Charles Barbara
L'INCENDIAIRE
paru dans La Constitution des 14 et 16 avril 1850
[Commis au soin de trier et de mettre en ordre les papiers d'un vieux prêtre, nous y avons trouvé ce récit qu'on nous a permis d'en extraire. Il nous a paru assez intéressant pour être publié.]
Vous croyez, mes chères pénitentes, que je dois avoir la plus mauvaise opinion des hommes ; vous vous imaginez que c'est là une des conséquences inévitables de mon état. Grâce au ciel, vous vous trompez. Si, par la confession, j'ai plongé plus avant qu'un autre dans le cœur des hommes, si j'ai connu des inepties, des lâchetés, des crimes que le public ignore, en revanche j'ai appris de nobles actions, des dévouements sublimes que la foule ne soupçonne même pas. Tenez – les vieillards aiment à regarder en arrière – à ce propos, il me revient à l'esprit un trait d'héroïsme que je veux vous dire. Seul j'en ai eu connaissance, si j'en excepte un homme qui, à en juger par sa conduite, l'a complètement oublié.
Je suis bien vieux, pas n'est besoin de vous le dire, et il y a bien longtemps que je suis simple desservant d'une cure de village. Je l'étais à l'époque où je me reporte, je le suis encore à cette heure, et il est probable que je mourrai ce que j'ai été jusqu'aujourd'hui. Pourquoi ? vous le savez peut-être. Je me suis rendu coupable de deux ou trois brochures infectées de libéralisme et de gallicanisme qui ont fait quelque bruit dans leur temps ; puis j'ai toujours manqué de courage d'anathématiser de pauvres diables qui, durant la moisson, travaillaient le dimanche au lieu de venir à la messe, me rappelant cette belle parole de saint Augustin qui laborat orat, c'est-à-dire qui travaille prie. Cela m'a valu d'être mis à l'index comme un livre immoral et de ne jamais connaître le bien-être d'une bonne cure, ce dont à cette heure je remercie sincèrement le ciel.
À la suite de ce qu'on appelait mes hérésies, j'avais été envoyé desservir la cure de Grobois. La misère des habitants de ce hameau est, en quelque sorte, proverbiale. Je n'avais d'autres ressources pour me distraire, dans cet exil, que les devoirs peu nombreux de ma place, mes livres, et les visites du fils de M. Duhermey, riche propriétaire dont le château n'était qu'à une petite distance de mon presbytère. J'aimais beaucoup ce jeune homme. Pendant l'hiver, au fond de mon affreuse solitude, j'appelais de tous les vœux la venue des beaux jours, époque où j'avais coutume de voir mon jeune ami venir se jeter dans mes bras. Intelligent, généreux, avec une âme vigoureusement trempée, il eût pu faire un homme remarquable si l'éducation ne fût venue pervertir son excellente nature. En attendant, avec ses sentiments exaltés, ses velléités républicaines, – il a bien changé depuis ! – il faisait le désespoir de son père, homme borné, dur, égoïste, qui traitait de canaille tout ce qui n'était pas riche et marchandait un titre de comte aux ministres de la Restauration.
M. Duhermey était veuf. Une femme de confiance prenait soin de son intérieur. Il lui avait adjoint, à titre d'aide, la fille de son fermier, Catherine Martineau, dont Madame Duhermey avait été la marraine. Vous n'eussiez jamais dit que cette jeune fille était de la campagne, tant elle avait le teint blanc et les traits délicats. Elle était aussi bonne et honnête que belle. À travers la douceur de ses yeux noirs on pouvait démêler l'énergie d'un grand caractère. Mon jeune ami, Ernest Duhermey, qui la voyait tous les jours, en devint amoureux. Malgré l'éloge que je vous ai fait du jeune homme, il ne faut pas trop vous étonner si je vous dis qu'il eut tout d'abord la pensée d'en faire sa maîtresse. C'est une chose si vulgaire dans la classe à laquelle il appartient que l'honneur d'une pauvre fille ; et puis, il avait toujours entendu parler de la vertu des femmes avec un tel dédain que son jugement, d'ordinaire si droit, avait fini par être entièrement faussé à cet égard. Au reste, ses entretiens furtifs avec Catherine le détournèrent tout naturellement de ses premières intentions. Sans savoir beaucoup, la jeune fille avait un bon naturel qui lui faisait saisir vivement le côté vrai des choses, et une élévation de sentiments, une pureté d'âme qui forçaient le respect. Ernest Duhermey conçut bientôt pour elle une de ces passions de jeune homme, profondes, tenaces, qui bouleversent la raison et poussent dans toutes les folies, quand elles ne sont pas étouffées à temps. La fille du fermier comprit aussitôt qu'un mariage avec le fils de M. Duhermey était impossible, qu'un pareil amour ne pourrait que faire son malheur et elle résolut de retourner chez son père. Ernest, qui connut son projet, vint se jeter à ses pieds ; il la supplia, les larmes aux yeux, de ne pas le fuir ; il lui fit le serment de la toujours respecter, de lui obéir en tout, etc. etc. La pauvre enfant se laissa aisément persuader : elle avait épuisé tout son courage pour se décider à la fuite ; il ne lui en restait plus pour résister aux pleurs et aux supplications d'Ernest.
Je n'appris toutes ces choses que plusieurs mois après, quand M. Duhermey, tout récemment nommé comte et, partant, méprisant plus que jamais la canaille, vint s'installer à la campagne. Les confidences simultanées de Catherine et d'Ernest me tracèrent mon devoir. Tout ce que je pouvais dire à la jeune fille, la pauvre enfant se l'était déjà dit. Quant au jeune homme, autant eût valu prêcher dans le désert. Je ne pus rien obtenir de lui, absolument rien, et il me déclara, avec une énergie qui me fit frémir, qu'il épouserait cette fille ou qu'il mourrait. Cela mit un peu de froid entre nous ; je le vis dès lors beaucoup moins souvent.
Deux années de suite, les choses restèrent dans le statu quo. Ernest, dont la passion était devenue l'unique affaire, avait eu néanmoins, jusqu'à ce jour, la prudence de la tenir secrète. Mais je n'étais point rassuré : connaissant l'impatience, la fougue du jeune homme, l'orgueil, la brutalité de M. Duhermey, une scène me paraissait inévitable entre le père et le fils. Le scandale que j'appréhendais me causait une tristesse profonde. Nous étions alors en hiver, le froid était très vif et la neige couvrait les chemins. Un soir, assis au coin de mon feu, j'étais en proie à ces tristes préoccupations quand ma servante introduisit une femme auprès de moi. C'était Catherine, pâle et défaillante. Elle était enveloppée de sa pelisse et tenait un petit paquet à la main.
« Mon père ! », fit-elle en tombant à mes pieds.
Je sentis ses larmes mouiller mes mains.
« Pour l'amour de Dieu, m'écriai-je avec effroi, qu'y a-t-il, mon enfant ?
– Je suis chassée, chassée !, me répondit-elle d'une voix pleine de sanglots.
– Ma chère fille, repris-je, l'expression est impropre : dites qu'on vous a remerciée.
– Non, non, ajouta-t-elle avec force, je suis chassée, chassée ! »
Je sus alors qu'elle avait été l'occasion d'une scène terrible entre M. Duhermey et son fils. Ernest, impatient d'une solution, était allé vers son père et lui avait déclaré l'intention où il était d'épouser Catherine Martineau. M. Duhermey s'était mis à rire et avait laissé entendre qu'on n'épousait point une petite paysanne dont on pouvait faire sa maîtresse. Mais, voyant son fils inébranlable, il était entré dans une violente colère. Il l'avait traité de fou, d'imbécile, de canaille, et l'avait menacé de le maudire, de le déshériter. Le jeune homme, avec un calme sombre et énergique, avait répondu qu'il était au-dessus d'une pareille crainte, qu'il se sentait assez de force et de courage pour faire lui-même sa fortune, qu'il aimait Catherine plus que toutes choses au monde, et qu'il l'épouserait, dût-il attendre dix années. Le comte Duhermey, qui se sentait dans une complète impuissance relativement à son fils, fit retomber toute sa fureur sur la fille de son fermier. Avec la dureté d'un homme qui ignore combien les passions extrêmes ont besoin de ménagements, il la renvoya honteusement : « Vous êtes une malheureuse, une coquine, une drôlesse ! lui dit-il. Vous avez débauché mon fils, je vous chasse ! Prenez garde à vous, ou je vous fais enfermer dans une maison de correction ! » Au moment où la pauvre fille, éperdue, allait quitter la maison, Ernest, courant après elle, lui avait dit : « Va, Catherine, essuie tes yeux ; avant peu tu auras de mes nouvelles. Mon père me donnera son consentement ou je me tuerai ! »
Tous ces détails ne firent que redoubler mes inquiétudes. Je rassurai la pauvre enfant de mon mieux, et je la reconduisis à la ferme, où je certifiai au père Martineau que sa fille n'avait pas cessé un instant d'être digne de lui.
Plusieurs jours se passèrent sans que j'eusse des nouvelles de la ville. Alors, un phénomène étrange avait lieu dans les campagnes. Une partie de la France se couvrait d'incendies. Comme un mal épidémique, ces sinistres se multipliaient sans qu'on pût ni les prévenir, ni en connaître la cause. Le fléau ne tombait guère que sur les fermes : il dévorait en moins de rien les récoltes, les labeurs de plusieurs années, et plongeait dans la misère une multitude de familles. On lisait chaque matin, dans les journaux, le récit de quelques nouveaux malheurs. Les gens de la campagne, irrités d'un mal dont la source était inconnue et contre lequel la plus habile surveillance ne pouvait rien, étaient au comble de l'exaspération. Notre hameau, je ne sais grâce à quoi, avait été épargné jusqu'à ce jour, tandis qu'à deux lieues à la ronde vingt fermes n'offraient plus que des ruines. Nous étions comme le centre intact d'une circonférence de flammes. Toutefois, le cercle se rétrécissait de plus en plus, et il était à craindre que la contagion ne vînt jusqu'à nous ; aussi les paysans ne cessaient-ils de faire bonne garde.
C'était peine perdue : nous devions subir la loi commune. Mais vous allez voir cette fois d'où devait venir le désastre.
Une nuit, une nuit sombre et froide, il y avait à peine deux heures que le dormais, quand je fus réveillé par ces cris terribles : « Au feu ! au feu ! ». Presque aussitôt on frappe à ma porte : « Monsieur le curé, monsieur le curé, crie une servante, levez-vous vite, tout le village est en flammes ! ». Je pris à peine le temps de m'habiller. La cloche de l'église répandait déjà l'alarme. À la direction de la lueur rouge et des tourbillons de fumée que j'aperçus, je jugeai tout de suite que ce n'était pas le village qui était en feu, mais bien le château du comte Duhermey. J'eus de sombres pressentiments. Le château n'était point habité, on ne pouvait attribuer l'événement qu'à la malveillance. J'arrivai bientôt sur les lieux. Tout était en désordre et en confusion. Les paysans, leurs femmes, leurs enfants étaient là, à demi-vêtus, allant, venant, criant, gesticulant, et en somme ne faisant rien pour arrêter le progrès des flammes. Je dépêchai à toutes brides un garçon de la ferme vers M. Duhermey, et j'envoyai au chef-lieu de canton avertir les autorités et quérir du secours. J'examinai ensuite ce qu'on pourrait faire en attendant.
Le château était presque entièrement enveloppé de flammes ; elle s'échappaient par les fenêtres avec violence et lançaient dans toutes les directions des étincelles et des flammèches. Tout ce qu'on pouvait essayer c'était de préserver un pavillon encore intact auquel attenaient les écuries, les remises, les greniers et les logements des domestiques. Nous nous mîmes à l'œuvre, armés de tous les instruments qu'on pût se procurer, et il faut bien dire qu'en cette circonstance les paysans montrèrent un courage et un dévouement d'autant plus louables que M. Duhermey, non content de les traiter avec un souverain mépris, les exploitait de la façon la plus injuste. Le pavillon fut sauvé. Pendant ce temps-là, le feu achevait d'envahir le château : la toiture n'existait déjà plus, les plafonds s'écroulaient ; au milieu des sifflements des flammes et du craquement des charpentes, à peine entendait-on le tintement lugubre du clocher. C'était quelque chose de tristement sublime que ce mélange assourdissant de bruits étranges, que cette confusion d'hommes et de femmes, éclairés par les lueurs d'un immense incendie.
Je considérais ce spectacle, quand mon attention fut subitement éveillée par des cris et des hurlements féroces. Je tournai la tête et j'aperçus à quelque distance, une dizaine de paysans qui entouraient une femme et la menaçaient de leurs haches et de leurs pioches. Je m'approchai en toute hâte et j'entendis clairement ces mots : « Tuons-la ! c'est elle qui a incendié le château ! » Je me fis jour jusqu'à cette femme, en cherchant à faire entendre raison à ces forcenés. Quelle ne fut pas ma stupéfaction quand je reconnus Catherine, calme, impassible au milieu de ces hommes qui menaçaient sa vie ! La réverbération du feu éclairait son pâle et beau visage ; dans ses yeux rayonnait la conscience d'une âme pure. Ma présence ne mit point un terme à la fureur des paysans ; quoi que je puisse leur dire, ils ne cessaient de crier à tue-tête : « Tuons-la ! c'est une gueuse, une incendiaire ! c'est elle qui incendie les fermes ! ». Le nombre des furieux grossissait autour de nous, et je commençais à craindre sérieusement pour les jours de Catherine, que je couvrais tant bien que mal de mon corps. Heureusement plusieurs gendarmes survinrent. La jeune fille fut arrachée des mains de la foule et, sur l'accusation formelle de quelques individus qui, disaient-ils, l'avaient vue sortir du pavillon au plus fort de l'incendie, elle fut faite prisonnière. À quelques pas de cette scène, Martineau et sa femme, affaissés sur leurs genoux, sanglotaient. On emmenait leur fille. Les ingures et les imprécations la poursuivaient encore…
Tout à coup, un jeune homme, qui n'était autre qu'Ernest Duhermey, pâle, nu-tête, les habits en désordre, s'élance au-devant des chevaux et, au risque de se faire moudre sous leurs pieds, cherche à pénétrer jusqu'à la jeune fille. Haletant, les mots s'échappaient avec peine de sa gorge : on eut dit qu'il avait perdu l'esprit.
« Fous ! s'écria-t-il, cette jeune fille n'a rien fait… laissez-la… c'est moi qui ai mis le feu… c'est moi qu'il faut emmener… laissez cette fille ! »
Ce nouvel incident accrut ma perplexité et mon effroi. Il se fit un grand silence.
« Ce jeune homme ne sait ce qu'il dit, fit Catherine avec une grande tranquillité. Il m'aime, et veut sauver ma vie au prix de la sienne.
– Non, non, elle ment ! interrompit Ernest avec énergie. Elle s'accuse parce qu'elle m'aime.
– Venez, messieurs, il perd l'esprit, répondit Catherine. D'ailleurs, ajouta-t-elle, si l'on veut la preuve de mon crime, on la trouvera dans la chambre que j'habitais au château. »
En présence de cette lutte, le brigadier resta quelques instants indécis. Enfin il ordonna à ses hommes d'arrêter aussi le fils de M. le comte.
En ce moment, une berline à deux chevaux lancés à fond de train s'arrêta près de nous. M. Dubermey en descendit. Ses premières paroles, à la vue de son château brûlé, furent : « Les canailles ! ils ont laissé brûler mon château ! »
Je lui appris la dispute qui s'élevait entre son fils et la fille de son fermier, et cette nouvelle lui causa une douloureuse secousse. Il prit sans hésiter une énergique résolution :
« Emmenez cette créature ! s'écria-t-il en désignant Catherine avec un geste de mépris. Je sais ce dont elle est capable. Elle a déjà ensorcelé mon fils ; elle peut bien avoir incendié mon château : il n'y a que le premier pas qui coûte. »
Je me sens encore froid au cœur quand je me rappelle ce qui eut lieu ensuite. Ernest, qu'on avait laissé libre à l'arrivée de son père, exalté jusqu'à la frénésie, l'écume à la bouche, se rua sur la foule et fit un effort suprême pour sauver sa maîtresse. Je ne sais ce qui fût arrivé si M. Duhermey n'eût donné l'ordre à trois robustes paysans de s'en emparer. En dépit du désespoir qui décuplait ses forces, il fut garotté et déposé dans la berline qui repartit immédiatement pour Paris.
Ernest fut pendant trois mois entre la vie et la mort. Pendant ce temps on jugea sa maîtresse. Catherine, durant l'instruction, s'avoua constamment coupable. J'allai la voir, et je ne pus obtenir d'elle aucun éclaircissement. « Quand je serai condamnée, me dit-elle, revenez me voir, monsieur le curé, et je vous conterai tout. »
Outre ses propres aveux, les charges contre elle étaient terribles. On l'avait vue sortir du pavillon pendant l'incendie ; on avait trouvé, dans la chambre qu'elle avait habitée dans ce pavillon, plusieurs bottes d'alumettes, un briquet et des fagots. J'assistais aux débats. Après la lecture de l'acte d'accusation, le président lui adressa les questions d'usage. Elle persista dans ses premières déclarations : elle avait mis le feu au château pour se venger de M. Duhermey qui l'avait chassée parce qu'elle aimait son fils. C'est à peu près tout ce qu'elle voulut dire. Les témoins furent ensuite entendus. Ils déposèrent tous dans le sens de l'accusation. Il ne restait plus aux défenseurs de Catherine, en présence de ces témoignages, que de réclamer l'indulgence du jury en faveur d'une pauvre fille dont la vie avait été jusqu'alors irréprochable.
Elle fut condamnée à mort.
Après avoir entendu son arrêt, elle me fit appeler : « Mon père, me dit-elle en s'agenouillant, c'est ma confession que je veux vous faire. »
…………
Je sortis d'auprès d'elle édifié comme si j'eusse conversé avec une sainte. J'avoue n'avoir jamais connu d'âme plus belle, plus grande que celle de cette pauvre fille du peuple.
Ernest, à la suite de plusieurs scènes violentes avec son père, avait résolu, dans un moment de désespoir, de ce venger en mettant le feu au château. Une pareille vengeance se conçoit à peine ; cependant, il n'est que trop vrai que le malheureux jeune homme exécuta ce qu'il avait résolu. Aussitôt après avoir mis le feu, il courut à la ferme et s'introduisit par la fenêtre dans la chambre de sa maîtresse.
« Catherine, s'écria-t-il en se précipitant vers elle, je viens de mettre le feu au château !
– Ernest, répondait la jeune fille, étourdie par cette révélation, vous êtes un malheureux et un insensé. Il faut vite crier au secours.
– Il est trop tard, interrompit Ernest, dont le visage exprimait un mélange d'anxiété et de folie. D'ailleurs mon père, que j'ai prévenu, m'a juré qu'il me livrerait sans pitié aux tribunaux si j'exécutais mes menaces. Tu le vois, il ne me reste que tout juste le temps de fuir. Viens, j'ai de l'argent. »
Catherine fut atterrée par ces aveux. Elle connaissait la dureté et l'avarice de M. Duhermey ; elle le croyait capable d'étouffer même la voix du sang dans un moment de fureur. Elle se persuada qu'Ernest était perdu si quelqu'un ne se dévouait pour lui ; et elle se sentit assez d'amour et de courage pour accomplir le sacrifice. Son plan fut promptement conçu. Elle feignit de consentir à tout ce que voulait son amant. Seulement, sous le prétexte de se vêtir et de ramasser quelques hardes, elle exigea qu'il allât l'attendre dans un village voisin. Dès qu'il fut parti, elle courut prendre, parmi les clés du château que M. Duhermey laissait à la ferme, celle du pavillon.
Déjà les flammes s'échappaient du château ; déjà l'on entendait dans le lointain les cris « Au feu ! au feu ! ». Catherine, munie d'un briquet, se chargea en outre de plusieurs fagots et se rendit en toute hâte dans la chambre qu'elle y avait autrefois occupée. Elle y resta jusqu'au moment où les paysans cernèrent les bâtiments en flammes. Alors seulement, sûre d'être remarquée, elle sortit avec toutes les précautions d'une personne qui veut passer inaperçue. De là les malédictions et les menaces dont je l'avais vue poursuivie.
Comme bien vous le pensez, on avait caché avec le plus grand soin à Ernest le sort de la jeune fille. On l'envoya sous bonne escorte se rétablir en Italie. L'éloignement et l'absence engendrent l'oubli, même chez les hommes les plus passionnés. D'ailleurs, sollicité par mille distractions, la peinture, la musique, la poésie, entraîné, par ordre de son père, dans la société de femmes perdues, il oublia la fille du fermier, ou du moins elle passa dans son esprit à l'état de poétique souvenir. Il revint en France, entra dans l'administration, et fit ce qu'on appelle un beau mariage, c'est-à-dire épousa une femme laide et bossue qui avait 100.000 livres de rente. Aujourd'hui, sur les bancs de la Chambre, il fait partie de cette majorité qui, étudiée dans son ensemble ou dans chacun de ses individus, vous apparaît comme une borne centrale autour de laquelle gravitent des idées, les passions, les élans généreux, sans qu'elle grouille, sans qu'elle sorte de sa stupide inertie.
Catherine, grâce aux démarches de personnes influentes que je sus intéresser en sa faveur, vit sa peine commuée en dix années de détention. Cinq ans après, ces mêmes personnes obtinrent sa complète liberté. À la mort de ses parents, elle s'est retirée dans une petite ville, où elle expie, abandonnée et malheureuse, le crime d'avoir aimé le comte Ernest Duhermey et de s'être dévouée pour lui.