Charles Barbara
LA FAUTE D'IRMA GILQUIN
paru sous le titre « Irma » dans la Revue française des 20 novembre et 1er décembre 1858,
paru dans Mes Petites-Maisons, 1860,
édité en 1881
I
John Maxwell descendait d'une riche et honorable famille d'Édimbourg. On ne savait de lui que ce qu'il en disait lui-même, c'est-à-dire à peine quelques détails. Dans les universités où il avait tour à tour séjourné jusqu'à l'âge de vingt ans, son esprit, Maxwell tirait parfois vanité de cela, avait incessamment répugné aux études, même à celles qui exigeaient le moins d'application. À part l'équita tion, l'escrime, la boxe, la natation, la chasse, les courses, rien ne l'intéressait.
D'une constitution robuste, la tête vide d'ambi tion, l'âme dans la chair, non seulement il n'avait échappé au despotisme d'aucun appétit, ii ne s'était même jamais senti inquiété par le besoin de lutter contre cet esclavage. Sous l'empire exclusif de cette vocation au plaisir, deux ou trois ans tout au plus après sa majorité, il avait déjà dévoré la moitié d'un patrimoine considérable.
C'était alors que, mis au ban de sa famille, confus lui-même de sa célébrité dans les mauvais lieux de Londres, et poursuivi d'un vague désir de sauver son indépendance en sauvant ce qui lui restait de fortune, il avait résolu de s'établir en France.
Son instinct l'avait bien servi : par le fait seul de cette émigration, il s'était trouvé plus riche encore qu'il ne l'était chez lui au début. En Sologne sur tout, pays d'une pauvreté proverbiale, dans un château enfoui au milieu des bois, où les chevaux, les chiens, la chasse, ne pouvaient plus être pour lui une source de ruine, ses revenus suffisaient et au delà à ses goûts, à ses passions, à sa libéralité et, mieux encore, à son incurable insouciance en matière d'intérêt.
Là comme ailleurs le choix de ses liaisons reposait uniquement sur le hasard. Peu lui importait la qualité des gens, pourvu qu'il rencontrât de joyeux et bruyants compères. Son château ne désemplis sait pas de parasites qu'il recrutait à la ville et avec lesquels, pour tout dire sommairement, il chassait, se promenait à cheval, faisait des armes, jouait au billard ou aux cartes, et passait ses nuits à boire.
À une femme était échu le privilège de l'arrêter un moment sur cette pente. Bien que le bruit sou levé par son mariage eût été bientôt apaisé, l'aven ture n'en avait pas moins servi longtemps à inspirer des commentaires fabuleux. Qu'on juge, néanmoins, combien peu l'histoire était romanesque.
Maxwell se rendait presque journellement à la ville. Remisant toujours à la même auberge, il sui vait naturellement, pour y arriver, toujours le même chemin. La perspective d'une nouvelle aventure le décida tout à coup à dévier de sa route habituelle.
Vêtu d'une longue redingote en drap blanchâtre, cravaté d'une écharpe rouge, le chapeau sur l'o reille, il était difficile que, dans les rues étroites et tortueuses qu'il traversait maintenant, il échappât à l'attention, surtout juché comme il l'était au plus haut d'une voiture de chasse, attelée de deux chevaux magnifiques qu'il conduisait lui-même, ayant à ses côtés un groom s'y prélassant. Son affectation à aiguillonner ses chevaux et à les faire piaffer devant l'étal d'un pauvre boucher, dans le comp toir duquel brillaient les charmes d'une grande et fraîche jeune fille, trahit promptement le secret de son nouvel itinéraire.
D'une conversation de table était né chez Maxwell le désir de voir cette jeune fille. L'enthousiasme avec lequel ses amis en avaient parlé lui parut encore de la tiédeur. A peine l'eût-il entrevue qu'il s'enflamma, et cela d'autant plus volontiers que, dans sa pensée, la vertu même la plus farouche, ré duite à une si obscure condition, ne tiendrait pas longtemps contre l'appât d'une mine d'or.
Des détails recueillis çà et là le fortifièrent encore dans son illusion. Irma Gilquin était l'aînée des en fants d'un brave homme que les exigences de sa trop nombreuse famille condamnaient au supplice d'une misère perpétuelle. À moins d'un miracle, l'éblouissante beauté de la jeune fille devait s'éteindre dans l'ombre d'un comptoir où l'attachait l'implacable rigidité d'une mère, vouée d'ailleurs elle- même aux pénibles travaux du ménage.
John était donc fondé à croire la séduction facile. Il se trompait pourtant. Sans marquer ni colère ni mépris, Irma éloigna froidement la vieille femme chargée des premières ouvertures. À des tentatives de plus en plus pressantes, appuyées par l'éclat d'un présent considérable, la jeune fille répondit que pour un million elle ne faillirait point à son devoir et qu'elle n'appartiendrait qu'à son mari.
Toute femme, en somme, vaut ce qu'elle s'estime.
Sous l'empire d'un amour décuplé par la résistance, Maxwell conjura la jeune fille de consentir au moins à une rencontre. L'entremetteuse offrait sa maison et la garantie de son honorable assistance. Irma, que son caractère mettait au-dessus de la crainte et de l'opinion, accorda un rendez-vous.
Ce rendez-vous menaçait de n'aboutir à rien. La jeune fille restait insensible aux plus vives pro testations d'attachement comme au prestige d'une fortune, et persistait avec intrépidité dans la résolution de n'appartenir qu'à l'homme dont elle serait la femme.
Mais, au dernier moment, Maxwell, dans un élan irrésistible de passion, promit résolument, sur son honneur, d'épouser la jeune fille de là à une époque très prochaine. L'unique condition à cela, condi tion expresse, c'était qu'un enlèvement précéderait le mariage. Irma voulut bien. Estimant sans doute qu'avec un homme loyal une parole vaut un con trat, se fiant peut-être aussi en sa beauté et en son courage, le lendemain même elle déserta la maison paternelle pour suivre John Maxwell en son château des Ormes.
Au préalable, elle avait laissé dans sa chambre ces quelques mots à l'adresse de son père et de sa mère :
Mes chers parents, jusqu'à nouvel ordre gardez le silence sur ma disparition et soyez sans inquiétude à mon sujet. Je pars de mon plein gré avec un homme qui a fait le serment de me donner son nom. Vous me verrez d'ici à trois mois digne de vous, c'est-à-dire mariée à un honnête homme, ou vous ne me reverrez plus. Croyez au respect inaltérable d'une fille qui vous aime tendrement. IRMA GILQUIN
Cet enlèvement, toutefois, quoi que la famille en eût, n'avait pas laissé que de faire du bruit. Le re tour d'lrma en fit plus encore. Sans autre dot que sa vertu qu'elle exposait un peu à l'aventure sur la foi d'une de ces promesses que les mœurs autorisent en quelque sorte à fausser, elle revenait, contre toute prévision, légitimement unie à un million naire, apporter dans sa famille la joie et l'aisance.
Une si étonnante fortune ne pouvait manquer d'éveiller l'envie ou tout au moins de provoquer l'étonnement. Durant quinze jours , en ville , il n'avait pas été question d'autre chose.
Maxwell, cependant, loin de paraître le moins du monde honteux d'en avoir été réduit à ce mariage, comblait ostensiblement sa femme de soins et de prévenances, son amour semblait avoir crû avec la possession ; c'était un véritable ensorcellement. Irma le tenait pour ainsi dire enchaîné à ses genoux, à ce point qu'on put croire un moment qu'elle l'avait fixé. Sous l'influence de cette servi tude apparemment fort douce, il avait pendant près de deux années renoncé à ses liaisons de hasard pour mener une vie exemplaire, et avait poussé la complaisance conjugale jusqu'à s'abstenir de s'eni vrer, comme il faisait jadis périodiquement.
Mais cette espèce d'héroïsme lui coûtait insensiblement trop d'efforts pour ne pas bientôt toucher à sa fin. Déjà aux prises avec un ennui croissant, il avait eu maintes fois des retours vers ses anciennes et chères habitudes. Irma, tout d'abord, n'avait pu se résoudre à fermer les yeux sur ces écarts. Des luttes pénibles s'en étaient suivies, d'incessantes querelles avaient troublé la paix du ménage, jusqu'au jour où la jeune femme, de guerre lasse, ou devenue enfin clairvoyante, s'était résolue à ne plus disputer son mari et à lui mettre, comme on dit, la bride sur le cou.
À partir de ce moment, John, de proche en proche, avait repris intégralement sa vie de garçon. Aujourd'hui, comme par le passé, quand il allait à la ville, il en ramenait toujours de nouveaux cama rades qu'il hébergeait des mois entiers et avec lesquels il dépensait son bien et sa vie.
Homme tout d'instincts et de caprices, une fois, par aventure, dans ses relations, il prouvait quelque constance. Sa mauvaise étoile l'avait mis en conjonction, c'est le mot, avec un peintre en passage dont la médiocrité, sous le nom de Claude Saint- Martin, jouissait d'une sorte de vogue dans la bourgeoisie de la ville. Séduit tout d'abord par la fière stature, les airs de matamore et la verve de commis-voyageur de l'artiste, Maxwell, dès la deuxième entrevue, ne se possédait plus d'enthousiasme et, à la troisième, ne retrouvait le calme des sens qu'après avoir décidé son nouvel ami à venir passer une semaine ou deux au château des Ormes.
Le séjour du peintre s'y était insensiblement prolongé au delà de six mois. Son départ, à vrai dire, prenait décidément un caractère étrange de nécessité ; aucune invitation amicale ne devait plus y mettre obstacle. Loin de là. Après avoir été jusqu'à ce jour l'hôte choyé, fêté, caressé du château, il s'en voyait tout à coup honteusement chassé par la haine implacable d'Irma et l'indifférence inju rieuse de Maxwell.
II
Le château des Ormes n'est qu'une vaste et vieille maison en pierres grises, à deux étages, couverte en tuiles, avec des écuries, un chenil et un beau jardin potager. Elle est sise à deux ou trois heures de marche du bourg de La Ferté, en Sologne. Au rez-de-chaussée, une porte vitrée, ouverte à égale distance des deux angles de la façade, donne accès dans un vestibule qui traverse la maison de part en part et laisse voir la verdure des arbres au-delà. Du pied de la façade, l'œil embrasse une cour sablée, semi-circulaire, que dessine une épaisse clôture d'arbustes et qu'ombrage un hêtre magnifique, plus que centenaire, qui s'élève au centre. Un banc de pierre embrasse le tronc de cet arbre dans l'axe duquel se développe une longue avenue de peupliers fermée, à son point de jonction avec la route dé partementale, par une lourde grille en fer.
Cette cour sablée, les arbustes qui l'encadrent, les quelques corbeilles de géraniums et de verveines qui s'y épanouissent çà et là, les caisses d'orangers, de lauriers-roses, de grenadiers, rangées à droite et à gauche de la porte d'entrée, font croire d'abord à une propriété bien entretenue. Il suffit d'une promenade autour de la maison pour avoir une idée toute contraire. De l'autre côté, l'herbe croit jus qu'au pied des murs. Sur le terrain, qui par degré s'abaisse et forme une vallée étendue et profonde que domine la maison, des bois touffus et en désordre ont insensiblement dérangé l'économie d'un beau parc qui prospérait là jadis. Toute trace de main d'homme disparaît. Les mauvaises herbes envahissent les sentiers et les chemins défoncés par la pluie sont pour la plupart impraticables. Aux alentours, dans un rayon d'une lieue, on ne trouverait pas un toit quelconque : c'est la solitude.
Il avait plu toute la journée ; aux approches du soir, bien que la pluie eût cessé, une brume épaisse voilait toujours le ciel et précipitait la nuit. On touchait à l'automne. Le vent soufflait d'ouest et, avec un bruit comparable à celui d'une averse sur le sable, secouait l'eau dont la feuille des arbres était chargée. Un domestique en casaque rouge avait fermé les volets, les persiennes, les portes de lamaison. À l'intérieur, tout reposait, hormis pourtant dans une chambre du premier où se passait une scène en apparence assez peu digne de fixer l'attention, et qui néanmoins allait décider d'une catastrophe émouvante, terrible.
Deux hommes, l'un de trente ans au plus, l'autre d'au moins trente-cinq, étaient là, assis non loin d'un feu de sarments.
Maxwell, le plus jeune, blond, imberbe, avec des traits en quelque sorte pointus et des yeux bleus qu'allumait l'ivresse, faisait face à son ami Saint-Martin, homme puissant, dont les longs cheveux et la grande barbe faisaient souvenir du type de certains vétérans d'atelier.
Une table desservie, sur laquelle étaient épars encore des verres, des bouteilles, une cave à liqueurs, les séparait.
C'était le banquet des adieux.
Maxwell, le lendemain, reconduisait le peintre à la ville. Une dernière débauche précédait l'heure de la séparation.
Tous deux parlaient à la fois. La métaphysique, l'art, la morale servaient de thèmes à leurs vives controverses.
Ou connaît cette notable vertu du vin d'inciter aux discussions graves les gens qui, à jeun, s'abs tiennent le plus volontiers de ces mêmes discussions.
Ils s'oubliaient au point qu'une servante, qui en tra sans précautions, dut s'avancer tout près de la table pour se faire remarquer d'eux.
« Monsieur John ! » s'écria-t-elle.
Maxwell tourna vivement ln tête.
« Madame m'envoie vous prier, continua la jeune paysanne, de ne pas partir demain avant de l'avoir vue. Elle a des commissions à vous donner pour sa mère. »
John, dont le front s'était éclairci comme par enchantement, répondit oui de la voix et du geste.
« Hé I Justine, ajouta-t-il aussitôt, tu sembles bien pressée. »
La jeune fille, en effet, avait hâte de sortir.
« Madame m'attend », répliqua-t-elle.
D'un bond, Maxwell s'élança sournoisement vers la porte, et, de sa longue taille, ferma le passage.
« Je n'ai, fit-il, que deux mots à te dire. »
Justine recula sans se préoccuper aucunement du peintre. Elle était d'une fraîcheur et d'une gentillesse séduisantes ; ses yeux noirs, ses joues, ses lèvres, son menton, tout souriait dans sa physionomie. Maxwell la dévisageait d'un œil ardent ; il semblait possédé du démon de la luxure.
« Tu es charmante ! s'écria-t-il tout à coup.
– En vérité, repartit Justine, vous n'en avez pas l'étrenne.
– Je suis fou de toi !
– Vous l'êtes de toutes les Iemmes, excepté de la vôtre.»
Pleine d'enjouement et bien tranquille en apparence, la jeune fille n'en maintenait pas moins tou jours la même distance entre elle et son maître. Il tenta de s'approcher d'elle, et tout de suite elle s'éloigna d'autant.
« Écoute, lui dit-il alors ; sois raisonnable, et, pas plus tard que demain, je t'apporterai de la ville une belle paire de boucles d'oreilles.
– Comme vous y allez ! fit Justine en riant. Un autre, du moins, se gênerait devant le monde. »
L'allusion concernait évidemment Saint-Martin qui, enfoncé dans son fauteuil, fumait sa pipe sans mot dire, et affectait le plus profond dédain pour ce qui se passait autour de lui.
« Tu veux plaisanter, dit John. Quel intérêt aurait Saint-Martin à commettre une indiscrétion ? »
Le peintre haussa dédaigneusement les épaules et marqua par son air combien cette scène lui semblait longue.
« Aux boucles d'oreilles, ajouta Maxwell, je joindrai une chaîne d'or pour te mettre au cou. »
Justine devint sérieuse.
« Pour votre pesant d'or, répondit-elle, je ne consentirais pas à être méprisée. Et votre femme, d'ail leurs, si bonne pour moi ! je n'oserais plus la regarder en face : elle me tuerait d'un regard. Laissez-moi donc vous dire une fois pour toutes que vos prétentions n'aboutissent qu'à me tracasser inutilement. »
John ne tint pas compte de l'avertissement ; il poursuivit la jeune fille et essaya de la saisir.
« Je vais crier ! » dit résolument Justine qui, d'un bond, mit la table entre elle et lui.
Le jeune homme s'arrêta.
« Soit ! fit-il en se retirant du passage. Mais j'es-père que tu changeras d'avis.
– Vous auriez bien tort d'y compter. »
Disant cela, Justine prit son élan et s'esquiva en tirant la porte derrière elle.
Au foyer, tout à l'heure en flammes, il ne restait plus qu'une rouge braise. La lumière se trouvait réduite aux pâles rayons d'un flambeau à deux bougies égaré sur la table parmi les bouteilles et les verres. Hormis l'espace mesuré par la table et ceux qui y étaient attablés, la chambre était plongée dans une obscurité voisine des ténèbres. C'était, au reste, de quoi se préoccupaient peu les deux amis, qui déjà recommençaient de boire et de discuter. Justine n'avait interrompu une querelle sur les astres que pour en allumer une sur les femmes. Sa vertu ou son opiniâtreté souffla à l'artiste une observation qui engagea doucement la lutte.
« Décidément, mon pauvre John, dit-il entre deux jets de fumée, avec les femmes tu ne seras jamais qu'un enfant.
– Pourquoi ?
–Tu as cinquante ou soixante mille francs à manger par an, répondit Claude ; tu es jeune, grand, bien fait, robuste, et tu te résignes, avec de tels avantages, aux refus d'une servante, et tu te laisses berner par elle !
– Le moyen de faire autrement , dit John d'un ton bourru.
– C'est d'abord, continua l'artiste, de ne pas offrir à une fille sans conséquence un prix qui lui donne une idée exagérée de sa valeur. Il n'est pas d'usage d'exalter les choses que l'on marchande. Tu agis en digne fils d'Albion, royalement, mais sans réfléchir que ces folles enchères gâtent la petite et la rendent intraitable. »
S'il était évident que ce rôle de pédagogue plai sait au peintre, il ne l'était pas moins que Maxwell, en ce moment, paraissait peu enclin à celui d'écolier.
« Ensuite ! fit-il sèchement.
– Ensuite, repartit Claude du même air magistral, c'est toujours une grande faute d'avoir l'air de mettre en doute la reddition de la forteresse qu'on assiège.
– Enfin pour parler net, dit John d'une voix où perçait l'ironie, avec Justine, si tu étais à ma place ?…
– Peuh ! fit Saint-Martin dont le visage s'épanouit de suffisance, je ne te dis que ça, si j'avais seulement daigné vouloir…
– Ah ! laisse-moi donc ! s'écria brutalement Maxwell, tu n'es qu'un vantard et un fanfaron ! »
Au milieu même des écarts de la colère, John n'avait jamais rien dit de plus vif. Dans sa bouche, cette sortie violente avait tous les caractères de la plus révoltante injure. Quelques détails sur l'artiste et sur l'intimité des relations de Maxwell avec lui le feront comprendre.
III
Entre tous les arts, celui seul du miniaturiste avait souri à son ambition. Au besoin, il ne dédaignait pas de peindre le portrait grand comme na ture, et n'eût pas balancé à couvrir des toiles de vingt pieds, même de trente ; mais il revenait tou jours avec passion aux peintures à la loupe pour médaillons, broches et chatons de bague. Des notions superficielles sur toutes choses, notions recueillies au hasard des rencontres, en faisaient le plus intrépide contradicteur qu'il y eût au monde. Après boire, causer théologie et métaphysique lui semblait de rigueur ; à ses heures de sobriété pour parler franchement, il abordait des questions moins graves. L'argot d'atelier dont il émaillait son lan gage, ses équivoques obscènes, son répertoire d'histoires graveleuses, son impiété pleine d'ostentation, et, par-dessus cela, son amour de railler à propos de tout et hors de tout propos, achevaient de lui donner la valeur d'une figure exemplaire.
Aux yeux de quiconque consentait à le croire, dans sa profession notamment, il n'avait point de rival. Comme disent de Rubens certaines personnes, on disait la palette de Claude Saint-Martin. N'était son horreur pour l'habit noir et les intrigues, depuis nombre d'années déjà il aurait le ruban rouge et serait de l'Institut.
On voit d'ailleurs trop souvent encore le succès et la fortune de charlatans moins audacieux.
S'agissait-il d'architecture, de sculpture, de mu sique , de poésie, pas un artiste, y compris les plus surprenants, n'étaient capables d'en raisonner mieux que lui. En ce qui concerne la chimie, l'astrono mie, la médecine, l'art militaire, l'histoire, les voyages, etc., les plus grands savants comme les plus grands capitaines eussent pu profiter à ses aperçus.
Connaissant de source certaine l'aversion toute spéciale de Maxwell pour les chiffres, il traçait un jour sur le mur, à l'aide d'un charbon, une série de signes algébriques, et voulait obliger son ami à essayer la résolution du problème.
John protestait de son ignorance comme on se défend d'un crime.
« Tu ne seras jamais qu'un âne ! » s'écriait alors Saint-Martin triomphalement.
Puis, entassant lettres sur lettres, signes sur signes, équations sur équations, il tombait épuisé dans un fauteuil et ajoutait :
« Comprends-tu ?… Non ?… C'est pourtant encore plus facile que d'avaler un verre d'eau. »
Dans sa fureur de primer, il entreprenait un curé des environs sur le catéchisme, et, à force de tapage, réduisait le vieux desservant au silence.
Avec les fermiers, les meuniers, les maçons, les ouvriers de tous états, son intarissable faconde fai sait merveille. Il les éblouissait par l'abus des termes techniques dont sa mémoire regorgeait, et manœuvrait tant et si bien de la langue qu'il réussissait quelquefois à les convaincre qu'il était réelle ment du métier.
D'une taille presque égale à celle de John, mais massif des épaules et pourvu de cet embonpoint qui présage l'obésité, il avait l'œil trouble, les traits lâches, le teint livide des gens dont un libertinage inconsidéré a comblé la vie. Ses longs cheveux châtains rejetés avec prétention en arrière ne découvraient qu'un front étroit et fuyant. Une épaisse barbe rousse dissimulait une bouche vide et un menton trop court, sans parvenir à rehausser un masque où le cynisme éclatait avec non moins de force que de vanité. Le désordre voulu et cherché de son costume eût suffi d'ailleurs à le trahir. A sa désinvolture de chic, on reconnaissait bien vite un de ces hommes qui embrassent ce qu'on appelle la carrière des arts, bien moins pour se distinguer du vulgaire par des œuvres méritantes que par un extérieur singulier.
Sa vanité ne souffrait même pas que les imperfections physiques fussent chez lui des disgrâces naturelles. Ainsi l'inclinaison vers la gauche du bout de son nez bossu et cassé n'était, affirmait-il, que le résultat d'un accident. Il n'avait pas encore dix ans : un jongleur, lui mettant une pièce de monnaie en équilibre sur le nez pour la lui enlever avec une fronde, n'avait réussi qu'à la condition de lui abattre le nez sur la joue. Il en était de même pour ses jambes légèrement arquées comme les branches d'un compas d'épaisseur : c'était la faute de ses parents, qui, trop tôt, lui avaient fait prendre l'habitude du cheval. En attendant, bien qu'il se vantât de se tenir en selle mieux qu'un Hongrois, John n'avait jamais pu le décider à monter même le plus doux des chevaux de son écurie.
Après cela, il eût été au moins extraordinaire qu'il ne fût pas à l'escrime d'une adresse à désespé rer tous les maîtres d'armes présents et futurs. Par malheur, il avait fait le serment, devant un tribunal où l'appelaient les suites d'un duel, de ne plus jamais toucher une épée de sa vie.
En revanche, au billard et aux cartes, John trouvait toujours en lui un partner complaisant et infatigable.
À l'égard des hommes de ce genre, les sentiments modérés semblent impossibles : il est certain qu'ils inspirent toujours ou d'ardentes sympathies ou une répulsion profonde. En même temps que l'inconstance entraînait Maxwell à de pareilles liaisons, le défaut d'exercice intellectuel expliquait chez lui l'engouement pour ce genre de hâbleur. Parce qu'il n'avait guère vécu jusqu'à ce jour qu'avec des pale freniers et des maquignons, tout était nouveau pour lui. Au début surtout, son enthousiasme tenait du fanatisme. Claude, avec son bagage en apparence inépuisable d'anecdotes, de coq-à-l'âne, de charges, d'obscénités, le divertissait, le charmait, le passionnait. Il acceptait comme autant de versets d'Évangile les assertions du peintre, prenait pour de l'or pur la ferraille de ses connaissances encyclopédiques, s'en laissait imposer par ses vantardises, et finissait par le croire un homme tout à fait supérieur. Aussi, non content de paraître glorieux d'un tel hôte, de l'écouter bouche béante, de l'air dont un mâtin empêché par la graisse regarde bondir et courir un lévrier, souffrait-il que l'artiste le traitât comme un écolier, le morigénât, lui fît honte de son igno rance, et quelquefois même l'accablât de railleries dont la grossièreté frisait l'insulte.
Ce n'était rien.
À l'instar des enthousiastes, il faisait de la propagande, et prétendait faire partager son admiration à autrui.
Irma, qui s'était fait une règle inflexible de ne jamais fréquenter avec les hôtes du château, quels qu'ils fussent, avait prétendu tout d'abord comprendre le peintre dans cette exclusion. Son mari, à ce sujet, l'avait persécutée ou mieux tyrannisée, jusqu'à ce que, de lassitude, elle eût consenti à voir Saint-Martin. Déjà édifié sur l'humeur de la femme, celui-ci s'était montré vis-à-vis d'elle aussi modeste et réservé qu'il l'était peu avec John. Il avait eu promptement le secret de leur antagonisme, et, n'ayant plus à s'inquiéter des sentiments du mari, il s'était appliqué sans désemparer à se concilier les bonnes grâces de la femme. Une comédie vulgaire avait suffi à ce résultat. Irma, à son insu, avait été peu à peu gagnée par d'incessantes flatteries à sa beauté, à son jugement, à ses mérites. N'importe à quel propos, elle avait toujours raison, John tou jours tort. Claude ne se lassait point de l'admirer et de la plaindre. Grâce à cette tactique, toutes les préventions passionnées du mari avaient glissé in sensiblement au cœur d'Irma ; elle et l'artiste avaient fini par s'entendre si bien que, jaloux, non de sa femme, mais du peintre, Maxwell, aux prises avec un violent dépit, s'était donné le ridicule de bouder comme un enfant et de passer toutes ses journées dehors, soit à chasser, soit à courir à cheval ou en voiture dans les environs. Sa foi en la vertu d'Irma était si entière qu'il ne lui était pas venu une seule fois à l'esprit de suspecter l'honnêteté des relations chaque jour plus intimes qu'elle entretenait avec Saint-Martin.
D'ailleurs, de nouveaux incidents s'étaient pro duits, cet état de choses avait brusquement cessé. Claude, après avoir négligé son ami deux mois et plus, s'était rapproché de lui tout à coup. À bien des égards il paraissait changé. Ainsi, à la cigarette qu'il avait fumée jusqu'alors, il substituait une longue pipe en bois qu'il tirait de son sac pour la souder à ses lèvres. Au mépris de sa prétendue sobriété et de ses tirades contre l'incontinence, il avait subitement des appétits de glouton et absorbait une telle quantité de liquide que John trouvait en lui sinon un maître, du moins un rival redoutable. En même temps, devant Irma, il dépouillait son masque de réserve, et s'oubliait jusqu'à risquer la facé tie obscène. Irma, à cette métamorphose, n'avait d'abord eu que de la confusion ; elle avait été bien tôt aux prises avec une sourde colère. Ses relations avec l'artiste, si lentes à se nouer, avaient été rompues en un clin d'œil, et rompues de la part d'Irma sans aucun ménagement. Elle ne se conten tait pas de se refuser absolument à le revoir, elle n'en parlait plus que d'un accent haineux et plein de dégoût. S'il se trouvait fortuitement en sa présence, il avait à subir ses airs hautains et son silence méprisant. Elle n'avait même pas craint de dire un jour à son mari, assez haut pour être entendue de Claude : « Est-ce que vous ne m'épargnerez pas bientôt le supplice de me rencontrer avec cet homme-là ? » Maxwell, tout heureux d'avoir retrouvé son ami, n'avait pas seulement songé à pé nétrer le mot de l'énigme ; il n'avait voulu voir, dans celle aversion soudaine, qu'une nouvelle preuve de l'inconstance du caractère des femmes.
John, toutefois, ne s'était dérobé qu'imparfaite ment à l'influence que sa femme avait jadis exercée sur lui. En dépit de lui-même, elle lui imposait toujours. Partant, il n'était pas possible que ses préventions en faveur d'un homme pour lequel Irma marquait tant de répugnance se maintinssent longtemps au même degré d'énergie. Sans qu'il s'en doutât, les dédains de sa femme enlevaient au pein tre son plus sûr prestige. L'artiste justement, dont quatre ou cinq mois au château avaient épuisé le répertoire, en était réduit à donner une seconde édition de ses calembours, de ses turlupinades, de ses anas et de ses vanteries. Pour tout dire en un mot, il rabâchait, et Maxwell ne laissait pas que de s'en apercevoir. De jour en jour, sa prodigieuse consi dération pour le peintre devait forcément diminuer.
Comme l'enthousiasme, le désenchantement est soumis aux lois du plan incliné, qui ne souffre point de temps d'arrêt.
D'ailleurs, à mesure que John ouvrait les yeux à la lumière, le souvenir des mortifications qu'il avait eu à subir revenait à son esprit. Intérieurement, l'idée de briser son idole et de la renverser d'un piédestal usurpé souriait à sa rancune. Il en était venu à rester insensible aux plus exorbitantes bouffonneries du peintre, à lui tenir tête, et même à lui donner des signes non équivoques d'impatience.
Ajoutez que Claude, exaspéré par tant de dé boires, n'avait commis que des maladresses en es sayant de reconquérir le terrain perdu. Force lui avait été de comprendre que son règne était passé, que la place pour lui deviendrait de jour en jour moins tenable, et qu'il n'était que juste temps de fuir s'il voulait échapper aux affronts dont on ne se fait pas faute d'abreuver les parasites incommodes.
C'était enfin chose convenue : demain, à la pre mière heure, Maxwell devait le ramener à la ville. Mais ce départ, arrêté sous la pression d'une contrainte morale, allumait en lui un ressentiment qu'il avait bien du mal à dissimuler. Impuissant en outre à pardonner les mépris de la femme et le re froidissement du mari, il semblait n'attendre qu'un prétexte pour exercer contre eux des représailles dignes de mémoire.
À ses oreilles, précisément, venait de retentir une apostrophe qui mettait le comble aux outrages dont il croyait avoir à se plaindre.
Effectivement, entre toutes les choses à l'occasion desquelles fermentait sa vanité, il était un chapitre surtout, celui des femmes, où cette vanité, mise en vibration, le surexcitait jusqu'à la démence.
Quelle ne devait donc pas ëtre sa fureur quand John, dans lequel il n'avait jamais voulu et ne voulait voir encore qu'un grand enfant à l'intellect noué, s'émancipait au point d'oser lui dire en face, à propos de galanterie :
« Tu n'es qu'un vantard et un fanfaron ! »
IV
Claude. tressaillit comme si on l'eût frappé au visage. Sous l'action de la blessure faite à son amour-propre, l'épithète ridicule dont on poursuit le mari de la femme adultère effleura ses lèvres. La velléité était d'autant plus surprenante qu'il ne pouvait parler sans se dénoncer lui-même. Il ne recula pourtant qu'avec effort devant l'énormité de la trahison. Son mutisme contraint rappelait les angoisses de l'homme qui se défend contre le vertige que causent les profondeurs d'un abîme. Il regardait John avec des yeux où éclataient l'amertume et la haine ; il faisait souvenir du chien en arrêt et prêt à fondre sur le gibier.
Mais les lueurs de raison qui par-ci par-là traversaient encore son esprit, quelque peu déjà troublé par l'ivresse, l'induisirent, sinon à abandonner, du moins à différer l'aveu d'un secret dont la divulga tion semblait devoir suffire à sa vengeance.
À la suite d'une longue pause, il se secoua subi tement et saisit son verre.
« Buvons ! » fit-il d'un ton dégagé.
Maxwell, en même temps qu'il venait de s'em porter, avait brusquement pivoté sur lui-même ; il ne présentait plus au peintre que les sinuosités d'un profil contracté par la mauvaise humeur. La provocation amicale de l'artiste le laissa de marbre.
« Comment ! ajouta celui-ci en remettant avec fracas son verre sur la table, je pardonne à ta jeunesse une boutade aussi injurieuse qu'intempestive, el voilà ta reconnaissance !… Sache donc qu'il me suffirait d'ouvrir la bouche pour faire rentrer dans ta gorge la malheureuse phrase qui vient d'en sortir. »
John releva la tête et regarda le peintre d'un air de défi.
« Pure jactance que tout cela », dit-il en haussant les épaules.
Les traits de l'irascible Saint-Martin trahirent de nouveau les sentiments de haine et de colère auxquels il était en proie.
« Ah çà, mon cher, dit-il au milieu d'une extinc tion de voix subite, sur quelle herbe as-tu marché ? Voudrais-tu te venger sur moi de ton insuffisance auprès des femmes ? Il te siérait mieux, ce me sem ble, puisqu'il te plaît enfin de faire l'homme, d'uti liser les prémices de ce courage à secouer le joug du cotillon. »
En réponse à ces sarcasmes, Maxwell prétendit avec hauteur qu'il ne subissait le joug de personne.
L'histoire de son mariage avec une femme à laquelle, de son propre aveu, il s'était flatté de ne jamais donner d'autre titre que celui de maîtresse, n'éveilla en lui aucune confusion.
Il répondit à Claude, qui évoquait ce souvenir :
« J'avais fait le serment de l'épouser. »
Tout ce qui croupissait de cynisme au fond du cœur de l'artiste monta à la surface.
« Tudieu ! fit-il, comme tu y vas ! Mais la seule moitié de mes serments, si j'eusse été assez faible pour les tenir, m'eût réduit à un sérail plus nombreux que celui du Grand Turc. »
John répondit de l'air du plus grand flegme :
« Ça serait à recommencer que je le ferais encore.
– Pouah ! fit Claude, une femme qui ne craint pas de te refuser la porte de sa chambre.
– Sans doute, quand je suis ivre, c'est son droit. Il serait odieux de la violenter au sujet d'une habitude qu'elle a en horreur. À part cela, je la tiens pour une femme attentive, dévouée, d'une égalité d'humeur inaltérable.
– Parbleu ! repartit méchamment l'artiste aux oreilles de qui l'éloge d'Irma sonnait mal ; du moment où tu lui laisses une liberté égale à la tienne, à quel propos éclaterait sa maussaderie ? »
À cette observation étrange, Maxwell se redressa et plongea ses yeux dans ceux de son adversaire.
L'assurance de la fatuité sur le front et le sourire de la malignité aux lèvres, le peintre essuya ce re gard sans comprendre ce qu'il avait de menaçant. Il était impuissant à modifier son opinion sur son ami, dans lequel il s'obstinait à ne voir qu'un jeune homme inoffensif avec qui on pouvait prendre sans danger toutes les licences possibles. Néanmoins, à partir de cet instant, John n'eut plus qu'un calme d'emprunt.
« C'est juste… fit-il de l'air d'un homme qui se rend à de bonnes raisons ; bien que dans sa conduite, ajouta-t-il nonchalamment, il ne paraisse pas qu'elle songe à se prévaloir de cette liberté. »
Saint-Martin repartit aussilôt :
« Il paraît tout bonnement que sur les femmes tu ne partages pas l'avis du fameux Jehan de Meung. »
Maxwell avoua ne pas comprendre, et Claude, d'une voix embarrassée par l'ivresse, s'empressa de citer les vers infâmes auxquels il venait de faire allusion.
« Tu me vois en effet disposé à soutenir, répliqua John toujours calme en apparence, que cette assertion à l'égard d'Irma est une calomnie. J'échange rais ma main contre la preuve du contraire.
– Garde-toi d'une pareille gageure ! s'écria l'ar tiste en ricanant ; à moins que tu ne tiennes à de-venir manchot… »
Le soupçon se glissait au cœur de Maxwell ; il était livide de colère. Dans la violence même du désir d'arriver à une certitude il puisa les ressources d'une comédie à laquelle, de sa nature, il n'était nullement propre. Sa main tremblante embrassa, sans doute intentionnellement, le goulot d'une bou teille qui contenait autre chose que du vin. Les verres, remplis jusqu'aux bords d'alcool, furent vidés en un clin d'œil par les deux adversaires.
« Est-ce que, par hasard, reprit John, qui, la sueur au front, l'œil hagard, s'efforçait de sourire, ma femme aurait eu, à ta connaissance, quelque fai blesse qui t'autoriserait à parler comme tu fais ?
– Eh ! eh I fit Saint-Martin avec un nouveau ricanement.
– Voyons, avoue-le, ajouta Maxwell. La jalousie, tu sais, est le moindre de mes défauts. Je n'ai pas le droit, d'ailleurs, d'être jaloux, c'est convenu : Irma est libre ; il n'y a pas à craindre que je contrarie jamais ses penchants.
– Et c'est bien avisé, dit Claude avec impudence, car il est probable que tu y perdrais ton latin. »
À voir John vaciller sur son siège, il semblait qu'un serpent lui mordît les entrailles ; outre cela, ses yeux erraient à l'aventure, et ses doigts caressaient le relief des objets à sa portée.
C'est un état dont n'approchera jamais l'expression la plus énergique que celui de cet homme qui, au milieu même des envahissements de l'i vresse, impuissant à chasser une idée horrible, harcelé par des angoisses dévorantes, essayait encore, pour tromper son ennemi, de paraître tran quille et même de sourire.
Son énergie ne pouvait suffire longtemps à un tel rôle, et la patience lui manqua enfin.
Fatigué de jouer au diplomate en pure perte :
« Écoute, dit-il soudainement au peintre en fixant ses prunelles ardentes sur lui : je tiens le récit de tes amours en général pour un tissu d'impostures, el c'est pourquoi je t'ai appelé vantard et fanfaron. Ce n'est pas assez : fondé à croire que tes insinua tions actuelles ne reposent sur rien de sérieux, je veux, à moins que tu ne procèdes par assertions catégoriques, joindre à ces épithètes celles de fourbe, de calomniateur, de lâche !… »
Maxwell parlait d'une voix sourde, embarrassée plus encore par la rage que par l'ivresse. Ses yeux étaient pleins de sang et ses lèvres blanches d'écume. Les instincts féroces du boxeur semblaient se réveiller en lui.
Son adversaire, par malheur, n'avait pas le cer veau moins troublé. Il était d'ailleurs bourrelé comme d'un remords du souvenir des affronts qui le chassaient du château. La rancune amassée en lui et la soif de vengeance le prenaient à la gorge et l'étranglaient. Ces dernières injures, en tordant jusqu'à la déchirer son unique corde sensible, c'est-à-dire son amour-propre, achevèrent de lui donner le vertige.
On disait d'un homme qu'il avait une vanité si grande qu'elle serait capable de lui inspirer même une bonne action. Il devait arriver, au contraire, que Saint-Martin, à force de vanité, ne reculerait pas même devant une infamie.
« Tu es aussi par trop naïf, dit-il d'un air moitié railleur, moitié furieux, de croire que, dans mes trois mois de tête-à-tête avec ta femme, je ne me sois préoccupé que de son portrait. »
La phrase n'était pas achevée que John, s'efforçant de se mettre debout, se saisissait d'une bou teille et en menaçait le peintre. Celui-ci, sans perdre une seconde, suivit de point en point cet exemple. Les deux projectiles partirent en même temps. Au lieu de se croiser et d'atteindre à leur but réciproque, ils se rencontrèrent à mi-chemin et se brisèrent en mille pièces. Des éclats de verre inondèrent. la table, les fauteuils, la chambre.
Cependant nos deux champions, marchant l'un vers l'autre en chancelant, se prirent au collet, à bras le corps, à la gorge, par les cheveux, et roulèrent ensemble sur le plancher, parmi les tessons de bou teilles. Non contents de balbutier des jurons et des insultes, de pousser des cris sauvages, ils jouèrent à l'envi l'un contre l'autre des poings, des ongles et des dents. Une pareille bataille n'a rien d'essentiellement pittoresque. Il convient même de la couvrir au plus tôt d'un voile. Prélude d'un drame terrible, elle était au reste sans danger immédiat pour deux hommes qui ne devaient pas seulement s'en rappeler la durée. Leurs tentatives n'aboutirent qu'à user les forces que leur avait laissées l'ivresse. Au beau milieu de la lutte, leurs muscles se détendirent, leur vue se troubla, la mémoire s'éteignit en eux, des mots décousus voltigèrent sur leurs lèvres ; ils plon gèrent bientôt dans l'extase, puis, de l'extase, ils ne tardèrent pas à glisser dans un sommeil pro fond.
V
Aux ténèbres, cependant, succédait l'aube, et à l'aube le jour, mais un jour presque aussi pâle qu'un crépuscule. Une atmosphère pluvieuse de la couleur du plomb interceptait les feux du soleil levant. Irma avait déjà quitté son lit. Enveloppée d'un peignoir en cachemire à fleurs, chaussée de pantoufles fourrées, tête et cou nus, elle tira ses rideaux et ouvrit l'une de ses fenêtres. Cette fenêtre, au premier étage de la façade opposée à celle de la cour, commandait toute la vallée sur l'éminence de laquelle était bâtie la maison. Aussi loin que la vue pouvait s'étendre, l'œil planait sur des masses de verdure, ondulées au caprice de la pente et des plis du terrain, et magnifiquement colorées déjà de toutes les nuances automnales. Sous le ciel humide, du sein de cet océan aux vagues tour à tour vertes, fauves, sanglantes, jaunes, couleur de rouille, s'élevait, comme pour la prière, la voix tendre el discrète d'oiseaux innombrables, dont les gazouillements, par le fait même d'une immense variété, produisaient une harmonie confuse, singulière, inexpressible, enchanteresse. De vrai, ces mystérieuses perspectives ne parlaient point aux yeux d'Irma ; ces bruits enivrants n'avaient aucun sens pour son cœur : accoudée nonchalamment sur la margelle, elle regardait sans voir, elle écoutait sans entendre ; elle semblait simplement jalouse de respirer un air plus frais que celui de sa chambre.
Il s'en fallait de beaucoup, néanmoins, que ses apparences fussent celles d'une nature vulgaire. Outre qu'elle était grande pour une femme, que l'ampleur de ses épaules annonçait qu'elle deviendrait puissante, que les proportions et l'élégance de son buste, de ses membres, de ses pieds, de ses mains eussent tenté l'art d'un maître, tous ces dé tails n'éclataient en quelque sorte que pour concourir, avec un ensemble merveilleux, à l'inten sité d'une physionomie pleine d'intérêt et de charme. Son cou, bien que bruni par le hâle, était splendide et portait la tête avec infiniment de grâce. Une couronne de cheveux châtains, drus et luisants, esquissait comme à l'estompe l'arche du front, auquel de minces sourcils, comparables à des traits de plumes jumeaux, servaient d'assises. En même temps que le nez, la bouche, le menton, l'ovale du visage dont la blancheur se teignait aux joues de belles couleurs roses, accusaient, par leurs contours fermes, un caractère de la trempe la plus énergique et capable des résolutions les plus ex trêmes, les ardeurs contenues d'une âme expansive et l'inquiétude de besoins inassouvis allumaient dans ses prunelles brunes un véritable incendie dont les reflets éclairaient toute la figure. Par-dessus cela, elle marchait admirablement bien : le mouvement mesuré de son pas imprimait à sa taille cambrée et souple, à tout son corps, des oscilla tions d'une séduction irrésistible.
Dans ce château des Ormes où la fortune l'avait ensevelie, sa beauté n'existait que pour le miroir, la force dont son âme était le foyer tournait à son supplice. Maxwell ne l'aimait bientôt plus d'un amour assez exclusif pour lui sacrifier ses passions. Contrainte, au bout d'un accord de dix-huit mois, de le tenir à distance, de renoncer d'ailleurs aux joies de la maternité, elle voyait disparaître de son horizon les perspectives consolantes que lui avait ouvertes le mariage, et était ressaisie insensible ment par l'espèce de léthargie où elle languissait dans le comptoir paternel.
Au milieu du vacarme des hôtes qui ne cessaient de remplir et de vider le château, sa solitude était profonde. Des quelques ressources dont elle dispo sait pour rompre l'uniformité des jours, la plupart n'avaient à ses yeux que ce charme prêté par une vie insipide aux distractions les plus insignifiantes. C'était ainsi qu'elle en venait à monter à cheval ou à viser des oiseaux autour de la maison ; à jouer au billard avec Justine, ou encore à s'exercer dans sa chambre à éteindre une bougie avec les capsules d'un pistolet. Ce dernier exercice lui plaisait entre tous, et cela en raison de la rare adresse qu'elle y prouvait. Les livres que le hasard avait mis sous sa main l'avaient dégoûtée de la lecture.
Elle employait le reste de son temps à s'ennuyer sur un ouvrage de tapisserie, quand la nécessité ne l'obligeait pas d'écrire quelque lettre laconique à sa mère.
L'unique intérêt de sa vie était désormais l'avenir de sa famille. Sans avoir pour les membres de cette famille d'autres sentiments que ceux d'une tiède affection, elle les accablait incessamment des témoignages de la plus vive sollicitude. Il ne lui suffisait plus d'affecter à leur bien-être la presque totalité du budget de sa toilette, elle ne se lassait point encore d'intercéder auprès de son mari en leur faveur. Maxwell donnait sans compter ; jaloux de seconder les vues de sa femme, il se livrait au plai sir de lui accorder plus encore qu'elle ne lui demandait. Un tiers de ses revenus suffisait tout juste à ces largesses. Le père et la mère d'Irma jouissaient d'une honnête aisance ; parmi ses frères, les plus jeunes apprenaient le commerce, les autres fondaient de coûteux établissements ; ses sœurs, enfin , généreusement dotées, pouvaient s'abandonner au rêve d'un mariage honorable. Son am bition devait être comblée. Il n'était pas jusqu'à une tante maternelle, qui séjournait à Nevers, dont elle n'eût la consolation de pouvoir soulager la détresse.
En présence de ces résultats, néanmoins, elle n'était ni moins mélancolique ni moins sombre. Il semblait qu'il lui importât seulement d'assurer le calme de sa conscience ; non contente de ne voir sa famille qu'à de longs intervalles, quand les circonstances l'exigeaient, elle conservait en outre, dans ces occasions, des dehors froids et hautains qui refoulaient au fond des cœurs les démonstra tions de reconnaissance prêtes à éclater.
Son isolement, d'ailleurs, était fondé en raison. La bassesse de son origine aussi bien que les habitudes déplorables de son mari lui fermaient le milieu où elle aurait pu, sinon se plaire, du moins se trouver à sa place. Faute de pouvoir fréquenter avec ses égaux en fortune, elle préférait se refuser à toutes liaisons et vivre seule. Au fond, l'ennui la consumait. On eût pu comparer ses manières glaciales à la couche de neige qui parfois recouvre le travail souterrain d'un volcan. Pénétrée de l'ina nité de ses forces, désespérant d'une existence mieux remplie, elle était toutefois résignée et tom bait graduellement dans une mélancolie qui, pour elle, n'était pas sans charme. L'opinion à peu près unanime de ceux qui, aux alentours, connaissaient ses goûts apparents, son humeur fantasque, sa sau vagerie, c'était qu'elle n'avait pas la tête bien saine. Des bourgeois cette opinion s'était répandue chez les paysans, et il n'était pas jusqu'aux pauvres dont elle prenait soin qui ne lui attribuassent un cerveau quelque peu dérangé.
Elle lutta bien des jours avant de consentir à voir le nouvel hôte des Ormes. John usa presque de violence pour l'arracher à sa retraite ; il ne ressentait pas seulement le besoin de faire partager à autrui le fol enthousiasme que lui inspirait le peintre, il voulait encore, dans la crainte de sa propre insuffisance, que la beauté d'lrma servît à le retenir au château. L'éloge de Claude ne cessait de retentir aux oreilles de la femme, et les convoitises de l'artiste étaient incéssamment surexcitées par les propres paroles du mari. Aussi peut-on affirmer que, moralement, celui-ci jeta sa femme à la tête de son ami Saint-Martin.
Il ne saurait être nullement question d'atténuer les torts d'Irma ; il s'agit simplement de les expliquer. L'occasion d'exercer sa vive pénétration lui avait fait toujours défaut. Claude, servi par l'instinct qui n'abandonne pas même l'homme le plus médiocre en ces sortes d'aventures, joua auprès d'elle le rôle d'un misanthrope accablé sous d'amères déceptions, trompé perpétuellement en amitié comme en amour, et tourmenté du désespoir de trouver jamais une âme jumelle capable de le comprendre. Outre cela, pas une parole ne glissait de ses lèvres, sinon pour rehausser ses mérites ou rappeler ses succès et les hautes destinées aux quelles il aurait pu prétendre. Par contre, il affec tait de répugner aux vices de Maxwell, et s'appli quait sans cesse soit à le prendre en flagrant délit d'ignorance, soit à le tourner en ridicule. Se flat terait-on de trouver beaucoup de femmes qui, placées dans les mêmes conditlons,ne seraient pas dupes de cette tactique ? Irma n'adorait point son mari, et, de plus, elle méprisait ses penchants. John, aux yeux de sa femme, diminua encore et pâlit en raison même des proportions grandissantes et de l'éclat des incomparables qualités de l'artiste. Il serait toutefois étrangement absurde d'appliquer le nom d'amour aux sentiments d'lrma. Claude l'engourdit à force d'évoluer autour d'elle ; ce fut la fascination du reptile sur l'oiseau. Il est du moins hors de doute que la lutte fut longue et douloureuse, et que l'issue coûtait à Irma, alors même qu'elle ne croyait point s'être honteusement méprise, sa tranquillité d'esprit.
Au surplus, l'entente cordiale ne fut pas entre eux de longue durée. Saint-Martin abhorrait la gêne ; à peine fut-il assuré du triomphe, qu'il se démasqua ; d'un jour à l'autre la métamorphose fut complète. Irma voulut croire d'abord à une comédie de mauvais goût, mais passagère. Il fallut bien qu'elle se rendît à l'évidence. En moins de quelques heures, elle en apprit plus que ne lui en avaient enseigné les vingt-huit ans dont elle était vieille. L'éclair n'est pas plus prompt que le fut son coup d'œil. Elle pénétra le comédien jusque dans les plus secrets replis de sa nature, et apprécia vite cet homme usé, sans conscience, sans cœur, sans éducation, esclave de sa vanité et capable de toutes les bassesses. Sa honte fut sans bornes et son accablement mortel. Saint-Martin valait mille fois moins encore que son mari. Anéantie en quelque sorte sous le poids de son erreur , elle se demandalt comment elle avait pu devenir coupable.
À en croire un hypocondriaque décidé, l'histoire pourtant serait des plus simples. « Celui, dit-il, qui conspire le déshonneur de son prochain ne réussit la plupart du temps qu'à la condition de se montrer autre qu'il n'est. À l'heure où, jugeant la mascarade inutile, il se démasque, il arrive presque toujours qu'il ne peut soutenir la comparaison même avec l'homme le plus exécré, et c'est là, sans contredit, pour la femme qui n'a pas perdu tout sentiment de délicatesse, l'un des plus rudes châtiments de l'oubli de soi-même. »
Saint-Martin se crqyait doublement le maître, d'un côté par l'amour, de l'autre par la peur du scandale. Il avait été déçu dans toutes ses prévisions. Les bornes de son discernement ne lui permettaient guère d'aller au delà des apparences de cette femme. Elle était impuissante à se complaire dans un sentiment que condamnait sa raison, et possédait en outre une fierté et une énergie qui la mettaient au-dessus de toute crainte. La vivacité de son mépris pour Claude ne put se comparer qu'à l'ardeur de son empressement à le lui faire sentir. Il voulut persister dans une familiarité qu'il regar dait comme un privilége, et par l'air seulement dont elle l'examina, il fut sur-le-champ réduit au silence et forcé au respect. Sa vanité avait été mise à de terribles épreuves. Irma ne s'était pas bornée à l'accabler d'outrages et à le défier, elle avait encore ouvertement inquiété son mari jusqu'au jour où il s'était décidé à partager son mépris et sa haine. Le séjour du peintre au château l'importunait, elle ne pouvait l'entrevoir seulement sans éprouver des transports de colère ; il fallait qu'elle le contraignît à partir. Son implacable ressentiment avait promptement décidé le résultat qu'elle souhaitait avec toutes les violences de la passion.
Elle avait appris que ce jour même devait éclai rer le départ de son ennemi, et l'impatience de se voir débarrassée d'un voisinage odieux l'avait éveillée dès l'aube. Il lui tardait de sentir la vie autour d'elle, d'entendre le remue-ménage des domestiques, le grésillement des roues sur le sable humide de la cour. Son mari était d'ordinaire matinal et avait coutume de veiller lui-même à la be sogne des palefreniers ; d'énergiques jurons et l'aboiement des chiens annonçaient sa présence aux environs des écuries. Pourtant, à sept heures sonnées, rien ne remuait encore. Irma commençait à s'alarmer et à craindre que le départ, par suite de quelque orgie, n'eût été renvoyé à un autre jour. Déjà, après avoir déverrouillé la porte de sa chambre , elle levait le bras pour sonner Justine. Un bruit de pas suspendit son geste. Presque aussitôt sa porte fut violemment poussée, et Maxwell s'y présenta tout à coup.
VI
Il était horriblement pâle ; ses paupières rouges bayaient, pour ainsi dire ; le désordre de ses vêtements, çà et là souillés, témoignait suffisamment de l'emploi de sa veille. Quelque chose d'anormal se passait en lui, c'était clair ; toutefois il rappelait bien plus un homme sous le poids d'une mortifica tion que sous celui d'un outrage ; ses traits fatigués respiraient plutôt la confusion que l'esprit de ven geance. Dans son âme, en effet, dont la débauche avait détendu les ressorts, les longs ressentiments n'étaient plus possibles ; un sommeil de quelques heures avait suffi à réduire sa grande fureur à un simple sentiment de honte et d'amertume. Il pa raissait même assez en peine de son rôle de mari offensé ; une profonde indécision se lisait dans ses yeux comme dans son attitude.
Irma lui vint en aide.
Impatiente de savoir à quoi attribuer sa visite ma tinale et son air étrange :
« Qu'avez-vous ? lui demanda-t-elle. Est-ce que vous ne partez pas !
– Non, fit-il brutalement, je ne pars pas. »
Cependant, détournant la tête, il se mit à mesu rer la chambre d'un pas agité. Irma le suivit quelques instants des yeux.
« Pourquoi ? » ajouta-t-elle avec un étonnement croissant.
John s'arrêta à deux pas d'elle et la regarda de nouveau dans les yeux.
« Hypocrite !… » fit-il soudainement, d'un air où éclatait le mépris.
La pensée d'lrma était si loin des préoccupations de son mari, que cette apostrophe la laissa de marbre. Elle lui demanda d'un air stupéfait, qui n'avait rien de joué :
« Que dites-vous ?
– Je dis, repartit John vivement, que vous eussiez dû au moins vous arranger de manière à m'épar gner tant de ridicule.
– Si vous voulez que je vous comprenne, reprit Irma impatientée, parlez plus clairement.
– Quoi ! s'écria John, il faut que j'apprenne d'une bouche étrangère que votre réserve n'est qu'une comédie, que cette pudeur qui, à mes désordres, rougissait votre front, n'est que le masque d'un ignoble liberlinage ! »
Irma ne savait plus que penser ; l'assurance disparaissait de ses traits. Son mari ajouta d'un accent amer :
« Ah l vraiment, je croyais mériter mieux que de devenir la risée d'un homme tel que ce misérable Claude ! »
Irma tressaillit violemment ; toute sa présence d'esprit faillit l'abandonner.
Une hypothèse, plus agile que l'éclair, brilla en elle et la soutint.
Attachant sur son mari un de ces regards scruta teurs sous le feu desquels il n'est pas possible de mentir :
« On s'est joué de vous, lui dit-elle audacieusement. Un voisin outré de ma tiédeur, ou en core un domestique mécontent de ma rigidité aura prétendu se venger par quelque insinuation malveillante.
– Continuez, répliqua Maxwell dont la tête secouait en quelque sorte le dédain.
– Quelle apparence y a-t-il, reprit Irma avec emportement, que ce Claude m'ait jamais sérieu sement occupée ?… un homme que je hais !
– Il n'en a pas toujours été ainsi.
– C'est que je ne le connaissais pas l » repartit Irma d'un air sombre et désespéré.
Elle ajouta presque aussitôt, dans son impatience de connaître le mot de l'énigme :
« Sur quoi vous fondez-vous, enfin, pour me jeter cette injure au visage ?
– Sur quoi je me fonde ? demanda John.
– Oui, fit Irma, qui a pu, qui a osé offenser vos oreilles d'une telle infamie ? »
Maxwell eut un mouvement d'indécision.
« Ah ! tenez, fit-il soudainement, j'ai pitié de vous ; ne vous enferrez pas davantage. Vous n'aimez pas, que je sache, le mensonge par goût. Je veux bien vous épargner les embarras d'une honteuse confusion.
– Eh bien ! dit Irma haletante, décidément émue et effrayée.
– Eh bien, ajouta John, apprenez que je tiens le fait de votre complice lui-même. »
La secousse que reçut Irma fut si rude qu'elle en perdit un instant la conscience de ses facultés. En même temps qu'elle reculait et cherchait l'appui d'une table, elle penchait la tête, un nuage rouge glissait sur son front, le globe de ses yeux semblait se vitrifier dans l'orbite ; on l'eût prise pour la sta tue de l'horreur.
Le mirage d'un doute effleura encore son esprit.
« C'est impossible ! » fit-elle d'une voix éteinte. Puis, relevant son visage bouleversé dans la direction de son mari, elle ajouta d'un ton suppliant :
« Voyons, ne mentez pas, dites-moi, sans omettre un détail, ce qui est arrivé. »
Maxwell eut la constance de raconter l'orgie de la veille, sa querelle avec le peintre, enfin l'é trange aveu que ce dernier lui avait jeté à la tête en ricanant.
Aucun doute n'était plus possible.
Irma tomba de nouveau dans son morne acca blement ; elle serrait les dents ; ses narines gonflées respiraient la fureur ; un farouche désespoir allumait ses prunelles.
Il ne fallut rien moins que les reproches inju rieux de son mari pour l'arracher à cette torpeur douloureuse. Maxwell disait :
« Je vous ai sauvée de l'opprobre, Passant par- dessus votre pauvreté comme par-dessus votre ori gine, j'ai fait de vous ma femme… Vous avez feint des goûts délicats, vous m'avez accablé de vos mépris, vous avez été jusqu'à m'interdire l'entrée de votre chambre… J'ai tout enduré sans me plaindre ; votre dureté ne me semblait que justice… Mieux que cela, quoi que vous m'ayez demandé, vous n'avez jamais eu un seul refus à essuyer de moi… Comment m'avez-vous récompensé ?… Par une abominable perfidie, en me couvrant de ridicule, en prenant partie contre moi avec un homme que je traitais comme un ami, qui s'asseyait à ma table, qui puisait sans scrupule à ma bourse. »
Tandis que son mari parlait, Irma sortait peu à peu de l'engourdissement ; les muscles de sa face cessaient d'être rigides ; sur le front, dans les yeux, reparaissaient les symptômes d'une active pensée.
Elle n'entendait d'ailleurs son mari que vaguement ; ses préoccupations douloureuses portaient avant tout sur les mesures que commandait la si tuation.
À la manière enfin dont elle se secoua et releva la tête, il fut aisé de comprendre qu'elle n'avait plus à réfléchir et que ses résolutions étaient prises.
« Allez, fit-elle d'un air de mélancolie et de dés espoir, vous ne pouvez pas me mépriser plus que je fais moi-même.
– C'est donc vrai ! » s'écria John dont l'esprit crédule n'eût pas demandé mieux que d'être amusé par un mensonge.
Un long silence répondit pour Irma qui, à da ter de ce moment, ne cessa plus d'être digne, et même, de l'aveu de son mari dans l'enthousiasme, grande, superbe, presque sublime.
« Vous expliquer comment cela s'est fait, ajouta- t-elle, ne me le demandez pas, je n'y comprends rien moi-même. Ç'a été un rêve, un cauchemar, de la folie, du vertige. Que voulez -vous ? Sous l'empire d'une hallucination, il m'a semblé voir un homme magnifique, distingué, puissant, supé rieur, plus qu'un homme enfin. Exécrable illusion d'où je me suis réveillée si malheureuse ! car, l'es pace d'un éclair, et je n'ai plus aperçu qu'un être grossier, cynique, avili, inférieur au plus brutal de vos maquignons. De l'espèce d'admiration qu'il m'inspirait, j'ai passé presque sans transition au mépris, au dégoût, à l'horreur. Un repentir poignant m'a serré l'âme. Je ne saurais dire com bien de jours je suis restée anéantie sous le poids de l'humiliation. Le besoin tyrannique de vous voir partager ma répugnance et ma haine a pu seul triompher de cet accablement mortel. Avec quel bonheur je vous eusse vu insulter cet homme ! avec quelle passion je souhaitais entendre la voiture qui l'éloignerait d'ici ! Le secret de ma chute n'était connu que de celui qui m'y avait entraînée, et j'avais bien le droit d'espérer qu'il em porterait avec lui ce secret dans la tombe. À votre accusation de tout à l'heure, croyant à l'effet d'un vague soupçon, j'ai opposé un énergique démenti. Vous êtes convenu vous-même que je n'aimais point à mentir ; mais votre repos valait bien un mensonge. Du moment où vous avez puisé la vé rité à sa source même, loin de songer au subterfuge, j'éprouve une sorte de volupté à décharger mon âme du fardeau qui l'écrase, à vous avouer mon péché, mon repentir, ma honte, mes remords, mon supplice. »
Sa voix de contralto, musicale, veloutée, qui était bien celle qu'on s'attendait à entendre sortir d'une si belle bouche, empruntait encore à la douleur ce charme mystérieux et pénétrant que l'imagination prête à celle des syrènes.
En dépit de lui-même, Maxwell était gagné et penchait vers le pardon.
L'ombre railleuse de Claude, qui traversa ses yeux, différa l'expression de ce sentiment charitable.
« Tout cela, dit-il en hochant la tête, ne prouve pas grand'chose.
– Aussi devez-vous croire, reprit Irma sur-le- champ, que je ne m'en tiendrai pas là.
– Que voulez-vous dire 1
– Au cas où vous n'eussiez pas été dans le secret de mon remords, répondit-elle, il m'eût été pos sible à la longue de ne point rougir en votre présence. Il n'en est plus de même aujourd'hui. Je voudrais vous regarder en face que je ne le pour rais pas, même avec vingt fois plus de courage que je n'en ai. Aussi vous déclaré-je, et vous pouvez regarder cette déclaration comme irrévocable, que vous me voyez pour la dernière fois. »
John fit un geste d'étonnement.
« Que prétendez-vous faire ? demanda-t-il. Pas d'imprudence ! ne jurez pas ! Soyez assurée, dès à présent, que j'oublierai tout.
– Mais moi, repartit fermement Irma, il ne sera jamais en mon pouvoir de rien oublier ; le souvenir ne s'éteindra en moi qu'avec la vie.
– Songez, dit John, que de mon côté les torts sont nombreux.
– Oh I fit Irma, votre position n'est pas comparable à la mienne. Vos désordres ne sauraient en aucune façon autoriser les miens : vous-même ne le croirez pas deux jours de suite. Cela est si absolument vrai qu'au premier accès de mauvaise humeur ou de colère, oubliant vos bonnes intentions, vous m'accablerez de reproches, peut-être d'injures.
– Je suis prêt à jurer…
– Vous savez si je suis ferme et résolue, interompit Irma d'un accent énergique. Le désespoir a décuplé cette fermeté et cette résolution. Rien au monde ne me détournera du parti auquel je me suis arrêtée.
– Confiez-moi au moins, dit Maxwell avec inquiétude, quel est ce projet. »
Irma fit une pause avant de répondre ; elle parut se recueillir.
« C'est une chose fatale, reprit-elle soudainement en levant la tête, quoi que vous juriez, vous me voyez bien pour la dernière fois… »
John voulut encore l'interrompre.
« Ne m'interrompez pas, ajouta-t-elle, vous ne connaissez pas toutes mes raisons. Avant de me séparer définitivement de vous, j'ai diverses choses à vous dire, plusieurs grâces à vous demander. Asseyez-vous donc là, et écoutez-moi avec patience, si c'est possible… »
Maxwell, qui maintes fois avait éprouvé l'indomptable énergie de sa femme, ne jugea pas à propos de l'entreprendre en ce moment. Pour lui complaire, il s'assit dans le fauteuil qu'elle lui désignait, et attendit.
VII
« À vous entendre, vous m'auriez sauvée de l'opprobre, dit Irma à la suite d'une pause. Non. Ce qui est exact, vous m'avez soustraite à une condition vraiment misérable. Une malédiction semblait peser sur mon père et ma mère ; ils soutenaient vainement une lutte désespérée contre la pauvreté, et s'éteignaient prématurément dans le besoin, l'amertume, le chagrin. Ce n'est pas tout : pendant que, moins résignées, moins fermes que moi, mes sœurs songeaient déjà sourdement à se révolter contre la fortune, à fuir la maison paternelle, mes frères, encore sans état, abandonnés à eux-mêmes, réduits à envier le sort d'autrui, pouvaient, sous la contrainte de la nécessité, succomber à mille tentations, se résoudre au mal. Déjà, pour moi, le jour luisait où, impuissante à conjurer le péril, l'âme dévorée d'angoisses, j'assistais au navrant spectacle de la ruine, du déshonneur, du désespoir de ceux qui m'appelaient leur fille. Votre générosité, John, a changé cet horrible avenir en un présent plein de bien-être et de considération ; grâce à vous, mon ami, ce père et cette mère vivent dans l'aisance, mes sœurs sont assurées contre les hasards de demain, et mes frères sont tous en voie de prospérité. À tout prendre, mon cher John, eu égard à l'immense bonheur que je vous devais, loin de vous reprocher vos excès, loin de vous té moigner du mépris, loin de vous repousser, j'au rais dû, fermant les yeux, perpétuellement m'agenouiller devant vous, baiser la poussière de vos pas, vous adorer. Vous avez été pour moi une Providence, un Dieu… Essayez donc, à cette heure où ces vérités me brûlent, où je sens tout cela avec une violence inexprimable, où la reconnaissance coule à flots de mon âme, essayez donc de mesurer ma honte et mon repentir, et comprenez enfin jusqu'à quel point il me serait impossible de vivre actuellement en votre présence… Quoi ! mon ami, à vous si généreux, si loyal , si brave, si noble, après tout, j'ai pu, un jour, une heure, une se conde, préférer un homme déjà vieux, sans cœur, sans esprit, sans distinction, sans courage, un homme qui ne vaut pas dans tout son corps ce que vous valez dans un seul de vos cheveux !… Ah ! vraiment, il faudrait que j'eusse toute honte bue, il faudrait que je n'eusse ni cœur ni âme, il fau drait que je fusse la dernière des femmes pour pouvoir désormais, après un tel crime, vous en visager sans rougir !… »
Dans sa modestie, Maxwell était bien éloigné de croire qu'il méritât tant de louanges. Il n'en était pas moins charmé d'entendre de la bouche d'Irma des paroles si flatteuses ; son front était tout à fait rasséréné, et ses traits ne portaient plus trace d'irritation contre sa femme.
À l'en croire même, il ne demandait qu'à passer l'éponge sur tout souvenir fâcheux et à recommencer une lune de miel.
Irma fut inflexible.
« Parlons maintenant, dit-elle, de ce que j'attends de vous. Je lis le pardon dans vos yeux ; ce n'est pas assez. Il n'est pas dit que mon père et ma mère, mes sœurs, mes frères ne doivent plus jamais avoir besoin de vous. On ne peut tout prévoir ; un accident est bientôt arrivé. Mes frères, notamment, ne semblent pas nés sous une heu reuse étoile ; j'ai dû trop souvent, malgré vos libéralités excessives, les soutenir encore de l'argent que vous destiniez à mon usage personnel. Fina lement, ils sont assez peu propres aux affaires et peuvent d'un instant à l'autre ressentir la nécessité d'un coup de main. Il faut que vous me donniez votre parole, que vous me juriez sur ce que vous avez de plus sacré, de ne pas les abandonner, de leur venir en aide absolument comme si j'étais présente pour vous y encourager. Si vous me don nez cette parole, comme je sais que vous n'y manquerez pas, je vous devrai de partir tranquille.
– De grand cœur, dit John ému ; je vous jure de regarder, quoi qu'il arrive, votre famille comme la mienne, et cela jusqu'à mon dernier jour… Mais, pour l'amour de Dieu, que signifie tout cela ? Votre résolution de me quitter ne saurait être sérieuse. Où irez-vous ?
– Soyez sans inquiétude, répondit Irma avec un sourire amer. Laissez-moi vous remercier pour la parole que vous venez de me donner. Vous êtes vraiment un excellent homme, votre bonté me tou che jusqu'aux larmes. Il faut, entendez-vous bien, il faut, pour le bien de ma famille, pour le repos de tous, que je fasse ce que je vais faire. Je ne puis pas, même une seconde, passer à vos yeux pour une intrigante et une comédienne. Il m'importe, avant tout, de reconquérir solidement votre estime et votre affection. De ce qui arrivera, dites : C'é tait écrit. Aucune puissance humaine, en effet, ne saurait l'empêcher. Gardez donc le silence ; ne cherchez ni à savoir ni à deviner ; bornez-vous à m'accorder une dernière grâce.
– Laquelle ? demanda John.
– C'est peut-être ce que j'ai de plus pénible à vous demander.
– Parlez.» ,
Irma hésitait.
« Parlez, répéta John.
– Il s'agit d'envoyer ici l'homme qui a décidé de cette scène entre nous, et de le laisser quelques in stants seul avec moi. »
Maxwell, en effet, parut trouver la prière étrange.
« Que voulez-vous de ce pauvre diable ? dit-il avec mépris.
– Vous le saurez.
– Laissez-le à lui-même , ajouta John. Qu'il parte, et qu'il n'en soit plus jamais question entre nous.
– D'accord ; mais auparavant souffrez que je le voie. Il pourrait avoir la fantaisie de raconter à d'autres ce qu'il vous a confié à vous. Cela ne se peut pas. Rendez-moi ce dernier service. Allez le trouver et amenez-le.
– Vous le voulez ! fit Maxwell d'un air d'indécision.
– Mort ou vif ? repartit Irma aussitôt.
« Eh bien ! soit, » dit John en se levant. Il touchait à la porte ; il revint sur ses pas.
« Mais, du moins, après cela, reprit-il en considérant sa femme d'un air inquiet, vous consentirez à m'entendre. Vous me connaissez mal. Vous savez toutefois que je ne suis pas sans honneur. Réfléchissez que je suis résolu à tous les serments que pourra exiger le repos de votre avenir… »
Là-dessus, Maxwell , sans même attendre la réponse d'lrma, sortit précipitamment.
VIII
La chambre d'Irma, qui mesurait une étendue de vingt pas environ, était aussi profonde que large, aussi haute que profonde. Deux fenêtres l'éclairaient ; les battants de la porte étaient en face. Un papier lilas, à fleurs plus sombres, tapissait les murs où çà et là pendaient, encadrées d'or, des gravures quelconques à la manière noire. Les fau teuils, les chaises, les tabourets, les tapis de pieds étaient de la nuance des murailles. À gauche, en entrant, était le lit, qu'embrassaient des rideaux de mousseline comme il y en avait aux fenêtres ; à droite, une élégante cheminée en marbre, ornée d'une pendule, de coupes en bronze, de lampes, objets d'art qui se détachaient sur le tain d'une glace magnifique. Au nombre des meubles se trouvaient, entre la tête du lit et le mur, une armoire en acajou ; dans l'angle de la diagonale, un secrétaire ; au centre, un guéridon ; devant la fenêtre de gauche, un grand métier à tapisserie ; enfin, entre les deux fenêtres, au-dessous d'une seconde glace, un bureau sur lequel gisait une profonde corbeille ovale d'où débordaient des laines de toutes cou leurs.
En somme, cette chambre, dont le parquet avait le poli d'un miroir, dont l'ameublement était riche, où éclatait l'ordre, où rien ne choquait le regard, respirait dans son ensemble une indicible tristesse.
Irma, cependant, sonnait vivement sa femme de chambre.
Une demi-heure au moins s'était écoulée depuis que Maxwell était sorti ; il s'en fallait de beaucoup qu'elle fût restée tout ce temps inactive. Au pied du lit, non loin de la fenêtre, ouvrait la porte d'un cabinet de toilette où elle avait pénétré dès qu'elle s'était trouvée seule. Elle en avait rapporté un coffre de la forme d'une boîte à peinture, qui n'était autre chose que l'étui d'une paire de pistolets. Ces armes, de moyenne grandeur, servaient à son exercice favori. Elle les chargea à balle, y mit des capsules, et les cacha hâtivement tout armés dans la corbeille, parmi les écheveaux de laine qui la comblaient.
Il était tout à fait impossible que cette corbeille, noyée dans la pénombre des deux fenêtres, sur ce bureau où d'ailleurs on était habitué à la voir, éveillât le moindre soupçon. Cela fait, Irma s'était débarrassée du coffre vide. Elle avait ensuite fermé celle de ses fenêtres qu'elle avait ouverte en se levant, était allée à sa porte, qu'elle avait entrebâillée, avait fait rouler un fauteuil entre le guéri don et le bureau, s'était assise et avait attendu, l'œil fixé sur l'aiguille de la pendule. Près de vingt minutes s'étaient passées dans cette attente ; personne ne venait. ,
C'était alors que, sans doute aux prises avec des anxiétés faciles à comprendre, elle avait couru à la ruelle de son lit et, d'un geste convulsif, avait agité la sonnette de Justine.
Celle-ci ne tarda pas à montrer son visage ave nant et joyeux. Irma n'attendit même pas qu'elle fût entrée.
« N'as-tu pas vu John ? lui demanda-t-elle aussitôt.
– Si fait, madame, répondit Justine en s'avançant jusqu'au guéridon. Tout à l'heure il parcourait la maison du haut en bas.
– Pourquoi faire ?
– Pour trouver M. Saint-Martin.
– Eh bien ? fit Irma sur le point de suffoquer.
– Ah ! madame, repartit la jeune fille, il y a beau temps que l'oiseau a pris son vol.
– Que veux-tu dire ? » s'écria Irma.
Elle ouvrait démesurément les yeux et serrait de ses doigts crispés le dos du fauteuil près duquel elle se trouvait.
Justine se mit à raconter en détail ce qui s'était passé. L'histoire ne laissait pas que d'être curieuse : au petit jour, Pierre Maréchal, le garde du château, surpris d'entendre que de l'intérieur on ouvrît avec précaution la porte du bas, s'était approché et avait bientôt aperçu Claude qui, chargé de sa valise, se glissait dehors à pas de loup. Pierre l'avait ques tionné sur ce départ clandestin. Le peintre ne s'était point hâté de répondre. Il avait enfin prétexté d'un rendez-vous de la plus haute importance qui l'appelait ce matin même à la ville ; sa mémoire venait seulement de lui en rappeler la date. Il ajouta qu'il craignait de manquer la voiture et s'était résolu à aller en attendre le passage sur la grande route.
À une nouvelle observation du garde, qui affirmait que la voiture ne passerait pas avant deux heures au moins, Claude avait répondu qu'il lui importait avant tout de partir, que deux heures seraient bien vite écoulées, qu'au surplus il fumerait sa pipe en attendant. Pierre l'avait accompagné jus qu'au tiers environ de l'avenue. Ce départ, ou mieux cette fuite, l'avait d'autant plus étonné que, la veille, il avait entendu son maître donner l'ordre d'atteler aujourd'hui pour la ville.
Irma écoutait ce récit avec une rare intensité d'attention. Sa pâleur, ses yeux pleins de flammes som b
res, ses dents serrées, le mouvement convulsif de ses mains, tout annonçait en elle la fièvre, l'ardeur, de dévorantes angoisses.
« Qu'a fait John ? » demanda-t-elle d'une voix altérée.
La jeune fille répondit :
« Monsieur a donné l'ordre de seller un cheval sur-le-champ. Il vient de partir. Des fenêtres de devant, madame pourrait encore le voir suivre l'avenue ventre à terre. »
Irma respira plus à l'aise.
Toutefois son front ne s'éclaircit que pour se rembrunir presque aussitôt.
« Pourvu qu'il le rejoigne ! » fit-elle entre ses dents et comme se parlant à elle-même.
Justine avait entendu.
« Oh I soyez tranquille. madame, dit-elle, il le rejoindra.
– À quelle heure passe la voiture ?
– À neuf heures. »
Irma regarda la pendule.
« Il n'en est que huit », dit-elle avec satisfaction.
Le vif attachement de Justine pour sa maltresse, l'intimité que la solitude avait forcément établie entre elles deux autorisaient la jeune fille à une grande liberté de manières et de langage. En ce moment elle fixait sur Irma des yeux clairs qui bril laient de curiosité et de questions. Irma se borna à confesser que Saint-Martin avait tenu sur elle des propos malveillants, et qu'elle prétendait s'en expliquer avec lui.
« T'ai-je dit, reprit-elle peu après en vue d'appe ler ailleurs l'attention de Justine, que j'allais faire un voyage ?
– Où cela, madame ?
– C'est singulier, fit Irma du ton le plus simple, il me semblait t'en avoir parlé. Tu n'ignores pas, continua-t-elle, que j'ai à Nevers une tante pour laquelle je professe une vive estime. Eh bien ! con tre toute prévision, John consent à ce que j'aille la voir.
– Et madame partirait ?…
– Prochainement, répondit Irma. Mon absence sera sans doute d'assez longue durée ; il est proba ble que nous ne nous reverrons pas d'ici à bien des jours. Pendant que j'y pense, je veux te laisser un souvenir. »
Elle tira de son doigt un anneau auquel brillait une petite émeraude, et le mit à celui de Justine.
« Tu t'es souvent extasiée, lui dit-elle, sur cette bague ; elle te plaît, je te la donne. Porte-la en mémoire de moi.
– Ah ! que madame est bonne ! » s'écria Justine au comble du ravissement.
Elle admira quelques instants la bague avec des élans de joie, et ajouta d'un air triste :
« Madame ne m'emmène donc pas ? Ne serait-elle pas contente de mon service ?
– Si fait, mon enfant, repartit lrma ; mais ma tante est pauvre, elle n'a probablement qu'un logement très étroit : deux personnes pourraient la gêner. »
Le mensonge importunait Irma. Elle s'empressa de changer de conversation.
En apparence, sa tranquillité d'esprit était par faite. Justine, qui d'abord semblait redouter quelque chose de grave, s'y laissa prendre : elle était maintenant tout à fait rassurée.
« A cette heure, ma fille, lui dit soudainement Irma, il s'agit de me rendre un léger service. »
La jeune fille prêta une oreille attentive. Sa maîtresse continua :
« Tu vas aller te mettre sur-le-champ en faction aux fenêtres du premier, à celles qui donnent sur l'avenue. D'aussi loin que tu apercevras mon mari et le sieur Claude, tu accourras me prévenir.
– Oui, madame » dit Justine en se dirigeant vers la porte.
Irma l'arrêta d'un geste.
« Prends bien garde ! fit-elle vivement. Pas de distraction ! Songe que tu me désobligerais profon dément si une minute, une seconde seulement, tu quittais ton poste.
– Soyez sans inquiétude madame », dit Jus tine qui s'esquiva avec la légèreté d'un che vreau.
Irma avait encore quelques instants devant elle.
Ces instants furent tout entiers à sa famille, comme il fut aisé de le constater plus tard.
On découvrit, sur l'une des tablettes de son armoire, un groupe de petites boîtes, au fond de chacune desquelles gisaient un ou plusieurs de ses bijoux. Sur l'une de ces bottes on lisait : « À ma sœur Louise » ; sur l'autre : « A ma sœur Léontine » ; et ainsi de suite.
Elle avait de la sorte partagé la totalité de son écrin. Sa mère et sa tante, ses sœurs et ses frères avaient un dernier gage de son affectueuse attention.
Non loin de ces divers legs, se trouvait une lettre dont la suscription portait le nom de John Maxwell. Cette lettre était écrite d'une main ferme et ainsi rédigée :
Mon mari ne me refusera pas de s'intéresser à ce que chacune des boîtes rangées sur ce rayon soit bien remise à son adresse. Il voudra en outre permettre que mes sœurs se partagent mon linge, mes robes et tous les autres objets de toilette qui m'ont appartenu. Je me venge pour lui plus encore que pour moi. Il ne serait pas seulement bientôt ri dicule, il serait encore lâche si l'immonde créature qui lui a craché au visage le secret de ma honte vivait. Cela ne peut pas être, cela ne sera pas. Mon repentir, dont je lui donne la mesure, lui rendra peut-être mon souvenir cher. Qu'il me le prouve en se faisant une loi des choses qu'il m'a jurées. IRMA
Le temps matériel lui eût manqué pour écrire un plus long testament. Justine poussa tout à coup la porte et, hors d'haleine, pénétra dans la chambre.
« Madame, madame ! s'écria-t-elle, j'aperçois quelqu'un au bout de l'allée ; il me semble bien que c'est M. John et M. Saint-Martin.
– Voyons ! » dit Irma résolument.
Elle alla à son secrétaire, y prit une petite lunette d'approche et marcha sur les pas de la jeune fille.
Celle-ci avait deviné juste.
Armée de sa lunette, Irma put voir distinctement, à une assez grande distance, son mari à cheval et Claude qui marchait à côté.
« C'est bien ! » dit Irma en quittant la place. Elle sortit de la chambre.
Parvenue au corridor qui menait à la sienne :
« Actuellement, dit-elle à Justine qui la suivait, je n'ai plus besoin de toi. Tu vas descendre à la cuisine, d'où tu ne sortiras pas avant que je te sonne. Il est bien entendu que tu ne dois pas ouvrir la bouche sur tout cela à qui que ce soit. »
Elle fit une pause.
« Va, ma fille, ajouta-t-elle d'un accent tout attendri, et fais selon mon désir si tu as une véritable affection pour moi.
– Oh ! madame, s'écria Justine en se précipitant sur la main d'lrma et en la baisant, si je vous aime !
– Va, mon enfant, va », répéta Irma en essuyant une larme.
Elle rentra dans sa chambre ; en même temps Justine descendit.
IX
Maxwell, en quittant sa femme, était animé d'une surexcitation prodigieuse. Fier de cette femme, enivré par ses éloges, se flattant de la faire renon cer à ses projets, quels qu'ils fussent, il brûlait de la servir comme elle le voulait, c'est-à-dire en esclave. L'inflexible volonté d'lrma de voir le peintre n'alarmait John que modérément ; il trouvait assez naturel qu'elle fût résolue de reprocher à Claude son odieux procédé. Ouant à ce qu'elle se proposait de faire ensuite, John avait l'esprit trop superficiel pour prévoir à quoi d'implacables ressentiments pouvaient entraîner une femme telle que la sienne. À son compte, Irma devait simplement s'être arrê tée à la résolution de ne plus vivre avec lui. Dans ce cas, pourrait-elle ne pas se rendre aux témoignages de son dévouement, à ses élans de passion et de fanatisme ? Ses inquiétudes à ce sujet furent donc bientôt calmées. Exclusivement préoccupé de mettre la main sur Claude, il escalada quatre à quatre les marches de l'escalier qui menait à la chambre de son ancien ami.
Cette chambre était déserte.
Le peintre l'avait en outre débarrassée de tout ce qui lui appartenait.
John parcourut vainement la maison du haut en bas. Il courut alors aux écuries et questionna les domestiques. Pierre Maréchal l'édifia tout de suite sur ce qu'il désirait savoir. À ces nouvelles, John donna l'ordre de seller un cheval : aux prises avec l'ardeur fébrile du chasseur à la poursuite d'un gibier, il aida lui-même à la besogne.
Quelques instants plus tard, sous l'action de l'é peron et de la cravache, le cheval volait comme une flèche entre les peupliers de l'avenue.
La colère tout à fait imprévue de Maxwell avait en partie, au milieu même de l'ivresse, dessillé les yeux du miniaturiste ; de graves appréhensions l'avaient poursuivi jusque dans le sommeil, et avaient partagé ce sommeil entre toutes sortes de mauvais rêves. Les fumées du vin cessèrent à peine d'appesantir ses sens qu'il s'éveilla. A la vue de John qui ronflait par terre à ses côtés, à la vue des verres et des bouteilles brisés, du désordre de la chambre, il eut peu d'efforts de mémoire à faire pour se rappeler jusque dans les détails la scène de la veille. Un grand trouble s'empara de lui. Éclairé rapidement sur la portée de son incroyable trahison, il se mit sur son séant, puis tout à coup se dressa, comme frappé d'une sorte de panique. Sa longue habitude de Maxwell lui épargnait sans doute la honte de le craindre. Maxwell néanmoins n'était pas homme à garder pour lui le secret de son infortune ; on pouvait gager à coup sûr qu'au réveil son premier souci serait d'aller chez sa femme et d'éclater en injures contre elle. Or, si mauvais juge qu'il fût d'autrui, Claude ne pouvait pas cependant entièrement méconnaître Irma ; elle lui avait prouvé sa sauvage énergie, son esprit vindicatif, son impuissance à pardonner un outrage. Quoi qu'il en eût, cette femme lui avait toujours imposé, toujours fait peur. Sans entrevoir comment elle se vengerait, le misérable, plein du sentiment de son tort, devait redouter au moins des reproches méri tés, des menaces, une scène violente. Le scandale peut-être remplirait le château sans compenser aucun dommage. Mieux valait fuir. Celte mesure, aux yeux du coupable, éclatait en sagesse. A l'accusation de son mari, le premier mouvement d'Irma serait, sans nul doute, de nier avec énergie, et le second d'invoquer le témoignage de Claude lui-même. On chercherait celui-ci ; sa disparition, en armant John du prétexte de croire à une imposture, aurait probablement pour résultat de l'apaiser. Tant bien que mal rassuré par ce plan, le peintre, sur qui d'ailleurs pesait comme du plomb l'atmosphère du château, s'esquiva de la pièce avec précaution, monta à sa chambre, boucla hâtivement sa valise, et descendit à pas comptés en retenant son souffle. C'était alors qu'il s'était rencontré avec le garde et qu'il avait échangé avec lui la conversa tion rapportée par Justine.
Réduit à patauger dans le sable humide, Claude ne marcha pas vite ; il mit au moins une heure à longer l'avenue. L'oppression qui lui serrait le cœur ne diminua un peu, le courage de se reposer et d'allumer sa pipe ne lui vint qu'à la grille du château. Il était pourtant loin encore d'avoir l'âme tranquille ; ses préoccupations étaient même si vives que, deux fois, il laissa sa pipe s'éteindre, faute d'y songer. Sa sécurité ne pourrait évidemment renaître que sur les banquettes de la voiture qui l'entraînerait vers la ville. En attendant, le tronc d'arbre sur lequel il était assis ne lui paraissait déjà plus assez éloigné du lieu d'où il sortait. En dépit de ses profondes hypothèses, s'il prenait fantaisie à l'un ou à l'autre de ses hôtes de le poursuivre ! Sollicité par de noirs pressentiments à ne pas s'arrêter davantage, la pensée le tenta d'aller jusqu'au bourg voisin attendre dans un cabaret le passage de la voiture ; mais la distance mesurait huit kilomètres au moins et, sans compter qu'il n'avait que de mauvaises jambes et qu'il était chargé d'une valise assez lourde, il se sentait déjà harassé de fatigue. Toute fois, à mesure que les minutes se succédaient, la place lui semblait de moins en moins sûre. La crainte de voir apparaître au détour de l'allée le mari ou la femme ne lui laissait pas un instant de repos. Il se résolut enfin à s'éloigner de la grille et à s'asseoir du moins dans un endroit où il n'aurait plus à redouter les apparitions. À environ cinq cents pas de l'avenue, au pied d'un grand arbre, une place tapissée de gazon, où il parvint clopin clopant, lui parut un observatoire précieux. Non seulement de cette hauteur le regard planait au loin sur la route, mais encore derrière l'arbre croissait un bois touffu tout à fait favorable au cas où une prompte retraite deviendrait nécessaire.
Par malheur, il compta, dans sa prudence, sans le sommeil invincible qui ne tarda pas à fermer ses yeux. Le bruit du galop d'un cheval sur le pavé l'arracha brusquement à sa léthargie. Il souleva ses paupières avec peine, puis les écarquilla outre mesure et tressaillit à la vue de Maxwell qui avançait comme un ouragan dans sa direction. D'un bond, Claude fut sur ses jambes ; l'instinct tout d'abord le pressa de fuir ; c'était trop tard. John, à l'œil perçant duquel il n'avait pas échappé, ralentissait déjà l'allure de son cheval. Le peintre possédait un gros jonc sans lequel il ne marchait jamais ; il serra instinctivement cette canne dans sa main, et attendit son adversaire d'un pied ferme, d'un air résolu.
Maxwell, cependant, arrêtait son cheval couvert d'écume, mettait pied à terre et allait tranquille ment au fuyard.
« Pourquoi, lui demanda-t-il d'un air ironique, vous mettre ainsi sur la défensive ? Vous imaginez- vous que je vienne vous attaquer ? »
Saint-Martin laissa paraître quelque honte.
« Votre empressement à me poursuivre, dit-il, ressemble si bien à une menace !
– Vous êtes dans l'erreur, répliqua John avec une nuance d'ironie plus marquée. Je souhaitais, avant tout, vous faire part de la haute idée que votre fuite me donne de votre courage.
– Bah ! fit Claude d'un ton dégagé, où était l'urgence d'attendre votre réveil ? Hier, alors que nous nagions en pleine ivresse, vous m'avez entraîné à une confidence absurde. Nous ne pouvions plus dé sormais nous voir en face. Une lutte entre nous, ou tout au moins une querelle pénible, était inévitable. J'ai voulu nous en épargner le regret. Dans votre intérêt, plus encore que dans le mien, il m'a paru sage de disparaître. Laissez-moi vous dire que vous avez eu tort de vous refuser à comprendre et de ne pas rester chez vous. Ce que vous avez de mieux à faire, en effet, c'est d'oublier ce que j'ai dit. Ne vous donnez pas le ridicule d'ébruiter l'aventure. Vous pouvez encore supposer que j'ai ca lomnié votre femme ; je ne m'y oppose pas. Ça se pourrait bien, après tout. Il me reste à vous exprimer mon repentir ; croyez-y, et quittons-nous, sinon animés mutuellement de l'amitié d'autrefois, du moins sans colère et sans rancune. »
Maxwell jouissait avec une sorte de volupté de l'humiliante confusion du peintre, et l'enveloppait d'un regard d'où ruisselait le mépris. Après s'être amplement satisfait sur ce point, il se composa un air glacial.
« Je ne vous en veux pas, dit-il laconiquement ; je puis même affirmer, en ce qui me concerne, que l'idée ne me fût jamais venue de gêner votre retraite. Mais, reprit-il après une pause, ma femme prétend vous voir, elle m'a prié instamment de vous conduire vers elle, et je me suis hâté d'entrer en campagne pour lui complaire.
– Que me veut-elle ? demanda Saint-Martin.
– Je l'ignore.
– M'accabler sans doute sous les reproches, continua-t-il ; me contraindre à un démenti. À quoi bon, puisque je vous autorise à lui certifier que j'avoue mes torts, que je me repens ? Ne serait-il pas absurde après cela que j'allasse au-devant d'une scène inutile, aussi désagréable pour elle que pour moi ?… Je n'irai pas.
– Plaît-il ? fit John.
– Je n'irai pas, répéta le peintre.
– C'est ce que nous verrons, dit Maxwell.
– Vous ne me forcerez apparemment pas, ajouta Claude, d'aller où je ne veux pas aller !
– Pardon, fit John, dont l'attitude froide et ferme avait réellement quelque chose de redoutable, pardon. Vous ne me connaissez pas du tout. Jusqu'à présent il vous a plu de me regarder comme un lâche et de me traiter comme tel. Vous ne vous êtes pas aperçu que ma prétendue faiblesse n'était que de la condescendance pour votre personne. De là est résultée en vous l'erreur grave de vous croire la vertu de me faire trembler. Il pourrait vous en coûter gros de persévérer plus longtemps dans cette illusion. J'ai juré à ma femme de vous amener devant elle, mort ou vif, et je vous avertis que je le ferai comme j'en ai fait le serment. Vous consentirez donc à me suivre gentiment, à moins, toutefois, que vous ne préfériez vous battre, séance tenante, avec toutes les armes qui nous tomberont sous la main. »
Ébranlé autant que surpris par une énergie dont il ne soupçonnait pas même l'existence, Claude jugea à propos de baisser le ton.
« Ah çà ! dit-il, vous ne sentez pas sans doute ce que vos menaces ont d'insultant pour moi ? Je veux bien les oublier ; mais, en revanche, soyez sage, retournez sur vos pas, et, ma foi ! dites que vous n'avez pu me rejoindre.
– Allons donc ! fit Maxwell en haussant les épaules. Je n'ai qu'une parole ; à mes yeux tout serment est sacré. Prenez votre sac et suivez-moi.
– Je n'en ferai certainement rien.
– En vérité, rien ! dit John. Ah ! cher monsieur, décidément, je commence à douter de votre bra voure. Quoi ! vous, le brave des braves, le vainqueur des vainqueurs, vous ne reculez pas devant l'appa rence d'avoir peur d'une faible femme ? »
Le peintre perdait patience ; aussi quand John ajouta :
« Ne seriez-vous, vraiment, comme je l'ai supposé, qu'un fanfaron et un lâche ?
– Pas un mot de plus ! s'écria-t-il avec colère.
– Eh bien ! moi, repartit Maxwell dont la voix montait au diapason de la violence, je vous déclare que, si vous ne me suivez pas sur-le-champ, sans plus de réflexions, je vous tiens pour le plus méprisable et le plus vil des coquins, et je vous assomme ici même du manche de cette cravache. »
La mesure était comble ; Claude n'en pouvait endurer davantage. Bondissant en quelque sorte sous la blessure, il lança brusquement sa valise sur ses épaules et dit résolument :
« Allons, marchons. »
John se remit en selle et le suivit.
Durant le trajet , relativement fort long, qu'ils firent côte à côte, ni l'un ni l'autre ne songèrent à rompre le silence. Tous deux semblaient en proie aux plus graves préoccupations.
À voir Saint-Martin qui, le front incliné et sou cieux, s'avançait en boitant sous l'escorte de Maxwel à cheval, on eût dit vraiment un malfaiteur conduit dans une maison de force par la maréchaussée. Ils arrivèrent ainsi jusqu'au pied du château. Maxwell descendit de cheval et dit au peintre à voix basse et d'un air tout à fait significatif :
« Montez au premier, et rendez-vous dans la chambre de ma femme, qui vous attend. Après quoi vous serez libre.
– Ça sera bientôt fait ! » repartit Claude, qui entra de l'air empressé d'un homme jaloux d'en finir promptement.
En attendant, John confia son cheval aux mains d'un domestique, et se mit à faire patiemment sen tinelle devant la porte du rez-de-chaussée.
X
De lourds nuages d'une nuance uniforme masquaient toujours le ciel ; le jour continuait d'être sombre, l'air froid. Aux environs, les arbres, qui, avec leurs teintes d'automne aussi vives que variées, eussent, sous le soleil, dessiné aux yeux des tableaux éblouissants, n'associaient plus leurs feuillages désolés et ternes qu'à des perspectives d'une mélan colie navrante. C'est chose notoire que, dans les drames effectifs qui épouvantent notre planète, la nature extérieure presque toujours semble curieuse d'être en harmonie avec l'action. Le domestique assez nombreux du château, dont le va-et-vient et le bavardage animaient d'ordinaire les alentours, semblait s'être donné le mot pour rester coi et gar der le silence. Hormis Maxwell, en faction devant la porte, pas un être ne donnait signe de vie. On eût pu croire la maison déserte. Irma était seule au premier. Le silence qui enveloppait le château lui permit d'entendre distinctement chacun des pas de l'homme qu'elle attendait. Son sang-froid, au début de la scène, prouve jusqu'à quel point elle craignait d'alarmer son ennemi et de le metlre en fuite. Elle se tenait au milieu de la chambre, assise dans un fauteuil, l'œil fixé sur la porte. Saint-Martin approchait actuellement d'un pas irrésolu. L' empressement qu'il avait marqué sur le seuil du rez-de-chaussée paraissait déjà de beaucoup refroidi.
Il se décida pourtant à pousser la porte entrebâillée et à faire un pas dans la chambre. Son au dace habituelle disparaissait sous la plus incontes table confusion.
« Entrez donc, lui dit Irma d'une voix presque caressante, sans quitter le fauteuil ; j'ai à vous parler. »
Claude hésita encore.
Avec son calme affecté et son air câlin, Irma l'ef frayait.
Il eût de beaucoup préféré la voir furieuse et l'entendre éclater en reproches.
« Auriez-vous peur de moi ? ajouta-t-elle avec un léger accent de raillerie. À quel propos ! Vous avez fait une bévue ; il s'agit de la réparer. J'ai besoin, pour cela, de m'entendre avec vous… Voyons, reprit-elle, impatientée de ce que le peintre ne bou geait pas, fermez cette porte, tournez la clef dans la serrure, tirez les verrous et venez vous asseoir là, dans ce fauteuil. »
Disant cela, Irma s'était levée et avait roulé le fauteuil vers le bureau, à trois pas de la corbeille.
Jamais elle n'avait montré un visage plus affable, ni des manières plus engageantes.
Claude tomba dans le piége infernal qu'elle lui tendait ; sa vanité lui fit croire sur-le-champ à la sincérité de ces paroles conciliantes ; il s'imagina qu'Irma regrettait de l'avoir offensé, qu'elle avait peur de lui et qu'elle demandait grâce. Ce qui le fortifia encore dans cette imagination, c'est que, portant des regards soupçonneux autour de lui, il n'aperçut dans la chambre que ce qu'il y avait toujours vu.
Aussi prompt à se rassurer qu'il l'avait été à s'a larmer, il ferma la porte à double tour, tira les verrous, et se tourna vers Irma avec une sorte d'empressement amoureux.
Pendant que, cessant tout à coup de sourire, muette, oppressée sans doute de sentir l'ennemi en son pouvoir, Irma lui indiquait le fauteuil de la main, et qu'il approchait, elle marchait à reculons vers le bureau et gagnait la corbeille.
Saint-Hartin, quoique surpris de la voir changer à vue d'œil, n'augura rien de suspect de cette manœuvre ; il posa sa valise et son chapeau sur le guéridon et s'assit.
Irma, à trois pas de lui, se tenait debout, le dos tourné à la glace et les mains appuyées sur le bureau.
Comme par désœuvrement, elle glissa sa main droite derrière elle, jusqu'à la corbeille, et l'y plon gea insensiblement.
Claude la regardait sans défiance.
Ils restèrent quelques instants, dans cette atti tude respective, à s'observer.
Irma, la main droite noyée dans la laine de la corbeille, qu'elle masquait de son corps, semblait de marbre.
Peu à peu, à force d'envisager son ennemi, le sang se retira de ses joues, toute sa figure se con tracta horriblement, un incendie s'alluma dans ses yeux.
Le peintre ne savait plus que penser.
Elle fit tout à coup explosion comme une mine.
« Misérable ! s'écria-t-elle entre ses dents, d'un accent d'indignation et de haine, qu'avez-vous fait ? »
Saint-Martin tressaillit et considéra Irma avec stupeur.
« Ah bien ! fit-il à la suite d'une pause, si c'est pour cela que vous m'avez fait venir !…
– Pourquoi donc vous aurais-je fait venir, répliqua Irma avec véhémence, sinon pour vous marquer ma haine et vous écraser de mon mé pris ? »
Claude devint tout blême. Néanmoins, ne com prenant pas ce qu'il avait à craindre d'une femme seule, il se rassura promptement et embrassa le parti de tenir tête audacieusement à l'orage.
« Votre haine et votre mépris, dit-il avec cynisme, ne sont que des mots qui glissent sur moi comme l'eau fait sur les canards. Si vous m'en croyez, vous me ferez grâce des reproches et laisserez les grands mots de côté. Mieux vaut nous occuper sans délai de ce pauvre John.
– Qu'osez-vous dire ? interrompit Irma d'un air foudroyant. Ne comprenez-vous pas que mon supplice est de lui avoir préféré, par surprise, la durée d'un éclair, un monstre d'imbécillité, un ignoble fanfaron de vices ?
– Ah çà ! ah çà !… fit Saint-Martin qui se tournait impatiemment à droite et à gauche, et perdait toute son assurance devant le fol emportement de celle femme.
– Si seulement j'avais vos privilèges ! continua- t-elle avec une sorte de furie ; je vous souffletterais, je vous cracherais au visage, je vous réduirais à une lutte implacable. Vous m'avez mortellement offensée, vous m'avez rendu la vie impossible ; je ne veux pas que vous ayez l'impunité !… »
Le peintre, décidément épouvanté, eut la tenta tion de fuir.
lrma, de ses regards étincelants, le frappa d'une sorte de paralysie.
En même temps, par un geste aussi rapide que la pensée, elle lança en avant sa main droite armée d'un pistolet.
Un coup retentit, qui ébranla toute la maison. Saint-Martin, atteint en plein visage, s'affaissa sur le dossier du fauteuil.
Quatre ou cinq secondes après, un second coup éclata avec non moins de tapage, et Irma tomba par terre la poitrine traversée d'une balle.
Aux deux coups de feu qui frappèrent ses oreilles presque simultanément, Maxwell, que l'impatience et l'inquiétude commençaient à gagner, frémit d'épouvante. Éperdu, il se précipita dans la maison, et escalada le premier en criant :
« Au secours ! Mes amis ! à moi ! Irma ! Irma ! »
De la cuisine et des écuries, les domestiques ac coururent et le suivirent de près. Ils se trouvèrent bientôt, pour la plupart, groupés autour de John, qui, épuisant ses forces à enfoncer la porte de sa femme, ne cessait de s'écrier avec un accent de terreur indicible :
« Irma ! Irma ! »
Il fit enfin un appel aux plus robustes de ceux qui l'entouraient :
« Mes amis, leur dit-il du ton de la prière, aidez-moi à enfoncer cette porte… lrma !… Qu'est-il arrivé ?… Vous avez entendu… »
La porte résista aux efforts réunis de tous les domestiques.
Pierre alors descendit en courant, et revint presque aussitôt armé d'un levier.
Peu après, à travers les débris de la porte, Max well et les domestiques se précipitèrent dans la chambre.
Un, tableau épouvantable les glaça jusqu'à la moelle des os.
Non loin de Claude, qui, affaissé dans le fau teuil, penchait sur l'épaule sa tête toute sanglante, gisait Irma au milieu d'une mare de sang. Elle était livide ; sa figure contractée exprimait encore une énergie sauvage ; malgré l'effrayante fixité de ses regards, les flammes qui naguère brillaient dans ses yeux n'étaient pas entièrement éteintes. Sa main, sous l'action violente et irrésistible des mus cles, avait lancé au loin l'arme dont elle s'était frappée. La balle, comme on le constata plus tard, avait traversé le cœur ; Irma avait dû mourir sur le coup.
Aux prises avec un désespoir inexprimable, John se précipita sur elle et lui prit la tête dans ses mains.
« Irma ! ma pauvre Irma ! » s'écria-t-il en fon dant en larmes et en la couvrant de baisers.
Hormis Justine qui, folle de terreur, s'était échappée de la chambre en poussant des cris dé chirants, et Pierre Maréchal qui, mieux avisé, descendait aux écuries, attelait et courait chercher un médecin, les autres domestiques assistaient à cette scène bouche béante.
John néanmoins, animé d'une tendresse passion née, transporta sa femme sur le lit. Seulement alors il se détourna et, du mépris et de la haine plein les yeux, s'occupa de Saint-Martin. Celui-ci avait reçu la balle en plein visage, au-dessous du sourcil droit ; elle avait pénétré dans la cavité de l'œil et en avait chassé le globe, qui pendait sur la joue. On jugea que lui aussi avait cessé de vivre. Le chirurgien, qu'on amena bientôt, ne fut point de cet avis. Si la pauvre Irma n'était réellement plus qu'un cadavre, Claude respirait encore. La sonde aida à décou vrir que la balle, après avoir chassé l'œil de l'orbite, était allée se loger dans la mâchoire. Le peintre avait en outre une blessure à la main droite. On supposa qu'au moment d'être frappé, il avait instinctivement levé cette main et l'avait placée entre l'arme et la tête. Il fut provisoirement transporté dans une chambre du château, où un chirurgien, secondé d'un médecin, vint le visiter chaque jour.
L'événement eut un retentissement énorme aux environs, dans une circonférence dont le rayon ne cessait de grandir. Une enquête fut ouverte par la justice. Il n'en faut parler que pour mémoire : elle n'aboutit qu'à la constatation d'un double meurtre dont l'auteur n'existait plus.
Irma fut enterrée avec une pompe extraordinaire.
Seulement alors des traits innombrables éclatèrent à sa louange. Vingt bouches s'ouvrirent pour pro clamer que sa bonté était inépuisable, que jamais personne ne l'avait implorée en vain, et qu'il fallait renoncer à compter combien de fois elle était venue en aide aux discrètes infortunes. Il se trouva enfin que tous ceux dont elle était connue l'estimaient et l'aimaient. Une affluence considérable, au milieu de laquelle se remarquaient des femmes en pleurs, et notamment Justine, dont les sanglots redou blaient à chaque pas, suivit son convoi jusqu'au cimetière du village, où Maxwell lui fit élever, à grands frais, un tombeau plus somptueux qu'élégant.
La vérité sur sa mort circulait déjà parmi les personnes qui l'accompagnaient à sa dernière demeure. Un campagnard prononça naïvement sur elle cette oraison funèbre :
« Ce qu'il y a de plus beau dans la vie de cette femme-là, c'est sa mort. »
Saint-Martin survécut à la catastrophe. On se rait tenté de voir, dans ce salut providentiel, la preuve que le talion entre les mains de l'homme n'est qu'un droit spécieux. Claude, toutefois, avait l'un de ses yeux vide, et le visage défiguré par une horrible blessure qui le marquait au front comme d'un stigmate.
Quant à John Maxwell, aux yeux de qui le temps embellissait Irma de plus en plus, il devait toujours en agir avec la famille de sa femme de manière à témoigner qu'il professait au moins la religion du serment.