Fameux ! s'écria Sardache. Vous m'y faites songer. Il fait diablement chaud. Ne pourriez-vous nous en servir un, monsieur Ziss ? » ajouta-t-il en éternuant.

Le cabaretier soupçonna vaguement qu'on s'amusait de lui. Ses yeux inquiets allèrent du capitaine Hauteclair à Sardache, de Sardache à David. Tout son visage se renfrogna. Il tourna le dos et descendit à la cave, puis, bientôt de retour, rangea la bouteille et les verres sur la table avec une brusquerie et une maladresse qui trahissaient une humeur massacrante. Dans un but de conciliation, David versa à boire, porta le verre à ses lèvres et dit, en faisant claquer sa langue contre son palais :

« Elle est, ma foi, bonne.

– Pardié ! fit le cabaretier avec aigreur, bonne exprès : Fritz il fait la bière absolument pien. » Et il s'en alla. On l'entendit fermer successivement plusieurs portes avec violence.

« Ce diable d'homme est terrible ! dit M. Hauteclair.

– Si terrible, repartit Sardache, si terrible, que dans une glace, il se fait peur à soi-même… »

Georges, pendant ce temps-là, avait fait un détour sous la charmille et s'était rapproché du groupe des capitaines. Sur l'éclat de rire provoqué par la plaisanterie de Sardache, il jeta son chapeau, écarta hardiment les branches et se présenta tout à coup aux yeux de son père.

Ce fut un coup de théâtre des plus émouvants. Dieudonné Hauteclair, assis en face de la charmille, aperçut tout de suite son fils. Il tressaillit violemment, redressa sa haute taille, fronça les sourcils, changea de couleur.

David et Sardache n'eurent pas besoin de voir Georges pour comprendre l'émotion de leur camarade. S'ils tournèrent la tête, ce fut uniquement pour n'avoir point l'air de complices.

Adossé à la muraille de verdure, Georges était très pâle, très ému, mais plein de résolution. L'éclat de ses yeux noirs se croisait avec les flammes qui brillaient dans ceux du vieillard.

Celui-ci d'abord ne trouva qu'un geste. Il allongea impérieusement le bras et de l'index indiqua la porte.

Georges ne bougea pas. Sans être aussi grand que son père, il était d'une taille relativement élevée. D'épais cheveux bruns, de jolis yeux, de petites moustaches, un teint uni, des traits agréables, concouraient à en faire ce qu'on appelle un beau garçon. Bien des hommes eussent été fiers d'avoir un tel fils.

Impatient de l'audace du coupable, le vieux capitaine s'écria en réitérant son geste :

« Perdez-vous la tête ? Me relancer jusque dans un cabaret !… Allez-vous-en !

– Il faut que je vous parle, » dit Georges d'une voix altérée.

Le vieillard se leva, mit son chapeau et dit :

« C'est donc moi qui vous céderai la place.

– Je vous suivrai, répliqua Georges.

– Et moi je vous chasserai à coups de canne ! » repartit le vieux capitaine hors de lui.

Georges se sentit près de défaillir.

« Vos coups, dit-il avec douleur, me feront moins de mal que ne m'en fait votre implacable ressentiment. »

M. Hauteclair fit deux ou trois pas, puis, changeant d'idée subitement, regagna sa chaise.

« En définitive, je suis bien bon, dit-il en se rasseyant, de me faire tant de mal au sujet d'un drôle qui ne compte plus pour moi… »

Sardache et David ne soufflaient mot. Le visage de Georges accusait les plus douloureuses perplexités. Il reprit soudainement courage. S'approchant de son père :

« Vous avez eu l'obligeance, lui dit-il d'un air triste, de me prêter soixante francs. Il ne m'a pas été possible jusqu'à présent de vous les rendre. J'en ai beaucoup souffert. Les voici », ajouta-t-il en fouillant dans sa poche et en posant trois pièces d'or sur la table.

Quelque chose comme un éclair de joie glissa, mais plus vite que l'éclair, sur le front du vieillard. Sa figure n'en parut que plus sévère et plus sombre.

« Il eût été mieux, fit-il durement, de me faire remettre cela par un tiers. Vous m'eussiez épargné de vous dire que cette restitution me rappelle avant tout votre honte. »

Ce nouvel affront acheva d'accabler Georges. Il semblait atterré.

« Ah ! fit-il en secouant la tête, il est sans exemple qu'une distraction, qu'un pur oubli ait allumé une si furieuse haine, surtout dans l'âme d'un père… »

Le vieux capitaine releva la tête.

« Appelez cela comme vous voudrez, dit-il avec énergie. À votre place, moi, je me serais brûlé la cervelle. »

David ne put se taire davantage.

« Pseu ! pseu ! fit-il ; tu en verserais toutes les larmes de ton corps.

– Je pleurerais le coupable dans la tombe, repartit le vieillard ; je le méprise vivant.

– Saperlote ! saperlote ! gronda Sardache à son tour.

– Vous, laissez-moi ! dit impétueusement Dieudonné Hauteclair en se tournant vers ses amis. Vous êtes des myopes et des infirmes. Si vous avez été d'honnêtes gens, ç'a été par hasard. Il est heureux que l'honneur n'ait jamais exigé de vous aucun sacrifice sérieux. Vous n'entendez rien à ces choses…. Quant à moi, si cette main était capable de trahison, je la couperais ; si ma langue pouvait mentir, je l'arracherais ; si cet œil pouvait voir vert ce qui est rouge, je le crèverais. » Il ajouta au milieu d'un profond soupir : « La gangrène s'est déclarée dans l'un de mes membres, et le chirurgien de mon honneur, mon propre bourreau, l'a retranché de moi. »

Il y eut une longue pause. De grosses larmes roulaient dans les yeux de Georges.

« Ainsi, reprit-il, à mon courage d'affronter votre colère, d'essuyer vos injures, vos mépris, vos menaces, à ce courage qui prouve à la fois mon respect inaltérable, ma profonde affection et la jalousie plus forte que tout de reconquérir votre estime, rien ne bat dans votre poitrine, rien n'y plaide en ma faveur ? »

Le vieillard fit attendre sa réponse. Il articula enfin cette syllabe :

« Rien !

– Et vous êtes bien résolu à n'assigner aucun terme à la durée de l'épreuve ?

 – Aucun !… »

Georges n'avait plus une goutte de sang au visage. Une sourde irritation fermentait en lui et menaçait de se résoudre en colère. Il en triompha néanmoins et se résigna.

« Soit, monsieur, dit-il lentement, de l'accent le plus amer ; je vois bien qu'il serait superflu d'insister. Une chose me consolera. À la mesure de votre justice personne n'échapperait aux verges. Il est probable que vous ne prévoyez pas la situation fausse que me créeront ici vos rigueurs. S'il arrive à quelqu'un de me parler de vous, que répondrai-je ?… Je vais me marier, que dirai-je à ma femme ? La vérité ? Elle se refusera à me croire… En attendant, pour me soustraire aux soupçons que ne manquerait pas de faire naître votre absence à mon mariage, j'en serai réduit à me marier en cachette, comme on fait une mauvaise action. Mes noces auront l'allégresse d'un enterrement ; ce sera de bon augure. Si j'avais attaqué un voyageur au coin d'un bois, que feriez-vous donc de plus ?… N'importe ! Vous aurez toujours en moi un fils tendre, respectueux, obéissant, dévoué. Si l'on me parle de vous, je dirai que vous êtes le meilleur et le plus indulgent des hommes ; dès que je vous apercevrai de loin, pour vous plaire je fuirai, et ce ne sera pas ma faute si mon nom vient jamais frapper vos oreilles. Enfin, à mes enfants, si j'en ai, je leur apprendrai à chérir et à vénérer la mémoire de leur grand-père. Vous l'emporterez sans doute sur moi en orgueil et en sauvage rancune, mais non pas du moins en générosité… »

Là-dessus Georges se retourna et marcha vers la charmille. David l'arrêta au passage.

« Attends, Georges, mon cher Georges, fit-il en lui serrant la main. Pseu ! pseu ! tu es un noble garçon ; je professe pour toi la plus vive estime, et tu peux en toute occasion compter sur mon amitié.

 – Et sur la mienne aussi, saperlote ! s'écria Sardache tout attendri. Que ton mariage ne t'inquiète pas : David et moi serons tes témoins et nous ferons des noces flamboyantes… Quant à ce frénétique, ajouta-t-il en désignant M. Hauteclair d'un air moitié furieux moitié plaisant, s'il lui arrive jamais de sentir la perte du membre qu'il a si bénévolément retranché de sa personne et de le regretter, sacrebleu ! Georges, tiens bon ! envoie-le au diable et qu'il se fasse mettre, s'il lui plaît, un, une… un fils de bois ! »

Touché de ces marques d'attachement, Georges jeta un dernier regard suppliant vers son père. Le vieillard avait la tête penchée, les traits, rigides ; ses yeux semblaient de verre. Il ne bougea pas plus qu'une figure de cire.

Georges gagna la charmille et disparut à travers les branches.


X – UNE CRISE

À peine de Flohr toucha-t-il à la maison Granger que son courage fléchit, qu'il hésita. Le mouvement de ses yeux, ses piétinements, son air distrait étaient autant de preuves de son indécision. Se défiait-il de lui-même ? Était-ce sa conscience qui l'emportait ? Toujours est-il qu'il sembla se résoudre à ne pas traiter sur-le-champ la question délicate qu'il roulait dans son esprit.

D'ailleurs, un incident vint, à l'improviste dominer l'émotion à laquelle était soumis chacun des témoins. De Flohr s'empressait de commencer la leçon, M. et madame Granger s'asseyaient, quand, précipitamment, entra mademoiselle de Sainte Luce, aux prises avec une vivacité étrange. Son visage était pâle et bouleversé. Sans prendre garde aux sons du piano, elle s'arrêta à deux pas du groupe que formaient sa sœur et son beau-frère et fixa des yeux hagards sur ce dernier. Surprise, sa sœur lui demanda :

« Qu'avez-vous, ma chère Pélagie ? »

D'une voix sourde, douloureuse, indignée, Pélagie repartit aussitôt :

« Quelqu'un est entré chez moi, y a forcé une serrure, bouleversé mes tiroirs et dérobé une lettre ! »

Elle ne quittait pas son beau-frère des yeux. Ce regard pesait comme un manteau de plomb sur M. Granger ; sous ce regard, le pauvre homme restait confondu, écrasé, anéanti. Il fit pourtant un effort et balbutia, de l'air d'un écolier pris en faute, sans oser lever les yeux :

« Quant à ça, ma chère Pélagie, vous êtes positivement dans l'erreur. Je ne suppose pas que quelqu'un ici soit assez indiscret pour toucher à ce qui vous appartient. Seulement, dans l'une de ces crises qui paralysent votre mémoire, vous avez laissé tomber à votre porte, dans le corridor, une lettre que par aventure j'y ai ramassée… »

Pélagie dédaigna de contredire.

« Rendez-moi cette lettre ! » dit-elle d'un accent pénétré de la plus vive émotion.

M. Granger ne paraissait pas disposé à le faire.

« Rendez-la-moi ! » ajouta-t-elle avec plus d'énergie.

Le tenace M. Granger voulut bien céder, mais sous certaine réserve. « Soit, ma chère Pélagie, dit-il en tirant la lettre de sa poche : mais souffrez que j'en donne auparavant connaissance à votre sœur. Je ne suis qu'un visionnaire à ses yeux. N'est-il pas juste que j'essaye au moins de lui prouver qu'elle n'a pas tout à fait raison ? »

Pélagie courba la tête d'un air de découragement. Son beau-frère déplia la lettre et fit cette lecture à mi-voix :

« Chère, très chère demoiselle, n'ayez aucune inquiétude : ma santé est bonne et je suis pour le présent contente de ce que j'ai. Conservez-moi toute votre tendresse, en ayant soin seulement de ne pas m'en donner trop de preuves. Peut-être ne savez-vous pas que vous êtes surveillée, que les élans de votre générosité font le désespoir de vos charitables parents, et que vous vivez sous la menace d'une interdiction. Quelle honte pour eux, s'ils osaient ! Espérons encore qu'ils n'en auront pas le courage.

Je vous embrasse comme je vous aime. Votre CLÉMENTINE.

N'oubliez pas de brûler cette lettre. »

Madame Granger était stupéfaite. Son mari la regarda d'un air de triomphe. Quant à Pélagie, elle releva la tête. La pauvre demoiselle était d'un degré plus pâle ; elle tremblait ; son visage respirait les plus douloureuses angoisses. « Rendez-moi cette lettre ! » dit-elle pour la troisième fois, en allongeant le bras d'un air d'autorité dont on ne l'eût pas crue capable.

Son beau-frère avança la lettre. Elle s'en empara d'un geste fébrile et la cacha précieusement dans son sein.

« En effet, dit madame Granger en promenant sur mademoiselle de Sainte-Luce des regards pensifs, c'est étrange ! Décidément, qu'est-ce que cette Clémentine ? D'où sort-elle ? Que nous veut-elle ? D'où vient qu'elle parle de nous en termes si amers et si inconvenants ? »

À bout de courage et de forces, Pélagie porta les mains à sa figure en larmes et se laissa tomber sur une chaise.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! fit-elle avec désespoir, que je suis donc malheureuse ! »

À ce cri, madame Granger se leva vivement, courut à sa sœur, s'assit auprès d'elle, la prit dans ses bras et lui dit à l'oreille :

« Contenez-vous, cher ange ; nous ne sommes pas seuls. »

Pélagie se redressa et porta autour d'elle des regards inquiets, effarés. N'apercevant que le sommet de la tête du professeur, elle se leva à demi, puis tout à fait. De Flohr avait la lividité d'un cadavre et toutes les apparences d'un homme foudroyé. Mademoiselle de Sainte-Luce tressaillit. Supposant toutefois qu'elle voyait mal à cause de ses larmes, elle s'essuya les yeux et regarda de nouveau. On eût dit cette fois que la pierre d'une fronde la frappait en pleine poitrine. Elle recula brusquement, porta la main à sa poitrine, arqua prodigieusement les paupières, devint d'une pâleur mortelle. La vue d'une vipère au milieu d'un bois ne lui eût pas causé plus d'horreur et d'épouvante.

Jusqu'alors, exclusivement occupée de son piano, Cornélie s'arrêta court, regarda le baron, et, prenant aussitôt l'alarme, lui dit :

« Qu'avez vous donc, monsieur de Flohr ? Comme vous êtes pâle ! »

De Flohr s'agita, remua les lèvres, mais sans pouvoir en tirer une syllabe.

Cependant M. et madame Granger, les yeux sur Pélagie, attribuaient son émotion à la honte de s'être abandonnée aux larmes et aux plaintes devant une inconnu. Sa sœur ouvrait la bouche pour la rassurer.

Elle se secoua tout à coup, s'agita comme une folle, et, avec une impétuosité surprenante, quoi que d'un accent guttural, éteint, dit tout d'une haleine, au risque de suffoquer :

« Mes yeux sont-ils ouverts ? Suis-je bien éveillée ? Ai-je ma raison ? Ne suis-je pas le jouet d'une de ces crises où, dans ma pauvre mémoire, tout se confond, le présent et le passé, hier et aujourd'hui ? Répondez-moi, de grâce, répondez-moi ! »

Et, avant même que sa sœur pût répondre, elle poursuivit d'un air égaré :

« Je me trompe, n'est-ce pas ? Je suis folle. Les choses me paraissent autrement qu'elles ne sont. On a vu d'ailleurs des ressemblances plus extraordinaires. Je ne connais pas de baron de Flohr, et c'est bien là, ajouta-t-elle en désignant le baron du doigt, la personne que vous appelez ainsi !

– Qu'avez-vous ? mais oui, repartit hâtivement madame Granger.

– Madame, madame, ajouta Pélagie hors d'elle-même en joignant les mains, répétez-moi, je vous en conjure, répétez-moi que je rêve, que tout cela est un horrible cauchemar !

– Non, mille fois non, ma chère Pélagie, répondit enfin madame Granger, vous ne vous trompez pas. Vos yeux sont bien ouverts et votre esprit est bien présent. Regardez-moi, je suis votre sœur, voilà mon mari, voilà votre nièce et, à côté, l'ami et la joie de la maison, l'honorable M. le baron de Flohr. »

Mais mademoiselle de Sainte-Luce, au lieu de se calmer, rejetant la tête en arrière et se cachant la tête dans ses mains, poussa un cri long et déchirant.

« Ah ! s'écria-t-elle, le ciel ait pitié de nous ! »

Et elle sortit en chancelant du salon.

Craignant qu'elle ne fût malade, madame Granger, plus inquiète que surprise, se leva pour aller la rejoindre. Ces paroles l'arrêtèrent :

« Maman, maman, dit Cornélie, regarde donc M. de Flohr ! » Madame Granger tourna la tête et vit qu'en effet le baron avait la mort sur le visage.

« Qu'avez-vous, cher monsieur ? » lui cria-t-elle en allant à lui.

Il se leva éperdu ; de grosses gouttes de sueur glissaient sur son front ; son air respirait l'égarement.

« J'étouffe, balbutia-t-il d'une voix éteinte.

– Il se trouve mal ! » dit à son tour M. Gran ger.

Effectivement, à peine eut-il fait quelques pas que ses forces l'abandonnèrent. Il ferma les yeux, porta les mains en avant et s'affaissa tout à coup dans un fauteuil.

Quelle révolution ! Pélagie fut complètement oubliée. Tandis que M. Granger piétinait vainement, que Cornélie pleurait, madame Granger desserrait sans cérémonie la cravate du baron et donnait des ordres.

« Vite, vite, monsieur, dit-elle à son mari, courez dans ma chambre chercher un flacon d'éther. »

En apparence bouleversé, M. Granger mit le plus louable empressement à sortir.

« Ouvre cette fenêtre, ma fille, ajouta madame Granger. C'est la chaleur, sans doute. »

Cornélie, aussi pâle que de Flohr, se démenait comme une folle autour de lui ; les anxiétés dilataient ses prunelles ; elle semblait près de suffoquer. Néanmoins, la voix de sa mère résonnait encore que les trois fenêtres de le pièce étaient déjà grandes ouvertes.

« Et ton père qui ne revient pas, dit encore madame Granger avec impatience. Vous verrez qu'il ne trouvera le flacon qu'après l'avoir cherché partout où il n'est pas. »

Cornélie fit un pas vers la porte.

« Reste, mon enfant, lui dit sa mère. Je trouverais le flacon les yeux fermés, tandis que toi… »

Et elle disparut. Cornélie alors se rapprocha du baron.

Bien que réduit à l'impuissance d'ouvrir les yeux et de se mouvoir, celui-ci avait pourtant conscience de la sollicitude dont il était l'objet. Les perceptions lui arrivaient comme à travers un voile, avec le vague des mirages d'un rêve. Ses oreilles entendaient, mais confusément, comme si les sons, pour parvenir jusqu'à lui, eussent traversé une nappe d'eau. Il vivait enfin, quoique d'une vie faible, sous les apparences de la mort.

Son état d'insensibilité fut d'ailleurs bientôt modifié par des influences d'un attrait irrésistible. Une ombre de femme, dont le parfum réjouissait son odorat, se saisit de l'une de ses mains, et son âme aussitôt tomba sous le charme d'impressions magnétiques qui ne contribuèrent pas peu, en activant le sang dans ses veines, à lui faire reprendre connaissance. Il lui sembla qu'une chaude haleine effleurait son visage et qu'une voix comparable à un murmure chuchotait à ses oreilles ces protestations passionnées :

« Revenez à vous, cher monsieur de Flohr, rouvrez les yeux ! Ne devinez-vous qui je suis ?… Je vous aime !… Voulez-vous donc que je meure ?… Mon Dieu, mon Dieu, je suis sotte, je suis maladroite, je ne l'aime pas assez, autrement il m'entendrait… »

Juste sur ce dernier mot, de Flohr crut sentir le contact de lèvres étrangères et se réveilla.

Cornélie était à deux ou trois pas, baissant les yeux, rouge de confusion, tremblante ; son orgueil et sa hardiesse avaient disparu comme par enchantement.

Le baron eut à peine le temps de réfléchir à ces détails. Madame Granger rentra suivie de son mari. Une mère n'eût pas montré plus de tendresse que n'en montra madame Granger en ces circonstances. De Flohr assura que ce ne serait rien. Toutefois il se sentait une grande faiblesse, un peu de fièvre et un violent mal de tête. La mère voulut faire atteler pour le reconduire. Il s'y refusa absolument, et, quelques instants plus tard, se retira accompagné jusqu'à la porte, avec le plus vif intérêt, par la mère, le père et la fille.


XI – OÙ ET COMMENT ROLANDO DÉMONTRE QU'IL DESCEND D'UNE RACE ILLUSTRE

Le lendemain, dans la matinée, M. Granger, pour qui les souhaits de sa femme étaient des ordres, accourut s'informer comment M. de Flohr avait passé la nuit. Un salon à deux fenêtres séparait la chambre du baron de celle où d'habitude se tenait Rolando. Celui-ci, étant le plus voisin de la porte du palier, entendit seul les coups discrets frappés à cette porte. Il alla ouvrir, et, à la vue de M. Granger, s'imaginant sur-le-champ être l'objet de cette visite, se montra affable jusqu'à l'obséquiosité.

« Ah ! senor, fit-il, l'agréable surprise ! Venir me voir dans un pareil chenil, c'est noble cela, et soyez persuadé que je vous en tiendrai compte. Nous sommes gens de revue. Entrez donc par ici. Et la senora, et votre adorable demoiselle, je me plais à croire qu'elles vont bien ?

– Oui, monsieur Rolando, repartit M. Granger. Et M. de Flohr ?

– Mon noble ami, dit Rolando, il est dans sa chambre. Je le ferai venir tout à l'heure pour vous rendre ses devoirs. Asseyez-vous d'abord. Vous offrirai-je quelque chose ?

– Merci, monsieur Rolando, répondit M. Granger. Et va-t-il mieux ?

– Qui cela ? le baron ! s'écria Rolando. Mais il n'est pas malade, que je sache. Il se porte comme le Pont-Neuf.

– En êtes-vous sûr ?

– Mon honorable ami serait-il malade sans me prévenir ?

– Je voudrais le voir », dit encore M. Granger.

Rolando se leva et ouvrit la porte du salon.

« Vous avez raison, fit-il d'un air d'intelligence, il pourrait être jaloux. Tenez, senor, traversez cette pièce et poussez la porte que vous voyez en face : vous trouverez là ce pauvre baron. Mais, de grâce, revenez vite. Je ne veux pas que vous vous en alliez avant de vous avoir demandé votre avis sur un petit vin muscat comme votre souverain lui même en voit rarement sur sa table et d'avoir mis sous vos yeux le célèbre portrait de famille que vous savez… »

Heureux d'échapper à ces obsessions, M. Granger s'empressa de traverser le salon et de gagner la porte indiquée. De Flohr gisait dans un fauteuil ; il était pâle, morne, languissant. L'apparition de M. Granger le tira un instant de son apathie et sembla lui causer les plus vives inquiétudes. Comprenant vite au reste que ses craintes étaient sans fondement, il redevint calme, sans toutefois que de son visage disparût toute trace de curiosité.

Après s'être informé avec intérêt de la santé du baron et s'être assuré qu'il allait mieux, M. Granger ajouta :

« Alors, j'aime à croire, cher monsieur de Flohr, que vous ne refuserez pas de venir aujourd'hui dîner à la campagne avec nous ? »

De Flohr voulut décliner l'invitation.

« Nous serons tous également aises de votre présence, reprit M. Granger ; non pas seulement ma femme, ma fille et moi, mais encore mademoiselle de Sainte-Luce.

– Que dites-vous ? s'écria le baron.

– Ça vous surprend, dit M. Granger. Le fait est qu'hier elle nous a causé une fière alerte. Un moment nous avons craint qu'elle ne fût tout à fait folle. Avez-vous compris quelque chose à ses larmes et à son désespoir ? De là elle est allée s'enfermer dans sa chambre sans vouloir ouvrir même à sa sœur, et il paraît, à ce que nous a affirmé Cornélie, qu'elle a passé toute la nuit à geindre et à sangloter. Qu'elle ait éprouvé une pareille révolution pour la lettre que j'ai ramassée à sa porte, c'est ce que je ne croirai jamais. Ce matin, d'ailleurs, elle est bien plus tranquille ; sa raison est tout à fait revenue. Elle s'est même inquiétée de votre per sonne, de votre nom, de votre âge, de vos relations avec nous, et quand, d'accord avec ma femme et ma fille, je suis sorti pour savoir de vos nouvelles et vous inviter à venir dîner avec nous à la campagne, elle a dit à notre grande surprise : « Je voudrais le voir. Qu'il vienne. »

A fur et mesure que parlait M. Granger, le baron, passionnément attentif, se troublait, serrait les dents, respirait avec peine, souffrait graduellement jusqu'à l'angoisse.

M. Granger insista.

« Vous viendrez, dit-il, n'est-il pas vrai, cher monsieur de Flohr ? L'air de la campagne vous fera du bien. Ce serait pour nous un grand déplaisir, si vous refusiez, et un dîner bien triste.

– J'irai ! » dit enfin de Flohr d'un accent résolu.

Se levant, M. Granger ajouta :

« Voulez-vous que nous venions en passant vous prendre dans notre voiture ?

– Non, non, repartit de Flohr, c'est inutile, j'irai dans la mienne, si toutefois, reprit-il amèrement et comme se parlant à lui-même, M. Rolando veut bien la laisser à ma disposition… »

Au surplus, à son domestique qui vint peu après le départ de M. Granger, il donna des ordres tellement exprès que, vers trois heures de l'après-midi, le plus fringant de ses deux chevaux, attelé au tilbury, piaffait sous ses fenêtres, à la porte de la rue. En ce moment, une profonde indécision troublait encore son esprit ; il semblait se demander s'il irait ou n'irait pas ; il s'arrêtait au milieu de ses préparatifs, s'oubliait dans ses réflexions ou encore examinait des pistolets de poche à balles forcées, joujoux dangereux qu'il avait tirés d'un nécessaire. Songeait-il au suicide ou à quelque autre meurtre ? Son air sombre rendait cela trop probable. Sur ces entrefaites, la sonnette de l'appartement fut violemment secouée. Il tressaillit et prêta l'oreille ; mais, jugeant bientôt au bruit des portes que la visite n'était pas pour lui, il se remit à sa toilette.

Rolando, en effet, étant allé ouvrir comme il faisait toujours quand il était là, se trouva vis-à-vis d'un inconnu qui, familièrement, d'un air de fausse bonhomie et d'un accent nasillard profondément tranquille, lui dit aussitôt :

« Sapristi, quelle sonnette ! elle résonne comme un harmonica. Vous êtes M. Rolando ? M. le commissaire voudrait avoir le plaisir de causer un peu avec vous. »

Cet individu, de petite taille, maigrelet, avec des cheveux gris taillés en brosse, un visage rougeaud, imberbe, percé de petits yeux verts pleins de cynisme, n'avait rien d'un ouvrier, bien qu'il fût coiffé d'une casquette. Ne devinant pas de quoi il pouvait s'agir, Rolando le pria d'entrer. Il tira une bouteille et deux verres d'un placard. La conversation fût bientôt des plus intimes. « Comment vous appelez-vous ? » demanda Rolando à son vis-à-vis.

Le petit homme prit un certain air pudibond.

« Pingouin, répliqua-t-il. On ne se baptise pas soi-même. Dans le temps, quand j'allais aux frères, ce nom-là m'a valu bien des avanies. J'avais surtout deux voisins qui ne me laissaient pas un instant de repos. Ils ont fait une mauvaise fin. L'un a péri dans la dernière inondation, l'autre a été massacré par les Arabes. Je ne les regrette pas.

– Que faites-vous ? ajouta Rolando.

– Je suis comme qui dirait le chien du commissaire. »

À un geste ambigu de Rolando, Pingouin reprit :

« Il n'y a pas de sale métier, monsieur, allez, croyez-moi, il n'y a que de sales gens.

– Comment donc ! fit Rolando d'un air tout à fait approbatif. Mais que me veut votre monsieur le commissaire ?

– Mein ! des bêtises, répondit Pingouin en haussant les épaules. Est-ce que je sais ? Je n'ai qu'un conseil à vous donner : esbrouffez-le. »

L'on ne pouvait donner un conseil plus perfide. Rolando néanmoins n'hésita pas à le suivre. Il fit une toilette somptueuse, se saisit du portrait peint par Vélasquez, et se mit aux ordres de Pingouin. Comme ils traversaient le salon que Rolando voulait faire voir à l'agent, pour lui imposer sans doute, de Flohr se montra sur le seuil de sa porte et, dans son inquiétude, paraissant oublier qu'il avait à la main, le doigt sur la gâchette d'un des deux pistolets, demanda à Rolando :

« Qu'y a-t-il ? qu'avez-vous fait encore ? « 

D'un air de superlative outrecuidance, Rolando se tourna vers le baron et lui dit :

« Laissez faire, cher ami, laissez faire, n'ayez aucune inquiétude ; ou je me trompe fort, ou je cours de ce pas au-devant du plus éclatant des triomphes ! »

Et il disparut pour suivre l'agent chez le commissaire, tandis que de Flohr, de son côté, rentrait dans sa chambre et, quelques instants plus tard, descendait, montait en voiture et partait pour la campagne.

Le commissaire de police était un homme bilieux, qui ne semblait pas avoir envie de rire. Il examina Rolando de la tête aux pieds et l'interpella sèchement.

« Vous vous appelez ?… »

Rolando mesura le ton de sa réponse sur celui de la demande.

« Je m'appelle Rolando, répondit-il avec hauteur.

– Quelle est votre profession ?

– Je suis duc….

– Avez-vous un passe-port, une feuille de route ? »

Fouillant dans sa poche, Rolando en tira un chiffon de papier qu'il déplia sous les yeux du commissaire. Celui-ci lut le document d'un bout à l'autre. Il releva ensuite la tête.

« Comment donc, dit-il, vous prétendez-vous duc ? Je ne vois pas qu'il soit fait ici la moindre mention de ce titre. »

Rolando prit son Vélasquez et le tourna du côté de son interlocuteur.

« Tenez, monsieur, dit-il, voyez ce portrait. »

Ce portrait n'a été que signalé. Au visage pourpre encadré d'une fraise, il faut joindre un gros nez du plus beau carmin, des yeux dirigés obliquement vers le ciel comme des pointes de stylet, des moustaches grises en croc plus roides que des défenses de sanglier, une lèvre rouge d'une épaisseur quasi royale, et un menton dit menton de galoche. Le costume devait être quelque pourpoint en velours noir ; la céruse écrasée sur la poitrine comme avec une truelle, un crachat en diamants ; le cordon jaune auquel pendait un agneau, les insignes de l'ordre de la Toison d'or. Une garde de rapière ornait la hanche gauche ; le bras du même côté pendait le long du fourreau comme un fil à plomb ; l'autre était arrondi à l'instar d'une anse de cruche. En haut, dans l'un des angles, figuraient des armes surmontées d'une couronne ducale et, en bas, des majuscules à l'ocre jaune racontaient cette modeste légende :

.
LE RIVAL DU CID, ROLANDO, DUC D'ALACOQUINTA,
GRAND D'ESPAGNE,
CHEVALIER DE L'ORDRE, ETC., ETC.

Le tout enfin était audacieusement signé Vélasquez.

« Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda le commissaire stupéfait, après avoir quelques instants considéré cette croûte.

– Mes parchemins, repartit Rolando avec un aplomb imperturbable. Cette admirable peinture n'est rien moins que le portrait authentique du plus illustre de mes ancêtres. »

Tout sérieux qu'il était, le commissaire de police ne parvint évidemment pas sans effort à conserver sa gravité.

« Plaisantez-vous ? dit-il ; des aïeux de ce genre, les brocanteurs en ont à vendre et à bon marché. »

Rolando risposta :

« Ah ! monsieur, permettez-moi de vous le dire, en cette occasion, vos connaissances vous servent mal. Tout bonnement un incomparable chef-d'oeuvre. Il me suffirait de vouloir pour l'échanger contre une fortune. Mais puis-je me séparer d'un ancêtre, d'un homme, d'un grand homme qui fut ministre et gagna je ne sais plus combien de batailles. Ne serait-ce pas d'ailleurs me vendre moi-même ? Regardez et comparez, monsieur ; vous avez sans doute mal vu. Ne sont-ce pas les mêmes traits, le même sang, le même front noble, les mêmes regards pleins de fierté ? Est-il possible qu'un homme de votre mérite se méprenne de la sorte ?

– Assez, assez ! » interrompit le commissaire. Il fit une pause et ajouta :

« Quels sont vos moyens d'existence ? »

C'était faire beau jeu à Rolando.

« Plus fort encore ! s'écria-t-il. Je suis bien vêtu, j'occupe un appartement superbe, j'ai une bonne table, de l'argent à discrétion, des chevaux et une voiture à mes ordres, et vous me demandez quels sont mes moyens d'existence ! Vous conviendrez avec moi, cher monsieur, que vous n'avez pas mûrement réfléchi à la question.

– Eh ! fit brusquement le commissaire, je sais bien que vous êtes le parasite d'un certain M. de Flohr.

– Quand cela serait ! dit fièrement Rolando ; que vous importe, monsieur ! Je ne vous demande rien. »

Tant de morgue et d'insolence ne pouvait manquer d'échauffer la bile du chef de police. Ses lèvres minces et blêmes dessinaient un arc tendu ; ses prunelles noires, qui semblaient nager dans l'huile, brillaient d'un éclat inaccoutumé.

« Écoutez-moi, dit-il d'une voix altérée par la colère : j'ai là un dossier rempli de griefs contre vous et votre baron. M. de Flohr lance ses chevaux comme un fou à travers les rues ; par sa faute, déjà plusieurs accidents graves ont failli arriver. Prévenez-le !… Quant à vous, c'est autre chose : vous ne vous contentez pas d'aller aux alentours, dans les cabarets, y faire du tapage ; ici, en ville, vous vous permettez encore de vous arrêter le soir sous les balcons et de chanter en râclant sur votre guitare. Ce vacarme empêche les gens de dormir. Il est d'ailleurs défendu aux musiciens ambulants d'exercer passé une certaine heure, à moins que ce ne soit sur le champ de foire ou dans les cafés. Allez, vous avez le champ libre. Mais prenez garde ; que je n'entende plus parler de vous ! Autrement, vous aurez de mes nouvelles. »

Congédié là-dessus par un geste, Rolando, le Vélasquez d'une main, son passe-port de l'autre, se retira la tête haute, de l'air d'un pécheur endurci, et, à peine dehors, osa dire à mi-voix, entre ses dents, d'un accent où il y avait de la mélancolie et du dédain :

« Méprisable alguazil, va ! »


XII – LE RENDEZ-VOUS

La campagne où se rendait de Flohr est à sept ou huit kilomètres de la ville. Baignée au nord par les eaux profondes d'une petite rivière, dont les bords charmants ne sauraient être trop vantés, elle est bornée au midi, dans toute sa longueur, par un mur vers le milieu duquel s'ouvre, entre deux loges de briques en fer à cheval, une belle grille au-dessus de laquelle on lit, découpé à jour dans un écusson, le mot : Plaisance. À cette grille, commence une large avenue sablée qui, à environ cent pas, se partage en deux chemins dont les contours embrassent un bois assez profond et assez touffu pour masquer la maison et les bâtiments de service. À deux étages, avec un beau perron couvert et une terrasse à l'italienne, la maison, au pied de laquelle se déploie une double ceinture d'orangers, de grenadiers et de lauriers-roses, s'élève à mi-côte, en face de la rivière, au milieu d'une vaste pelouse et de riches jardins où abondent, à travers les caprices de nombreux sentiers, les corbeilles et les arbustes fleuris. Sur l'emplacement de cette partie moderne, un ancien parc avait là jadis ses parterres rectilignes, ses charmilles sombres, ses perspectives sans fin, ses pavillons rustiques, ses allées centenaires voûtées comme la nef d'une cathédrale. Il en reste encore de beaux vestiges et, notamment à l'est, un grandiose carrefour circulaire auquel aboutissent sept ou huit avenues, à l'extrémité de chacune desquelles la vue se repose sur un paysage différent. Ici, du côté de la maison, à cause de la profusion des fleurs, on croirait voir à travers le verre d'un kaléidoscope ; là, c'est un fragment de la rivière où passent et se croisent des barques pavoisées ; ailleurs, une petite île avec un pont de bois sur cette même rivière ; ailleurs encore, un élégant kiosque à demi caché sous le feuillage des plantes grimpantes. Dans ces divers points de vue, l'artiste n'a pas cherché seulement le joli, mais aussi, sinon le terrible, du moins l'agreste, le sauvage. Il y a surtout, à l'opposite de la maison, du côté des fermes, un site où brille, parmi les roseaux, l'eau d'une mare avec une masure sur le bord, qui produit sur l'âme un effet inexprimable de deuil et de désolation.

C'était par une magnifique et chaude journée d'été. Selon la mode d'alors, le baron avait un habillement tout de blanc et de nankin et, pour coiffure, un chapeau de paille. Vers quatre heures, il toucha la grille de Plaisance. Une nombreuse compagnie causait à l'ombre d'une sorte de véranda qui décorait la façade, au moment où de Flohr, débouchant à gauche, arrêta son cheval aux pieds du perron. Si toutes les personnes présentes ne partageaient pas le fol engouement des Granger pour lui, toutes du moins le tenaient pour un homme charmant et plein de mérites. Aussi fut-il accueilli unanimement avec toutes les marques de la plus flatteuse considération.

D'un commun accord, en attendant l'heure de se mettre à table, les invités descendirent le perron et s'engagèrent pêle-mêle dans les sentiers. Madame Granger prit sans cérémonie le bras du baron et, ralentissant le pas, resta en arrière avec lui. Le visage de la mère, comme celui du professeur, accusait des soucis graves. De Flohr, qui s'attendait à se rencontrer avec mademoiselle de Sainte-Luce et l'avait vainement cherchée des yeux, osa en demander des nouvelles. Il arrivait précisément que les préoccupations de madame Granger roulaient à cette heure même sur Pélagie et qu'il lui tardait d'en parler.

« Hélas ! cher baron, dit-elle tristement, ma sœur me donne bien du tracas. J'ai eu ce matin avec elle une conversation qui ne peut sortir de ma mémoire. Quoiqu'elle eût quelque chose de hagard, d'inquiet, de désolé en me parlant, il m'a semblé pourtant qu'elle avait toute sa raison. Jugez de ma surprise en l'entendant me soutenir qu'il fallait sans délai s'occuper de marier Cornélie, et cela avec le fils de madame Marcille. Il faut qu'on lui ait monté la tête. On eût dit à l'entendre qu'il y avait péril en la demeure et qu'il y allait de l'honneur de notre nom à consommer ce mariage au plus vite. Je ne m'attendais guère à voir Pélagie se joindre à mes ennemis pour me harceler au sujet d'une alliance qui ne me plaît aucunement. Cette pression qu'on cherche à exercer sur moi m'exaspère, et j'aurais cent livres de moins sur la poitrine si je pouvais en finir et ôter à ces gens-là jusqu'à l'espérance de me voir changer d'avis. »

Feignant de ne pas comprendre ces nouvelles avances, de Flohr s'inquiéta de savoir si mademoiselle de Sainte-Luce, au moment de partir pour la campagne, avait préféré rester à la ville.

« Point du tout, cher monsieur de Flohr, répliqua madame Granger, ma sœur est bien venue ici avec nous.

– Comment se fait-il alors, demanda le baron, que je ne l'aie pas aperçue ?

– Je vais vous dire, repartit madame Granger ; nous n'étions pas descendus de voiture que Pélagie a marqué le désir de rester à l'écart et de ne point paraître au dîner. Plus elle a de raison, plus elle est bizarre : le monde semble lui faire peur. Au surplus, elle avait les yeux si rouges, l'air si triste et si malheureux que je n'ai pas cru devoir insister. Ce serait à croire vraiment qu'elle nous cache quelque mystère douloureux et qu'une plaie secrête la mine et la ronge. Que faire sinon ménager sa susceptibilité ombrageuse et respecter ses bizarreries ? » Tournant la tête vers la maison, madame Granger ajouta : « Tenez, voyez-la en ce moment à cette fenêtre, d'où elle semble nous observer… »

Devinant sur-le-champ qu'elle était découverte, Pélagie se retirait déjà. De Flohr, malgré sa promptitude à se retourner, put à peine l'entrevoir. En apprenant toutefois qu'elle ne paraîtrait pas au dîner et qu'il ne la verrait probablement pas, il redevint calme et retrouva toute sa liberté d'esprit. Peu après, la promenade fut interrompue par le son d'une cloche.

Trois portes-fenêtres ouvrant sur le perron éclairaient une vaste salle à manger où étincelait une table splendidement servie. Sur chacun des couverts il y avait un papier où était le nom d'un convive. Tournant autour de la table et s'asseyant à la place qui lui était assignée, de Flohr fut bien étonné de sentir un second papier dans un pli de sa serviette. Il le substitua adroitement au premier et put, sans éveiller l'attention de ses voisins, en prendre connaissance comme si c'eût été celui où était écrit son nom. Une grande pâleur se répandit aussitôt sur son visage et un léger frémissement agita ses mains. Le papier était sans signature : la main tremblante d'une femme y avait tracé ces deux simples lignes :

« Après dîner, vers la brune, au carrefour, dans l'ancien parc. »

Dans le courant du dîner, de Flohr, s'efforçant de dominer les angoisses que lui causait l'idée de ce rendez-vous, négligea beaucoup Cornélie qui était à sa droite, pour causer avec son voisin de gauche et en obtenir quelques renseignements sur ce qu'on appelait l'ancien parc et notamment sur le carrefour dont il ignorait la situation. Ce voisin lui apprit alors entre autres choses que l'ancienne propriété de Plaisance avait appartenu au père des demoiselles de Sainte-Luce ; que M. Granger l'avait rachetée pour plaire à sa femme ; qu'on avait bâti la maison actuelle et dessiné les jardins anglais sur une partie de l'ancien parc, dont on n'avait conservé que quelques vieux arbres, des charmilles et ce carrefour qu'on venait voir de la ville et des alentours comme une merveille. Il ajouta :

« Cet endroit pourtant est fort négligé. De ce côté, à cause des fermes, la propriété est découverte et sans clôture. C'était, au bon vieux temps, le rendez-vous des sorcières, des fantômes et le théâtre de leurs sabbats nocturnes ; aujourd'hui on n'y rencontre guère que des rôdeurs équivoques, des vieilles femmes faisant du bois, ou encore des braconniers. Une croix y conserve certains souvenirs de meurtre qui donnent le frisson aux femmes sensibles et nerveuses. Enfin, tout récemment, deux jeunes gens, des enfants de paysans ennemis, dont l'histoire rappelle un peu les aventures de Roméo et Juliette, ont été trouvés un matin noyés côte à côte dans une mare qu'on aperçoit à l'extrémité de l'une des avenues au milieu d'un site presque sauvage. Pour toutes ces raisons, madame Granger n'aime pas cet endroit et n'y va jamais. »

A l'issue du dîner, les convives se réunirent de nouveau sur le perron, hormis quelques-uns, du nombre desquels était le baron, qui descendirent dans les jardins pour y fumer un cigare. Depuis longtemps déjà le soleil avait disparu ; l'ombre commença à descendre ; de proche en proche sonna l'heure du crépuscule, de ce passage du clair-obscur aux ténèbres, qu'on appelle entre chien et loup. De Flohr n'avait pas reparu : on remarqua son absence, et la jalouse Cornélie ne craignait pas de laisser voir la mauvaise humeur que lui causait cette éclipse, quand sa mère, paraissant tout à coup à l'une des portes de la salle à manger, demanda d'une voix troublée par l'inquiétude :

« Mademoiselle de Sainte-Luce ne serait-elle pas parmi vous ? »

Apprenant que personne n'avait vu sa sœur, elle reprit hâtivement :

« C'est étrange ! Je l'avais laissée dans sa chambre, elle n'y est plus. Elle n'est pas non plus dans la maison, que j'ai parcourue du haut en bas et où je l'ai appelée en vain. D'un autre côté, aucun des domestiques n'a pu m'en donner des nouvelles. N'est-il pas à craindre qu'elle n'ait eu la fantaisie d'aller se promener dans les jardins et qu'elle ne s'y soit égarée ? »

Par égard pour la maîtresse du logis, bien plus que par intérêt pour Pélagie presque toujours invisible, les invités prirent aussitôt l'alarme et, quoiqu'il fût déjà tard, se mirent pour la plupart aux ordres de madame Granger.

« Ne perdons pas de temps, dit l'un d'eux, faisons une battue ; que ceux-ci prennent à droite, ceux-là à gauche, les autres au milieu : chemin faisant, appelons à haute voix d'intervalle en intervalle, et convergeons tous vers le carrefour. Peut-être ainsi parviendrons-nous à nous faire entendre de mademoiselle de Sainte-Luce et à la retrouver. »

La proposition fut embrassée d'enthousiasme et, sur-le-champ, madame Granger, suivie de son mari et de sa fille, cette dernière bien plus occupée du baron que de sa tante, ouvrit la marche. Plusieurs groupes se mirent en mouvement, dans la même direction, mais par d'autres sentiers. À de fréquents intervalles, des cris troublaient la profondeur du bois et en réveillaient les échos. Ce fut ainsi que les uns et les autres, après une demi-heure environ de vaines recherches, arrivèrent tous à peu près en même temps au rendez-vous. Le carrefour était désert, il y faisait presque sombre ; encore un peu, et l'on se toucherait sans se voir. Madame Granger s'épuisait à crier ; elle était haletante ; une profonde terreur la gagnait ; elle ne savait à quoi se résoudre. En ce moment, des gens de service, brouettant leurs outils, s'en retournaient à la maison. Elle s'empressa de les questionner, et leurs réponses redoublèrent ses angoisses et son épouvante.

« Il n'y a pas plus de sept ou huit minutes, dit l'un, comme nous longions l'avenue qui va à l'étang des roseaux, nous avons rencontré une dame et un monsieur.

– Le monsieur semblait poursuivre la dame, dit l'autre.

– Que disaient-ils ?

– La dame n'en pouvait plus, repartit le premier ; elle semblait tout essoufflée, et nous avons cru entendre qu'elle disait : « Laissez-moi ! laissezmoi ! »

– Et l'homme ?

– Il nous a bien semblé qu'il était furieux, qu'il la menaçait et qu'il disait : « Écoutez-moi, écoutez-moi, pour l'amour de Dieu, écoutez-moi ! ou il arrivera un malheur ! »

– Comment étaient-ils ?

– Ah ! ma foi, madame, répondit le second de ces hommes, ils allaient si vite, si vite, que nous n'avions pas seulement eu le temps de les entrevoir, qu'ils avaient déjà disparu dans la direction de l'étang. »

Près de suffoquer, madame Granger dit précipitamment :

« Courez vite, et dites de ma part à Étienne, à Jacques, à Pierre et aux autres de venir tout de suite nous rejoindre ici avec des falots, des torches et toutes les lumières qu'ils pourront se procurer. »

Elle n'avait pas fini qu'un coup de feu retentit à une faible distance. L'alerte fut des plus vives. Madame Granger poussa un cri terrible.

« Ah ! fit-elle, on assassine ma sœur ! De grâce ! suivez-moi, portons-lui secours, s'il en est temps encore ! »

Et, tout éperdue, à demi folle de terreur, elle se précipita en avant, suivie de sa fille, de son mari et de deux ou trois autres personnes. Les autres s'empressèrent de retourner à la maison pour presser les domestiques et les amener avec des lumières. C'était, par le fait, ce qu'il y avait de plus sage, car les ténèbres devenaient si profondes qu'on ne pouvait plus marcher qu'à tâtons et que madame Granger, à une vingtaine de pas, malgré le désespoir qui décuplait ses forces et son courage, fut obligée de s'arrêter et d'attendre. Elle se lamentait, se désespérait, appelait sa sœur, criait qu'on arrivait à son secours et excitait son mari, sa fille et les autres personnes à faire de même. On aperçut enfin, du côté de la maison, scintiller des lumières à travers les bois. À peine se crut-elle à portée d'être entendue de ceux qui les portaient que madame Granger renouvela ses cris. Peu après, la joignirent ses gens et les personnes qui étaient allées les chercher. Ils étaient pour la plupart armés de falots ou de torches, à la lueur livide desquels il fut possible de reprendre activement les recherches.

L'avenue fut longée d'un bout à l'autre ; les lisières en furent patiemment et profondément explorées. On parvint ainsi à la mare, et ce fut un coup d'œil étrange et saisissant que de voir s'y refléter, la tête en bas et la lumière en main, ces vingt personnes qui rôdaient autour, parmi les roseaux. Quelque chose de blanc, comparable à un amas d'écume, flottait vers le milieu. Un homme se précipita dans l'eau, et, marchant ici, nageant là, en rapporta un voile dans lequel madame Granger, transie d'effroi, reconnut aussitôt celui de sa sœur. La pauvre femme dès lors n'eut plus d'espoir. Elle supplia, d'une voix entrecoupée par les sanglots, d'aller à la ferme voisine chercher des filets. On s'en servit à sonder la mare dans tous les sens et jusqu'au fond. Ce fut sans résultat.

À la prière de madame Granger, les recherches furent alors reprises et continuées jusqu'à une heure fort avancée de la nuit. Mais, à part le voile, on ne trouva pas trace de mademoiselle de Sainte-Luce, et il fallut enfin, de guerre lasse, retourner à la maison, en proie à toutes les angoisses et à toutes les horreurs de l'incertitude.

Dans la bagarre, personne ne songea à s'informer de ce qu'était devenu M. de Flohr, personne, Cornélie exceptée, qui connut seule que le baron était probablement parti pendant les recherches, et qu'il avait dû lui-même tirer sa voiture de la remise et y atteler son cheval.

Le lendemain, après avoir passé le reste de la nuit à sangloter et à se désespérer, madame Granger, n'ayant toujours aucune nouvelle de sa malheureuse sœur, s'empressa de regagner la ville où, à peine de retour, elle envoya son mari prévenir le chef du parquet, lequel aussitôt ordonna une instruction, et dépêcha à toutes les brigades de gendarmerie des alentours l'ordre de fouiller sans désemparer les bois, les terres, les chemins, les pièces d'eau, à l'effet de retrouver, morte ou vive, une femme dont il donnait le signalement, d'après les paroles assez confuses de M. Granger.


XIII – DERNIÈRE ENTREVUE

Du tribunal, M. Granger courut chez de Flohr lui annoncer l'horrible nouvelle. Le baron sembla plus surpris qu'épouvanté ; à sa pâleur et à son abattement, on eût dit qu'il relevait d'une longue maladie et qu'il n'avait plus de sang dans les veines.

« Vos craintes sont sans fondement, fit-il observer. Quelle apparence y a-t-il qu'on ait attenté à sa vie ?

– Mais ce voile ! ce voile ! dit M. Granger d'un accent dramatique.

– Eh bien, repartit de Flohr, elle l'aura perdu : il était mal attaché, et un coup de vent l'aura emporté jusqu'à la mare.

– Mais qu'est-elle devenue ?

– Elle aura été se promener dans les bois et se sera égarée. Ou je me trompe fort, ou vous ne tarderez pas à entendre parler d'elle. »

M. Granger remarqua alors que le baron avait le bras gauche en écharpe.

« Qu'avez-vous ? lui demanda-t-il ; seriez-vous blessé !

– Oui, répondit de Flohr sans lever les yeux. Hier au soir, de retour de ma promenade, trouvant la maison déserte et supposant que vous étiez retournés à la ville, j'ai attelé moi-même et je me suis enfoncé l'ardillon d'une boucle dans la main. La blessure, sans être grave, ne me permettra pourtant pas de me servir de cette main avant une semaine ou deux. »

Quand M. Granger fut sur le point de s'en aller, le baron ajouta :

« Excusez-moi auprès de madame Granger si elle ne me revoit pas d'ici à quelques jours et exprimez-lui toute la part que je prends à ses inquiétudes, bien qu'à mon avis elle ait tort de croire à un crime… »

En attendant, l'assassinat hypothétique de mademoiselle de Sainte-Luce faisait son chemin dans la ville et y causait une émotion extraordinaire. Flattée d'un mieux illusoire, madame Marcille, ce jour-là même, se proposait, par un hasard singulier, de faire auprès de madame Granger une tentative à laquelle se rattachaient ses dernières espérances. Sans doute pour atténuer l'effet que ne pouvait manquer de produire l'événement sur la malade et sa demoiselle de compagnie, la vieille Catherine s'empressa d'y aller. Elle fut très calme et très laconique ; néanmoins, au premier mot qu'elle dit de la sœur de madame Granger, Clémentine prit aussitôt l'alarme.

« Lui serait-il arrivé quelque malheur ? s'écriat-elle.

– Elle a disparu, répliqua Catherine Bailly.

– Où ? Comment ? »

Madame Bailly entra alors dans quelques détails ; elle ajouta qu'il serait déraisonnable de désespérer, qu'il était déjà arrivé plus d'une fois à la pauvre demoiselle de se perdre et que, certainement, grâce aux ordres expédiés dans toutes les directions, on saurait bientôt ce qu'elle était devenue. Clémentine ne fut point dupe de ces ménagements ; en proie au désespoir, elle s'abandonna aux larmes et aux sanglots. Madame Marcille elle-même ne laissa pas que d'être vivement émue.

« Puis-je moins faire, dit-elle, que d'aller, en ces tristes circonstances, voir madame Granger et pleurer avec elle ?

– Oh ! oui, madame, fit Clémentine en joignant les mains, allons-y, je vous en conjure ! S'il y a quelque nouvelle de mademoiselle Pélagie, nous le saurons plus vite…. »

La veille, madame Marcille avait reçu la visite de son notaire à qui elle avait écrit. Avant de faire la tentative qu'elle méditait, elle voulait avoir un état exact de sa fortune et de celle de son fils,

Ayant appris de Me Malard, à un centime près, ce qu'elle désirait savoir, elle lui avait remis quelques épargnes, puis lui avait parlé du commandant Narcisse dont il faisait également les affaires.

« Y a-t-il longtemps que vous l'avez vu ? avait-elle demandé craintivement.

– À peine quelques jours, avait répondu le notaire. Ah ! il est bien changé. Ses cheveux sont comme la neige.

– Comme les miens.

– Son visage ravagé, toujours sombre, accuse d'incurables soucis.

– Comme le mien…. »

Après une pause, madame Marcille avait ajouté :

« Vous a-t-il demandé de mes nouvelles ? »

Me Malard avait hésité.

« Tenez, chère madame, avait-il enfin répondu, je ne veux pas vous cacher un détail qui peut vous faire du bien. Malgré les recommandations de votre frère de vous cacher l'intérêt qu'il prend à tout ce qui vous touche personnellement, je vous dirai la vérité : oui, il m'a demandé de vos nouvelles, oui, il m'a longuement questionné sur vous, et j'ajouterai même qu'il paraissait fort troublé.

– Vous a-t-il parlé d'Eugène ?

– Quant à cela, chère dame, je n'ai rien de consolant à vous dire. Il se peut que votre frère, par considération pour vous, ne déshérite pas votre fils ; mais, pour ce qui est de lui pardonner et de consentir à le revoir, je crains bien qu'il faille en désespérer… »

À peine la vieille Catherine se fut-elle retirée que madame Marcille, bien qu'elle ne dût sortir que dans l'après-midi, se préoccupa tout de suite de sa toilette. Sa femme de chambre la coiffait, et Clémentine, toujours en larmes, lui donnait à choisir entre plusieurs robes, au moment où le médecin entra. Il fut bien étonné des apprêts qu'il vit.

« Que faisons-nous, madame ? demanda-t-il.

– Vous le voyez, répondit madame Marcille en souriant. Me sentant mieux, il me semble ne pouvoir faire un meilleur usage de mes forces qu'en allant visiter mon amie madame Granger dans son affliction.

– Ah ! fit le docteur en s'emparant du bras de la malade, vous savez ! C'est une étrange aventure.

– Pourquoi étrange, docteur ? repartit madame Marcille. Ne savez-vous pas que mademoiselle de Sainte-Luce est sujette à des absences totales de mémoire ?

– Plaise à Dieu, madame, dit le docteur Jurquenne, que la famille en soit quitte pour mieux veiller à l'avenir sur la pauvre demoiselle ! Au surplus, reprit-il, une autre histoire me préoccupe peut-être davantage en ce moment.

– Que voulez-vous dire ? »

Tout en continuant de tâter le pouls de la malade, le docteur répondit : « Hier soir, vers dix heures, à ma porte, une voiture s'arrête, un homme en descend et demande à me parler. C'était le fameux baron de Flohr. Il me tend sans mot dire la main gauche, laquelle avait été hâtivement enveloppée d'un mouchoir. Je défais la bande et je découvre dans la paume, au milieu du sang coagulé, une plaie d'arme à feu. La blessure pouvait être grave. Je l'interroge. Il tire alors un pistolet de sa poche, un de ces pistolets dits coups de poing et balbutie que, jouant avec cette arme, il l'avait laissée maladroitement partir et que la balle lui avait traversé la main. À vous parler franchement, cette explication me semble bien singulière. Qu'il ait peur qu'on l'attaque et sorte armé, fort bien. Mais où, comment s'amusait-il d'une pareille arme, sans portée comme sans justesse ? Après cela, le vrai peut n'être pas vraisemblable. Attendons. »

Et il ajouta en abandonnant le bras de sa cliente :

« Que parlez-vous de sortir, chère dame ? Vous ne le devez pas, ce serait imprudent.

– Si je ne vois pas madame Granger aujourd'hui, repartit madame Marcille en secouant la tête, je ne la verrai plus jamais.

– Vous avez toujours de la fièvre, dit encore le docteur, les forces vous manqueront… »

Et à un bruit de pas, tournant la tête, il s'écria à la vue du vieux prêtre, qui survenait :

« Arrivez donc, l'abbé, m'aider à réduire cette méchante enfant ! » Le vieillard s'avança, en faisant résonner sa canne sur le parquet. Il était court et gros, mais avait une physionomie admirable où respiraient la bonté et l'élévation des sentiments. Ses prunelles, comparables à de petits disques en cire noire, brillaient par instant, entre le pli des paupières, comme deux étincelles. Bien que d'un très grand âge, l'abbé Chaillet ne connaissait point les infirmités. Son pas seulement était lourd comme si le poids des années et des événements eussent pesé sur ses jambes.

« Qu'est-ce que c'est ? qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il en allant droit à la malade.

– Le docteur me tyrannise, monsieur le curé, dit aussitôt madame Marcille ; il ne veut pas que je sorte, quand je me sens pleine de courage.

– D'où te vient tant d'audace, dit plaisamment le vieux prêtre au médecin, de contrarier ma chère fille, maître Purgon ? »

Une innocente manie du vieillard était de s'imaginer qu'il avait administré le baptême à la totalité des habitants de la ville et, à ce titre, de tutoyer invariablement tout le monde, les jeunes comme les vieux, les pauvres comme les riches. Tant était grande au reste et méritée la vénération qu'il inspirait qu'elle imposait au docteur Jurquenne lui-même. Volontiers il se faisait humble et petit devant le vieux prêtre et en subissait les boutades de grand-père.

« Oh ! fit-il d'un air de pudeur offensée, se peut il qu'on traite ainsi un docteur de la Faculté, un membre de l'Académie, un puits de science, un homme trois fois décoré !

– Quel âge as-tu donc ? demanda l'abbé Chaillet en s'asseyant.

– Hélas ! bientôt cinquante ans.

– Je suis ton aîné de trente ans, répliqua fièrement le vieillard ; j'en ai quatre-vingt-quatre sonnés. Tu me dois soumission et respect. C'est moi qui t'ai baptisé, c'est moi qui t'ai marié…

– Et vous êtes bien capable de m'enterrer », interrompit gaiement le docteur.

L'abbé Chaillet inclina son front, soudainement chargé de soucis.

« Croiriez-vous par hasard, vous autres, ces années de grâce bien enviables ? demanda-t-il. Ce sont des jours de deuil ajoutés à des jours de misères, voilà tout. Quand je remonte le cours des ans, je ne vois que les tombeaux d'êtres chers qui jalonnent le chemin. Voir tomber ses enfants les uns après les autres comme des capucins de cartes est le privilége de l'aïeul qui vit trop longtemps. Mieux ne vaut-il pas s'éteindre entouré et regretté d'une nombreuse famille ?

– Les hommes tels que vous sont rares, monsieur le curé, fit observer madame Marcille, et ils ne sauraient rester trop longtemps ici-bas pour la consolation des malheureux.

– Cela est vrai, l'abbé, ajouta le docteur en prenant son chapeau, vous êtes réellement un homme unique, admirable.

– Et toi, impie, voltairien, fit le vieillard d'un accent bourru, je n'ai que faire de tes compliments : »

Il leva sa canne et, d'un air de menace qui n'avait rien de sérieux, dit encore :

« Tu fais bien de t'en aller ! sans quoi !… »

Le docteur Jurquenne disparut, en riant de la meilleure grâce du monde.

À peine seul avec la malade, le vieux prêtre, redevenant sérieux, l'enveloppa d'un regard profondément tendre.

« Décidément, ma chère fille, lui dit-il, cette visite te tient donc bien au cœur ?

– Oui, répondit madame Marcille. Ne dois-je pas d'ailleurs aller exprimer à mon ancienne amie toute la part que je prends au malheur qui la frappe ?

– C'est vrai, fit vivement le vieillard, je l'oubliais ; on dirait que les épreuves commencent enfin pour ces gens-là. Eh bien, reprit-il, vois donc madame Granger. Du moment où cette visite intéresse ta conscience, je n'ai plus rien à dire. Après cela, c'est peut-être une bonne inspiration. Seulement, si tu échoues, promets-moi de te résigner, de ne plus faire de ce mariage la condition de ta vie ou de ta mort.

– Je vous le promets, mon bon père… »

Ce fut d'un air où éclatait la plus vive compassion et d'un accent tout attendri que l'abbé Chaillet ajouta :

« Songes-y, ma chère fille, c'est toujours une grande faute que de ne pas réagir contre le désespoir, mais c'est pécher mortellement que de se désespérer pour un mécompte de notre orgueil. Malgré une apparente tiédeur, ton fils t'aime vraiment, profondément ; il se flatte que tu vivras encore de longs jours, et le malheur irréparable de ta mort, en effrayant sa conscience, pourrait troubler sa raison… En somme, ton cœur seul, ma chère enfant, colorie l'avenir en noir. Pourquoi te buter à vouloir qu'Eugène épouse une coquette avec laquelle il ne sera peut-être jamais heureux ?… Cherche-lui une autre femme… Je t'y aiderai… Ton frère Narcisse s'humanisera, sois-en sûre… Songe à cela, et à moi aussi, pauvre vieillard, qui te suis pas à pas depuis ta naissance, qui t'ai assistée dans tous les actes importants de ta vie, enfin qui ai participé à toutes tes joies et souffert de toutes tes douleurs. Ne me condamne pas, moi, qui t'ai distinguée entre toutes mes brebis, à te fermer les yeux, à jeter la terre sur ton corps. Mon cœur en serait brisé ; le deuil ne quitterait plus mon âme… Efforce-toi de vivre, chère fille, épargne-moi le triste sort de m'éteindre dans l'amertume et les regrets… »

Madame Marcille ne pouvait retenir ses lar mes.

« Je vous le jure, bon père ! s'écria-t-elle. Mais du moins si mes efforts sont stériles, si la maladie ne veut pas me faire grâce, ne m'accusez pas, pardonnez-moi, priez pour moi !… »


XIV – SUITE

En ce moment, on eût dit de la maison Granger d'un de ces bazars où va et vient librement le public. Au salon, la mère et la fille, à l'office, les domestiques se reposaient dans le désœuvrement de l'attente. À tout bout de champ, des amis, de simples connaissances ou même des voisins, sans être annoncés ni reconduits, sous le prétexte d'offrir des condoléances à la famille, mais au fond dans l'espoir d'avoir de nouveaux détails ou des détails plus complets, entraient et sortaient, montaient et descendaient. Rolando vint à son tour. Quelque nouvelle extravagance mitonnait évidemment dans son esprit. Vêtu de noir des pieds à la tête, avec un crêpe à son chapeau, il s'avança, le front empreint d'une douleur grave, solennelle, majestueuse, et s'inclina profondément devant madame Granger, laquelle, au reste, ne parut pas même l'apercevoir. Pour Cornélie, en revanche, il fut le bienvenu. Sans compter que le malheur de sa tante la touchait fort peu, et que sa nature essentiellement mobile ne pouvait s'accommoder d'une contrainte trop prolongée, l'atmosphère lourde, sombre, funèbre où elle vivait depuis le matin l'ennuyait mortellement, agaçait, irritait ses nerfs, lui donnait à la fois des envies de bâiller, de rire et de pleurer. Avec l'espoir de se distraire, Rolando lui apportait encore celui de pouvoir parler un peu du baron. Elle lui fit donc signe de venir s'asseoir auprès d'elle ; puis, remarquant son deuil, elle lui demanda à mi-voix :

« Auriez-vous perdu quelqu'un de votre famille ? »

Rolando tira de sa poche un mouchoir blanc comme la neige, en fit un tampon, puis, d'un air navré et pathétique, répondit :

« Hélas ! chère demoiselle, des afflictions, chacun de nous, en ce bas monde, en a sa part. Vous venez de perdre votre tante, et moi, une dépêche m'annonce à l'instant que je viens de perdre la mienne, l'excellente douairière Rosa-Maria-Fernanda-Onesima-Isidora-Margarita-Alphonsina, duchesse de San-Luca y de la Mancha. C'est elle qui m'a élevé. Me voilà orphelin. »

Et il tampona ses yeux, qui pourtant étaient plus secs que des cailloux sous la zone torride.

À cette plaisante histoire, et surtout à la mine plus plaisante encore de l'historien, Cornélie fut saisie d'une attaque de rire fou ; fut saisie, dirons-nous, car son rire, aussi éloigné que possible des élans d'une franche gaieté, avait quelque chose de violent et de convulsif qui faisait mal à entendre. Un choc imprévu la jetait irrésistiblement hors du cercle de pensées pénibles et irritantes où elle souffrait depuis le matin ; impuissante à se calmer, même à la voix de sa mère, qui lui demandait ce qu'elle avait, elle riait à perdre haleine, à en avoir les yeux pleins de larmes, et se tordait comme une épileptique. C'était un scandale. Interrogée de nouveau, elle balbutia : « C'est, c'est… M. Rolando… »

Et elle continua de rire outrageusement.

Madame Granger regarda sévèrement Rolando. Celui-ci perdait contenance ; il ne savait s'il devait prendre la chose en bonne ou en mauvaise part.

« Je ne sais, en vérité, ce qu'a mademoiselle, fit-il d'un air tout perplexe ; la perte que, comme vous, je viens de faire n'a, ce me semble, rien de bien comique.

– Pardon, monsieur, pardon, dit Cornélie haletante, près d'étouffer ; c'est plus fort que moi. »

Les forces lui manquèrent ; son rire convulsif eut des intermittences ; il cessa enfin tout à fait ; elle redevint graduellement sérieuse.

Dans sa vanité monstrueuse, décuplée encore par la conduite équivoque de Cornélie, Rolando, habile à tourner toutes choses, même les mésaventures, à son profit, se montra finalement fier autant que flatté de cette hilarité inconvenante.

Tandis que la mère reprenait le fil de ses douloureuses réflexions, lui se rapprocha de la fille et continua auprès d'elle, avec une bonne foi redoutable, son rôle de prétendant. Il l'avait fascinée, subjuguée ; elle serait sienne quand bon lui semblerait, il n'avait qu'un mot à dire ; il pouvait même, au besoin, se passer de l'agrément de la famille : telle était sa conviction. Néanmoins, les voies de douceur lui paraissant encore préférables, il songeait sérieusement à battre en brèche la prédilection marquée de madame Granger pour de Flohr et à se faire un piédestal des ruines de son noble ami. Or, la correspondance de ce dernier avec Clémentine, correspondance qu'il avait traîtreusement surprise et que tout de suite, à vue de nez, il avait taxée de correspondance amoureuse, lui paraissait merveilleusement propre à servir ses intérêts. Cornélie, justement, peu sensible aux galanteries de l'aventurier, était avant tout animée du désir d'amener la conversation sur son professeur.

« Sa blessure est donc bien grave, dit-elle à l'improviste, pour qu'il soit condamné à ne pas se servir de sa main d'ici à deux semaines ?

– Peuh ! repartit Rolando, un prétexte. Mon noble ami, en ce moment, s'occupe d'une intrigue qui l'intéresse plus que son piano. »

Cornélie se redressa vivement. « Comment ! une intrigue ? fit-elle.

– Si je pouvais compter sur votre discrétion, répondit Rolando d'un air mystérieux.

– En pouvez-vous douter ? »

Rolando tira une lettre de sa poche.

« Prenez connaissance de ceci, dit-il en la lui glissant dans la main, et jugez par vous-même si le baron mérite l'extrême amitié que lui témoigne votre mère. Mais gardez-moi le secret ! »

Cornélie prit la lettre et essaya de la lire. Elle ne le put tout d'abord, tant l'émotion troublait ses yeux. Il y avait dans cette lettre une telle vivacité de sentiments et des expressions si tendres qu'un esprit prévenu surtout ne pouvait manquer de la prendre pour l'aveu d'une passion. Aussi mademoiselle Granger, qui, après le départ de Rolando, lut et relut cette lettre, ne douta-t-elle pas un seul instant qu'elle fût d'une rivale. Elle se leva et alla à sa mère.

« Lis cette lettre, lui dit-elle d'un accent altéré, et vois quelle éhontée créature est cette enfant trouvée qui s'appelle Clémentine. »

Frappée d'étonnement, madame Granger lut la lettre, et, comme sa fille, fut complètement dupe des sentiments qui y étaient exprimés.

« En effet, dit-elle, une abominable intrigante. Elle n'a fait que passer ici, elle n'y a pas perdu son temps. Mais qui t'a remis cette lettre ?

– M. Rolando. »

Madame Granger fronça les sourcils. « Je n'aime pas, ma fille, fit-elle observer, tes familiarités avec cet homme. N'importe ! il faut convenir que cette fille n'a pas sa pareille pour l'impudence. Qu'elle ne se trouve jamais sur mon chemin, autrement elle est sûre que je lui dirai son fait, et vertement ! »

Clémentine ne se doutait guère de l'orage qu'allait soulever sa présence ; soutenant madame Marcille, qui, de dix pas en dix pas, s'arrêtait pour respirer, elle se livrait exclusivement à la douleur que lui causait l'incertitude du sort de mademoiselle de Sainte-Luce. Ce fut donc sans aucun pressentiment des affronts qui la menaçaient qu'elle aida la malade à gagner le salon et qu'elle entra derrière elle. Toutes deux étaient voilées. Madame Marcille attira aussitôt les regards de la mère et de Cornélie. L'apparition d'un fantôme n'eût pas produit un effet plus étrange quand la malade, relevant son voile, laissa voir son masque hâve et ses cheveux blancs. La mère et la fille furent stupéfaites. Il y avait au moins un an que madame Marcille n'avait mis le pied dans cet intérieur ; elle en avait disparu jeune encore, et elle y reparaissait atteinte de tous les signes d'une précoce décrépitude.

Quelle que fût l'irritation de madame Granger, elle céda à ses habitudes de femme du monde, et, le premier mouvement de stupeur passé, reçut son ancienne amie avec toutes les marques de la plus vive amitié. Lui prenant les mains et la conduisant à un fauteuil : « Vous voilà enfin, ma bonne Suzanne ! lui dit-elle d'un air à la fois triste et affectueux. Sans mes nombreuses occupations, il y a longtemps que j'eusse été vous voir. Au reste, votre fils me donnait fréquemment de vos nouvelles. Vous nous surprenez dans de bien douloureuses circonstances.

– Je le sais, repartit madame Marcille ; sans quoi vous ne m'auriez pas vue dans l'état de faiblesse où je suis. J'ai voulu vous marquer l'intérêt que je prends à la peine que vous cause l'étrange disparition de votre sœur. »

Madame Granger répondit d'abord par ses larmes, puis se désola, puis, sans omettre un détail, raconta comment l'événement était arrivé, finalement ajouta, au milieu de nouvelles larmes :

« J'attends M. Granger d'un instant à l'autre ; mais, à vous parler franchement, je conserve bien peu d'espoir. »

Le dos tourné au jour, derrière un voile assez épais pour cacher ses traits, Clémentine retenait son haleine pour mieux entendre et s'épuisait à comprimer son envie de joindre ses questions à celles de madame Marcille. Mademoiselle Granger, cependant, qui ne prenait aucune part à l'entretien, paraissait inquiète de savoir quelle était cette personne voilée, et jetait sur elle par intervalles des regards soupçonneux. Madame Marcille, la voyant si distraite et si indifférente, dit tout à coup :

« Cette enfant ne me reconnaît-elle pas ? »

Cornélie entendit vaguement.

« Pardon, madame », dit-elle en se levant et en allant à la malade lui présenter son front.

Madame Marcille l'embrassa tendrement et balbutia :

« Vous êtes devenue bien belle ! « et elle ajouta peu après en se tournant vers la mère : « Il m'est bien difficile de la voir, ma chère amie, sans songer aux intérêts pendants entre nous. »

Sous un air d'affliction qui lui servit admirablement à déguiser ses vrais sentiments, madame Granger repartit aussitôt :

« Je devine, ma bien bonne amie, à quoi vous faites allusion. Aussi, puisque l'occasion s'en présente, me plairai-je à vous renouveler les assurances les plus propres à vous réjouir. Croyez bien que je n'ai rien oublié, ni l'autorisation donnée par moi à Eugène de gagner le cœur de ma fille, ni les conventions échangées entre vous et moi, et qu'enfin je vis toujours dans l'espérance de voir nos deux familles n'en faire plus qu'une. »

Madame Marcille ne fut point dupe de ces belles paroles et ne s'y arrêta que juste assez pour ne pas paraître impolie. En attendant, Cornélie, que de vagues soupçons continuaient de tourmenter, regardait opiniâtrement Clémentine, s'impatientait de lui voir garder son voile et cherchait évidemment un moyen de le lui faire lever. Elle se dressa enfin comme inspirée et sortit du salon, tandis que madame Marcille répliquait : « Néanmoins des rumeurs singulières persistent à frapper mes oreilles. Je m'en alarme sans doute à tort… »

Madame Granger l'interrompit et la prévint.

« Mon Dieu, ma chère, fit-elle hypocritement c'est notre lot à tous de souffrir de la médisance. Il n'y a d'épargnés que ceux qui vivent dans la retraite, et encore ! Je professe, il est vrai, la plus grande estime pour le baron de Flohr. Sans parler de ses rares mérites, il vous suffirait de le voir pour saisir ce qu'il y a en lui de distingué et de noble. Mais je puis vous affirmer qu'il n'a jamais été question d'alliance entre ma fille et lui, et que tous les bruits à ce sujet sont de pures hypothèses uniquement fondées sur le grand accueil que je fais à un homme qui en est digne à tous égards.

La fatigue pressait madame Marcille ; un malaise croissant l'envahissait ; elle reprit :

« Ne conviendrez-vous pas du moins avec moi qu'il est regrettable que de pareils bruits circulent ? Il serait si facile d'y couper court.

– Pas si facile, ma chère, pas si facile, dit vivement madame Granger. À moins que vous ne partagiez l'opinion de ceux qui veulent que je violente mon enfant et que je ne lui laisse pas même le temps de se reconnaître. »

La lueur d'espoir que conservait encore madame Marcille s'éteignit.

« Entre nous, fit-elle d'une voix altérée, que je vous dise tout ce qu'a de spécieux le consentement que vous invoquez dans une affaire formellement convenue. N'est-ce pas à vous d'ailleurs d'avoir de la prévoyance pour votre fille et de lui imposer comme un devoir un mariage qui ne peut être que très heureux pour son avenir ?

– Ah ! ma bien bonne amie, repartit madame Granger avec une aigreur mal dissimulée, laissez-moi vous dire à mon tour combien je suis affligée de vous prendre en flagrant délit de contradiction ! Ne vous ai-je pas répondu juste ce que vous dites, quand Eugène, au grand chagrin de ma fille, voulait épouser mademoiselle Lemajeur, et vous-même ne m'avez-vous pas dit que vous ne pouviez prétendre à faire le malheur de votre fils en contraignant ses sentiments ? »

Il était impossible d'être moins généreuse. Des larmes brillèrent dans les yeux de la malade.

Hélas ! fit-elle d'un air accablé, voyez aussi combien cruellement je suis châtiée de mes faiblesses ! Que du moins mon exemple serve à quelque chose. Apprenez de moi où conduit la folle tendresse d'une mère et prenez garde que cette complaisance pour les caprices de votre fille n'aboutisse qu'à son malheur et au vôtre. »

La douleur et le désespoir semblaient agrandir l'âme de madame Marcille et lui donner la faculté de voir dans l'avenir.

Sur ces entrefaites, Cornélie rentra, suivie d'un domestique qui portait des rafraîchissements. Elle s'approcha d'abord de la malade et lui demanda s'il ne lui plairait pas de prendre quelque chose. Madame Marcille remercia ; Cornélie alors se tourna vers Clémentine et répéta la même question. Clémentine comprit très bien le but de cette politesse et, comme en définitive elle ne croyait pas avoir aucune raison sérieuse pour se cacher, elle releva son voile. Mademoiselle Granger tressaillit et porta la main à sa poitrine avec colère.

« Maman, maman ! » fit-elle.

Madame Granger tourna la tête, et, à la vue du visage de Clémentine, partagea l'émotion de sa fille.

Surprise de ce trouble, madame Marcille regarda la mère et la fille, et dit d'un air empêché :

« C'est ma demoiselle de compagnie. La connaîtriez-vous ? »

Sans quitter Clémentine des yeux, madame Granger demanda :

« Mademoiselle vous a-t-elle laissé ignorer qu'elle était venue quelque temps en journée ici ?

– Elle ne m'en a effectivement rien dit, répliqua madame Mareille. Auriez-vous eu à vous en plaindre ?

– Je suis trop franche, fit aussitôt madame Granger, pour dire que j'aie eu à m'en louer.

– Vous m'étonnez beaucoup. »

Ne contenant qu'avec peine son émotion, Clémentine dit à son tour :

« Ma foi, madame, mon étonnement surpasse le vôtre… À moins qu'on ne prétende que c'est un crime d'avoir plu à mademoiselle de Sainte-Luce et d'en avoir reçu des présents… »

Madame Granger l'interrompit.

« Laissons cela ! » fit-elle vivement.

Puis, dépliant sous les yeux de Clémentine la lettre remise à Cornélie par Rolando, elle ajouta :

« Après cela, cette lettre n'est peut-être pas de vous ?

– Pardon, madame, repartit fermement Clémentine.

– Eh bien ?

– Eh bien ?… »

Devant tant d'assurance, madame Granger hésita.

« Va donc, maman, va donc ! » lui cria Cornélie éperdue.

Cédant à cette impulsion, madame Granger reprit :

« Mais à s'en tenir aux termes de cette lettre votre intimité avec M. de Flohr serait des plus intimes… »

Trop fière pour descendre à se justifier, Clémentine dit simplement :

« Eh bien, madame ? »

Sans égard pour madame Marcille, Cornélie, voyant faiblir sa mère, l'excita de nouveau.

« Ne trouveras-tu donc pas, lui dit-elle, un mot pour flétrir tant de hardiesse et d'effronterie ?

– Mademoiselle ! » fit Clémentine en se levant avec vivacité.

Madame Granger sembla vouloir prendre son amie pour juge.

« Mademoiselle n'a fait que passer ici, lui fit-elle observer, et elle ne veut pas que je m'étonne de son intimité avec un homme qu'elle ne connaissait pas auparavant.

– Et des rendez-vous qu'elle lui donne le soir dans la rue, ajouta Cornélie.

– C'est indigne ! » s'écria Clémentine en pâlissant.

Également debout, Cornélie considérait Clémentine avec des yeux de bête fauve à l'affût. De la colère, elle glissait rapidement dans la fureur :

« Oui, indigne, dit-elle avec une sombre énergie, de s'introduire dans les maisons pour y nouer des intrigues et y provoquer les gens ! »

Remuée jusqu'au fond de l'âme par cette inique accusation, Clémentine riposta avec non moins de violence :

« Je ne provoque personne. Rien de plus faux. Votre reproche se trompe d'adresse. C'est affaire de vous, mademoiselle ! »

Plus agile qu'une panthère, Cornélie, hors d'elle-même, effrayante à voir, se rua littéralement sur Clémentine et lui donna un soufflet. Ce fut le signal d'un désarroi général. Confuse, indignée, la malade quitta son fauteuil. La mère, de son côté, tandis qu'elle enveloppait sa fille de ses bras et l'éloignait de Clémentine, balbutiait :

« Excusez-la. Elle ne sait ce qu'elle fait. Le repentir ne tardera pas à suivre son inqualifiable oubli… »

Dans les bras de sa mère, Cornélie rappelait, avec son visage enflammé, son œil hagard et son air d'hébétude, l'épileptique à l'issue d'une crise. Clémentine, au contraire, semblait de marbre : frappée de la foudre, elle n'eût été ni plus pâle ni plus rigide. Voyant toutefois madame Marcille se diriger en chancelant vers la porte, elle s'anima tout à coup et courut à elle pour la soutenir. Madame Marcille voulut d'abord la repousser ; mais, sentant sa faiblesse, elle se résigna à accepter le bras qui lui était offert. Elles regagnèrent l'hôtel sans échanger une parole.

Clémentine commençait à s'inquiéter du silence de la malade quand celle-ci, de retour dans sa chambre, après s'être débarrassée de son châle et avoir pris place dans un fauteuil, dit avec embarras, d'un air extrêmement peiné :

« La scène dont je viens d'être témoin, mademoiselle, m'afflige d'autant plus qu'elle m'oblige à vous déclarer que vous ne pouvez davantage séjourner auprès de moi. »

Clémentine voulut entreprendre sa justification.

« Je ne veux rien savoir, interrompit madame Marcille. Il se peut que vous ayez raison et qu'elles aient tous les torts ; mais je suis trop malade pour me mêler de quoi que ce soit et surtout d'intérêts qui ne me concernent pas. »

Voyant Clémentine pleurer, elle reprit : « D'ailleurs, je ne vous chasse pas, je vous remercie, et à l'occasion je dirai que je n'ai qu'à me louer de vos services. »

Essuyant ses yeux, Clémentine dit alors :

« Je me résigne, madame. Laissez-moi seulement vous affirmer sur mon salut qu'on me calomnie et que je n'ai pas cessé un seul instant d'être digne de votre estime. »

Là-dessus elle rangea ce qui lui appartenait, reçut son salaire et sortit en versant de nouvelles larmes.


XV – LA CHARRETTE

Dans le même temps que madame Marcille, frappée au cœur, en proie au plus profond désespoir, s'éloignait de la maison Granger, il y avait une grande agitation aux portes de la ville, à la tête du pont. Une charrette découverte en était cause. C'est que cette charrette, attelée d'un mauvais cheval que conduisait un paysan assis sur le brancard comme sur un bât et que suivaient deux gendarmes à cheval, amenait en ville une femme qu'à ses mains liées, à sa toilette sordide et surtout à l'escorte, chacun prenait pour une criminelle. Elle était grande et mince ; on ne voyait sur elle que désordre, taches et déchirures ; son chapeau de paille, dont les rubans pendaient épars, n'avait plus de forme ; de nombreuses boucles de cheveux s'en échappaient pêle-mêle ; des sillons de sueur, mêlés à la poussière et séchés, descendaient du front sur ses joues et laissaient à peine deviner ses traits. Son air au total comme son attitude avait quelque chose de morne et d'insensible ; elle rappelait ces hâves Irlandaises en chapeau et sans souliers qui, tendant la main, balayent les rues de Londres de leurs haillons. Des enfants, des femmes, des oisifs, dont le nombre ne cessait de grossir, s'amassaient autour d'elle, l'accompagnaient de huées, d'insultes et de menaces.

Au bout du pont, dans la rue large et droite où s'engagea la voiture, l'agitation fut plus vive encore. À chaque pas épaissit la foule, la foule dont les propos, les huées, les éclats de rire formaient un concert de plus en plus formidable. Ce tumulte ne laissa personne au fond des maisons ; sur les pas de porte et aux fenêtres se pressa un nouveau public pour voir ce qui se passait dans la rue. Cette grande femme, si étrangement accoutrée, traînée sur une charrette et escortée par deux gendarmes, à part la surprise et la curiosité qui étaient unanimes, excitait chez le plus grand nombre cette émotion que cause la vue d'une voiture de masques et, chez quelques-uns seulement, des sentiments de compassion. Au surplus pas une des hypothèses en circulation ne lui était favorable : pour les uns c'était une voleuse, pour les autres une infanticide, pour d'autres encore une incendiaire. Mais que cette malheureuse aux apparences de vagabonde fût la plus chaste, la plus douce, la plus généreuse, la plus noble des femmes, que cette misérable tant honnie, tant moquée, tant insultée, ne fût autre que la noble demoiselle dont le meurtre supposé causait tant d'émotion dans la ville, c'est ce qui ne venait à l'esprit de personne. Il arrivait par bonheur qu'elle n'eut pas conscience de cette sorte de passion, que ses sens et ses facultés n'eussent encore jamais été plus profondément engourdis, qu'elle eût perdu jusqu'au sentiment de son existence. D'ailleurs elle grelottait, malgré la chaleur, et à chacune des haltes fréquentes du cheval, elle balbutiait, sans qu'on y prît garde :

« J'ai soif. »

Toutefois, aux environs de la place où allait déboucher la voiture, un personnage survint qui déconcerta quelque peu la foule et en changea les dispositions. Ce personnage était l'agent Pingouin. Rôdant par là, il accourut au premier tumulte, fendit la presse, s'approcha de la voiture et, à la vue de la femme, des gendarmes et des polissons qui faisaient rage autour d'elle, dit d'un air ému, lui que rien d'ordinaire n'ébranlait :

« Ah ! bien, vous faites là de la belle besogne !… Quoi ! garrotter mademoiselle, la traîner comme ça en charrette découverte, à travers les rues, et l'exposer à toutes ces avanies !… Mais ça n'a pas le sens commun ! mais mademoiselle n'est pas un malfaiteur ! C'est elle, au contraire, qu'on croyait perdue et assassinée.

– Comment ! comment ! firent tes gendarmes stupéfaits.

– Eh ! oui, dit encore Pingouin en sautant par derrière dans la voiture, c'est mademoiselle de Sainte-Luce, une noble demoiselle, tout ce qu'il y a de plus noble, la belle-sœur de M. Granger, un brave homme et un homme huppé, un millionnaire.

– En êtes-vous sûr ?

– Pardieu ! si j'en suis sûr ! Est-ce que je ne la connais pas, cette demoiselle ? Est-ce que ce n'est pas moi qui suis chargé de l'observer ? »

Et Pingouin, s'assseyant respectueusement auprès de Pélagie, lui disait :

« Ma pauvre demoiselle ! ma pauvre demoiselle ! »

Il se hâtait cependant de couper les cordes qui lui liaient les mains, et ajoutait :

« Vous ne risquez rien, vous n'avez qu'à bien vous tenir. Allons ! c'est pas à la mairie qu'il faut la conduire, c'est tout droit chez ses parents, à leur hôtel, allons ! »

Le charretier, qui déjà tournait à droite, changea de direction.

« Dia ! » fit-il. Et la voiture s'avança à travers une foule déjà plus claire, déjà bien moins bruyante, où des gens émus d'indignation s'entre-demandaient comment il était possible qu'on eût commis une pareille erreur. Rien pourtant n'était plus simple. Sans parler du juge d'instruction, lequel juge se transportait à la propriété de Plaisance, visitait les lieux, ouvrait une enquête, les gardes-champêtres et les gendarmes, à quatre lieues aux alentours, au premier signal, se mettaient en campagne, parcouraient les chemins en tous sens, inspectaient les terres labourées, exploraient les cours d'eau et les étangs, fouillaient les bois et faisaient des battues. Une partie de la journée s'écoula au milieu de ces recherches. Enfin, vers trois heures de l'après-midi, deux gendarmes, longeant une avenue d'ormes, dans la direction et à mi-chemin de Châteauneuf, non loin d'un endroit nommé Férolles, aperçurent au loin, parmi les mottes de terre d'une plaine dont la sécheresse avait fait ajourner le défrichement, un objet qui frappa leur attention. Ils quittèrent aussitôt la route et se hâtèrent d'approcher.

C'était une femme couchée par terre, ou mieux, affaissée entre deux sillons, comme de la pâte molle dans le creux d'un moule. La tête sur son bras, les paupières demi-closes, la bouche entr'ouverte, les vêtements dans un affreux désordre, sa robe relevée jusqu'au genou, tout annonçait qu'elle était tombée là sans pouvoir faire un mouvement de plus. Dormait-elle, avait-elle perdu connaissance ou était-elle morte ? Ils mirent pied à terre, la prirent par les bras, essayèrent de la soulever. Si elle eût été endormie, la secousse l'eût tirée du sommeil. Elle n'était pas morte non plus, cependant : elle n'était évidemment qu'évanouie, car, peu après, elle remua légèrement les lèvres. Ils la transportèrent alors à une vingtaine de pas, sur le bord d'une mare entourée de saules et, tandis que l'un des deux l'aspergeait, l'autre, jetant alternativement des regards sur elle et sur un papier qu'il tenait à la main, disait :

« C'est bien cela : grande, cheveux châtains, chapeau de paille, châle noir à bordure rouge et verte, robe marron, bottines. C'est bien cela, nous la tenons ! »

Elle rouvrit les yeux et se ranima par degrés ; ils l'aidèrent à se mettre sur son séant. Elle s'écria aussitôt :

« J'ai soif ! »

L'un d'eux, dans le creux de sa main, lui donna de l'eau saumâtre dont elle but avidement. Ils l'interrogèrent.

« Comment vous appelez-vous ? »

Elle n'eut pas l'air d'entendre.

« Avez-vous un passe-port ? »

Elle ne répondit, pas davantage. Ils se prirent à la considérer.

Quelle course la malheureuse avait dû faire, et sous l'influence de quelle panique ! Son chapeau était bossué et défoncé, les rubans en étaient détachés ; la marche avait usé la semelle de ses bottines comme celle de ses bas, elle marchait littéralement pieds nus ; la bordure du petit châle qui couvrait ses épaules ne tenait plus au cachemire que par quelques fils ; sa robe était pleine d'accrocs, la boue et la poussière l'avaient toute souillée. La pauvre femme, dans sa course haletante, avait dû traverser des buissons d'épines, se heurter à des branches d'arbre, patauger dans des ruisseaux, buter à chaque pas et rouler par terre. Elle était faite, c'était le cas ou jamais de le dire, comme une voleuse.

Les gendarmes s'y trompèrent. Ils n'avaient reçu des ordres que de seconde main, et des ordres fort laconiques. « Chercher sans désemparer une femme de telle taille, de tel âge, vêtue de telle et telle manière, la chercher et l'amener morte ou vive. » Et c'était tout. Que pouvaient-ils supposer à la vue de cette créature mystérieuse, couverte de haillons et souillée de boue, qui évidemment fuyait et cherchait à se cacher ; que pouvaient-ils supposer, sinon qu'ils avaient affaire à une malheureuse qu'un crime rendait passible des tribunaux ? Il en fut de même des autorités de Férolles, où ils la conduisirent. Ces autorités, n'en sachant pas plus et ne pouvant, comme eux, juger que d'après les apparences, tombèrent dans la même erreur. Des incendies chaque jour, en ce moment même, désolaient les campagnes et y répandaient l'alarme. N'était-ce pas une incendiaire ? Quoi de plus probable ? Elle ne répondait à aucune des questions qui lui étaient adressées et paraissait, en gardant le silence sur son nom et son domicile, vouloir donner le change sur son identité. Ce fut à ces divers titres qu'on lui lia les mains derrière le dos, qu'on la fit monter sur une charrette et qu'on la dirigea vers la ville.

Pingouin ne se sentait pas de joie, car il se rendait à lui-même ce témoignage que sa conduite était pleine de tact, qu'il méritait des éloges et une récompense. Tandis que, d'un côté, prenant un air sévère, il essayait d'imposer silence aux jeunes drôles qui criaient encore, de l'autre il couvait mademoiselle de Sainte-Luce comme une proie, la regardait d'un air aimable, l'encourageait à prendre patience, protestait qu'elle ne tarderait pas à être rendue à l'amour de sa famille, et qu'on fournirait alors à tous ses besoins, car elle ne cessait de répéter :

« J'ai soif ! j'ai soif ! »

Au moment où la voiture, tournant à gauche, s'engageait dans les sinuosités d'une rue latérale, si le tumulte avait diminué, l'émotion était toujours vive. Madame Granger, sa fille et M. Granger, qui venait d'arriver sans nouvelles, se mirent sur le balcon. Madame Granger ne comprit pas d'abord de quoi il s'agissait.

« Que signifie cette charrette, cette femme, ces gendarmes et tout ce monde ? » balbutia-t-elle avec inquiétude.

Sur ces entrefaites, des officieux, prenant les devants, accoururent, et, sans monter, crièrent du bas :

« Votre sœur, madame, votre sœur ! » La sensation de madame Granger tint à la fois de la joie et de l'horreur. Elle poussa un cri, se jeta dans le salon, le traversa au vol, tomba au rez-de-chaussée, se précipita dans la rue, où, ne cessant de répéter d'une voix haletante : « Ma sœur ! ma sœur ! » elle fendit la foule, et, éperdue, près d'étouffer, atteignit promptement la voiture. Le charretier arrêta, les gendarmes écartèrent les importuns, et, aidée de son mari, qui l'avait suivie de près, madame Granger, les larmes aux yeux, des sanglots dans la gorge, fit descendre Pélagie, l'enveloppa dans ses bras avec passion et l'entraîna dans la maison, où, à peine entrée, elle donna l'ordre de fermer les portes.

Aux prises avec une fièvre ardente, mademoiselle de Sainte-Luce avait froid, tremblait, claquait des dents et mourait de soif. Après lui avoir donné tous les soins que réclamait sa triste situation, on la mit au lit et l'on courut chercher le médecin. Vers le soir, la fièvre fut plus forte encore et, à l'agitation de la pauvre demoiselle, il fut à craindre qu'elle n'eût des transports au cerveau. Aussi madame Granger, assistée d'une femme de chambre, voulut-elle elle-même veiller sa sœur. Mademoiselle de Sainte-Luce passa en effet une nuit affreuse ; elle eut le délire, elle ne cessa de parler à tort et à travers, de divaguer, de tenir des propos qui, bien que décousus, pouvaient étrangement nuire à la considération de la famille.

« Je serai leur bouclier, disait-elle d'un accent altéré et d'un air hagard. Ce mariage ne peut avoir lieu, il ne se fera jamais… Je sortirais du tombeau pour l'empêcher. Ma sœur saura tout. »

Et encore :

« La lyre est brisée… Je me considérais jadis avec orgueil… Aujourd'hui mon image ne m'inspire qu'horreur et dégoût… J'étais la gloire de ma famille, j'en suis devenue l'opprobre… »

La femme de chambre dormait où feignait de dormir.

« Sœur ! sœur ! ma Pélagie ! ma chérie ! s'écriait madame Granger en embrassant la malade à l'étouffer, d'une voix entrecoupée par les sanglots, sœur, tais-toi ! je t'en conjure, tais-toi ! »

Toujours est-il qu'en songeant à la bizarre conduite de sa sœur, à son voile perdu, à sa fuite à travers la nuit, au désordre de ses facultés, à ses discours étranges, madame Granger, en proie à l'épouvante, commençait à ne plus douter qu'il n'y eût dans la vie de mademoiselle de Sainte-Luce quelque mystère, quelque secret terrible.


XVI – AU PIED DU MUR

Assise auprès de madame Bailly, Clémentine pleurait et sanglotait, et cela si fort, malgré les douces remontrances de la vieille Catherine, que M. Hauteclair entendit. Il monta. Son âge, les airs de papa dont il avait pris l'habitude vis-à-vis d'elle, et jusqu'à l'affectueuse déférence qu'elle lui témoignait en retour, tout l'autorisait à s'enquérir du sujet de ce chagrin. Clémentine répondit qu'ayant reçu un grand service d'une personne honorable, elle lui avait écrit pour lui témoigner sa reconnaissance, que cette lettre était tombée entre les mains des Granger, que les Granger y avaient voulu voir la preuve d'une intrigue galante ; que, sous l'empire de cette conviction, Cornélie l'avait insultée, puis frappée au visage, et que la conséquence immédiate de cette scène scandaleuse avait été son renvoi de chez madame Marcille.

Tout en jugeant que la mère et la fille s'étaient conduites d'une manière odieuse, le vieillard, néanmoins, n'eût pas trouvé là matière à la plus légère réclamation si Clémentine n'eût ajouté :

« Hélas ! je n'ai jamais si cruellement senti le malheur de n'avoir ni son père, ni sa mère, ni aucun parent au monde pour vous protéger contre de pareils outrages ! »

Il n'en fallut pas davantage pour réveiller tous les sentiments chevaleresques du vieux capitaine.

« Pardon ! pardon ! fit-il ; mais il ne saurait me venir à l'esprit de me soustraire à aucun des devoirs de l'hospitalité, et j'entends d'abord qu'on vous respecte. Disposez donc de moi comme vous le feriez d'un père. »

Au jugement de Clémentine, si la mère et la fille l'avaient outragée, si toutes deux lui avaient fait le plus grand tort, il n'y avait aucune réparation sérieuse à en espérer.

« D'ailleurs, ajouta-t-elle, elles ont été évidemment circonvenues ; et la personne qui, en leur remettant perfidement la lettre, les a induites en erreur, est mille fois plus blâmable qu'elles ne le sont elles-mêmes de leur crédulité et de leur indigne conduite. »

M. Hauteclair partagea cet avis.

« C'est donc un point à éclaircir, dit-il ; et je profiterai de l'occasion pour faire mes compliments à madame Granger. »

Clémentine voulut détourner le vieux capitaine de cette démarche. Il repartit fièrement :

« Dois-je laisser croire que vous êtes sans protection et qu'on peut impunément lever la main sur vous ? Rien n'est méprisable comme d'insulter quelqu'un qui ne peut répondre ; c'est ce que je ne suis pas fâché de faire sentir à ces gens orgueilleux ; et si, par-dessus le marché, je parviens à percer l'incognito de l'indiscret qui leur a monté la tête contre vous, et que cet indiscret soit un homme ! »

Le lendemain, entre onze heures et midi, le vieillard, inébranlable dans sa résolution, se rendit chez madame Granger et demanda à voir cette dame. Épuisée par une nuit sans sommeil, dévorée d'inquiétudes, celle ci, qui ne connaissait le vieux capitaine que de nom, fut tout d'abord tentée de faire dire qu'elle n'était pas visible. Elle se ravisa pourtant et se rendit au salon. M. Hauteclair, se souvenant des instances de Clémentine, commença par s'informer de mademoiselle de Sainte-Luce ; et ce ne fut qu'après avoir épuisé ce chapitre qu'il aborda le véritable objet de sa visite et déroula son chapelet. Il y eut d'abord beaucoup d'étonnement sur le visage de madame Granger, puis un profond dédain dans ses yeux pour le champion de Clémentine ; et une oreille un peu sensible n'eût pas eu de mal à démêler ce qu'il y avait de sarcastique dans l'accent dont elle lui débita ces paroles polies :

« Une lettre, monsieur, que nous a fait connaître une indiscrétion, a occasionné tout ce désordre. Il nous a semblé voir dans cette lettre des provocations à la sensibilité d'un homme dont ma fille a été ici la première écolière et des préférences de qui nous croyons, à ce titre, pouvoir être jalouses. Néanmoins, croyez bien que je ne m'aveugle pas sur la conduite de mon indocile enfant et qu'elle me mettrait au désespoir si, d'ailleurs, je n'avais la consolation de pouvoir affirmer qu'elle sent tous ses torts et qu'elle en est au plus profond repentir. »

Sous cette lumière et sous ces couleurs, les choses perdirent beaucoup de leur gravité aux yeux du vieux capitaine. Craignant déjà d'avoir pris feu trop vite, il baissa aussitôt pavillon et ne songea plus qu'à se ménager une honorable retraite.

« Vous pensez bien, madame, dit-il en clignant les yeux d'un air d'intelligence, que je n'ai pas la faiblesse d'élever à la hauteur d'une question des démêlés de jeunes filles. Nous savons, nous autres, ce que valent les graves intérêts qu'elles penvent avoir à débattre entre elles. Mais, madame, reprit-il, ne m'avez-vous pas dit que vous deviez connaissance de la lettre à une indiscrétion, et que cette indiscrétion avait causé tout le mal ?

– Oui, monsieur.

– Et vous savez, madame, par qui cette indiscrétion a été commise ?

– Certainement, monsieur.

– Et serait-il indiscret, madame, de vous demander le nom de la personne qui…

– Point du tout, monsieur, interrompit madame Granger avec vivacité : c'est M. Rolando. »

Le vieillard pencha la tête et devint pensif.

« Rolando, fit-il, Rolando… mais n'est-ce pas l'ami de M. le baron de Flohr ?

– Oh ! l'ami, repartit dédaigneusement madame Granger ; dites plutôt l'ennemi, monsieur, et l'ennemi bien perfide. »

Heureux d'avoir trouvé enfin un adversaire, le vieux capitaine se disposa à se retirer.

« Fort bien, madame, fort bien, dit-il en se levant, c'est tout ce que je voulais savoir. Il me semble qu'en tout cela ce M. Rolando n'a pas tenu la conduite d'un galant homme, et qu'il y a lieu à lui demander un compte sévère de ses procédés peu délicats. »

David et Sardache étaient survenus en l'absence de leur vieux camarade, et Clémentine s'était empressée de leur conter ses disgrâces, de les questionner sur mademoiselle de Sainte-Luce et de leur parler de Georges. Il n'y avait pas dix minutes qu'elle était remontée quand le vieillard rentra. Sardache fumait sa pipe et David s'épilait devant une glace au moyen d'une petite pince qu'il portait toujours sur lui.

« Ah ! ah ! dit M. Hauteclair en les apercevant, vous voilà, vous autres ! »

Il se promena ensuite quelques instants en silence, puis s'arrêta tout à coup et dit :

« Attention !

– Qu'y a-t-il ? demanda Sardache.

– Mademoiselle Clémentine vous a-t-elle raconté…

– Oui, répondit Sardache.

– Alors, vous savez par suite de quelles circonstances…

– Parfaitement, » dit encore Sardache.

Le vieux capitaine fit une pause et reprit :

« Eh bien ! il s'agit d'aller tout de suite trouver, de ma part, l'auteur de cette lâche indiscrétion.

– Pseu ! pseu ! comment s'appelle-t-il ?

– Rolando », répondit le vieillard.

Sardache fit un bond.

« Rolando ! Rolando ! s'écria-t-il ; mais je le connais ! mais nous avons précisément un vieux compte à régler ensemble ! mais tu dois te rappeler, David, le fameux duc de Coloquinta ?

– Pseu ! pseu ! fit observer David, tu veux dire le duc de Coquinta.

– Comme tu voudras ! repartit Sardache. En attendant, la rencontre me plaît. Ne perdons pas un instant. Debout et marchons ! »

David goûtait peu cet empressement. Il lui semblait d'abord qu'il n'y avait pas là de quoi fouetter un chat ; ensuite, se fondant sur la réputation de Rolando, il prétendait qu'on ne pouvait que se compromettre avec un pareil extravagant. Le vieillard ne voulut rien entendre.

« N'aie pas peur ! s'écria alors Sardache. Que David reste s'il veut. Je fais de l'affaire mon affaire personnelle. Corbleu ! tu seras content ou tu seras difficile ! »

David, néanmoins, suivit son camarade.

Bien que le repos lui eût été recommandé, de Flohr, pour se distraire, était allé rôder dans son écurie et assister au pansement de ses chevaux. Rolando était seul au salon, renversé sur le divan, où il se reposait des fatigues d'une nuit passée presque tout entière à chanter et à boire. Le bruit de la sonnette le laissa indifférent. Étendu sur le dos, les mains sous la tête, il ne se dérangea seulement pas. On sonna de nouveau.

« Entrez ! » cria-t-il avec impatience, mais sans changer de position.

Toutefois, soulevant légèrement la tête pour voir qui entrait, et apercevant les deux capitaines, il ne put s'empêcher de tressaillir. D'ailleurs, Sardache, de sa voix goguenarde, l'apostropha aussitôt par un :

« Ah ! je vous trouve enfin, farceur ! »

Rolando quitta enfin sa position horizontale. Pendant que Sardache s'arrêtait au milieu de la pièce et que David, qui prévoyait la vanité de cette démarche, s'enfonçait dans un fauteuil, il se mit sur son séant, puis se leva et, l'arrogance sur le front, demanda :

« Qui appelez-vous farceur, monsieur ? »

Sardache le mesura de la tête aux pieds et répondit :

« Pardieu ! mais vous, monsieur. Vous m'avez promis votre visite, j'ai fait des frais pour vous recevoir, et je vous attends encore. »

Un autre eût rougi du reproche, Rolando en tira vanité.

« Je suis de race chatouilleuse, monsieur, dit-il avec hauteur. Il m'a paru tout d'abord que vous manquiez en ma personne aux égards dus à mes ancêtres. Mais, toutes réflexions faites, il m'a convenu de croire que vos regards ne pouvaient pas m'atteindre, et j'ai jugé à propos de vous épargner le désagrément de ma visite. »

Croisant les bras et secouant la tête, Sardache repartit :

« À la bonne heure, monsieur ; mais en ce cas vous eussiez dû aussi vous épargner le désagrément de me menacer. Enfin n'en parlons plus. C'est autre chose qui m'amène.

– Et de quoi s'agit-il, monsieur ?

– Voici, répliqua Sardache : vous avez soustrait une lettre, et vous vous en êtes servi à l'effet de faire croire à une intrigue amoureuse qui n'existe pas. »

Prodigieusement étonné, Rolando riposta : « Quand cela serait ! Que vous importe, monsieur ? »

De sa canne, Sardache frappait le parquet à pe tits coups.

« Votre indiscrétion, ajouta-t-il, a eu pour résultat de diffamer une jeune fille et de lui occasionner des affaires fort désagréables.

– Mais enfin, monsieur, fit Rolando, en quoi tout cela vous concerne-t-il ? Je ne comprends pas.

– Je suis ici pour vous faire comprendre, dit Sardache. Vivant sous le toit et la protection de notre ami Hauteclair, mademoiselle Clémentine se trouve avoir par le fait trois chevaliers à ses ordres, notre dit ami d'abord, puis David ici présent et moi, votre serviteur. Faites donc votre choix, monsieur, et veuillez nous donner l'adresse de vos témoins… »

Rolando réfléchit, il en avait le droit ; mais il réfléchit si longtemps que Sardache se vit dans l'obli gation de lui dire :

« Eh bien ! monsieur ?

– Eh bien, monsieur, dit enfin Rolando avec impudence, je vous donnerai l'adresse de mes témoins si cela peut vous faire plaisir. Seulement il me semble honnête de vous prévenir combien toutes ces formes avec moi sont illusoires. Je n'entends absolument rien à vos usages et ne fais pas plus de cas de vos sabres que de vos pistolets. S'il plaît donc à M. le capitaine, votre ami, d'avoir une rencontre avec moi, je ne m'y refuse pas ; mais il faudra qu'il se contente des armes que lui a données la nature, ou encore, s'il l'aime mieux, d'un couteau. »

À force de stupeur, Sardache eut quelques instants les apparences d'un point d'exclamation. Il s'écria enfin avec un étonnement comique :

« Quoi ! un duc, le duc de Coloquinta, un grand d'Espagne, à la savate ! »

David, de son côté, prit son binocle, l'essuya et, le balançant avec négligence, le mit au droit de ses yeux pour examiner celui qu'il se plaisait à appeler, lui, le duc de Coquinta.

« Cette manière de se mesurer, ajouta Sardache, serait-elle de tradition dans votre illustre famille ? »

Rolando ne répondit pas.

« C'est-à-dire, continua Sardache au comble de l'exaspération, que décidément vous êtes, je ne dirai pas un lâche, ce serait par trop naïf, mais un drôle, ou tout au moins un fanfaron !… Et si je ne me retenais pas !… »

Ce disant, Sardache serrait sa canne et en menaçait Rolando.

Celui-ci se précipita sur un jonc oublié dans un des angles de la pièce.

« À la canne ! s'écria-t-il en se mettant en garde. Mais ça me va !… »

Hors de lui, Sardache lança un coup de canne à Rolando qui le para mal ; la canne lui frappa vigoureusement les doigts.

« Mettez vos gants, monsieur le duc ! » fit Sardache d'un air moitié sardonique, moitié furieux.

De douleur et de honte, Rolando fut attaqué d'une sorte de frénésie. Ne respirant que carnage, il fit le moulinet avec sa canne et s'agita follement comme un homme attaqué par une bande de voleurs. Vingt choses furent brisées ou renversées, notamment des flambeaux argentés, des vases en porcelaine, le globe de la pendule. En un clin d'œil, le parquet fut jonché de débris. Rolando, dans sa fureur, toucha à tout, hormis pourtant à Sardache, qui, pressé d'en finir, envoya adroitement le bout de sa canne dans le ventre de son adversaire.

« Ouf ! » fit douloureusement Rolando qui, perdant respiration, tomba à la renverse sur le divan.

Sardache courut sur lui la canne levée.

« Ah ! s'écria Rolando d'une voix entrecoupée, pas de coup de tête ! »

Sardache indigné repartit :

« En vérité, parlons-en de votre tête en bois peint, et confessons qu'il serait dommage d'en casser un morceau ! »

Pendant la dernière partie de cette scène, David, aussi froid que le marbre de la cheminée, avait l'œil fixé sur un petit miroir collé au fond de son chapeau, et, d'une main agile, refaisait le nœud de sa cravate, peignait sa moustache, massait ses cheveux sur le côté. Il dit à Sardache en s'en allant :

« Ne t'avais-je pas prévenu ? À quoi bon aller se compromettre avec un polichinelle de cette espèce ? »

Après leur départ, Rolando, de son côté, mis en demeure par de Flohr d'expliquer comment tant de choses avaient été brisées, raconta qu'insulté et provoqué, il n'avait cru pouvoir moins faire que de donner au chétif capitaine une leçon digne de mémoire.


XVII – MORT DE MADAME MARCILLE

Le timbre bien connu d'une sonnette qui, d'intervalle en intervalle, résonnait mélancoliquement dans la rue Sainte-Croix, amenait de proche en proche nombre de bonnes femmes aux fenêtres et sur le seuil des maisons.

Des douze heures du jour, à compter de six heures du matin, la huitième allait plonger dans le gouffre sans fond du passé.

Sous un ciel d'azur, nargue de nos misères, le cortège qu'annonçaient les sons intermittents, comparables à un glas, de la clochette, longeait lentement les détours de la rue.

Un vieux bedeau, au visage jaune et renfrogné, le chef couvert d'un bonnet de soie noire, s'avançait en boitant. Il avait l'eau bénite dans une main, la sonnette dans l'autre. Suivaient trois enfants de choeur qui portaient, le premier une croix sans bâton, les deux autres chacun un flambeau. Derrière eux, cheminaient les porteurs d'un petit dais en velours rouge, frangé d'or, à l'ombre duquel le vieil abbé Chaillet, vêtu du surplis, du camail et de l'étole, protégeait des deux mains le vase en vermeil des hosties consacrées.

L'huile des infirmes, sous un voile violet, était confiée aux soins d'un ecclésiastique qui fermait la marche.

À chaque verset du psaume Miserere mei Deus, que récitait à mi-voix le vieux curé, ceux qui l'accompagnaient répondaient par le verset suivant.

Les rares passants s'arrêtaient et se découvraient, tandis que les bonnes femmes s'agenouillaient sur le pas de leur porte, inclinaient dévotement la tête et faisaient le signe de la croix.

« Ne sauriez-vous pas, madame Bouquet, demanda l'une dentre elles à sa voisine, à qui M. le curé va porter le bon Dieu ?

– À moins que ce ne soit à madame Marcille ! repartit ladite voisine en se relevant. Nous allons au reste bien le voir. »

D'autres femmes se joignirent à celles-ci et, toutes ensemble, se groupant au milieu de la rue, suivirent des yeux l'itinéraire de l'abbé Chaillet.

« Dieu du ciel ! s'écria soudainement madame Bouquet, j'avais deviné juste ! »

C'était effectivement devant la maison de madame Marcille que le cortège faisait halte.

« Il paraît décidément, reprit l'une des commères, que la bonne dame va de mal en pis.

– Quel malheur ! fit une autre.

– En effet, affirma une troisième, il faut convenir que ça sera une grande perte pour les pauvres gens. »

La porte cochère du petit hôtel, ouverte pour livrer passage au bon Dieu, se referma sur lui.

Un coupé s'arrêta peu après devant cette même porte. Le commandant Narcisse en descendit. Depuis quelque temps, à la condition de ne pas se rencontrer avec son neveu et de n'entendre jamais parler de lui, le commandant ne manquait pas un seul jour de s'asseoir plusieurs heures au chevet de sa sœur bien-aimée. L'ayant quittée la veille dans un moment où elle paraissait assez calme, il venait, sans se douter qu'elle touchât à sa dernière heure.

À peine eut-il fait un pas dans la cour, que la couleur du dais entra dans ses yeux. Cette vue le surprit douloureusement et le remplit de cruelles angoisses. Il s'empressa de gagner l'antichambre.

En ce moment, le docteur Jurquenne quittait furtivement la chambre de madame Marcille.

« Eh bien ? » lui demanda le commandant d'une voix altérée.

Le docteur Jurquenne, ne prévoyant pas cette rencontre, avait mis de côté son masque souriant : de graves soucis troublaient son visage, où siégeait d'ordinaire le calme banal de l'indifférence.

« Mon cher ami, fit-il avec embarras.

– Parlez !

– Il est telle occasion dans la vie où l'on a besoin de courage plus que sur un champ de bataille.

– Je le sais.

– Hélas ! mon pauvre Narcisse, ajouta le médecin en détournant la tête.

– Serait-elle déjà morte ?

– Oh ! non.

– Voyons, Jurquenne, reprit le commandant d'un air à la fois impérieux et suppliant, dites-moi franchement ce qu'il en est.

– Eh bien ! mon ami, bulbutia le docteur, en serrant la main du commandant Narcisse, à vous parler franchement, j'ai tout lieu de craindre qu'elle n'achève pas la journée. »

Étouffant un cri, le commandant Narcisse porta les mains à sa tête et garda quelques instants l'immobilité d'une pierre.

Le docteur Jurquenne en profita pour s'esquiver.

Une suprême espérance ranima le courage du commandant. Il pensa que les plus habiles médecins se trompaient quelquefois, et qu'un miracle n'était pas impossible. Cette pensée arrêta ses larmes et remit un peu d'ordre dans ses traits bouleversés. Ainsi en garde contre un désespoir prématuré, il s'approcha de la porte de sa sœur, et en ouvrit l'un des battants avec précaution.

Sa confusion fut extrême. Le nombre des lumières offusqua tout d'abord sa vue. En même temps, des bouffées d'air tiède chargé d'un parfum de feuillage affluèrent à son odorat. Il dut patienter quelques instants et s'habituer aux lumières, avant de distinguer ce qui se passait dans la chambre.

Au fond de la vaste pièce dont les volets, par suite dune fantaisie du malade, avaient été fermés, quinze ou vingt cierges brûlaient autour d'un lit sans rideaux, théâtre de souffrance d'une pauvre femme. Madame Marcille, réduite au dernier terme de la consomption et de la faiblesse, était sur son séant, le dos appuyé sur une pile de coussins, dans l'attitude de la plus ardente piété. Les mains à plat l'une contre l'autre, comme dans les naïves peintures des peintres primitifs, la tête légèrement inclinée sur l'épaule, les yeux au ciel, elle balbutiait une prière et semblait à la fois implorer des forces contre les tortures d'une maladie cruelle, et goûter les délices dune vision céleste. Son visage amaigri, aux contours effilés et transparents, ne rappelait plus la terre que par l'expression de la douleur, et son âme, près de s'envoler, était tout entière dans la flamme surhumaine du regard. La foi, la résignation, l'incomparable ferveur des martyrs qui respiraient dans sa physionomie créaient autour d'elle, par anticipation, une sorte de rayonnement.

Il n'était plus permis au commandant d'espérer. Une violente émotion serra sa poitrine ; la sueur mouilla son front ; un froid glacial courut jusqu'au fond de ses os. Il serra convulsivement le chambranle de la porte pour ne pas perdre l'équilibre.

Ses tristes regards errèrent ensuite aux alentours. Il examina avec une âpre curiosité la décoration de la chambre, puis, successivement, chacune des personnes qui assistaient à cette cérémonie funèbre.

Des fleurs tapissaient les murs, encombraient la cheminée et les meubles. Choisies parmi les plus rares et les plus éclatantes, elles étaient de celles qui ne répandent qu'un parfum discret et inoffensif. Rapproché de la tête du lit, le guéridon, recouvert d'une nappe ouvragée, avait les apparences d'un autel.

Autour de cette table, les clercs, formant la haie, semblaient attentifs aux prières que le vieux prêtre, la tête couverte, debout aux pieds de la malade à qui il venait d'administrer le viatique, récitait à voix basse.

L'autre frère de madame Marcille était à droite, derrière et non loin du prêtre. Enivré par la perspective d'être bientôt père de famille, rien ne lui avait moins coûté que de se réconcilier avec sa sœur et son neveu, et, bien qu'on attendît d'heure en heure la délivrance de sa femme, il était accouru à la ville prendre sa part des tristesses de cette agonie.

Dans la pénombre de l'angle gauche se tenait Clémentine. Elle était horriblement pâle ; elle suivait les phases de cette scène, le cou tendu, l'œil hagard.

Eugène Marcille, au milieu de la chambre, cachait la tête dans ses mains.

Derrière lui, Catherine Bailly, les vieux serviteurs de la maison et quelques voisines que la pitié ou la reconnaissance avait attirées, complétaient la réunion.

Tous, à l'exception du vieux prêtre, étaient à genoux. Le silence était celui d'un sépulcre : pas un souffle ne le troublait. Il semblait au commandant qu'il eût sous les yeux une assemblée de fidèles pétrifiés.

Madame Marcille la première donna quelque signe de vie. Rappelée du ciel sur la terre par la douleur, aux prises avec une oppression croissante, elle cessa de joindre les mains pour les porter à sa poitrine. En même temps, sa tête tourna de gauche à droite, puis de droite à gauche comme par l'effort d'une convulsion.

Elle parut d'abord ne voir aucun de ceux qui étaient autour d'elle. À la suite néanmoins d'un long intervalle, ses regards indécis se rencontrèrent avec les flammes sombres de ceux du commandant Narcisse. Elle les y attacha quelques instants, puis les reporta tendrement sur son fils. L'amour maternel, triomphant d'intolérables tortures, survivait en cette pauvre femme même à l'amour de la vie.

« Mon frère, dit-elle languissamment ; Eugène… » Elle fit une pause et ajouta : « Approchez-vous de moi… »

Eugène Marcille se leva. Exténué par les insomnies, il épuisait ce qui lui restait de forces à cacher ses angoisses et à contenir ses larmes. Le commandant de son côté, dans un état non moins pitoyable, ne faisait pas de moindres efforts pour paraître calme.

Tous deux s'approchèrent du chevet de la mourante.

Madame Marcille continuait d'appuyer convulsivement les mains sur sa poitrine. Elle reprit d'un accent à électriser l'âme la plus froide :

« Ne devines-tu pas, mon cher fils, la suprême consolation que j'attends de ta piété ?… Et toi, Narcisse, voudrais-tu que ma dernière heure soit empoisonnée par le plus amer des regrets ?… Vois, mon frère, à quel pauvre état je suis réduite… Que de fois, il y a de cela bien des années, tu dois assurément t'en souvenir, nous avons parlé de ce jour !… Nous en causions avec un calme étrange comme d'un jour si éloigné qu'il semblait que nous ne dussions jamais le voir… Ce jour pourtant est venu pour ta sœur, mon frère… »

L'oncle et le neveu, tous deux en proie au même désespoir, firent simultanément le geste de se précipiter vers la malade ; leurs voix se confondirent.

« Ma mère !… Suzanne ! » s'écrièrent-ils.

Cependant pas plus l'un que l'autre ne paraissait disposé à se prêter aux vues conciliantes de madame Marcille.

« Ah ! si tu savais, mon frère, continua la pauvre femme avec exaltation, combien, à cette heure, au souvenir de mes faiblesses, j'éprouve de honte ! combien je me trouve indigente à cause des petitesses qui ont mesuré mes jours ! de quel poids je serais allégée si j'avais moins souvent cédé à d'indignes tentations ! combien je voudrais avoir toujours été juste, noble, charitable !… N'attends pas ce jour, mon cher Narcisse… Elève dès à présent tes pensées bien haut, bien haut… Sois grand, généreux… Secoue le joug de passions qui un jour doivent te paraître honteuses… Et toi, mon fils, mon cher fils, toi que j'ai tant aimé, que j'aime, que j'aimerai par-delà le tombeau, donne-moi cette preuve d'amour, avoue noblement une heure d'oubli, confesse que, vis-à-vis de ton oncle, de ton second père, tu n'as pas toujours eu la condescendance que méritait son affection, sa tendresse… »

Si Marcille n'avait pas attendu jusqu'à ce jour pour regretter d'avoir rompu avec le commandant, s'il souhaitait avec passion de donner un gage de tendresse à sa mère, la certitude d'essuyer un refus insultant étouffait en lui jusqu'à la velléité d'une tentative de réconciliation. Une lutte cruelle bourrelait, déchirait son âme ; il était aisé de s'en apercevoir à sa pâleur, à ses dents serrées, à l'espèce d'égarement qu'exprimait sa physionomie.

Il n'y avait d'ailleurs dans tout l'extérieur de l'oncle aucune apparence de nature à encourager les élans sympathiques du neveu. N'ayant pas même l'air de soupçonner la présence de ce dernier, le commandant Narcisse s'abandonnait corps et âme à ce morne hébétement que cause la menace d'un irréparable malheur.

Madame Marcille réitéra ses instances ; d'une voix haletante, de plus en plus faible, elle ajouta :

« Ne perdez pas une seconde… tout à l'heure, il sera trop tard… Oubliez les griefs réciproques… Mon frère, mon fils, pour l'amour de Dieu, pour l'amour de moi, épargnez-vous le repentir, le remords d'avoir rebuté les vœux d'une mourante… Demain, cette chambre sera vide… Mon fils, tu m'y chercheras, et je n'y serai plus… Songes-y… La voix qui te parle, qui t'implore, n'est déjà plus que celle de la tombe… »

À moitié fou de douleur, Eugène Marcille sentit fondre son opiniâtreté ; pâle, bouleversé, près de défaillir, il se tourna brusquement vers son oncle.

« Je reconnais mes torts, fit-il d'une voix qui semblait sortir des profondeurs de l'âme, je vous demande pardon. Grâce ! Mon sang, ma vie, pour qu'elle soit consolée !… Mon oncle, je ne me suis jamais mis à genoux devant personne… »

Marcille éperdu chancelait et ployait déjà sur ses genoux. Le commandant l'arrêta. Saisissant son neveu à bras le corps, avec violence, et le serrant à l'étouffer :

« Dans mes bras, Eugène ! s'écria-t-il hors de lui ; sur mon cœur, mon cher enfant ! Pour le malheur de nous tous, ces divisions à jamais déplorables n'ont que trop longtemps duré. Oui, certes, je te pardonne, et de tout mon cœur ! Tu es actuellement plus que neveu, tu es mon fils et, quoi qu'on dise et prétende, je n'aurai jamais d'autre héritier que toi… »

Il n'avait rien moins fallu que l'espérance de réaliser ce rapprochement pour communiquer à madame Marcille la force de ne pas céder aux effroyables et suprêmes violences de son mal. Après l'immense joie d'avoir réussi, la résignation fit place en elle à la résistance ; sa respiration devint de plus en plus précipitée, et son pauvre corps tomba aux prises avec des spasmes déchirants.

Au milieu des souffrances aiguës qui achevaient de l'exténuer, elle eut néanmoins quelques instants l'esprit assez présent pour s'occuper de Catherine Bailly, de ses vieux serviteurs, de Clémentine.

De grosses larmes roulaient dans les yeux de la jeune fille. Madame Marcille lui fit signe d'ap peler.

« Excusez-moi, lui dit-elle tendrement. Catherine m'a tout confié… Pauvre Pélagie ! une créature si douce et si bonne !… Faut-il que j'en sois réduite à plaindre sa sœur ! Que le ciel la préserve de tous les maux que je vois suspendus sur sa tête !… »

Elle suffoquait. En proie à un dernier souci, elle chercha son frère Jules des yeux. « Mon frère, bégaya-t-elle en s'arrêtant à chaque parole pour reprendre haleine, je t'ai nommé mon exécuteur testamentaire… Plus près, plus près encore… j'étouffe, ma vue s'éteint… je ne vois plus qu'à travers un voile… Hélas ! ma vie entière n'a été qu'un long sacrifice à la vanité… Cette vie déplorable ne me donne aucun titre aux gloires de celle que j'ambitionne… Je me repens… comme témoignage, comme expiation… entendez-moi, ô mon Dieu ! agréez cet humble sacrifice !… que mon nom soit à jamais effacé de cette terre… qu'il ne reste ici-bas, hormis dans vos mémoires, nul souvenir de moi… Mon frère, la volonté des mourants est sacrée… point de nom sur ma tombe, ni mon nom de jeune fille, ni mon nom de femme… que mon tombeau soit une énigme, que le passant ne puisse savoir à qui appartient la poignée de cendre qui gît sous cette pierre… Tout vient de Dieu, je lui rends tout… Dans les épreuves, il a été ma force, ma seule consolation… il est désormais mon unique espérance… Sans lui, hélas ! au lieu d'aspirer à la mort comme à une suprême félicité, ce moment serait plein d'horreur… »

La pauvre femme ne pouvait plus qu'avec un effort croissant articuler les syllabes. On étouffait rien qu'à l'entendre. Elle dut enfin s'arrêter. Les tortures de l'asphyxie bouleversaient ses traits ; ses yeux commençaient à nager au hasard dans les orbites.

Appesanti plus encore par le chagrin que par l'âge, l'abbé Chaillet, à qui chacun s'empressa de faire place, mit alors son livre de côté et s'approcha de la moribonde.

Eugène Marcille et ses deux oncles tombèrent à genoux ; Clémentine, Catherine Bailly, les vieux serviteurs et les voisins suivirent cet exemple.

À la suite de quelques versets auxquels répondirent les clercs, le vieillard, ému jusqu'aux larmes, trempa son pouce dans l'huile et, aux lueurs d'un cierge, fit successivement sur la mourante, en forme de croix, des onctions aux yeux, aux oreilles, aux narines, à la bouche, aux mains et aux pieds.

Elle n'était déjà plus au reste assez maîtresse de ses esprits pour écouter la prière dont le prêtre accompagne chaque onction. D'horribles douleurs martyrisaient sa chair et la jetaient de proche en proche dans le délire.

Elle poussa un grand cri.

Glacés d'épouvante, Eugène Marcille, l'oncle Narcisse et le mari de Thérèse se levèrent et s'approchèrent.

« Ah ! fit-elle, que je souffre !… Secourez-moi ! »

L'agonie commençait.

« Où est Jurquenne ? où est Jurquenne ? » demandèrent en même temps les deux frères.

Il est probable que le docteur était aux écoutes.

À peine fut-il question de lui qu'il entra et courut à la malade.

« Eh bien ? eh bien ? lui dit-il en l'entourant de ses bras.

– Combien je souffre ! répéta madame Marcille. Ne pouvez-vous me soulager ?

– Du courage, mon enfant ! » repartit le docteur.

Elle continuait de se tordre dans les convulsions et de pousser des cris déchirants.

« Mon enfant, ma chère fille ! dit à son tour le vieux prêtre en levant un doigt vers le ciel, souviens-toi de ces deux mots dont un jour tu me demandais l'explication : Robur ab astris. »

La moribonde entendit sans doute ; elle parvint à joindre les mains et à élever les yeux vers le ciel. Ses souffrances parurent un peu se calmer.

« Mon doux Jésus ! fit-elle d'une voix mourante, mais d'un accent de ferveur sublime ; mon doux Jésus, secourez-moi !… Mon doux Jésus, prenez pitié… de votre… humble servante !… mon… mon… mon… »

Elle bégayait ; la paralysie gagnait ses lèvres ; ses yeux cessaient d'errer à l'aventure ; le son de voix n'était plus qu'un râle. Insensiblement les muscles de son visage se détendirent ; sa tête s'enfonça dans l'oreiller ; elle ne remua plus ; il sembla qu'elle s'était endormie en priant.

Au silence qui suivit, on put croire que toutes les poitrines avaient cessé de battre.

En ce moment, la grosse cloche de l'église voisine commença de tinter lugubrement.

Le docteur Jurquenne se pencha sur le lit. Il se redressa presque aussitôt plus pâle qu'un spectre.

« Mes amis, dit-il d'une voix altérée, point d'inutile désespoir. Respectons les décrets du ciel. Notre chère Suzanne n'est plus… »

À cette parole, les sanglots, jusqu'à cette heure contenus dans les poitrines, firent explosion.

Eugène Marcille surtout se fit remarquer par la violence de son désespoir.

« Misérable ! s'écria-t-il d'une voix étouffée par les larmes, j'ai tué ma mère !… Misérable ! »

Et il se frappait la poitrine.

Le commandant Narcisse, non moins cruellement affligé, mais plus maître de lui-même, eut compassion de son neveu et jugea prudent de l'arracher à cette atmosphère funèbre.

À la vieille servante de la maison et à Catherine Bailly échut la triste tâche d'ensevelir madame Marcille. Que d'amères pensées émurent les pauvres femmes ! Comment oublier que les premières elles avaient reçu dans la vie celle qu'elles ensevelissaient, que les premières elles avaient habillé les petits membres de celle qu'elles étaient condamnées à envelopper d'un linceul ?

Madame Marcille eut bien sur ses os la pierre énigmatique qu'elle souhaitait, une simple table en marbre avec cette claire légende : Omnia vanitas.

Quand Clémentine, bientôt de retour, eut, à travers des flots de larmes, raconté aux trois capitaines la scène à laquelle elle venait d'assister, David dit à Dieudonné Hauteclair :

« Pseu ! pseu ! que penses-tu de cela, mon pauvre ami ? En conscience, que sont tes douleurs, à côté de celles qui ont tué cette pauvre femme ? »

Le vieillard ne souffla mot.

« Pseuu ! pseu ! ajouta David, au tour des Granger, maintenant. »


XVIII – OÙ ROLANDO DEVIENT PRESQUE AUSSI FAMEUX QUE SON ANCÊTRE

Quoi qu'elle en eût, madame Granger fut profondément affectée par cet événement. Sa conscience, réveillée par la secousse, ne fut pas sans lui reprocher d'avoir, par ses procédés équivoques et son manque de foi, hâté la fin de son ancienne amie, et, sans être superstitieuse, elle eut dès lors comme une vague appréhension d'avoir quelque chose à expier.

Avec l'événement, d'ailleurs, coïncidaient bien d'autres causes pour nourrir ses alarmes et ses inquiétudes. Les conseils que Pélagie lui avait donnés dans un moment lucide, et qu'elle lui avait renouvelés dans le délire, la jetaient dans d'horribles perplexités. Brûlant d'avoir l'explication de ces phrases étranges : « Je serai leur bouclier… Je sortirais du tombeau pour empêcher ce mariage… La lyre est brisée… J'étais la gloire de ma famille, j'en suis devenue l'opprobre, » elle devait, elle, la plus impatiente des femmes, s'armer de patience, puisque aussi bien la mémoire et les facultés de mademoiselle de Sainte-Luce, dont la santé était rétablie, ne jetaient encore aucune lueur. Tout contribuait en outre à entretenir madame Granger dans cette erreur que de Flohr avait une intrigue et une intrigue assez sérieuse pour le rendre insensible à l'amour de Cornélie comme aux séductions de la fortune. Depuis quelque temps, il avait perdu moitié de son aisance, il ne cessait d'être soucieux, il ne venait plus qu'en tremblant, il tressaillait au moindre bruit, il semblait se plaire, après avoir prétexté de sa blessure pour discontinuer les leçons, il semblait se plaire, aujourd'hui qu'il les avait reprises, à imaginer des excuses pour en diminuer le nombre et la durée, et de tout cela encore madame Granger souffrait horriblement sans oser s'en plaindre. Enfin, la conduite plus que légère de sa fille avec Rolando ne laissait pas que d'ajouter à l'atmosphère funèbre où elle respirait. Femme de mœurs rigides, sans pitié pour les écarts d'autrui, elle n'était pas aveuglée par la tendresse au point de ne pas comprendre qu'une jeune fille quelconque l'eût profondément scandalisée par les folies dont elle n'avait pas le courage de blâmer la sienne.

Cependant, au jour et à l'heure où madame Marcille agonisait et mourait, mademoiselle de Sainte-Luce était visitée par une imagination de beaucoup la plus singulière d'entre toutes celles qui l'avaient troublée jusqu'alors. Sa mémoire, comme cela lui arrivait parfois, s'ouvrit et se fixa sur un coin du passé. Elle eut tout à coup vingt ans de moins, de son esprit disparut jusqu'à l'empreinte vague de ces vingt ans écoulés : elle redevint jeune fille, et, chose plus émouvante, se retrouva aux prises avec les mêmes tendresses et les mêmes affections qui alors faisaient battre son cœur. C'était vers onze heures ou midi. La famille allait quitter la table et monter au salon. Il faut renoncer à peindre la stupeur du mari, celle de la femme et celle de la fille, quand ils virent Pélagie se lever avec une vivacité toute juvénile et l'entendirent s'écrier, de l'accent le plus libre :

« J'y songe, ma sœur, ne serait-il pas convenable d'aller encore une fois embrasser notre mère ? »

Madame Granger tressaillit. Elle supposa avoir mal entendu.

« Que dites-vous, ma chère Pélagie ? demanda-telle avec surprise.

– Il me semble ne l'avoir pas vue depuis bien longtemps, répliqua Pélagie.

– Qui cela ? notre mère, chère sœur ?

– Sans doute. »

Remuée jusqu'au fond de l'âme, madame Granger quitta sa chaise, s'approcha de Pélagie, lui prit affectueusement les mains, et dit d'une voix mal assurée :

« Où s'égarent vos souvenirs, ma bonne Pélagie ? Revenez à vous. Il y a déjà plus de vingt ans que notre mère est morte.

– Quoi ! fit mademoiselle de Sainte-Luce toute saisie, notre pauvre mère est morte ! »

Elle s'affaissa sur une chaise, cacha la tête dans ses mains et pleura amèrement. Ni les raisonnements, ni les soins les plus tendres ne parvinrent à la consoler. La vue des robes de deuil redoubla son affliction. Elle assista aux funérailles de madame Marcille, croyant assister à celles de sa mère, et tout le long du chemin, de l'hôtel de la défunte au cimetière, soutenue d'un côté par sa sœur, de l'autre par sa nièce, elle ne cessa d'avoir un mouchoir à ses yeux et d'étouffer de douloureux sanglots.

De tout ce monde, le moins malheureux, à coup sûr, était aujourd'hui M. Granger, lequel poursuivait son idée fixe et se flattait de la mener à bonne fin. Ne pouvant croire que Clémentine, après avoir si aisément dépouillé mademoiselle de Sainte-Luce, s'en tiendrait là, il était allé, talonné par la crainte de voir le bien de sa belle-sœur passer dans les mains de cette aventurière, il était allé, sans consulter sa femme, occupée ailleurs, confier ses inquiétudes au chef du parquet et lui demander conseil. Ce magistrat lui avait dit :

« Si vous le désirez, les relations de cette jeune fille avec mademoiselle de Sainte-Luce seront dès aujourd'hui l'objet d'une enquête. Il me semble préférable d'attendre. Faites surveiller ladite Clémentine, et, pour peu qu'elle se hasarde à quelque démarche suspecte, prévenez-moi : nous la ferons alors venir dans mon cabinet, où je la questionnerai en votre présence. »

Or, ce conseil qu'il s'était empressé de suivre, le remplissait d'espoir et devait, en effet, lui fournir bientôt l'occasion de demander à cette Clémentine un compte sévère de toutes les alarmes qu'elle lui avait causées.

C'était à la faveur des inquiétudes, des luttes d'intéréts, des passions, dont les membres de cette famille étaient sourdement travaillés, que le chevalier Rolando, car aujourd'hui il prétendait cacher sa grandeur sous ce titre plus humble, méditait l'audacieuse entreprise qui, selon qu'il s'en flattait, lui assurerait la possession d'une femme charmante et celle d'une fortune. Il semblait, au reste, que Cornélie, toute la première, n'eût souci que de le pousser dans cette voie. Elle s'opposait à ce que sa mère, qui ne le pouvait plus voir sans répulsion, ne le congédiât ; elle se faisait un jeu de détourner les orages toujours suspendus sur lui ; elle ne tenait pas seulement à son jouet, elle se flattait encore, dans ses angoisses dévorantes et son ardente jalousie, de savoir de lui où en étaient les relations de Clémentine avec de Flohr, et la vérité sur l'intention qu'on prêtait à celui-ci de faire un voyage en Allemagne.

De plus en plus mal reçu par madame Granger, mais toujours bien accueilli par la fille, ce qui lui suffisait, Rolando venait presque journellement. Il fut une fois trois jours sans paraître, et, d'un air de damnable hypocrisie, dont il fut complètement dupe, comme toujours, Cornélie lui demanda :

« Avez-vous été malade, chevalier ? On ne vous a pas vu depuis un siècle.

– Un peu de fièvre, senorita, un peu de fièvre », répliqua Rolando d'une voix affaiblie.

Disant cela, il inclinait la tête, penchait le corps en avant, laissait pendre ses bras et caressait furtivement la jeune fille d'un regard huileux d'où coulait la mélancolie, comme la résine des incisions du pin.

Cornélie ne parvint que difficilement à ne pas éclater de rire. Voyant d'ailleurs sa mère remuer les lèvres, et craignant quelque sarcasme qui eût tout gâté, elle courut à son piano et pria Rolando de vouloir bien l'aider de ses conseils dans l'expressioin d'une sonate qu'elle avait à étudier.

« À moins, ajouta-t-elle de sa voix la plus caressante, que l'état de votre santé ne s'y oppose. »

Dans son envie de le faire jaser, Cornélie fut presque heureuse en voyant sa mère, qui s'était assise non loin de là, un livre à la main, fermer les yeux et laisser tomber son livre. Mais Rolando, avant elle, songea à profiter de l'occasion. Il lui prit brusquement la main, la pressa tendrement et voulut y déposer un baiser. L'audace, certes, était grande, et Cornélie, par l'air de hauteur dont elle se rejeta en arrière, marqua assez qu'elle n'était pas de son goût. Malheureusement, la crainte d'avoir été trop loin s'empara d'elle aussitôt. Elle mit un doigt sur ses lèvres, et fit parler à tous ses traits un langage dont le sens n'était que trop clair.

« Chut ! sembla-telle dire. Pas d'imprudence ! ma mère pourrait nous voir ! »

Comment Rolando eût-il conservé un doute ? Aucune puissance, à ses yeux, ne pouvait plus empêcher son mariage ; dans son âme profondément perverse, il calculait que la mère, toute fière qu'elle était, ne balancerait pas une seconde à tout sacrifier, ses préjugés, ses antipathies, ses rancunes, à l'urgence de couvrir les fautes de sa fille.

Ces considérations achevèrent de lui donner le vertige. Il troubla la ville par des scandales jusqu'alors sans exemple. Tout ce qui lui passa par la tête ne lui parut pas seulement permis, mais encore digne des applaudissements de la foule. Quelques musiciens de régiment, embauchés par lui, donnèrent une sérénade à mademoiselle Granger. Cette sérénade fit merveille. Enflé par le succès, Rolando conduisit son orchestre de la maison Granger au Cabinet vert. Dans la lie des verres, les soldats puisèrent le souvenir de refrains bachiques dont la pudeur de madame Ziss, alors dans une pièce voisine, se montra alarmée, ce qui décida son époux à sommer les chanteurs de se taire. Rolando trouva la prétention non moins ridicule qu'impertinente. Les deux fanfarons se prirent de querelle. Des gros mots on en vint aux menaces. M. Ziss se saisit d'un tabouret et l'aventurier d'une bouteille. Quelques habitués prirent fait et cause pour le cabaretier, et les soldats dégainèrent en l'honneur de leur amphitryon. La mêlée devint générale. Au milieu des vociférations et des jurements que poussaient les combattants, ivres pour la plupart. retentissaient les cris à l'assassin ! à l'assassin ! jetés par madame Ziss. Des voisins coururent chercher la garde. L'affaire, où le sang n'avait heureusement pas coulé, eut pourtant un retentissement énorme. Faisant bon marché d'un œil tout noir et d'autres contusions, M. Ziss ne pouvait se résoudre à oublier les épithètes de pirate, de négrier, d'écumeur de mer que l'aventurier lui avait lancées à la tête ; il consultait des avocats et menaçait de porter plainte.

Or, la sotte issue de cette rixe, dont les détails, en passant de bouche en bouche, prenaient les proportions d'un massacre, ne rendit pas le chevalier plus sage. Quatre ou cinq jours après tout au plus, sa passion d'étonner l'induisit à un divertissement tout à fait insolite. Il harnacha les deux chevaux du baron, en loua un troisième, les attela tous trois au tilbury, tête à queue, comme des poulains qu'on mène à la foire, et, vêtu d'un habit bleu à boutons d'or, d'un gilet blanc, d'un pantalon jonquille, avec une cravate rouge au cou et son béret sur sa tête, il se promena ainsi triomphalement à travers les rues les plus fréquentées de la ville.

L'on peut dire sans emphase qu'il n'avança qu'entre deux murailles de stupéfaction. De mémoire d'homme, spectacle pareil n'avait été vu. Le cortège du boeuf gras n'eût pas attiré une plus grosse nuée de polissons. Ils piaillaient, se bousculaient et, au risque de se faire écraser, se ruaient sur les sous que Rolando leur jetait de distance en distance. Celui-ci s'applaudissait de son inspiration et se pavanait avec une grâce ineffable. Il était parvenu sans encombre, au milieu de l'émotion générale, jusqu'à la plus belle rue, quand l'un de ses chevaux, celui qu'il avait loué, des trois le plus grand et le plus robuste, celui qui occupait les brancards, s'arrêta court. C'était une bête rétive, têtue, peureuse. Les coups de fouet dont l'accabla Rolando achevèrent de l'ahurir. Au lieu d'avancer, elle recula. Elle recula d'abord parallèlement aux façades de la rue, bientôt obliquement par rapport à ces mêmes façades, enfin perpendiculairement. Vingt voix s'élevèrent en même temps pour prévenir un malheur. On lui criait :

« Rendez la main ! rendez la main ! »

Il n'entendait pas. Son visage jaune verdissait d'épouvante. Le cheval reculait toujours. Il recula si bien, que le coffre de la voiture atteignit le magasin d'une marchande de modes, enfonça la devanture, fit voler les vitres en mille pièces, et cela avec un effroyable vacarme, accru des cris déchirants d'une douzaine de demoiselles terrifiées et des clameurs d'indignation d'une foule considérable.

De Flohr avait sans cesse à présent des scènes pénibles avec Rolando ; vingt fois déjà il lui avait signifié d'être plus réservé ou de partir. Cette fois, il perdit toute patience.

« Je suppose, lui dit-il, que vous comprendrez vous-même l'impossibilité de rester plus longtemps chez moi !

– D'accord, repartit Rolando avec impudence. Mais on accorde huit jours à un domestique ; à un ami, vous pouvez bien en accorder quinze.

– Soit, dit de Flobr. Mais songez-y ! prenez bien vos mesures ! car, ces quinze jours révolus, si vous n'êtes pas parti, ce sera moi qui m'en irai. »

Rolando n'hésita plus. Cette sommation jointe à certains bruits confiés à M. Granger par l'agent Pingouin, dans le courant d'une conversation que le chevalier allait surprendre bien sans le vouloir, conspirèrent à lui démontrer l'urgence d'agir.


XIX – PINGOUIN

Il lui importait d'explorer le premier étage chez les Granger, et notamment d'y déterminer la longitude et la latitude de certaine chambre avec la plus parfaite précision. Les habitudes de la famille lui étaient connues. Un matin, alors qu'il savait les domestiques à la cuisine et les maîtres dans la salle à manger, au rez-de-chaussée, il se glissa dans la maison, pénétra sous le vestibule et monta au premier, à l'insu des uns et des autres.

Devant lui étaient les portes du salon, à droite et à gauche des couloirs assez larges, mais mal éclairés, sur lesquels ouvraient de nombreuses pièces. Rolando s'engagea à pas de loup dans le couloir de droite, où, comme maintes observations l'en avaient assuré, la tante et la nièce avaient leurs chambres. Une porte l'arrêta bientôt. Il en eut à peine tourné le bouton et vu l'intérieur qu'il se retira pour gagner la porte plus loin. Cette seconde chambre était tout l'opposé de la première, c'est-à-dire aussi soigneusement rangée que l'autre l'était mal, aussi coquettement parée et aussi gaie que l'autre l'était peu. D'ailleurs, un parfum de bois de cèdre eût achevé de fixer Rolando s'il eût eu encore quelque doute. Il n'en avait pas : cette chambre était bien, dans sa conviction, la chambre de mademoiselle Granger, et c'était présentement tout ce qu'il tenait à savoir. Il ne lui restait plus qu'à se retirer aussi discrètement qu'il était venu.

Mais, au moment de descendre l'escalier, il avisa que quelqu'un le montait. Ce quelqu'un montait aussi pesamment que lentement et accompagnait l'escalade de chaque marche d'une pause et d'un soupir. Rolando, qui sur-le-champ reconnut M. Granger, eut la faiblesse, au lieu de payer d'audace, de vouloir se cacher. Il se dirigea précipitamment vers le couloir à l'opposé de celui dont il sortait. Ce couloir, malheureusement, n'était pas du tout une retraite sûre ; une porte entrebâillée y laissait pénétrer quelques rayons de jour. Sentant plus impérieusement que jamais la nécessité de ne pas se laisser surprendre, Rolando ne trouva rien de mieux que de se glisser dans la chambre entr'ouverte. Il jouait réellement de malheur : il était entré dans le cabinet de M. Granger, et M. Granger, précisément ce jour-là y avait affaire. Le chevalier se crut perdu. Jetant de côté et d'autre des regards effarés, il remarqua un vaste bureau à casier comparable à un comptoir d'apothicaire, dont l'ampleur masquait une fenêtre en partie. Entre le fond de ce bureau et la fenêtre, on avait laissé un vide de la largeur d'un homme tout au plus. Les pas approchaient ; pas un instant n'était à perdre ; au risque de se fouler et de s'écorcher, il se blottit dans cet espace étroit.

M. Granger entra. Peut-être, du moins, ne devait-il que passer dans cette pièce. Certains détails annoncèrent qu'il n'en serait point ainsi. Soupirant d'une façon lamentable, M. Granger marcha vers le bureau et s'installa dans le fauteuil de cuir, comme un homme condamné à y faire une assez longue pause. Un frisson glacial parcourut Rolando des pieds à la tête. Il n'était pas seulement à la gêne, et cela dans un lieu où sa présence, s'il y était surpris, prêterait aux doutes les plus injurieux, il ignorait encore combien de temps durerait son supplice. Une respiration de plus en plus sonore caressa soudainement son oreille et diminua des trois quarts le fardeau qui pesait sur ses épaules. M. Granger s'endormait. Le chevalier se crut sauvé. Ce n'était qu'un leurre. Au même instant, quelqu'un heurta à la porte. M. Granger se réveilla en sursaut.

« Entrez ! » cria-t-il.

La porte roula sur ses gonds, le parquet gémit sous le pas d'un homme assez grossièrement chaussé, et Rolando, qui déjà était sur ses genoux et se voyait en imagination hors la chambre, retomba dans son coin sous le poids d'une terreur indicible.

« Ah ! c'est vous ! fit M. Granger en affectant de remuer des paperasses. Je commençais à désespérer de vous voir aujourd'hui.

– C'est me connaître mal, monsieur, repartit une voix dont le timbre nasillard fit tressaillir Rolando. Pingouin, monsieur, loge à l'enseigne de l'exactitude. »

Que pouvaient avoir de commun cet homme et M. Granger ? Fort empêché de le savoir, Rolando ne respira qu'autant qu'il le fallait pour ne pas étouffer, et fut tout oreilles.

« Y a-t-il du nouveau ? reprit M. Granger.

– Du nouveau, monsieur, répliqua Pingouin avec fatuité, les poches de votre serviteur en sont toujours pleines. Ça dépend. Il y a nouveau et nouveau, par exemple, du nouveau qui vous concerne et du nouveau qui ne vous concerne pas. »

M. Granger fit un geste d'impatience.

« Ne vous impatientez pas, monsieur, ajouta Pingouin tranquillement. Aujourd'hui, il y en a à votre adresse, et du bon, et du chenu, j'ose dire.

– Parlez, dépêchez-vous.

– Se dépêcher, dit Pingouin toujours de même, se dépêcher. Voyez-vous, monsieur, il en est des hommes comme de la poudre, dont il y a d'une et d'autre : de la sèche et de l'humide.

– Encore une fois, maître Pingouin !

– On y va, monsieur, on y va. Il ne faut pas non plus m'en vouloir si je ne suis pas comme vous un salpêtre. Qu'est-ce que je disais ? Ah ! oui, j'y sommes, comme disent les gens de la campagne. Et d'abord, mademoiselle Clémentine, depuis quelque temps, presque chaque jour, a le soir, sous les grands arbres du mail, des rendez-vous mystérieux avec un certain Georges Hauteclair, quelque mauvais garnement, car son père, un brave homme, ne veut seulement pas le recevoir. Quant à ce qu'ils mijotent ensemble, patience, c'est ce que je me charge de vous faire bientôt connaître. »

M. Granger parut désappointé.

« Est-ce tout ? demanda-t-il.

– Monsieur, répondit Pingouin, si j'étais comme il y en a beaucoup, vous aimez tant les nouvelles que j'en fabriquerais pour vous faire plaisir. Dieu merci, ça nest pas à craindre avec moi, et je m'en vante. D'ailleurs, je manquerai aux nouvelles avant que les nouvelles me manquent. Non, monsieur, ça n'est pas tout. J'ai dit : Et d'abord. Deuxièmement, hier, dimanche, mademoiselle Clémentine est allée à la messe, où naturellement je l'ai suivie. Cachée sous son voile, elle s'est placée dans la nef, non loin de mademoiselle votre belle-sœur.

– Ah ! fit M. Granger.

– Ne vous flattez pas, monsieur, continua Pingouin, vous n'y êtes pas encore. Ses intentions n'étaient que trop claires. Elle aurait bien voulu éveiller l'attention de mademoiselle Pélagie. À tout dire, la présence de votre demoiselle la gênait beaucoup. Outre cela, mademoiselle de Sainte-Luce n'a pas levé une seule fois le nez de dessus son prie-Dieu. Bref, comme elle était venue, mademoiselle Clémentine s'en est retournée. Mais ce n'était que partie remise.

– Que voulez-vous dire ? »

Avec une familiarité toujours plus insolente, Pingouin répondit :

« Ce que je veux dire, monsieur ? C'est ce que je vais vous expliquer. Aujourd'hui, à la messe de neuf heures, mademoiselle Clémentine, après avoir observé que mademoiselle de Sainte-Luce était bien seule, est allée s'asseoir à côté d'elle. Un petit bonjour d'intelligence, c'est tout ce qu'elles se dirent, j'en suis sûr ; et je craignais déjà de ne pas être plus avancé aujourd'hui qu'hier quand mademoiselle Clémentine s'est emparée du livre de sa voisine, y a glissé quelque chose et l'a remis sur le prie-Dieu. J'ai été d'abord bien empêché. Comment faire pour savoir ?… Il y a heureusement un bon Dieu pour le petit Pingouin. Jugez-en : mademoiselle de Sainte-Luce est partie en oubliant d'emporter son livre. J'aurais voulu avoir l'honneur de votre présence, monsieur. Quoi que vous disiez de ma lenteur, monsieur, vous auriez, je vous l'assure, changé d'opinion en voyant mon agilité à escamoter le livre et à courir chez le marchand de vins où Drapier m'attendait.

– Et vous avez le papier ! » s'écria M. Grangor, haletant.

Pingouin laissa pendre ses bras.

« Prendre le papier, monsieur, dit-il. À quoi pensez-vous ? La belle avance ! Et puis après ? Bien au contraire, je l'ai vite remis entre les feuillets du livre et me suis empressé d'aller reporter le livre où je l'avais trouvé.

– Comment ! comment !

– Il était temps. Je n'avais pas fini que mademoiselle de Sainte-Luce, émue, inquiète, rentrait dans l'église et courait à sa chaise y reprendre son livre. »

M. Granger se fâcha.

« Vous êtes un habile homme ! dit-il : vantez vous-en. Laisser échapper ce papier !

– Sans doute, monsieur, repartit Pingouin en haussant les épaules, sans doute ; mais après avoir commandé à Drapier d'en prendre vivement une copie.

– Ah ! fit M. Granger au milieu d'un bruyant soupir. Et cette copie ! et cette copie ! » reprit-il vivement.

Pingoin tira lentement un papier de sa poche et le déplia tout en disant :

« Lisez-moi cela, monsieur, et avouez franchement que vous me devez un beau cierge. »

M. Granger fut arrêté dès les premiers mots.

« Quelle écriture ; dit-il ; quelle orthographe ! que de pâtés d'encre ! quel barbouillage ! C'est illisible.

– Illisible, monsieur, dit Pingouin scandalisé, illisible. Voilà qui est fort de café. Un ancien professeur d'écritures ! Donnez, monsieur, donnez : moi, je vous lirai ça aussi couramment que de l'imprimé. »

Et en effet il lut :

« Chère, très chère demoiselle, l'heure par moi tant désirée approche, et j'en suis si heureuse que je ne me rappelle plus déjà tout ce que j'ai souffert. L'excellente femme qui m'est toute dévouée, et peut vous voir sans éveiller de défiance, m'apprend que vous êtes enfin dans la crise des larmes et que vont commencer vos visites auprès des malades et des pauvres. Vous pourrez donc aisément vous rendre à mes prières. C'est pour le 3 septembre prochain. À cette date, trouvez-vous, vers deux heures du soir, chez Me Berthebois, notaire, rue Pothier, n° 5, non loin du tribunal. Il me faut absolument votre signature. Prenez bien garde qu'aucun obstacle ne s'oppose à ce que vous veniez à ce rendez-vous. Il me semble même que vous feriez bien de sortir un peu avant deux heures et de ne venir chez Me Berthebois qu'après avoir visité quelques malades. Croyez à la tendresse, à l'amour, à la tendresse passionnée, à l'amour inaltérable de votre CLÉMENTINE. »

M. Granger ne cachait pas sa joie ; il nageait, dans l'ivresse : il se frottait les mains ; il répétait :

« Enfin, enfin, ça n'est pas malheureux, je tiens l'effrontée ; nous allons voir. »

Aucun de ces détails n'était perdu pour Pingouin, lequel, se rengorgeant, jugea l'heure bien choisie pour présenter sa note.

« Vous conviendrez avec moi, monsieur, dit-il tandis qu'il dépliait un nouveau papier, que voilà un beau travail, et que je n'ai pas volé mon salaire. »

Ce fut un réveil désagréable pour M. Granger. Il redevint sérieux. Le mémoire fut de sa part l'objet d'une minutieuse attention, et lui causa bientôt une mauvaise humeur marquée.

« Il me semble, maître Pingouin, dit-il, qu'il y a bien du vin répandu sur cette note !

– Ah ! voilà où je vous attendais ! répliqua Pingouin avec impudence. Vous trouvez, vous, monsieur, qu'il y en a beaucoup ; eh bien ! moi, monsieur, je trouve qu'il y en a bien peu. Un autre à ma place en aurait mis bien davantage. Drapier, par exemple, en voilà un qui a une avaloire ! Moi, monsieur, je suis honnête ; j'économise vos deniers comme les miens propres. Prenez garde, monsieur, que le marchand de vin est un compère qu'il est toujours bon de mettre dans ses intérêts. Croyez moi, monsieur, ne vous plaignez pas : c'est comme qui dirait gratis pro Deo. Il ne s'agit pas d'être regardant. Qu'est-ce qu'une bouteille de plus ou de moins ? Ne faut-il pas que tout le monde vive ? »

M. Granger tira sa bourse, y puisa une à une des pièces de monnaie et les aligna sur son bureau. Pendant ce temps-là Pingouin n'eut garde de tenir sa langue.

« Notez, monsieur, disait-il, que vous avez affaire à forte partie et que je suis peut-être le seul homme capable de tenir tête à ces gens-là. Pingouin, monsieur, est comme le solitaire : il voit tout, il entend tout, il sait tout. Les murailles, monsieur, ne sont pas même un brouillard pour Pingouin. Aussi que j'en connais, de ces histoires, et sur tout le monde ! C'est-à-dire, monsieur, vous ne voudrez jamais me croire, que je n'aurais qu'à lever le doigt pour envoyer à Cayenne un tas de gens qui me méprisent ; que si je voulais, le sang, monsieur, coulerait dans les rues comme de l'eau, qu'avant quatre jours, si c'était mon bon plaisir, le feu serait aux quatre coins de la ville. Pas si bête ! Et mon pot au feu, donc ! Car enfin, on a une famille monsieur et, soit dit en passant, j'ai un gamin qui promet de travailler un jour proprement. Il n'a pas encore cinq ans, eh bien, monsieur, ce que c'est que les bons principes, le petit gueux vendrait déjà sa mère pour un morceau de sucre… D'ailleurs, si je rends de grands services, si je ne fais guère que des ingrats, si le monde en général ne vaut pas cher, il faut aussi convenir qu'il y a des braves gens ; vous, monsieur, par exemple… »

M. Granger, qui ne semblait pas même écouter ces vantardises, fit signe à Pingouin de ramasser son argent.

« C'est juste, monsieur, c'est juste, dit Pingouin en vérifiant son compte : vous payez pour entendre parler de votre belle-sœur et de mademoiselle Clémentine, et non pas pour savoir ce qui se passe en ville, ni ce qu'on dit de vous.

– Hein ! que dites-vous ? fit M. Granger en sautant sur son fauteuil. On parle de nous en ville ! »

Pingouin parut prendre plaisir aux angoisses de M. Granger et songer à l'exploitation de cette nouvelle mine.

« Est-ce que par hasard, monsieur, dit-il avec le plus grand calme, vos oreilles cessent quelque fois de tinter ? Ce n'est pas de temps en temps qu'on parle de vous : c'est tous les jours, c'est à toute heure ; et si je pouvais compter sur votre reconnaissance, monsieur, comme chacun vit de son métier, je vous rapporterais bien des choses qui certainement ne vous feraient guère plaisir. »

Invité à tout dire, Pingouin jugea à propos de se faire tirer l'oreille. M. Granger, dont ces délais attisaient la fièvre, tira de sa bourse une nouvelle pièce de monnaie.

« Non, monsieur, dit Pingouin qui acceptait de la main ce qu'il refusait de la voix, je n'ai que faire de cela. L'intérêt n'a jamais été mon fort, autrement à l'heure qu'il est, je serais propriétaire. Vous le voulez, soit, j'accepte pour ne pas vous désobliger. Je ne vous en aurai pas moins prévenu qu'on jase furieusement sur vous, sur votre dame, sur votre fille et sur les gens que vous recevez dans votre maison. On ne comprend pas, monsieur, comment vous avez pu vous coiffer d'un monsieur de Flohr et d'un monsieur Rolando. Ce dernier surtout, sauf votre respect, monsieur, ne vaut pas les quatre fers d'un chien. Il n'est pas plus duc, voyez-vous, que moi je suis marquis, et ne cesse d'inquiéter les honnêtes gens par ses extravagances. L'autre jour, c'était une tuerie au Cabinet vert ; M. Rolando avait débauché une vingtaine de soldats pour massacrer des bourgeois. Plus récemment, il n'a pas craint d'entrer en voiture, avec trois chevaux, dans le magasin d'une marchande de modes. Si on les laisse faire, monsieur, on ne sait où ils s'arrêteront. Aussi est-il sérieusement question de les inviter à prende de la poudre d'escampette.

– Rolando, à la bonne heure, fit observer M. Granger. Mais M. de Flohr, que peut-on lui reprocher ? Il se conduit, ce me semble, fort décemment.

– Jamais, monsieur, repartit Pingouin, vous n'en direz tout le bien qu'en pensent ceux qui en disent le plus de mal. C'est ce qui le perd. M. de Flohr ne se contente pas d'être la coqueluche de nos dames, M. de Flohr jette l'argent par les fenêtres et prétend que chacun suive son exemple. Il donne sans compter, et, quand les prodigalités ont vidé sa bourse, il puise sans se gêner dans celle des autres. Tantôt c'est une souscription et tantôt une loterie. Cet homme, monsieur, ne se plaît qu'à rendre service ; je ne peux pas nommer tous les gens qu'il a sauvés de la ruine ; on dirait que c'est son état. Notez que le bien qu'il fait à ciel découvert n'est rien à côté de celui qu'il fait en cachette. Il n'y a pas plus de quinze jours, la veuve Guénot s'est trouvée sur le pavé avec quatre enfants sur les bras : M. de Flohr, sans rien dire, a pris la veuve à son service et l'a débarrassée avantageusement de ses quatre moutards. »

M. Granger, qui connaissait une partie de ces détails, n'en comprenait que plus difficilement l'orage qui menaçait la tête du baron.

« C'est pourtant, monsieur, comme j'ai l'honneur de vous le dire, ajouta Pingouin, M. de Flohr est vu d'un très mauvais oeil. Il affiche un luxe qu'on qualifie d'imbécile et offusque certaines personnes qui ont juré de s'en défaire. En attendant, pour préparer l'opinion aux mesures les plus rigoureuses contre lui, on le noircit, à défaut de mieux, des sottises de M. Rolando. Ils sont camarades, ils logent ensemble, on ne les sépare jamais l'un de l'autre. Le duc, supposons, est cause d'un malheur ou d'un scandale, ce qui lui arrive presque chaque jour, on ne dit pas : « C'est encore cet extravagant de Rolando ! » On dit : « Ce sont encore ces maudits aventuriers. Est-ce qu'on ne nous en débarrassera pas bientôt ? » Quand on ne dit pas tout bonnement : « C'est encore la faute de ce monsieur de Flohr ! » Le succès de cette tactique n'est pas douteux. M. de Flohr serait solide comme un pont qu'il finirait par crouler sous ces perpétuels affouillements de la calomnie. Enfin, monsieur, le bruit se confirme que vous n'êtes pas éloigné de lui donner votre fille, et cela met le comble à l'exaspération. On dit que M. de Flohr vous a fait boire quelque drogue, que vous n'avez plus la tête à vous. Nous en verrions de belles ici, si M. de Flohr trouvait une fois le sac. Quels équipages ! quel luxe ! quelles fêtes ! Puis la ville ne serait bientôt plus qu'un vaste bureau de bienfaisance. C'est ce qui ne nous convient pas. En ce moment nous délibérons, et demain vous apprendriez que MM. de Flohr et Rolando ont reçu l'ordre d'évacuer la ville que je n'en serais nullement surpris. »

Pingouin jugea sans doute qu'il en avait assez dit pour l'argent qu'il avait reçu. Un peu plus tard, sous le prétexte de retourner à son poste, il s'en alla, et M. Granger, de soupir en soupir, se rendormit.

Au bruit des ronflements du bonhomme, Rolando s'arracha du défilé où il souffrait le martyre, gagna la porte sur la pointe du pied et, sans encombre, s'échappa de la maison.


XX – ATTENTAT

De tout ce qu'il venait d'entendre, Rolando conclut simplement que des envieux conspiraient sa ruine et qu'il devait à sa gloire de les prévenir et de déjouer leurs cabales. Le jour et l'heure de l'entreprise au moyen de laquelle il se flattait de précipiter son mariage furent arrêtés sur-lechamp dans son esprit.

Dès le surlendemain, une action d'un caractère ignoble répandit le deuil du haut en bas de la maison Granger. Maîtres et domestiques, depuis nombre d'années, y voyaient du même œil bienveillant un mâtin qu'animaient au plus haut degré tous les instincts du chien de garde. D'une taille gigantesque, il avait une tête puissante, coiffé de magnifiques oreilles, un museau carré, armé de crocs redoutables, des pattes énormes. Son regard bénin et les abajoues qui pendaient de chaque côté de sa mâchoire lui donnaient au total un air bon enfant. Il était à poils ras, d'un noir d'ébène et lustré comme un chapeau de soie tout neuf. Émerveillé à la vue de ce superbe animal, de Flohr s'était servi de son influence sur les Granger pour lui enlever son nom de Turc et lui imposer celui de Schwartz. On l'enchaînait le matin à sa niche, près de la grille qui, au fond, séparait la cour du jardin. Il était, pendant le jour, affable à tous, d'une douceur et d'une patience inaltérables, et particulièrement caressant avec Cornélie. Mais, le soir, alors que, les portes étant closes, on le déchaînait, le mouton devenait bête féroce. Il commençait impétueusement sa ronde, rôdait dans tous les coins, flairait tout bruyamment, grondait au moindre bruit, rappelait enfin un lion en quête d'une proie. Les domestiques, dans ces moments, ne l'eussent pas approché sans crainte et surtout sans le flatter de quelques paroles amicales. Il est du moins certain qu'il se fût jeté sur tout rôdeur nocturne étranger à la maison, et qu'il l'eût déchiré à belles dents.

Schwartz, un matin, fut trouvé mort à trois pas de sa niche : un misérable lui avait jeté une écuelle empoisonnée. Cette mort causa une sensation profondément pénible dans la maison et même dans tout le quartier. Cornélie versa quelques larmes de regret à la vue du cadavre de son doux et fidèle Schwartz. Un pareil méfait, du reste, ne pouvant en apparence profiter à personne, on ne sut que former de vaines conjectures.

Le jour fatal arriva. Rolando était froidement résolu et sans inquiétudes. Il est juste de dire que les aliments n'avaient pas manqué à l'espèce de taie qui fermait son intelligence, et que sa folie nétait pas sans fondement sérieux. La veille encore, mademoiselle Granger, qui depuis une semaine n'avait pas vu le baron, et que torturait l'envie d'en parler, s'étant rencontrée dans l'antichambre du premier avec Rolando, lequel arrivait, elle lui avait dit précipitamment à mi-voix :

« J'ai bien des choses à vous dire, monsieur Rolando. Cherchez donc l'occasion de me parler sans témoin. »

Quel n'avait pas été le ravissement de Rolando ! Sa victime elle-même le provoquait positivement à un rendez-vous !

Ce soir-là, madame Granger, ayant surpris pendant le dîner des larmes dans les yeux de Pélagie, la prit à l'écart au sortir de table et tenta de la confesser.

« Qu'avez-vous, ma chère sœur ? lui demanda t-elle tendrement. Vous avez encore pleuré.

– Moi, madame, répondit Pélagie, je n'ai rien.

– Rien ! Doutez-vous de ma tendresse ? Avez vous peur de moi ? Je comprends votre réserve avec mon mari ; mais avec moi, qui donnerais ma vie pour vous, c'est presque injurieux. Voyons, ma chère Pélagie, parlez, expliquez-vous, tirez-moi d'inquiétude. Voyons, à la campagne, d'où vient que vous vous êtes égarée si loin de la maison ?

– J'étais sortie pour prendre l''air. Un homme m'a accostée, puis menacée, puis poursuivie ; j'ai eu peur, je me suis sauvée, et je ne me suis arrêtée que quand il m'a été impossible d'aller plus loin.

– Et ces paroles étranges qui vous sont échappées dans le délire ?

– J'ai parlé ! Qu'ai-je dit ?

– Je sortirais du tombeau pour empêcher ce mariage. »

Mademoiselle de Sainte-Luce tressaillit.

« Et cet homme, fit-elle d'un air hagard, a-t-il quitté la ville ?

– De quel homme parlez-vous avec ce mépris, ma sœur ? demanda madame Granger. Serait-ce de M. le baron de Flohr ? Pourquoi partirait-il ? Qui vous a dit qu'il dût partir ?

– Je ne sais ; j'ai oui dire… repartit mademoiselle de Sainte-Luce embarrassée.

– Et cela encore : La lyre est brisée. J'étais la gloire de ma famille, j'en suis devenue la honte. Et ce portrait voilé ! »

Pélagie fondit en larmes.

« Ah ! madame, fit-elle avec désespoir, ne m'interrogez plus. Grâce ! Votre pauvre sœur est bien malheureuse !… Prions Dieu, madame, qu'il ait enfin pitié de nous !… »

Émue, effrayée, madame Granger insista, mais inutilement.

« Au surplus, madame, reprit Pélagie en essuyant ses larmes, notre parent, M. de Villaret, viendra peut-être.

– M. de Villeret ! Comment le savez-vous ?

– Je lui ai écrit, madame. Sa présence m'est absolument nécessaire. À moins qu'il ne soit malade, il viendra et, s'il juge à propos de vous livrer le secret de mon triste abaissement, je ne m'y opposerai point… Vous songerez, n'est-ce pas, madame, à tout hasard, à lui faire préparer un appartement ? »

Sur cela, mademoiselle de Sainte-Luce se leva et sortit, et madame Granger, bourrelée des plus atroces inquiétudes, aux prises avec cette horreur que causent les ténèbres en mal d'une catastrophe, alla rejoindre son mari et sa fille au salon.

A huit heures, le chevalier vint. Il était en toilette de bal et chaussé comme un maître de danse. M. Granger secoua son assoupissement ; Cornélie ferma son livre et leva la tête avec espoir ; la mère seule n'y fit nulle attention. Du reste, la conversation fut fort languissante. Un seul détail trancha sur la monotonie presque sinistre de cette soirée.

Madame Granger quitta son fauteuil et s'absenta un instant pour donner des ordres. À peine fut-elle hors du salon que Rolando, levant les yeux, s'aperçut que M. Granger s'était rendormi. Il se pencha tout à coup vers la jeune fille et lui dit à l'oreille :

« Vous serez obéie. Toutes mes mesures sont prises. Gardez-vous, mon bel ange, d'avoir peur ! »

Cornélie tressaillit et attacha sur l'aventurier des yeux étincelants de stupéfaction. Elle ouvrait la bouche pour lui demander ce qu'il voulait dire. Sa mère rentra presque aussitôt. On servit le thé. Dix heures enfin sonnèrent à la pendule. Rolando se leva. Il adressa au père et à la mère un salut plein de grâce, à Cornélie un regard d'intelligence chargé de langueur, et sortit.

Une lampe épuisée n'éclairait plus l'escalier qu'imparfaitement. Rolando descendit avec la légèreté d'un chat. Des éclats de rire partant de la cuisine indiquaient que les domestiques y étaient réunis. Aucun témoin ne le gêna dans ses mouvements. À gauche, du côté de la cour, un châssis vitré bornait le vestibule. La porte en face, également vitrée, ouvrait sous la voûte de la porte cochère. Par crainte de trouver close plus tard la porte du vestibule, Rolando en déroba la clef. De là, au lieu de se diriger vers la rue, il prit à gauche, traversa la cour, gagna le jardin et y attendit patiemment le moment de l'action.

Au bruit d'une sonnette, la séance que tenaient les domestiques à la cuisine fut soudainement suspendue. Chacun d'eux se rendit où l'appelait son service. Rolando, de son observatoire, ne perdit aucun détail. Plusieurs des fenêtres du premier qui voyaient sur la cour furent successivement éclairées. Un peu plus tard, le cocher, armé d'une lanterne, fit sa ronde dans les écuries. Pendant près d'une demi-heure, le chevalier vit passer et repasser des silhouettes sur le châssis vitré qui séparait le vestibule de la cour. Il ne resta bientôt plus au rez-de-chaussée qu'un vieux domestique, un nommé Étienne, qui avait toute la confiance de ses maîtres et une sorte d'autorité sur ses camarades. Étienne alla à pas comptés fermer la porte de la rue ; il rôda ensuite quelques instants dans la cour, puis regagna le vestibule. Ce ne fut pas sans une certaine anxiété que Rolando observa la pantomine du vieillard. Celui-ci s'entêta près de vingt minutes à chercher la clef qui avait disparu de la serrure. Jugeant enfin, sans doute, que ce détail ne méritait pas de l'arrêter plus longtemps, il ferma la porte au loquet et monta à sa chambre, au troisième. À onze heures et demie, toutes les lumières étaient éteintes ; un silence de mort régnait du haut en bas de la maison.

Rolando patienta encore. À minuit seulement il se décida à sortir de sa cachette. La nuit était fort sombre. Il traversa la cour au jugé, gagna le vestibule, qu'il ouvrit avec précaution, et monta l'escalier. Un sylphe n'eût pas fait moins de bruit. Au milieu de l'obscurité, son étude préalable des lieux équivalait aux rayons dune lanterne. Quelques instants plus tard, sa main touchait au bouton de la seconde porte qui, au premier, ouvrait sur le couloir de droite.

Le bouton tourné, la porte ouverte, Rolando se glissa dans la chambre. Il y faisait noir comme dans un four. Cornélie dormait. À un craquement du parquet, elle se réveilla en sursaut.

« Qui est là ? » fit-elle d'une voix étranglée.

Le chevalier hésita à répondre. Il fit un pas en avant.

« Qui est là ? répéta la jeune fille avec plus d'énergie.

– C'est moi, repartit Rolando.

– Qui, vous ?

– Eh ! Rolando…. »

Cornélie jeta un cri terrible et se précipita hors de son lit.

« Maman ! papa ! ajouta-t-elle de toutes ses forces ; au voleur ! »

Étendant les bras, Rolando réussit à mettre les mains sur la jeune fille.

« Êtes-vous folle ? lui dit-il. Je suis Rolando. »

À ce contact, Cornélie redoubla ses cris.

« Au feu ! au feu ! au voleur ! à l'assassin ! »

Épouvanté, Rolando lâcha prise.

Cornélie sortit de sa chambre et marcha à tâtons vers celle de sa mère, ne cessant de crier :

« Au voleur ! au voleur ! au voleur ! »

En un clin d'œil, ces cris d'alarme arrachèrent la maison au sommeil. Des portes furent ouvertes ; plusieurs voix répondirent aux cris poussés par Cornélie ; des pas retentirent à l'étage où logeaient les domestiques. Il n'y avait plus à s'amuser. Rolando gagna le couloir, descendit l'escalier quatre à quatre, courut à la porte cochère, l'ouvrit à moitié, se faufila dans la rue et se sauva à toutes jambes.

Des clameurs insensées le talonnaient et précipitaient sa course : c'étaient les voix réunies des femmes de chambre et d'une aide de cuisine qui, croyant la maison envahie par une bande de voleurs, avaient barricadé leurs portes et s'étaient mis à la fenêtre, d'où ils semaient la terreur dans le voisinage par les cris : « Au feu ! au voleur ! à l'assassin ! à la garde ! » Un coup de pistolet tiré dans la rue par un domestique acheva de mettre le quartier sens dessus dessous. Des gens en bonnet de nuit et une lumière à la main mirent le nez à la fenêtre. Il ne manqua pas de voisins assez braves pour descendre dans la rue. Insensiblement, une véritable foule encombra les abords de la maison Granger. La garde survint, puis le commissaire. On fouilla la maison des caves au grenier. Il ne fut rien découvert ; mais les affirmations de Cornélie, jointes à la circonstance de la porte cochère entrebâillée, ne laissèrent du moins aucun doute sur la réalité d'un attentat quelconque.

Cependant, bien que rentré depuis plus d'une heure, le baron n'était pas encore couché. Il songeait, et Rolando était précisément le sujet de ses amères et douloureuses réflexions au moment où l'aventurier montait l'escalier, ouvrait bruyamment la porte et se précipitait avec fracas dans le salon. Tiré de ses rêveries par ce vacarme, de Flohr se leva, prit son bougeoir et entr'ouvrit la porte de sa chambre.

Mettant la main devant sa bougie pour mieux voir, il aperçut Rolando qui s'était jeté sur le divan et soufflait comme un taureau harcelé par des picadors.

« Eh bien ! lui dit-il froidement, qu'est-il encore arrivé ? Qu'avez-vous imaginé de nouveau pour soulever la ville contre moi ? »

Rolando, qui n'avait pas seulement conscience de ce qu'il venait de faire, se mit sur son séant et repartit d'une voix haletante :

« Il y a que je suis furieux ! Les femmes sont une race ténébreuse, absurde, haïssable. Je renonce décidément à les comprendre.

– Ah ! reprit le baron soudainement ému, les femmes sont mêlées à votre nouvelle aventure ?

– Cornélie m'avait donné rendez-vous.

– Quoi !

– J'y suis allé, comme de juste. »

De Flohr ouvrit de grands yeux ; une impression poignante lui serra le cœur.

« Au dernier moment, ajouta Rolando avec humeur, la petite sotte, il faut croire, a manqué de courage.

– Comment ! articula le baron près de suffoquer.

– J'étais parvenu à me glisser dans sa chambre, continua le chevalier plus calme. Il n'y avait rien à craindre, toute la maison dormait. La niaise, au lieu de profiter d'une si belle occasion, s'est mise à sauter comme une grenouille et à crier de toutes ses forces : au voleur ! »

À mesure que la poitrine de Rolando battait plus régulièrement, de Flohr sentait la fureur envahir son âme. La sueur mouillait son front, des lueurs étranges brillaient dans ses yeux, tout son corps tremblait, ce qu'il était aisé de voir aux oscillations de la bougie qu'il tenait à la main.

« On m'y reprendra, dit encore Rolando, à vouloir faire l'éducation des jeunes demoiselles, je vous le promets. »

De Flohr était livide ; ses lèvres rappelaient de pâles violettes, il serrait les dents à les briser.

« Et ce que vous me contez là, fit-il d'une voix éteinte, n'est pas une vision, un rêve, un chapitre de roman ! »

Le chevalier ricana.

« Attendez seulement l'aurore, répondit-il, et vous en jugerez par vous-même. »

De Flohr posa le bougeoir sur la cheminée et croisa convulsivement les bras.

« Non, non, fit-il énergiquement, je ne vous eusse jamais cru si imbécile, ni si scélérat ? »

Rolando tressaillit.

« Hein ! quoi ? demanda-t-il d'un air profondé ment étonné.

– Imbécile ! ajouta le baron avec non moins d'énergie, de ne pas vous être aperçu que mademoiselle Granger se moquait de vous ; scélérat ! de n'avoir pas reculé devant une action qui peut vous mener en cour d'assises ! »

D'un bond, le chevalier fut debout et à deux pas du baron, qu'il regarda sous le nez avec impudence.

« C'est donc sérieux ! dit-il tout stupéfait.

– J'ai tout souffert de vous, poursuivit de Flohr d'une voix pénétrée de la plus amère indignation : que vous fussiez maître chez moi plus que moi-même, que vous décachetiez ma correspondance, que vous entassiez turpitude sur turpitude, que vous m'assassiniez par vos scandales et vos calomnies. J'ai tout souffert, tout ! Mais ce que vous venez d'oser comble et au delà la mesure. Je ne puis avoir un instant de plus rien de commun avec un pareil misérable… »

D'un geste énergique, il désigna la porte.

« Allez-vous-en ! » ajouta-t-il avec véhémence.

Le chevalier ne put soutenir l'éclat des regards du baron.

« Ne m'échauffez pas les oreilles ! fit-il en détournant la tête d'un air sournois.

– Allez-vous-en ! répéta de Flohr.

– Prenez garde ! dit encore Rolando, qui fit obliquement deux pas en arrière.

De Flohr se saisit d'une cravache.

– Allez-vous-en ! s'écria-t-il hors de lui.

– Vous n'oseriez pas ! »

Ne pouvant plus se contenir, de Flohr se mit à frapper de toutes ses forces, à tort et à travers.

« Aïe ! fit Rolando, aïe ! »

Cependant, tournant autour de la chambre et cherchant à esquiver les coups, il s'arrêta soudain, fit volte-face, et, avec l'agilité d'un frondeur, lança son poing en avant. De Flohr fut atteint à la tempe. Un coup de massue n'eût pas produit plus d'effet. Il s'affaissa aussitôt sur lui-même, comme un pantin dont on lâche tous les fils à la fois. Peut être était-il mort, peut-être encore pouvait-il mourir faute de secours…

Ce détail n'arrêta pas Rolando seulement une seconde. L'évanouissement du baron ne lui parut qu'une circonstance favorable. Il en profita pour faire des paquets, pour bourrer une valise avec des habits, pour vider les tiroirs ouverts dans ses poches, pour mettre la main sur tout ce qui ne pouvait trop gêner sa fuite. Sa vivacité n'était que celle du voyageur que la voiture attend. Il passa sa guitare en bandoulière, sa gourde et son rouleau à son cou ; il se saisit ensuite du portrait de l'un de ses ancêtres et de sa valise, et, sans même jeter un coup d'œil au baron, toujours étendu sur le parquet comme un cadavre, il sortit du logement. On ne devait plus le revoir dans la ville.


XXI – INCENDIE DES VIEILLES-HALLES

Madame Granger, d'une part, feignit de croire à une tentative de vol ; de l'autre, confessa sa fille et sut bientôt d'elle toute la vérité. Son immense et profonde douleur ne fut pas du moins sans compensation. Ce scandale lui parut la réalisation des inquiétudes qui l'oppressaient ; elle y vit l'expiation redoutée ; elle l'accepta comme telle ; puis se rassura et profita de l'occasion pour ressaisir sur son enfant une autorité dont l'oubli avait eu des conséquences si funestes

Le 3 septembre approchait. Actif, intelligent, et chaudement appuyé par le baron, Georges Hauteclair avait rapidement conquis une position qui dépassait ses espérances. Cette lacune, qu'un instant de faiblesse avait creusée dans sa vie, était comblée ; il pouvait sans crainte envisager l'avenir, et, sans être trop aventureux, se charger du bien-être d'une femme. Tout cela ne l'empêchait pas d'être excessivement malheureux. Une chose essentielle lui manquait : c'était le suffrage de son père. Plus têtu qu'un Breton, le vieux capitaine restait inexorable et se refusait opiniâtrement à revoir son fils. Désespérant du pardon paternel, malgré les assurances de David et de Sardache, Georges se faisait un chagrin dont souffraient son humeur et sa santé ; les insomnies pâlissaient son visage, allumaient la fièvre dans ses yeux, creusaient ses joues ; il vivait dans la mélancolie et l'amertume ; rien ne pouvait dérider son front ; un morne désespoir le minait et le desséchait comme eussent pu faire les ravages d'une maladie incurable.

Clémentine ne balança plus. C'était la veille du 3 septembre. Elle descendit chez M. Hauteclair, lequel, assis entre David et Sardache, se reposait de sa promenade en attendant le dîner. Non moins las sans doute de causer que de marcher, les trois amis gardaient le silence. Elle alla droit au vieillard et lui dit :

« J'ai une nouvelle grâce à vous demander, monsieur. »

M. Hauteclair qui, insensiblement, avait pris la jeune fille en affection, leva la tête et répliqua galamment :

« Accordé, mademoiselle… pourvu, toutefois, qu'il ne s'agisse pas de mon fils. »

Sans s'arrêter à cette restriction, Clémentine continua :

« Vos bontés, monsieur, ont porté leurs fruits ; je m'en suis fait une si douce habitude, et il me serait si dur d'y renoncer que j'ai conçu une ambition et une ambition peut-être bien hardie.

– Et laquelle, ma chère enfant ?

– Celle de devenir votre fille.

– Comment ! comment ! que voulez-vous dire ? s'écria le vieillard. Il réfléchit un instant et ajouta : Est-ce que, par hasard, cette jeune fille dont mon fils a fait la connaissance à Châteauneuf serait…

– Moi-même, monsieur. »

Elle était pleine d'anxiétés et le vieux capitaine au comble de la stupéfaction, au comble de la satisfaction d'avoir donné asile à cette jeune fille, et de lui avoir voué toutes ses sympathies, sans se douter un seul instant qu'elle fût destinée à devenir sa bru.

« À la bonne heuree ! mademoiselle, dit-il en reprenant toute sa réserve, à la bonne heure ; du moment où cela vous convient, je n'ai pas d'objection à faire ; mariez-vous.

– Nous signons demain le contrat, reprit craintivement Clémentine, et j'espère…

– N'allons pas plus loin, interrompit le vieillard. Je donne mon consentement, je serai heureux de vous avoir pour fille et je vous verrai toujours avec infiniment de plaisir. Rien de plus. Ne comptez pas sur moi pour le mariage. Tout est fini et bien fini entre moi et celui que vous ne dédaignez pas d'épouser ; je ne veux pas le revoir, et vous ne sauriez m'en parler sans me faire mal.

– Ainsi, monsieur, dit Clémentine en tombant sur ses genoux, à cette heure solennelle, moi qui n'ai ni mon père ni ma mère, je ne serai pas même assistée du père de mon mari.

– N'insistez pas, répliqua l'intraitable vieillard ; n'insistez pas, vous me désobligez. Vous refuser me coûte, me coûte beaucoup, mais je ne puis, en vérité, je ne puis…. Demandez-moi tout ce que vous voudrez, tout, hormis la honte de manquer à mes principes et à mes résolutions. »

À l'accent du vieux capitaine, Clémentine comprit qu'il ne fléchirait pas. Elle se releva toute mortifiée et le cœur gros ; puis, faisant un salut, elle se retira en pleurant.

« Pseu ! pseu ! fit David, tu es un bourru.

– Oui, oui, ajouta Sardache indigné, et un bourru sans bienfaisance ! »

La soirée se passa sans autre incident. Ils se rendirent à leur table d'hôte, puis à l'estaminet ; puis, à dix heures sonnant, regagnèrent chacun son domicile. Il était probable que le vieux capitaine n'était pas aussi insensible qu'il le voulait paraître à l'étrange dépérissement de son fils, que son indifférence et sa dureté n'étaient pas sincères, qu'il craignait simplement d'être taxé de faiblesse, de nuire à sa réputation d'homme barre de fer, ou encore d'être en butte aux goguenardises de Sardache. Toujours est-il qu'il se tournait et se retournait sur son lit, qu'il soupirait et geignait et qu'à minuit il ne dormait pas encore.

On carillonna tout à coup à sa porte.

« Qu'est-ce que cela ? » se dit-il en sautant à bas du lit.

À un nouveau carillon, supposant qu'il y avait péril en la demeure, il sortit à demi habillé et marcha hâtivement vers la porte.

« On y va ! on y va ! » disait-il chemin faisant.

C'était David ; son flegme l'avait abandonné ; hors d'haleine, il s'écria :

« Le tocsin sonne, mon vieil ami ; un incendie ! et un incendie, à ce qu'il paraît, considérable.

– Un incendie ! un incendie ! fit M. Hauteclair ; et où cela ?

– Je l'ignore, repartit David. Habille-toi vite ; nous allons bientôt le savoir.

– Et Sardache ?

– J'ai été le prévenir ; il s'habille ; il va venir au-devant de nous, »

En quelques minutes, M. Hauteclair fut prêt. Au moment où, suivi de David, il mettait le pied dans la cour, où l'on ne voyait goutte tant le ciel était noir, une fenêtre au-dessus s'entr'ouvrit et une voix demandai une voix douce :

« Qu'y a-t-il, cher père, que vous sortez à cette heure ?

– Le feu ! ma fille, le feu ! repartit le vieux capitaine ; nous y allons ; c'est notre affaire ; regagnez votre lit. »

Et il s'éloigna.

À peine dehors, le vieillard dit à David :

« Donne-moi le bras ; les réverbères sont éteints et je n'ai jamais vu pareille nuit ; tu serais capable de te jeter la tête contre un mur. »

Un peu plus loin, M. Hauteclair, prêtant l'oreille aux sons du tocsin, ajouta, dans un temps d'arrêt :

« Écoute ! écoute ! je connais cette cloche. Oui, oui, je ne me trompe pas, ce doit être sur Saint-Donatien. »

Presque aussitôt, ils reconnurent le pas de Sardache qui accourait en jurant comme un damné.

« Nom de nom ! Sacrebleu ! quelle nuit ! quelle nuit !

– Par ici ! lui cria le vieux capitaine.

– Ah ! saperlote, fit Sardache en les abordant à tâtons, vous voilà ! Courons ! et vite ! Il paraît que ce sont les Vieilles-Halles qui brûlent.

– Les Vieilles-Halles, répéta le vieillard, les Vieilles-Halles ! J'avais bien deviné ; c'est un désastre ! Marchons ! marchons ! »

Et ils hâtèrent le pas. Insensiblement, les ténèbres cessèrent d'être désertes. D'un côté de la rue à l'autre, des voisins aux fenêtres conversaient sans se voir : « Ça me fait une impression ! – Et à moi, donc, je suis capable de ne pas pouvoir me rendormir. – Savez-vous où ? – Du côté du grand marché, heureusement loin d'ici. – Est-ce que vous n'y allez pas ? – Il y a toujours assez de monde. » Le marteau d'une hache ébranlait çà et là une porte ; puis des voix appelaient et d'autres répondaient ; puis une porte était ouverte et refermée brusquement ; puis passaient comme des fantômes des gens dont on n'entendait que la respiration ; puis retentissaient des cris : « Au feu ! » étouffés par l'éloignement ; et, de l'obscurité, tous ces détails empruntaient un relief extraordinaire.

« Quelle nuit ! quelle nuit ! répétait Sardache.

– Pseu ! pseu ! une vraie nuit de sabbat.

– Hâtons-nous ! hâtons-nous ! » ajouta M. Hauteclair.

Ils débouchèrent sur la place ; un même cri d'épouvante leur échappa à tous trois. Au midi, un peu à gauche, une immense lueur rougissait le ciel ; plusieurs couches de fumée épaisse et stagnante, dont la couleur rouge des bords allait se dégradant jusqu'au noir le plus impénétrable, encadraient cette lueur. C'était évidemment un sinistre d'une étendue exceptionnelle, un de ces désastres qui font époque. Un brouhaha comparable au murmure lointain de la mer venait maintenant jusqu'à eux…

Ces Vieilles-Halles, vaste bâtiment en colombage, de date très ancienne, avaient la forme d'un carré long ; au centre était une cour ; autour de cette cour régnait une sorte de cloître ; sous ce cloître, soutenu par des pièces en bois, ne logeaient exclusivement que des marchands de chiffons, de vieux papiers, de bric-à-brac, de vieux meubles, de vieilles défroques, de morceaux de drap. La série nombreuse de maisons dont se composaient les quatre côtés du quadrilatère étaient toutes à deux étages, avaient toutes des fenêtres à petits carreaux de vitre, enchâssés de losanges en plomb. Pressées au midi et au nord par des constructions de même date, les Vieilles-Halles, dans leur longueur, étaient, d'une part, à l'alignement d'un marché, de l'autre, d'une rue, dite Sainte-Catherine, rue étroite, sinueuse, descendant vers la Loire comme un torrent ; seulement, le sol de cette rue étant de beaucoup plus bas que celui du marché, il arrivait que le rez-de-chaussée des Vieilles-Halles, de niveau avec le marché, formait du côté de la rue, à une hauteur de dix ou quinze pieds, un premier étage en saillie comme le ventre d'un hydropique. Sans parler des bâtiments presque tous en bois, il y avait là, avec une multitude de ménages pauvres, accumulées des montagnes de matériaux combustibles au plus haut degré. D'ailleurs le feu pouvait si aisément se communiquer aux maisons voisines qu'il n'était pas possible de prévoir où s'arrêterait cette calamité…

M. Hauteclair et ses deux camarades coupèrent la place obliquement, gagnèrent la rue Sainte-Catherine et la descendirent en toute hâte, çà et là précédés ou suivis par des gens non moins pressés qu'eux. La lueur rouge gagnait le ciel jusqu'au dessus de leur tête ; les ténèbres ne cessaient de décroître et les rumeurs d'augmenter. Un bruit de ferraille, qui les suivait depuis quelque temps et approchait toujours davantage, retentit jusqu'à les assourdir, et une pompe, traînée au pas de course par des paysans, passa sans crier gare, au risque de les écraser. Des sinuosités de la rue résultaient d'étranges jeux de lumière ; certaines façades semblaient baignées de sang, tandis que les autres restaient dans l'ombre, tandis que les vitres des croisées rayonnaient comme aux feux d'un soleil couchant. Enfin, à un dernier repli de la rue, des bouffées de vingt bruits divers, pétillements des flammes, bruits des pompes, rumeurs, cris de détresse, tintements lugubres, affluèrent à leurs oreilles, en même temps qu'un coup d'œil unique, horrible, grandiose, frappa leurs yeux.

Du point où ils étaient parvenus, ils voyaient de l'incendie jusqu'à la Loire. Les quatre côtés de l'immense bâtiment étant en feu projetaient des lueurs qui faisaient de ce fragment de la rue Sainte-Catherine une fournaise où grouillaient par milliers des têtes pressées les unes contre les autres, les têtes des gens qui faisaient la chaîne. Au pied des Vieilles-Halles, sous leur longue façade surplombant, étincelaient les casques des pompiers qui, foulés et gênés dans ce détroit dangereux, ne parvenaient qu'avec peine à diriger le jet de cinq ou six pompes sur les innombrables fenêtres, dont la plupart vomissaient des flammes. Et ces nappes de flammes, et ces langues de feu, et leur éclat, et leur réverbération, et ces tourbillons de fumée infecte, et ces panaches d'étincelles, et ces explosions, et l'animation fébrile de cette foule, et les hurlements des victimes, et la voix du tocsin, et les cris de commandement, et les coups sourds des haches faisant la part du feu, tout cela combiné produisait pour les yeux, pour les oreilles, pour tous les sens, pour l'âme, un spectacle d'un éclat sinistre et d'une grandeur funèbre dont on ne saurait que de très loin approcher avec les seules ressources du langage. Ajoutons que, pour comble d'horreur, d'intervalle en intervalle, les groupes s'écartaient et livraient passage à des brancards que les porteurs dirigeaient vers l'Hôtel-Dieu.

En amont de l'incendie, la foule étant de beaucoup moins compacte, les trois amis purent aisément la traverser et parvenir à vingt ou trente pas au plus du foyer où, dans ce moment même, un épisode, d'un pathétique surhumain, tenait la foule en suspens. Une femme, qui selon toutes probabilités avait en vain cherché une issue du côté de la cour, s'agitait au milieu de la fumée et poussait d'horribles cris à l'une des fenêtres du second de la façade. Elle tenait un enfant contre elle ; ses cris déchirants perçaient tous les bruits. Deux échelles liées ensemble et dressées ne suffirent pas ; l'extrémité de cette échelle ainsi allongée parvenait à peine au plancher de l'étage où elle se lamentait. Elle ne pouvait déjà plus compter que sur un miracle. Hormis la fenêtre où, folle de terreur, elle ne cessait de crier, hormis cette fenêtre et celle de dessous, toutes les autres étaient en feu. Pour arriver jusqu'à elle, il fallait s'exposer à être brûlé, ou suffoqué, ou enseveli sous les ruines (car les charpentes craquaient de toutes parts), et cela sans être sûr de pouvoir la sauver. Les flammes d'ailleurs la pressaient toujours davantage et, dans son délire, on la voyait, à travers la fumée, essayer d'enjamber la fenêtre.

« Ah ! s'écria le vieux capitaine au désespoir, que n'ai-je encore vingt ans ! »

Néanmoins, il voulut se précipiter ; ses amis le retinrent.

« Attends, attends ! lui cria Sardache. Tu es prévenu. Ne vois-tu pas quelqu'un escalader l'échelle ? Ma foi, voilà une fière entreprise ! Que le bon Dieu protège ce gaillard-là… »

En effet, la silhouette d'un homme se dessina sur les flammes. Tantôt invisible, tantôt illuminé par le feu, il gagna les échelons supérieurs. Là il fit une pause. Une corde à nœuds pendait à son cou, à cette corde était attaché un crampon de fer. Il déroula cette corde et en lança l'extrémité à la mère qui, presque simultanément, mit l'enfant à ses pieds, se saisit du crampon et l'arrêta du mieux qu'elle put. Le hardi sauveteur alors quitta l'échelle, se confia à la corde et, affrontant la chaleur et la fumée, atteignit le rebord de la fenêtre, grimpa sur l'appui et disparut. Une attente solennelle suspendit les respirations. Le feu gagnait, gagnait toujours ; les craquements n'arrêtaient pas ; en l'âme des témoins l'espérance s'éteignait ; ceux qui veillaient au pied de l'échelle songeaient évidemment à fuir. Soudain, du milieu de la fumée, se dégagea une forme noire, et bientôt l'on devina, suspendu dans le vide, à trente pieds environ au-dessus du pavé, l'inconnu qui, chargé de la mère et de l'enfant, descendait lentement le long de la corde. Une immense clameur d'épouvante et d'admiration retentit. Tous les jets des pompes furent sur-le-champ dirigés sur le groupe aérien. L'incendie redoublait de fureur ; les plafonds s'effondraient ; les murs croulaient ; çà et là s'entassaient les ruines ; le feu maintenant s'échappait de la fenêtre vide ; il allait gagner l'appui et la corde ; quelque instants une épaisse fumée enveloppa tout ; des angoisses atroces serrèrent toutes les poitrines… Enfin, enfin, à de nouvelles lueurs, l'on aperçut, vers la moitié de l'échelle, l'inconnu qui descendait rapidement chargé de son fardeau. Encore un peu, et le miracle serait accompli…

Sardache, la larme à l'oeil, jurait d'admiration entre ses dents.

« Saperlote ! disait-il. Nom de nom ! quel gaillard ! quel gaillard !

– Pseu ! pseu ! fit David, pour sûr, il a du sang de héros dans les veines. »

M. Hauteclair, lui, haletait.

Tout à coup du milieu du silence relatif une voix s'éleva qui s'écriait : « Mon Georges ! mon Georges ! mon Georges ! »

Simultanément, le vieux capitaine, accompagné de ses camarades, fondait la foule, bravait tous dangers, et arrivait hors d'haleine, éperdu, aux pieds de l'échelle, juste à temps pour recevoir son fils dans ses bras et l'étreindre vigoureusement, ne cessant de répéter d'une voix émue, sanglotante :

« C'est mon Georges ! mon Georges ! c'est mon fils ! »


XXII – DE CES CHOSES DONT ON DIT QU'ELLES ÉTAIENT DANS L'AIR

Les Vieilles-Halles avaient disparu, il n'en resterait bientôt plus que le souvenir ; les victimes étaient nombreuses ; les unes gisaient sous les ruines, les autres n'avaient que la misère en perspective. Un deuil profond enveloppait la cité. Il était pourtant un coin de la ville où ce deuil était tempéré par des satisfactions non moins légitimes que profondes : c'était la maison du vieux capitaine Hauteclair. Vaincu par l'héroïsme de son fils, le vieillard avait enfin pardonné ; Sardache, dans l'enthousiasme que lui causait cet heureux dénouement, essuyait ses yeux, embrassait indistinctement tout le monde, y compris la vieille madame Bailly ; comme il convenait à un homme qu'aucun événement ne devait surprendre, David cachait son émotion sous son flegme habituel ; pénétrée d'une douce ivresse, Clémentine, tout en songeant à sa toilette, allait et venait, descendait et montait, pour redescendre encore, embrassait le vieux capitaine, donnait une poignée de main à Sardache, adressait un mot aimable à David ; Georges, lui. meurtri, brûlé, courbaturé, mais pas trop gravement, se reposait de ses fatigues en attendant l'heure qui devait mettre le sceau à ses joies sans bornes.

Toutes choses étaient convenues et réglées : Clémentine avait pour témoins David et Sardache ; Georges, un de ses amis d'enfance et de Flohr lequel, malgré le désespoir où il vivait en ce moment, consentait à rendre ce service au fils du capitaine. À deux heures du soir, les uns et les autres se rendirent chez le notaire, Me Berthebois ; M. Hauteclair et madame Bailly s'y trouvèrent également. Une seule personne manquait encore à cette réunion, mademoiselle de Sainte-Luce ; elle se fit longtemps attendre, on désespérait de la voir, on allait passer outre ; elle entra comme à la dérobée.

La présence de tant de personnes l'intimida évidemment. Jalouse de passer inaperçue, elle garda son voile et, pendant que le baron de son côté donnait des marques d'inquiétude, elle se réfugia à côté de madame Bailly où elle se tint immobile, la tête baissée, dans l'attitude de la douleur.

Chacun alors, à l'invitation du notaire, prit place et prêta l'oreille à la lecture du contrat…

Il n'y avait plus qu'à signer, la plume allait passer de main en main… On frappa discrètement à la porte du cabinet, un clerc entra et prévint que deux hommes étaient là qui se disaient autorisés à voir sans délai mademoiselle Clémentine. La stupeur fut unanime et celle de la jeune fille de beaucoup la plus accentuée.

« Deux hommes ! fit-elle. Que me veulent-ils ? Daignez avoir l'obligeance de les faire entrer. »

À un signe du clerc, qui se tourna vers la porte restée ouverte, deux hommes d'un extérieur peu fashionable s'avancèrent. C'étaient Pingouin et son collègue Drapier. Pingouin d'une main tenait sa casquette, de l'autre, un papier.

« C'est moi, monsieur, lui dit aussitôt Clémentine.

– Excusez-moi, si je vous dérange, mademoiselle, repartit Pingouin.

– Que me voulez-vous ?

– Vous emmener, mademoiselle.

– Où cela ?

– Au tribunal.

– Au tribunal !… Et à quels titres ?

– Voici le mandat, mademoiselle », répliqua Pingouin en dépliant son papier.

Ce fut le signal d'une agitation inexprimable. Chacun se leva et témoigna à sa manière son étonnement et son indignation.

« Arrêter mademoiselle ! fit M. Hauteclair.

– Ma femme ! dit Georges.

– Pseu ! pseu ! une erreur sans doute, dit David qui mit son binocle et demanda à voir le papier.

– Sacrebleu ! s'écria Sardache, ça ne se passera pas comme ça ! Nous sommes ici pour répondre d'elle. Allez au diable !

– Tu vas trop vite, fit observer David : l'ordre est formel.

– Qu'est-ce que ça signifie ? que faire ? que faire ? » dirent à la fois le père et le fils.

Clémentine consternée se taisait et réfléchissait. David reprit :

« Que mademoiselle Clémentine en prenne son parti et suive ces hommes au parquet.

– Comme une vagabonde !

– Pseu ! pseu ! nous l'accompagnerons.

– À la bonne heure, tonnerre ! tous, nom de nom ! ajouta le fougueux Sardache. Un cortège d'honneur, quoi ! »

Et ils sortirent pêle-mêle de l'étude. David offrit son bras à Clémentine, Sardache se plaça de l'autre côté, Georges et son père, madame Bailly et mademoiselle de Sainte-Luce comparable à une victime qu'on mène au sacrifice, de Flohr et l'autre témoin suivirent deux à deux. De l'étude au tribunal, il n'y avait heureusement pas loin ; en moins de quelques minutes ils y touchèrent. Pingouin et Drapier, qui marchaient de conserve à cinq ou six pas en arrière, prirent alors les devants, montèrent les degrés et guidèrent la compagnie jusqu'à la porte du chef du parquet.

Clémentine entra la première. Elle avait déjà quelques soupçons. À la vue de M. Granger, elle n'eut plus aucun doute. Il était encore seul. Elle en profita sur-le-champ pour en appeler à ses sentiments et à sa raison.

 « Il en est encore temps, monsieur, lui dit-elle du ton de la prière, avant même que toutes les personnes qui l'accompagnaient fussent entrées. Je vous le demande en grâce, dans votre intérêt même, n'allez pas plus loin. Vous n'avez rien à gagner, je vous le jure, à une explication, et peut être n'en est-il pas ainsi de moi. Respectez mon secret ; ne me contraignez pas à parler. Je ne suis pas ce que vous paraissez croire. Vos torts envers moi sont nombreux. Ne me réduisez pas à dire ce que je voudrais cacher ; retirez votre plainte, monsieur, et cela sur l'assurance que je vous donne que vous ne sauriez rien faire de plus sage. »

Soit qu'il fût déconcerté en voyant tant de monde, soit qu'il fût ému par les prières comminatoires de la jeune fille, toujours est-il que M. Granger, dans son fauteuil, avait plutôt l'air d'un coupable que d'un plaignant. Néanmoins, il tint bon ; masquant sous un air gauche et irrésolu une opiniâtreté invincible, il laissa entendre qu'il avait été trop loin pour reculer.

« Fort bien, mademoiselle, fort bien, balbutia-t-il sans lever les yeux. Je ne dis pas, vous n'avez rien à craindre, mais ni nous non plus. Cette entrevue, au reste, est toute de conciliation. Il ne s'agit que de bien s'entendre. Si vous avez des droits, eh bien ! vous les ferez valoir. L'important est que tout malentendu cesse, et que nos intérêts comme les vôtres soient sauvegardés. »

Il n'y avait rien à répondre. D'ailleurs, en ce moment, le chef du parquet, qu'on était allé prévenir, entra, et un profond silence s'établit.

Assez étonné lui-même de rencontrer tant de gens qu'il n'attendait pas, le magistrat prit place à son bureau, puis, d'un air bienveillant, regarda l'une après l'autre les diverses personnes rangées autour de lui. N'y voyant, au reste, qu'une jeune fille, il reporta ses regards sur elle et les y arrêta. Clémentine le comprit, et, par sa seule contenance, lui indiqua suffisamment qu'elle était bien celle qu'il cherchait. Il lui dit alors avec beaucoup d'affabilité.

« C'est vous mademoiselle Clémentine ?… À vous voir, il faut l'avouer, j'ai peine à comprendre les faits qu'on vous reproche, et j'espère encore que vous ne quitterez pas ce cabinet sans avoir pleinement justifié la bonne opinion que je conçois de vous à première vue. »

Clémentine s'inclina. Le magistrat reprit :

« Vous connaissez mademoiselle de Sainte-Luce ?

– Depuis fort longtemps, monsieur.

– Vous savez que la mémoire trop souvent lui fait complètement défaut, et qu'elle n'a pas toujours le libre exercice de ses actes.

– Je le sais, monsieur.

– Cependant, d'après le témoignage de M. Granger, que voilà, vous auriez en votre possession une foule d'objets appartenant à cette honorable demoiselle.

– À cette accusation, monsieur, repartit Clémentine, je répondrai comme je l'ai déjà fait, et peut-être goûterez-vous mieux ma réponse que ne le font les personnes qui m'accusent… Mademoiselle de Sainte-Luce, il est vrai, a des absences, mais elle a aussi des heures lucides où elle est pleine de discernement. Or, comme elle a toujours attendu ces moments-là pour me donner des marques de sa vive affection, c'eût été, à mon avis, lui faire injure que de considérer comme actes de folie les élans de son cœur généreux. »

Le magistrat, évidemment, à en juger par la contraction qui assombrit son visage, ne partageait pas cette manière de voir.

« Un châle, dit-il, un bijou, une robe, cela se concevrait, et votre explication ne serait pas loin de me satisfaire. Notez qu'il s'agit de valeurs considérables, de valeurs qui constituent une vraie donation et qu'on ne sait vraiment pas à quels titres mademoiselle de Sainte-Luce, qui a aussi ses besoins, se dépouillerait en votre faveur de ce qu'elle a de plus précieux. Il paraîtrait même qu'elle vous a donné et qu'elle vous donne encore une part de ses revenus. »

D'un air de vif étonnement, Clémentine répliqua :

« Mais enfin, monsieur, mademoiselle de Sainte-Luce n'est pas folle, mademoiselle de Sainte-Luce n'est pas interdite. Ne peut-elle donc disposer comme bon lui semble de ce qui lui appartient ?

– Voyons, voyons, ma chère demoiselle, dit le magistrat avec un geste d'apaisement, écoutez-moi… Il ne suffit pas de n'avoir rien à se reprocher, il faut encore avoir égard aux apparences. Or, en acceptant avec cette facilité et cette persistance, malgré les avertissements, tant de choses d'une personne sujette à des oublis, pensez-vous qu'il soit possible de vous soustraire à certains soupçons ?… Et tenez, sans aller plus avant, reprit le magistrat, qui consultait le visage des témoins, je vois dans les yeux des honnêtes gens qui vous assistent une surprise et un embarras qui touchent de bien près au blâme. »

Clémentine tourna vivement la tête et remarqua qu'en effet M. Hauteclair fronçait les sourcils, que David était tout songeur, que Sardache s'agitait sur sa chaise d'un air mécontent, et que la physionomie même de Georges exprimait quelque confusion. De cruelles perplexités se partagèrent un instant son esprit ; puis elle se leva, se dirigea vers mademoiselle de Sainte-Luce, s'agenouilla devant elle et lui dit en joignant les mains : « Chère demoiselle, au fond de votre âme si tendre, ne trouverez-vous pas un peu de pitié pour moi ? Ne pensez-vous pas que j'aie assez souffert ? Voyez toutes les persécutions dont je ne cesse d'être victime ! Sera-t-il dit que, sous vos yeux, votre Clémentine sera soupçonnée d'improbité, ou tout au moins taxée d'indélicatesse ? »

Toujours cachée sous son voile, aux prises avec un accablement profond, mademoiselle de Sainte-Luce ne sut que verser des larmes.

« Parlez, continua Clémentine. Dois-je tout dire ? Les circonstances ne sont-elles pas assez graves pour me délier des engagements que vous m'avez imposés ? »

Mademoiselle de Sainte-Luce voulut répondre, mais il ne sortit de sa gorge que des sanglots. Une vive anxiété se lisait sur tous les visages. Les amis de Clémentine reprenaient quelque confiance en elle, et M. Granger lui-même, sur l'issue de tout cela, commençait à paraître fort inquiet.

Le magistrat, au contraire, qui dans ce silence obstiné et ces larmes voyait tout autre chose qu'un témoignage favorable, interrompit la jeune fille et lui fit observer qu'un appel à la compassion de mademoiselle de Sainte-Luce ne pouvait décider d'aucun résultat bien sérieux.

« Au surplus, ajouta-t-il, son témoignage, au cas où vous y attacheriez de l'importance, ne saurait avoir de poids, songez-y, qu'autant que vous ne seriez pas là… »

Clémentine se releva et se retourna, puis, jetant alternativement les yeux sur M. Granger et sur le chef du parquet, elle dit d'un accent triste, mais résolu :

« Il ne m'est plus permis de me taire. Je ne puis un instant de plus, devant celui dont je dois être la femme, devant son père, qui m'a donné l'hospitalité, devant ceux qui n'ont pas dédaigné d'être mes témoins, je ne puis, devant tant de personnes honorables qui m'ont crue digne jusqu'à ce jour de leur estime et de leur sympathie, je ne puis un instant de plus me laisser prendre pour une aventurière et une voleuse. Que la responsabilité du scandale retombe sur ceux qui m'ont gratuitement outragée et mise dans la nécessité d'être indiscrète sous peine de déshonneur… Un détail explique tout et me justifie. »

Toutes les têtes étaient penchées vers Clémentine, tous les yeux fixés sur elle, toutes les attentions suspendues en quelque sorte à ses lèvres. Elle fit une pause et ajouta fièrement :

« Je suis la fille de mademoiselle de Sainte-Luce ! »

Quelle secousse ! quelle stupeur ! David lui-même ne put y échapper ; puis un long soupir de soulagement s'éleva. Mais en même temps la lourde pierre qui gênait la respiration de Georges, celle de son père, celle de David, celle de Sardache, ne cessa de peser sur leurs poitrines que pour tomber sur la tête de M. Granger et le tenir comme écrasé dans son fauteuil. Un témoin cependant à qui personne ne prenait garde, le baron de Flohr, plus rudement encore que le père de Cornélie, fut atteint par cette révélation. Il se leva tout d'une pièce, comme un mort galvanisé, et, pâle, l'œil hagard, la bouche béante, les bras ouverts, parut sur le point de se précipiter vers Clémentine. Cette surexcitation, toutefois, ne dura qu'un instant ; il retomba pesamment sur sa chaise, où, la tête sur la poitrine, l'air morne, hébété, les bras pendants, il ne remua plus. N'eussent été les sanglots redoublés de mademoiselle de Sainte-Luce, le silence eût permis d'entendre jusqu'au vol d'une mouche.

Le chef du parquet prit la parole. Paraissant comprendre ce que souffrait M. Granger, et ne voulant pas ajouter à son désespoir, il congédia avec quelques mots aimables Clémentine et les personnes qui étaient venues avec elle, et resta seul avec le pauvre homme.

« Consolez-vous, monsieur, lui dit-il avec bonté. Ce sont de ces petits accidents dont la vie de chacun de nous n'est que trop souvent parsemée. D'ailleurs, tout cela s'est passé en famille, et il faut espérer que ça n'ira pas plus loin… »

M. Oranger semblait ne pas entendre ; il était ahuri, les yeux lui sortaient de la tête, sa lèvre inférieure pendait. Il se leva sans mot dire, salua par habitude et se retira en chancelant.

Pendant ce temps-là, madame Bailly reconduisait mademoiselle de Sainte-Luce chez sa sœur, où précisément venait de débarquer un nouveau personnage, le deus ex machina, la clef du dénouement, le parent par alliance de madame Granger, l'honorable M. de Villeret.


XXIII – HISTOIRE

M. de Villeret approchait de la soixantaine ; il avait un grand air ; sa taille, voisine des plus hautes, seyait bien au relief de ses traits. Sur ses lèvres heureusement siégeaient la bonté et la bienveillance, autrement on ne l'eût pas abordé sans crainte. Il avait pour Pélagie de Sainte-Luce une tendresse toute paternelle ; elle lui avait écrit dans un élan de désespoir, et il s'empressait d'accourir.

Madame Granger l'accueillit comme elle eût fait pour son propre père. Elle quitta devant lui le masque sous lequel elle cachait la honte, les chagrins, les angoisses qui maintenant empoisonnaient son existence, elle confessa combien depuis quel que temps elle souffrait et laissa couler ses larmes. Revenue à cette droiture et cette franchise qu'elle avait trop longtemps négligées, elle raconta impartialement, sans réserve, l'histoire de sa regrettable amie madame Marcille et celle de Cornélie, comment elle avait contribué, par ses torts, à la mort de l'une et, par ses faiblesses, aux tristes aventures de l'autre avec Rolando. Il lui en coûta sans doute, mais ce fut aussi un soulagement ; car quoi de pire que les douleurs contenues ? D'ailleurs de tout cela elle pourrait encore se consoler ; si l'épreuve était cruelle, ses yeux du moins étaient ouverts, son caractère retrempé, et Cornélie, pénétrée de ses fautes, avait guéri de ses caprices, était redevenue douce et obéissante. Mais mademoiselle de Sainte-Luce ! Ah ! voilà surtout quelle était aujourd'hui la source de ses alarmes, de ses chagrins, de son désespoir ! Comment était-elle revenue si peu semblable à elle-même ? Avait-elle été malade ? Lui était-il arrivé quelque malheur ? Tout en elle n'était que ténèbres et mystères. Que signifiait ce portrait voilé de noir ? Quel sens donner aux larmes qu'elle versait dans ses heures lucides, et aux phrases étranges qui lui échappaient ? Fallait-il imputer à la fièvre ou au trouble de sa conscience les aveux plus singuliers encore qu'elle avait laissé entendre pendant sa maladie ? Non, de toute évidence, un secret pesait sur la vie de mademoiselle de Sainte-Luce, et un secret terrible. Ella-même au surplus avait renoncé à s'en cacher ; elle avait ajouté que M. de Villeret n'en ignorait rien et qu'elle lui laissait la faculté de se taire ou de parler selon l'occurrence et sa sagesse. Daignerait-il donc enfin lui dire, à elle, madame Granger, qui ne respirait que pour sa malheureuse sœur, si tout espoir de repos pour l'avenir était perdu, ou si ses prévisions et ses terreurs étaient, sinon sans fondement, du moins de beaucoup exagérées ?…

D'un air d'autorité affectueuse, M. de Villeret repartit qu'en effet il y avait un secret pénible dans l'existence de Pélagie ; que sans doute le mal était grand, mais que, fût-il plus grand encore, le désespoir n'y remédierait point, qu'il fallait faire de nécessité vertu, s'armer de courage et se soumettre dignement aux épreuves qu'il plaît au ciel de répartir sur chacun de nous. Ce fut, sur ce sujet, tout ce que présentement il sembla vouloir dire. En attendant, il revint avec attendrissement sur certains détails que venait de lui confier madame Granger, par exemple sur la fuite de Pélagie à travers les bois, sur l'état pitoyable où on l'avait retrouvée le lendemain dans les champs, et sur son retour en ville à travers les huées de la foule. Puis, insensiblement, sans avoir l'air d'y attacher beaucoup d'importance, il fit tomber la conversation sur les gens que madame Granger recevait chez elle, et put de la sorte lui demander tout naturellement ce qu'était ce M. de Flohr, dont elle parlait avec tant d'enthousiasme, s'il lui était bien prouvé qu'il fût baron, et s'il n'y avait pas à elle quelque imprudence à s'engouer d'un homme qu'elle ne connaissait pas mieux et à songer d'y voir un mari convenable pour sa fille.

Les choses en somme semblaient devoir se passer assez paisiblement. Rassurée par la présence d'un homme si sensé, si discret, si fort, si généreux, madame Granger, à qui le chagrin, depuis bien des jours, ne laissait pas un instant de trêve, se surprenait déjà à se tranquilliser et à espérer. Mais quand mademoiselle de Sainte-Luce, accompagnée de Catherine Bailly, entra tout en larmes, qu'elle poussa un cri à la vue de M. de Villeret, se précipita dans ses bras, lui disant à travers ses sanglots : « Mon ami ! mon père ! sauvez-moi ! Je suis perdue ! Il n'y a plus d'espoir ! La honte de votre Pélagie est publique ! » ; quand madame Granger, atterrée, ne pouvant obtenir une parole de sa sœur, se tourna vers la vieille Catherine et la questionna ; quand Catherine, n'ayant nulle raison de se taire, raconta ce qui venait de se passer ; quand enfin M. Granger, pâle, défait, affaissé en quelque sorte sur lui-même entra et confirma l'exactitude de ce que venait de rapporter la vieille Catherine, alors ce fut dans cette maison, une explosion de larmes, de sanglots, de cris déchirants et pathétiques dont on ne saurait exprimer la violence. Madame Granger surtout, en qui la colère contre la cupidité et la sottise de son mari s'ajoutait au désespoir, marqua une douleur voisine de la frénésie. Mademoiselle de Sainte-Luce elle-même y prit garde et en fut touchée de compassion. Elle se leva et s'approcha de sa sœur dans le but de la consoler ; mais, à sa grande confusion, elle en fut repoussée avec un mépris qui lui porta un horrible coup et faillit la faire tomber. Le cœur tout saignant, elle se tourna vers M. de Villeret, et, près de suffoquer, balbutia à travers de nouvelles larmes :

« Vous le voyez, monsieur, ma sœur elle-même… Je suis perdue… Sauvez-moi ! sauvezmoi ! Il ne m'est plus possible de vivre si malheureuse !… »

M. de Villeret la prit dans ses bras, la supplia de se rassurer, de tarir ses larmes, puis l'engagea tendrement à aller se reposer chez elle. La pauvre demoiselle obéit ; elle se retira soutenue par la vieille Catherine, et M. de Villeret resta en tête à tête avec M. et madame Granger.

« Apprenez de moi, ma chère amie, dit-il doucement à cette dernière, à plaindre votre sœur et à l'honorer. Elle que la plus lointaine allusion au mariage faisait rougir, qui mettait toute sa fierté à rester chaste, qui rendait une sorte de culte à la pudeur, a été souillée par un abominable crime qui a jeté au vent ses rêves et brisé pour jamais son idéal. Aussi n'est-il pas, que je sache, de femme au monde plus qu'elle malheureuse, ni plus digne de compassion et de respect. Vous savez qu'elle a une fille : il me reste à vous dire comment elle est devenue mère sans que sa volonté et son penchant y aient en rien participé. Ne vous attendez pas à une longue histoire. Ce n'est qu'un fait, un orage, un coup de foudre…

Il y avait environ un an que la chère enfant remplissait auprès de ma fille le rôle d'une mère, d'une mère intelligente et tendre, quand vint s'installer dans la ville un jeune étranger qui se faisait appeler Charles Volkley et se présentait comme professeur de musique. En très peu de temps, on fit de lui de tels récits et l'on en dit tant de bien que, littéralement, l'on se disputa ses leçons. J'avoue que moi-même, l'ayant rencontré par hasard, je lui trouvai un extérieur distingué et des mérites plus encore qu'on ne se plaisait à lui en accorder. Il avait un visage charmant, les manières du meilleur monde, était bon musicien, jouait fort bien du piano et, mieux que cela, avait de l'intelligence, de l'instruction et parlait couramment plusieurs langues. Il me plut, je fus séduit et je l'attirai chez moi pour donner des leçons à ma fille, leçons dont devait également profiter Pélagie. Là fut tout le mal. Votre sœur était alors dans tout l'éclat de sa beauté. Le jeune Volkley l'eut à peine vue, et il ne l'eût pas vue sans moi, car elle s'obstinait à vivre fort retirée, qu'il en devint sur-le-champ amoureux. On sait combien, en ces sortes d'aventures, certains hommes sont peu clairvoyants, et j'étais malheureusement du nombre de ces hommes. L'amour du jeune Volkley ne me frappa qu'alors que cet amour était déjà une passion sans remède. Il me parut d'ailleurs que Pélagie ne s'en effrayait point trop, qu'elle prenait les choses fort tranquillement, qu'elle causait même volontiers avec le dit Volkley et qu'elle savait parfaitement le tenir dans les bornes du respect et des convenances. Et puis faut-il tout vous dire ? ces jeunes gens me semblaient faits l'un pour l'autre ; tous deux avaient à peu près le même âge, tous deux étaient charmants, pleins de distinction et de mérites, et je ne concevais pas en somme pourquoi un jour ou l'autre ils n'arriveraient pas à s'entendre, à s'aimer et à se marier. Ces imaginations me berçaient et m'endormaient. Je ne devais être réveillé que par une épouvantable catastrophe.

Il ne m'a pas été possible jusqu'à ce jour de savoir exactement ce qui s'était passé entre eux. Un fait reste constant, c'est que Volkley parla mariage, que Pélagie le refusa avec une hauteur qui lui ôta tout espoir, qu'il en conçut un profond ressentiment, que son amour se tourna en haine et qu'il jura de se venger. Il me fut en effet assuré depuis que votre sœur s'était montrée tout à coup de marbre pour le jeune Volkley, qu'elle semblait le redouter et qu'elle le fuyait, détails dont par malheur je ne sus pas m'apercevoir. Voici au surplus ce qui arriva.

Vous savez le goût très vif qu'avait Pélagie pour l'étude et la retraite ; ce goût, je ne songeai pas même un instant à le contrarier. Loin de là : au fond de mon jardin, étendu comme un parc, il existait, relié à la maison par des allées bien entretenues, un petit pavillon très sain qu'à la prière de votre sœur je fis restaurer et meubler avec élégance. Elle y fit transporter son piano, sa musique, ses livres, ses boîtes à couleurs, ses dessins, et là, surtout pendant l'été, il lui arrivait fréquemment de passer de longues heures dans la solitude, soit à lire, soit à dessiner, soit à étudier son piano, soit s'entretenir avec ses rêves, et parfois même, après avoir assisté au coucher de son élève, d'aller y passer la nuit. Volkley avait probablement chez moi des espions qui le tenaient au courant des allées et venues de mademoiselle de Sainte-Luce. Un matin, comme je ne la voyais pas paraître à l'heure où j'avais coutume de la voir, je dépêchai un domestique vers le pavillon. Or, un quart d'heure n'était pas écoulé que le domestique revint tout effaré m'apprendre que la porte du pavillon était ouverte et que mademoiselle de Sainte-Luce ne donnait plus aucun signe de vie. Jugez de mon saisissement ! de mon épouvante ! Le pavillon ouvert, Pélagie morte, un crime ! Je courus comme un fou, à perdre haleine, j'arrivai au pavillon. Une main criminelle en avait effectivement forcé la serrure. Je montai. Pélagie inanimée gisait sur son lit plus blanche que la toile de ses draps. Une cafetière en argent, dans laquelle on lui servait chaque soir une légère infusion de fleurs doranger, et la petite tasse où elle la buvait étaient sur un guéridon non loin d'elle. Il n'y avait au reste dans la chambre aucune trace de désordre ni de violence. Seulement je ramassai par terre un portefeuille de la grandeur d'une carte où je lus un nom qui me fit frémir. Déjà par mes ordres on était allé chercher un médecin. Il arriva sur ces entrefaites et constata, à la régularité du pouls de mademoiselle de Sainte-Luce, que non-seulement elle n'était pas morte, mais encore qu'elle ne semblait point malade et qu'elle était simplement plongée dans un sommeil profond. En même temps son attention se porta sur la cafetière : il en versa quelques gouttes, y porta les lèvres, et m'avertit aussitôt que cette léthargie singulière était expliquée, que soit maladresse, soit préméditation, on avait, à n'en point douter, glissé de l'opium dans cette tisane. Mes horribles soupçons prirent plus de consistance. D'ailleurs, quand de ce poison je rapprochai vingt autres circonstances, quand je me rappelai le portefeuille, la serrure, quand je sus qu'une autre porte ménagée dans le mur qui, de ce côté, ferme la propriété, que cette porte, dont la clef restait à l'office, venait d'être trouvée ouverte, quand enfin j'appris que le jeune Volkley dont je m'inquiétai aussitôt avait disparu brusquement sans laisser aucun indice qui pût mettre sur ses traces, il ne me resta plus aucun doute.

Je m'arrête. À quoi bon m'appesantir sur le reste ? Que puis-je vous apprendre que vous ne deviniez déjà ? La pauvre Pélagie ne se réveilla de son long sommeil que pour vivre d'une existence qui ressemblait à une incessante et douloureuse agonie. Les yeux fixés sur l'abîme où elle était tombée, honteuse d'elle-même jusqu'à prendre en aversion les miroirs, jusqu'à envier la paralysie de ses facultés, elle se cacha à tous les regards ; elle vécut dans le pavillon comme dans une thébaïde, se mortifia par des jeûnes tels que, n'eussent été mes prières et mes supplications, elle se fût laissé mourir de faim. Quelque temps auparavant, un peintre d'un rare mérite avait fait d'après elle un portrait digne des plus grands maîtres. Elle songea à détruire cette image dont la vue ne lui faisait sentir que plus amèrement son abaissement d'aujourd'hui ; mais ne l'osant, par respect pour l'œuvre, elle se borna à la tenir constamment cachée sous une gaze noire. De mon côté, il me parut sage de ne pas faire de scandale et de tenir secrète cette déplorable aventure. Toutefois, si je renonçai à faire ouvertement des poursuites, je m'inquiétai discrètement de retrouver le jeune Volkley, me flattant que peut-être encore le mal, si grand qu'il fût, n'était pas irréparable. Mais il me fut impossible de le découvrir.

Cependant un enfant naquit, une fille, Clémentine, et la santé de mademoiselle de Sainte-Luce, à dater de cette époque, ne cessa longtemps de décliner ; un moment même nous désespérâmes de ses jours, et je ne sais vraiment pas si, pour la pauvre Pélagie, il n'eût pas été mieux alors de mourir, puisque aussi bien elle ne revint à la vie que pour tomber insensiblement dans cet état misérable où vous l'avez revue… Voilà, vous en savez à cette heure autant que moi. Jugez, d'après cela, ma chère amie, si mademoiselle de Sainte-Luce a cessé un seul instant d'être digne de votre affection et si, plus que pas une infortunée au monde, elle ne mérite pas du respect et des égards… »

Madame Granger pleurait à chaudes larmes.

« Ô ma pauvre sœur ! ma pauvre sœur ! » ne cessait-elle de répéter.

M. de Villeret se leva.

« À présent, ajouta-t-il, veuillez me donner l'adresse de celui que vous appelez le baron de Flohr. Il faut absolument que je le voie et que je m'assure si tout le bien que vous m'en avez dit est vrai. »

Madame Granger l'engagea à se reposer et à remettre cette visite au lendemain. Il insista.

« Non, non, fit-il. Je suis de l'école de ceux qui ne remettent pas au lendemain ce qu'ils peuvent faire aujourd'hui. »

À peine M. de Villeret eut-il passé la porte que madame Granger courut d'une haleine à la chambre de Pélagie, se précipita dans ses bras, lui prodigua les caresses, la conjura de lui pardonner, et mêla ses larmes et ses sanglots à ceux de sa malheureuse sœur.


XXIV – CONCLUSION

Le temps a raison des ressentiments les plus vifs et les plus légitimes ; il apaise tout, hormis peut-être les remords chez ceux qui sont susceptibles d'en avoir. M. de Villeret fut aussi calme que de Flohr, frappé coup sur coup par tant d'émotions, se montra humilié, abattu et malheureux. Il ne pouvait plus être beaucoup question d'une faute sur laquelle dix-sept ans avaient passé ; il s'agissait avant tout d'assurer un repos relatif à mademoiselle de Sainte-Luce, et d'empêcher qu'à l'avenir à toutes ses douleurs ne vinssent pas s'ajouter celles d'un voisinage odieux. Au préalable, M. de Villeret entra dans quelques détails, et s'inquiéta d'éclaircir les faits qui pour lui étaient encore des problèmes.

« Longtemps je vous ai fait chercher, dit-il à de Flohr, mais toujours sans succès, et je comprends aujourd'hui pourquoi. Vous avez changé de nom ?

– J'ai simplement repris le mien, monsieur, repartit de Flohr.

– Comment !

– Ou plutôt abandonné celui de ma mère, sous lequel j'avais jugé à propos de tenter la fortune.

– Ainsi, vous vous appelez bien….

– Charles Volkley, baron de Flohr… Mon père était né avec l'espérance d'une grande position. Un mariage qu'il contracta au mépris des volontés d'un oncle fut cause de sa ruine. Habitué au luxe et bientôt réduit, avec une femme et un enfant, aux seules ressources d'une place de secrétaire d'ambassade, il se fit un chagrin dont il mourut, nous laissant, ma mère et moi, dans un état voisin du dénuement. Ma mère avait heureusement plus de courage ; elle savait plusieurs langues et jouait très bien du piano : ce furent des ressources précieuses qui lui permirent de me donner des maîtres, sans parler de ce qu'elle m'apprit elle-même. À seize ans, je perdis cette mère regrettable, et n'ayant rien à espérer d'aucun de mes parents, je me mis à courir le monde et à vivre de mes leçons. Ce fut peu de temps après, monsieur, qu'un hasard fatal mamena à m'établir dans la ville où vous résidiez. »

À la suite d'une longue pause, M. de Villeret, qui avait la tête penchée, la releva et dit :

 « Quelque pénible qu'il me soit, monsieur, de revenir sur le passé, je vous adresserai pourtant une question. Avez-vous eu des complices ?

– Oui, monsieur, une vieille femme, employée chez vous à la buanderie.

– Je m'en suis toujours douté ! s'écria M. de Villeret. La vieille Thérèse ! Cette misérable, que j'avais reçue et que je gardais chez moi par charité, ne cessait de donner les preuves d'une méchanceté gratuite et révoltante.

– En effet, ajouta de Flohr, sans autre intérêt que sa haine contre toute jeunesse et toute beauté, elle me suggéra une vengeance à laquelle je ne songeais point et se chargea d'aplanir toutes les difficultés. Non contente de me tenir au courant des faits et gestes de mademoiselle de Sainte-Luce, de m'encourager à forcer sa porte et de me fournir une clef qui assurerait ma fuite, ce fut elle encore qui eut l'idée du narcotique et le glissa dans la tisane que prenait chaque soir mademoiselle Pélagie… »

Laissant bientôt de côté ces tristes souvenirs, et ramenant sa pensée sur le présent, M. de Villeret reprit :

« Je veux croire, monsieur, que votre présence ici a été toute fortuite, et que vous ne saviez pas à mademoiselle de Sainte-Luce des parents en cette ville. Il me semble néanmoins qu'en apprenant la vérité à cet égard, vous eussiez dû, au mépris même de vos intérêts, prendre vos mesures pour vous éloigner, ou tout au moins pour rompre avec une famille à laquelle vous aviez déjà fait tant de mal. Loin de là, vous avez profité des absences de Pélagie pour vivre auprès d'elle, et, quand elle vous a reconnu, abusé du secret dont vous aviez empoisonné sa vie pour la braver et la menacer ; enfin, vous vous seriez oublié jusqu'à prétendre épouser sa nièce. »

De Flohr répondit qu'il était intimement lié avec la famille bien avant l'arrivée de mademoiselle Pélagie ; qu'il avait effectivement résolu de s'éloigner en l'apercevant, mais qu'il avait bientôt renoncé â perdre sa position pour une femme qu'il ne supposait plus en état de le reconnaître ; que, s'il avait eu le tort de penser un instant à épouser Cornélie, ç'avait été moins sa faute peut-être que celle de la mère et de la fille. Quant à inquiéter et à menacer mademoiselle de Sainte-Luce, il assura positivement ne pas savoir ce qui pouvait lui attirer ce reproche.

« Et comment expliquerez-vous, dit vivement M. de Villeret, la scène de la campagne, l'étrange panique de mademoiselle de Sainte-Luce et sa course folle à travers les bois ?

– Rien de plus simple, monsieur, répliqua de Flohr. La vue de mademoiselle Pélagie avait réveillé tous mes remords, redoublait la violence de mes regrets ; j'étais plus que jamais malheureux ; la vie me devenait insupportable, et j'étais résolu d'en finir, si je ne pouvais enfin obtenir mon pardon. Ce fut ainsi que, pour aller à la campagne où je savais rencontrer mademoiselle de Sainte-Luce, je pris des armes avec moi. Précisément, elle-même m'assigna un rendez-vous. Je m'y rendis. Je ne l'avais jamais vue dans un pareil état d'exaltation. Après m'avoir demandé si, décidément, j'étais le dernier des hommes et s'il était possible seulement que je songeasse à épouser sa nièce, elle me signifia que j'eusse à sortir de la ville au plus vite et qu'elle ne m'accordait que juste le temps d'arranger mes affaires. Je voulus calmer ses inquiétudes, protester de mon repentir, de ma soumission, la convaincre qu'elle n'avait rien à craindre de moi. Elle m'enjoignit de me taire, de ne pas ajouter un mot de plus. Je persistai. Il m'arriva de me plaindre un peu vivement de son opiniâtreté, de dire encore que j'étais le plus misérable des hommes, que le souvenir faisait de ma vie un enfer, que vingt fois je m'étais arrêté aux plus sombres résolutions, mais que toujours une vague espérance de pardon m'avait retenu. Elle marchait toujours plus rapidement à mesure que je parlais. Sur ce mot de pardon, elle partit comme une flèche et se perdit dans l'ombre. Alors, ne me connaissant plus, hors de moi, je tirai un pistolet de ma poche, j'armai : mais l'arme partit avant d'arriver à ma tête, et je me blessai seulement à la main. Enfin, au moment de ces derniers événements, impuissant à vivre plus longtemps dans cette fournaise et dégoûté du suicide, je prétextais des affaires de famille, je répandais le bruit de mon départ et j'allais effectivement partir et traîner ailleurs ma misérable existence… »

Il y avait dans ces derniers mots un symptôme d'irrésolution qui n'échappa point à M. de Villeret.

« Je l'avoue, monsieur, repartit de Flohr, la plus étonnante des nouvelles qui puissent atteindre un homme m'arrête. Une fille, la mienne, a grandi pendant dix-sept ans sans même que je soupçonnasse son existence ! J'ai été assez heureux pour la voir, lui témoigner ma sympathie, lui rendre service, correspondre avec elle, avant même de me douter qu'elle fût mon enfant. Dois-je renoncer à me faire reconnaître d'elle et à la serrer dans mes bras ? Mademoiselle de Sainte-Luce, d'ailleurs, à présent qu'elle n'a plus rien à cacher, que son secret est le secret de tout le monde, n'a-t-elle pas un devoir à remplir ? Laissera-t-elle cette enfant sans nom et sans état ? hésitera-t-elle à lui assurer cette considération qu'on refuse trop souvent à ceux qu'on stigmatise d'enfants trouvés ?

– Que voulez-vous dire ? interrompit M. de Villeret.

– Écoutez-moi, monsieur, poursuivit de Flohr avec émotion. Je ne cesse de réfléchir à tout cela, de méditer sur ce qu'il y aurait de mieux à faire en de telles circonstances, et véritablement je n'entrevois d'efficace que…

– Achevez !

– Ce serait d'amener mademoiselle de Sainte-Luce à me pardonner et à porter mon nom. »

Et, avant même que M. de Villeret fût revenu de son saisissement, le baron se hâta de reprendre :

« Mademoiselle de Sainte-Luce n'est peut-être pas elle-même à l'abri de tout reproche. Elle m'a tout d'abord marqué des préférences sensibles, elle a vu germer mon amour, elle l'a laissé se développer et m'a paru longtemps encourager mes espérances. Puis, tout à coup, sans qu'il m'ait été possible de savoir pourquoi, elle m'a imposé silence, m'a repoussé avec hauteur et ordonné de ne jamais reparaître devant elle. Il était trop tard. J'ai perdu la tête et je me suis abandonné au démon qui me conseillait la violence. L'orgueil de Pélagie m'est aujourd'hui connu. Cet orgueil a fait son malheur et le mien. Depuis lors, une implacable malédiction n'a cessé de peser sur moi et d'exercer sur ma vie la plus funeste influence ; poursuivi comme Caïn par je ne sais quelle lumière occulte, j'ai traîné une existence maudite sans trouver un seul jour d'apaisement. N'y aurait-il donc plus d'espoir ni pour elle, ni pour moi ? Se refusera-telle à laisser tomber de ses lèvres un mot qui seul semble pouvoir conjurer l'acharnement de la fatalité contre moi, et souffrira-t-elle qu'une malheureuse fille pâtisse d'une faute dont elle est parfaitement innocente ? »

M. de Villeret, qui avait écouté attentivement, sembla touché des sentiments du baron.

« Vous avez sans doute raison, dit-il d'un air rêveur, et je ne suis pas loin d'approuver votre idée. Ce serait une manière d'arrêter le scandale et d'atténuer, autant qu'il est en vous, le mal que vous avez fait. Mais, reprit-il en secouant la tête, comment décider Pélagie ?

– Voyez-la, monsieur, s'écria de Flohr avec ardeur. Vous avez une grande autorité sur elle. Voyez-la, parlez-lui, raisonnez-la. Elle a trop de discernement pour ne pas finir par se rendre. Je vous autorise à souscrire en mon nom à tous les engagements qu'elle exigera, à tous les sacrifices qu'il lui plaira de m'imposer, même à celui de disparaître ; à tout, pourvu que je sois enfin pardonné et que la fille pour laquelle je me sentais des entrailles de père, même avant de savoir qui elle était, pourvu que cette chère fille ait un nom !… »

Madame Granger ne s'attendait guère à cet événement enté sur tant d'autres. Elle parut d'abord n'en point croire ses oreilles. Puis, à sa stupeur, succéda un morne désespoir. L'idée surtout que M. de Flohr aurait pu épouser sa fille lui porta le dernier coup. Elle abdiqua provisoirement toute volonté, se soumit sans mot dire à M. de Villeret, et consentit à travailler, de concert avec lui, au dénouement qui, seul, pouvait ramener quelque calme dans la famille. Avec mademoiselle de Sainte-Luce, l'affaire fut bien autrement épineuse.

Au premier mot de mariage, elle pâlit, quitta sa chaise, s'agita comme une folle, poussa d'horribles cris, et pendant quelques instants, dans les bras de sa sœur qui l'empêchait de fuir, répéta par intervalle, au milieu des larmes et des sanglots,

« Je veux rester demoiselle ! je veux rester demoiselle ! »

La même scène se renouvela plusieurs jours de suite. Insensiblement, néanmoins, pressée entre sa sœur et M. de Villeret, raisonnée par l'un et par l'autre, elle prêta l'oreille, puis se laissa gagner, enfin consentit, à la condition expresse qu'elle ne verrait pas le baron de Flohr d'ici au mariage et que le jour même du mariage il s'en irait ; elle consentit à tout ce qu'on désirait d'elle.

Mademoiselle de Sainte-Luce et le baron de Flohr, Georges et Clémentine, furent mariés le même jour ; les premiers sans bruit, au milieu d'un recueillement funèbre ; les autres, avec éclat, entourés de nombreux témoins. Pélagie s'était préparée à cette cérémonie par les larmes ; elle marcha à l'autel dans une robe noire qui ajoutait encore à sa pâleur ; elle ne cessa de pleurer et tomba plusieurs fois en défaillance. Quant à de Flohr, dont les mesures étaient prises, le soir du même jour, après avoir embrassé tendrement Clémentine, serré affectueusement les mains de Georges, et avoir promis de leur donner de ses nouvelles, il partit, selon qu'il s'y était engagé, pour ne jamais revenir.

D'autres préoccupations retardèrent le départ de M. de Villeret ; tandis que la famille allait se cloîtrer à la campagne, lui, en vue de certaines négociations, continua de séjourner dans la ville. Il vit fréquemment le commandant Narcisse et eut avec lui des conférences qui décidèrent d'heureux résultats. L'on pouvait sans doute taxer Cornélie de légèreté et l'accuser d'imprudence ; mais il eût été aussi par trop injuste de prétendre qu'un honnête homme fût sérieusement fondé à n'en plus vouloir pour femme. D'ailleurs, elle avait une dot de cinq cent mille francs et autant à attendre de l'avenir ; et la promesse d'un million aplanit bien des difficultés, fait oublier bien des choses et rend supérieur à bien des craintes. Puis ce mariage avait été le rêve constant d'une pauvre mère regrettée, et l'on se flattait ainsi d'être agréable à son ombre. Bref, il fut convenu entre M. de Villeret et le commandant Narcisse qu'à la suite d'une année de retraite Cornélie reparaîtrait dans le monde et deviendrait la femme d'Eugène Marcille.

Cependant, peu de jours après le mariage de Georges et le départ du baron, les trois capitaines, qui n'ignoraient aucun de ces détails et qui étaient las d'en causer, restaient tout pensifs. Peut-être songeaient-ils : Sardache à sa petite taille, David aux atteintes irrémédiables de l'âge, M. Hauteclair à ce que serait devenu son fils sans la faute qui l'avait contraint de quitter le service. Toujours est-il que David, à qui ces derniers événements surtout semblaient donner raison, et qui, à ce titre, se complaisait à les rappeler, se prit à dire :

« Pseu ! pseu ! il faut convenir que, par comparaison, nous sommes encore bien heureux.

– Allons donc ! riposta brutalement le vieillard. En quoi donc, s'il vous plaît, les douleurs d'autrui me soulageraient-elles de l'âpreté des miennes ?

– Que disais-je ? fit plaisamment Sardache. Notre vieil ami est affecté d'un insecte spécial, d'un insecte qui n'a ni parents ni connaissances, d'une espèce de ténia, d'un ver solitaire, quoi ! »

Mordu jusqu'au vif par le sarcasme, M. Hauteclair fouilla quelque temps dans ses souvenirs, et, se rappelant ce que lui avait confié David, répliqua avec mépris :

« Eh ! va donc, vilain nabot !

– Corbleu ! s'écria Sardache relevant la tête comme Condé et faisant mine de tirer son sabre, mon cœur est aussi grand que le tien ! »

FIN


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