<== Retour


Charles Barbara

LA FAUTE D'IRMA GILQUIN

paru sous le titre « Irma » dans la Revue française des 20 novembre et 1er décembre 1858,
paru dans Mes Petites-Maisons, 1860,
édité en 1881


 

I

John Maxwell descendait d'une riche et honorable 
famille d'Édimbourg. On ne savait de lui que ce 
qu'il en disait lui-même, c'est-à-dire à peine quelques détails. Dans les universités où il avait tour à 
tour séjourné jusqu'à l'âge de vingt ans, son esprit, 
Maxwell tirait parfois vanité de cela, avait incessamment répugné aux études, même à celles qui 
exigeaient le moins d'application. À part l'équita
tion, l'escrime, la boxe, la natation, la chasse, les 
courses, rien ne l'intéressait.

D'une constitution robuste, la tête vide d'ambi
tion, l'âme dans la chair, non seulement il n'avait échappé au despotisme d'aucun appétit, ii ne s'était 
même jamais senti inquiété par le besoin de lutter 
contre cet esclavage. Sous l'empire exclusif de cette 
vocation au plaisir, deux ou trois ans tout au plus 
après sa majorité, il avait déjà dévoré la moitié 
d'un patrimoine considérable.

C'était alors que, mis au ban de sa famille, confus 
lui-même de sa célébrité dans les mauvais lieux de 
Londres, et poursuivi d'un vague désir de sauver son indépendance en sauvant ce qui lui restait 
de fortune, il avait résolu de s'établir en France.

Son instinct l'avait bien servi : par le fait seul de 
cette émigration, il s'était trouvé plus riche encore 
qu'il ne l'était chez lui au début. En Sologne sur
tout, pays d'une pauvreté proverbiale, dans un 
château enfoui au milieu des bois, où les chevaux, 
les chiens, la chasse, ne pouvaient plus être pour 
lui une source de ruine, ses revenus suffisaient et 
au delà à ses goûts, à ses passions, à sa libéralité et, 
mieux encore, à son incurable insouciance en matière d'intérêt.

Là comme ailleurs le choix de ses liaisons reposait uniquement sur le hasard. Peu lui importait la 
qualité des gens, pourvu qu'il rencontrât de joyeux 
et bruyants compères. Son château ne désemplis
sait pas de parasites qu'il recrutait à la ville et 
avec lesquels, pour tout dire sommairement, il 
chassait, se promenait à cheval, faisait des armes, jouait au billard ou aux cartes, et passait ses nuits 
à boire.

À une femme était échu le privilège de l'arrêter 
un moment sur cette pente. Bien que le bruit sou
levé par son mariage eût été bientôt apaisé, l'aven
ture n'en avait pas moins servi longtemps à inspirer des commentaires fabuleux. Qu'on juge, 
néanmoins, combien peu l'histoire était romanesque.

Maxwell se rendait presque journellement à la 
ville. Remisant toujours à la même auberge, il sui
vait naturellement, pour y arriver, toujours le même chemin. La perspective d'une nouvelle aventure le 
décida tout à coup à dévier de sa route habituelle.

Vêtu d'une longue redingote en drap blanchâtre, 
cravaté d'une écharpe rouge, le chapeau sur l'o
reille, il était difficile que, dans les rues étroites et 
tortueuses qu'il traversait maintenant, il échappât 
à l'attention, surtout juché comme il l'était au plus 
haut d'une voiture de chasse, attelée de deux chevaux magnifiques qu'il conduisait lui-même, ayant 
à ses côtés un groom s'y prélassant. Son affectation 
à aiguillonner ses chevaux et à les faire piaffer 
devant l'étal d'un pauvre boucher, dans le comp
toir duquel brillaient les charmes d'une grande et 
fraîche jeune fille, trahit promptement le secret de 
son nouvel itinéraire.

D'une conversation de table était né chez Maxwell 
le désir de voir cette jeune fille. L'enthousiasme avec lequel ses amis en avaient parlé lui parut encore de la tiédeur. A peine l'eût-il entrevue qu'il 
s'enflamma, et cela d'autant plus volontiers que, 
dans sa pensée, la vertu même la plus farouche, ré
duite à une si obscure condition, ne tiendrait pas 
longtemps contre l'appât d'une mine d'or.

Des détails recueillis çà et là le fortifièrent encore 
dans son illusion. Irma Gilquin était l'aînée des en
fants d'un brave homme que les exigences de sa 
trop nombreuse famille condamnaient au supplice d'une misère perpétuelle. À moins d'un miracle, 
l'éblouissante beauté de la jeune fille devait s'éteindre 
dans l'ombre d'un comptoir où l'attachait l'implacable rigidité d'une mère, vouée d'ailleurs elle- même aux pénibles travaux du ménage.

John était donc fondé à croire la séduction facile. Il se trompait pourtant. Sans marquer ni colère ni 
mépris, Irma éloigna froidement la vieille femme 
chargée des premières ouvertures. À des tentatives 
de plus en plus pressantes, appuyées par l'éclat d'un 
présent considérable, la jeune fille répondit que 
pour un million elle ne faillirait point à son devoir 
et qu'elle n'appartiendrait qu'à son mari.

Toute femme, en somme, vaut ce qu'elle s'estime.

Sous l'empire d'un amour décuplé par la résistance, Maxwell conjura la jeune fille de consentir au 
moins à une rencontre. L'entremetteuse offrait sa maison et la garantie de son honorable assistance. 
Irma, que son caractère mettait au-dessus de la 
crainte et de l'opinion, accorda un rendez-vous.

Ce rendez-vous menaçait de n'aboutir à rien. La 
jeune fille restait insensible aux plus vives pro
testations d'attachement comme au prestige d'une 
fortune, et persistait avec intrépidité dans la résolution de n'appartenir qu'à l'homme dont elle serait 
la femme.

Mais, au dernier moment, Maxwell, dans un élan 
irrésistible de passion, promit résolument, sur son 
honneur, d'épouser la jeune fille de là à une époque 
très prochaine. L'unique condition à cela, condi
tion expresse, c'était qu'un enlèvement précéderait 
le mariage. Irma voulut bien. Estimant sans doute 
qu'avec un homme loyal une parole vaut un con
trat, se fiant peut-être aussi en sa beauté et en son 
courage, le lendemain même elle déserta la maison 
paternelle pour suivre John Maxwell en son château 
des Ormes.

Au préalable, elle avait laissé dans sa chambre 
ces quelques mots à l'adresse de son père et de sa 
mère :

Mes chers parents, jusqu'à nouvel ordre gardez le silence 
sur ma disparition et soyez sans inquiétude à mon sujet. Je 
pars de mon plein gré avec un homme qui a fait le serment 
de me donner son nom. Vous me verrez d'ici à trois mois 
digne de vous, c'est-à-dire mariée à un honnête homme, ou vous ne me reverrez plus. Croyez au respect inaltérable 
d'une fille qui vous aime tendrement. 
IRMA GILQUIN

Cet enlèvement, toutefois, quoi que la famille en 
eût, n'avait pas laissé que de faire du bruit. Le re
tour d'lrma en fit plus encore. Sans autre dot que 
sa vertu qu'elle exposait un peu à l'aventure sur la foi 
d'une de ces promesses que les mœurs autorisent 
en quelque sorte à fausser, elle revenait, contre 
toute prévision, légitimement unie à un million
naire, apporter dans sa famille la joie et l'aisance.

Une si étonnante fortune ne pouvait manquer 
d'éveiller l'envie ou tout au moins de provoquer 
l'étonnement. Durant quinze jours , en ville , il n'avait pas été question d'autre chose.

Maxwell, cependant, loin de paraître le moins du 
monde honteux d'en avoir été réduit à ce mariage, 
comblait ostensiblement sa femme de soins et de 
prévenances, son amour semblait avoir crû avec 
la possession ; c'était un véritable ensorcellement. 
Irma le tenait pour ainsi dire enchaîné à ses genoux, à ce point qu'on put croire un moment 
qu'elle l'avait fixé. Sous l'influence de cette servi
tude apparemment fort douce, il avait pendant près 
de deux années renoncé à ses liaisons de hasard 
pour mener une vie exemplaire, et avait poussé la 
complaisance conjugale jusqu'à s'abstenir de s'eni
vrer, comme il faisait jadis périodiquement.

Mais cette espèce d'héroïsme lui coûtait insensiblement trop d'efforts pour ne pas bientôt toucher 
à sa fin. Déjà aux prises avec un ennui croissant, il 
avait eu maintes fois des retours vers ses anciennes 
et chères habitudes. Irma, tout d'abord, n'avait pu 
se résoudre à fermer les yeux sur ces écarts. Des 
luttes pénibles s'en étaient suivies, d'incessantes 
querelles avaient troublé la paix du ménage, jusqu'au jour où la jeune femme, de guerre lasse, ou 
devenue enfin clairvoyante, s'était résolue à ne 
plus disputer son mari et à lui mettre, comme on 
dit, la bride sur le cou.

À partir de ce moment, John, de proche en 
proche, avait repris intégralement sa vie de garçon. 
Aujourd'hui, comme par le passé, quand il allait à 
la ville, il en ramenait toujours de nouveaux cama
rades qu'il hébergeait des mois entiers et avec lesquels il dépensait son bien et sa vie.

Homme tout d'instincts et de caprices, une fois, 
par aventure, dans ses relations, il prouvait quelque 
constance. Sa mauvaise étoile l'avait mis en conjonction, c'est le mot, avec un peintre en passage 
dont la médiocrité, sous le nom de Claude Saint- 
Martin, jouissait d'une sorte de vogue dans la bourgeoisie de la ville. Séduit tout d'abord par la fière 
stature, les airs de matamore et la verve de commis-voyageur de l'artiste, Maxwell, dès la deuxième 
entrevue, ne se possédait plus d'enthousiasme et, à la troisième, ne retrouvait le calme des sens qu'après avoir décidé son nouvel ami à venir passer une semaine ou deux au château des Ormes.

Le séjour du peintre s'y était insensiblement 
prolongé au delà de six mois. Son départ, à vrai 
dire, prenait décidément un caractère étrange de 
nécessité ; aucune invitation amicale ne devait plus 
y mettre obstacle. Loin de là. Après avoir été jusqu'à ce jour l'hôte choyé, fêté, caressé du château, 
il s'en voyait tout à coup honteusement chassé par 
la haine implacable d'Irma et l'indifférence inju
rieuse de Maxwell.

II

Le château des Ormes n'est qu'une vaste et vieille 
maison en pierres grises, à deux étages, couverte 
en tuiles, avec des écuries, un chenil et un beau 
jardin potager. Elle est sise à deux ou trois heures 
de marche du bourg de La Ferté, en Sologne. Au 
rez-de-chaussée, une porte vitrée, ouverte à égale 
distance des deux angles de la façade, donne accès 
dans un vestibule qui traverse la maison de part en 
part et laisse voir la verdure des arbres au-delà. Du 
pied de la façade, l'œil embrasse une cour sablée, 
semi-circulaire, que dessine une épaisse clôture 
d'arbustes et qu'ombrage un hêtre magnifique, 
plus que centenaire, qui s'élève au centre. Un banc 
de pierre embrasse le tronc de cet arbre dans l'axe 
duquel se développe une longue avenue de peupliers fermée, à son point de jonction avec la route dé
partementale, par une lourde grille en fer.

Cette cour sablée, les arbustes qui l'encadrent, 
les quelques corbeilles de géraniums et de verveines 
qui s'y épanouissent çà et là, les caisses d'orangers, 
de lauriers-roses, de grenadiers, rangées à droite 
et à gauche de la porte d'entrée, font croire d'abord 
à une propriété bien entretenue. Il suffit d'une promenade autour de la maison pour avoir une idée 
toute contraire. De l'autre côté, l'herbe croit jus
qu'au pied des murs. Sur le terrain, qui par degré 
s'abaisse et forme une vallée étendue et profonde 
que domine la maison, des bois touffus et en désordre 
ont insensiblement dérangé l'économie d'un beau 
parc qui prospérait là jadis. Toute trace de main 
d'homme disparaît. Les mauvaises herbes envahissent les sentiers et les chemins défoncés par la pluie 
sont pour la plupart impraticables. Aux alentours, 
dans un rayon d'une lieue, on ne trouverait pas un 
toit quelconque : c'est la solitude.

Il avait plu toute la journée ; aux approches du 
soir, bien que la pluie eût cessé, une brume épaisse 
voilait toujours le ciel et précipitait la nuit. On touchait à l'automne. Le vent soufflait d'ouest et, avec 
un bruit comparable à celui d'une averse sur le sable, 
secouait l'eau dont la feuille des arbres était chargée. Un domestique en casaque rouge avait fermé 
les volets, les persiennes, les portes de lamaison. À l'intérieur, tout reposait, hormis pourtant dans une 
chambre du premier où se passait une scène en apparence assez peu digne de fixer l'attention, et qui 
néanmoins allait décider d'une catastrophe émouvante, terrible.

Deux hommes, l'un de trente ans au plus, l'autre 
d'au moins trente-cinq, étaient là, assis non loin 
d'un feu de sarments.

Maxwell, le plus jeune, blond, imberbe, avec des 
traits en quelque sorte pointus et des yeux bleus 
qu'allumait l'ivresse, faisait face à son ami Saint-Martin, homme puissant, dont les longs cheveux et 
la grande barbe faisaient souvenir du type de certains vétérans d'atelier.

Une table desservie, sur laquelle étaient épars encore des verres, des bouteilles, une cave à liqueurs, 
les séparait.

C'était le banquet des adieux.

Maxwell, le lendemain, reconduisait le peintre à 
la ville. Une dernière débauche précédait l'heure de la séparation.

Tous deux parlaient à la fois. La métaphysique, 
l'art, la morale servaient de thèmes à leurs vives 
controverses.

Ou connaît cette notable vertu du vin d'inciter 
aux discussions graves les gens qui, à jeun, s'abs
tiennent le plus volontiers de ces mêmes discussions.

Ils s'oubliaient au point qu'une servante, qui en
tra sans précautions, dut s'avancer tout près de la 
table pour se faire remarquer d'eux.

« Monsieur John ! » s'écria-t-elle.

Maxwell tourna vivement ln tête.

« Madame m'envoie vous prier, continua la jeune 
paysanne, de ne pas partir demain avant de l'avoir 
vue. Elle a des commissions à vous donner pour 
sa mère. »

John, dont le front s'était éclairci comme par 
enchantement, répondit oui de la voix et du geste. 


« Hé I Justine, ajouta-t-il aussitôt, tu sembles bien pressée. »

La jeune fille, en effet, avait hâte de sortir.


« Madame m'attend », répliqua-t-elle.

D'un bond, Maxwell s'élança sournoisement vers 
la porte, et, de sa longue taille, ferma le passage.

« Je n'ai, fit-il, que deux mots à te dire. »

Justine recula sans se préoccuper aucunement du 
peintre. Elle était d'une fraîcheur et d'une gentillesse séduisantes ; ses yeux noirs, ses joues, ses 
lèvres, son menton, tout souriait dans sa physionomie. Maxwell la dévisageait d'un œil ardent ; il 
semblait possédé du démon de la luxure.

« Tu es charmante ! s'écria-t-il tout à coup.

– En vérité, repartit Justine, vous n'en avez pas 
l'étrenne.

– Je suis fou de toi !

– Vous l'êtes de toutes les Iemmes, excepté de la 
vôtre.»

Pleine d'enjouement et bien tranquille en apparence, la jeune fille n'en maintenait pas moins tou
jours la même distance entre elle et son maître. Il 
tenta de s'approcher d'elle, et tout de suite elle 
s'éloigna d'autant.

« Écoute, lui dit-il alors ; sois raisonnable, et, pas 
plus tard que demain, je t'apporterai de la ville une 
belle paire de boucles d'oreilles.

– Comme vous y allez ! fit Justine en riant. Un 
autre, du moins, se gênerait devant le monde. »

L'allusion concernait évidemment Saint-Martin 
qui, enfoncé dans son fauteuil, fumait sa pipe 
sans mot dire, et affectait le plus profond dédain pour ce qui se passait autour de lui.

« Tu veux plaisanter, dit John. Quel intérêt aurait 
Saint-Martin à commettre une indiscrétion ? »

Le peintre haussa dédaigneusement les épaules et 
marqua par son air combien cette scène lui semblait 
longue.

« Aux boucles d'oreilles, ajouta Maxwell, je joindrai une chaîne d'or pour te mettre au cou. »

Justine devint sérieuse.

« Pour votre pesant d'or, répondit-elle, je ne consentirais pas à être méprisée. Et votre femme, d'ail
leurs, si bonne pour moi ! je n'oserais plus la 
regarder en face : elle me tuerait d'un regard. Laissez-moi donc vous dire une fois pour toutes que 
vos prétentions n'aboutissent qu'à me tracasser 
inutilement. »

John ne tint pas compte de l'avertissement ; il 
poursuivit la jeune fille et essaya de la saisir.

« Je vais crier ! » dit résolument Justine qui, d'un 
bond, mit la table entre elle et lui.

Le jeune homme s'arrêta.

« Soit ! fit-il en se retirant du passage. Mais j'es-père que tu changeras d'avis.

– Vous auriez bien tort d'y compter. »

Disant cela, Justine prit son élan et s'esquiva en 
tirant la porte derrière elle.

Au foyer, tout à l'heure en flammes, il ne restait 
plus qu'une rouge braise. La lumière se trouvait 
réduite aux pâles rayons d'un flambeau à deux 
bougies égaré sur la table parmi les bouteilles et 
les verres. Hormis l'espace mesuré par la table 
et ceux qui y étaient attablés, la chambre était 
plongée dans une obscurité voisine des ténèbres. 
C'était, au reste, de quoi se préoccupaient peu les 
deux amis, qui déjà recommençaient de boire et 
de discuter. Justine n'avait interrompu une querelle sur les astres que pour en allumer une sur 
les femmes. Sa vertu ou son opiniâtreté souffla à 
l'artiste une observation qui engagea doucement 
la lutte.

« Décidément, mon pauvre John, dit-il entre deux jets de fumée, avec les femmes tu ne seras jamais qu'un enfant.

– Pourquoi ?

–Tu as cinquante ou soixante mille francs à manger par an, répondit Claude ; tu es jeune, 
grand, bien fait, robuste, et tu te résignes, avec de 
tels avantages, aux refus d'une servante, et tu te 
laisses berner par elle !

– Le moyen de faire autrement , dit John d'un 
ton bourru.

– C'est d'abord, continua l'artiste, de ne pas 
offrir à une fille sans conséquence un prix qui lui 
donne une idée exagérée de sa valeur. Il n'est pas 
d'usage d'exalter les choses que l'on marchande. 
Tu agis en digne fils d'Albion, royalement, mais 
sans réfléchir que ces folles enchères gâtent la petite et la rendent intraitable. »

S'il était évident que ce rôle de pédagogue plai
sait au peintre, il ne l'était pas moins que Maxwell, 
en ce moment, paraissait peu enclin à celui d'écolier.

« Ensuite ! fit-il sèchement.

– Ensuite, repartit Claude du même air magistral, c'est toujours une grande faute d'avoir l'air 
de mettre en doute la reddition de la forteresse 
qu'on assiège.

– Enfin pour parler net, dit John d'une voix où 
perçait l'ironie, avec Justine, si tu étais à ma 
place ?…

– Peuh ! fit Saint-Martin dont le visage s'épanouit 
de suffisance, je ne te dis que ça, si j'avais seulement daigné vouloir…

– Ah ! laisse-moi donc ! s'écria brutalement 
Maxwell, tu n'es qu'un vantard et un fanfaron ! »

Au milieu même des écarts de la colère, John 
n'avait jamais rien dit de plus vif. Dans sa bouche, 
cette sortie violente avait tous les caractères de la 
plus révoltante injure. Quelques détails sur l'artiste 
et sur l'intimité des relations de Maxwell avec lui 
le feront comprendre.

 

III

Entre tous les arts, celui seul du miniaturiste 
avait souri à son ambition. Au besoin, il ne dédaignait pas de peindre le portrait grand comme na
ture, et n'eût pas balancé à couvrir des toiles de 
vingt pieds, même de trente ; mais il revenait tou
jours avec passion aux peintures à la loupe pour 
médaillons, broches et chatons de bague. Des notions superficielles sur toutes choses, notions recueillies au hasard des rencontres, en faisaient le 
plus intrépide contradicteur qu'il y eût au monde. 
Après boire, causer théologie et métaphysique lui 
semblait de rigueur ; à ses heures de sobriété pour 
parler franchement, il abordait des questions moins 
graves. L'argot d'atelier dont il émaillait son lan
gage, ses équivoques obscènes, son répertoire d'histoires graveleuses, son impiété pleine d'ostentation, 
et, par-dessus cela, son amour de railler à propos 
de tout et hors de tout propos, achevaient de lui 
donner la valeur d'une figure exemplaire.

Aux yeux de quiconque consentait à le croire, 
dans sa profession notamment, il n'avait point de 
rival. Comme disent de Rubens certaines personnes, 
on disait la palette de Claude Saint-Martin. N'était son horreur pour l'habit noir et les intrigues, depuis 
nombre d'années déjà il aurait le ruban rouge et 
serait de l'Institut.

On voit d'ailleurs trop souvent encore le succès et 
la fortune de charlatans moins audacieux.

S'agissait-il d'architecture, de sculpture, de mu
sique , de poésie, pas un artiste, y compris les plus 
surprenants, n'étaient capables d'en raisonner mieux 
que lui. En ce qui concerne la chimie, l'astrono
mie, la médecine, l'art militaire, l'histoire, les 
voyages, etc., les plus grands savants comme les 
plus grands capitaines eussent pu profiter à ses 
aperçus.

Connaissant de source certaine l'aversion toute 
spéciale de Maxwell pour les chiffres, il traçait un 
jour sur le mur, à l'aide d'un charbon, une série 
de signes algébriques, et voulait obliger son ami à 
essayer la résolution du problème.

John protestait de son ignorance comme on se 
défend d'un crime.

« Tu ne seras jamais qu'un âne ! » s'écriait alors 
Saint-Martin triomphalement.

Puis, entassant lettres sur lettres, signes sur 
signes, équations sur équations, il tombait épuisé 
dans un fauteuil et ajoutait :

« Comprends-tu ?… Non ?… C'est pourtant encore 
plus facile que d'avaler un verre d'eau. »

Dans sa fureur de primer, il entreprenait un curé 
des environs sur le catéchisme, et, à force de tapage, réduisait le vieux desservant au silence.

Avec les fermiers, les meuniers, les maçons, les 
ouvriers de tous états, son intarissable faconde fai
sait merveille. Il les éblouissait par l'abus des 
termes techniques dont sa mémoire regorgeait, et 
manœuvrait tant et si bien de la langue qu'il réussissait quelquefois à les convaincre qu'il était réelle
ment du métier.

D'une taille presque égale à celle de John, mais 
massif des épaules et pourvu de cet embonpoint qui 
présage l'obésité, il avait l'œil trouble, les traits 
lâches, le teint livide des gens dont un libertinage inconsidéré a comblé la vie. Ses longs cheveux châtains rejetés avec prétention en arrière ne 
découvraient qu'un front étroit et fuyant. Une 
épaisse barbe rousse dissimulait une bouche vide et 
un menton trop court, sans parvenir à rehausser 
un masque où le cynisme éclatait avec non moins 
de force que de vanité. Le désordre voulu et cherché de son costume eût suffi d'ailleurs à le trahir. A sa 
désinvolture de chic, on reconnaissait bien vite un 
de ces hommes qui embrassent ce qu'on appelle la 
carrière des arts, bien moins pour se distinguer du 
vulgaire par des œuvres méritantes que par un extérieur singulier.

Sa vanité ne souffrait même pas que les imperfections physiques fussent chez lui des disgrâces 
naturelles. Ainsi l'inclinaison vers la gauche du 
bout de son nez bossu et cassé n'était, affirmait-il, 
que le résultat d'un accident. Il n'avait pas encore 
dix ans : un jongleur, lui mettant une pièce de 
monnaie en équilibre sur le nez pour la lui enlever 
avec une fronde, n'avait réussi qu'à la condition de 
lui abattre le nez sur la joue. Il en était de même 
pour ses jambes légèrement arquées comme les 
branches d'un compas d'épaisseur : c'était la faute 
de ses parents, qui, trop tôt, lui avaient fait prendre 
l'habitude du cheval. En attendant, bien qu'il se 
vantât de se tenir en selle mieux qu'un Hongrois, 
John n'avait jamais pu le décider à monter même 
le plus doux des chevaux de son écurie.

Après cela, il eût été au moins extraordinaire 
qu'il ne fût pas à l'escrime d'une adresse à désespé
rer tous les maîtres d'armes présents et futurs. Par 
malheur, il avait fait le serment, devant un tribunal 
où l'appelaient les suites d'un duel, de ne plus jamais toucher une épée de sa vie.

En revanche, au billard et aux cartes, John trouvait toujours en lui un partner complaisant et infatigable.

À l'égard des hommes de ce genre, les sentiments 
modérés semblent impossibles : il est certain qu'ils 
inspirent toujours ou d'ardentes sympathies ou une 
répulsion profonde. En même temps que l'inconstance entraînait Maxwell à de pareilles liaisons, le 
défaut d'exercice intellectuel expliquait chez lui 
l'engouement pour ce genre de hâbleur. Parce qu'il 
n'avait guère vécu jusqu'à ce jour qu'avec des pale
freniers et des maquignons, tout était nouveau pour 
lui. Au début surtout, son enthousiasme tenait du 
fanatisme. Claude, avec son bagage en apparence 
inépuisable d'anecdotes, de coq-à-l'âne, de charges, 
d'obscénités, le divertissait, le charmait, le passionnait. Il acceptait comme autant de versets d'Évangile 
les assertions du peintre, prenait pour de l'or pur 
la ferraille de ses connaissances encyclopédiques, 
s'en laissait imposer par ses vantardises, et finissait 
par le croire un homme tout à fait supérieur. Aussi, 
non content de paraître glorieux d'un tel hôte, de 
l'écouter bouche béante, de l'air dont un mâtin empêché par la graisse regarde bondir et courir un 
lévrier, souffrait-il que l'artiste le traitât comme 
un écolier, le morigénât, lui fît honte de son igno
rance, et quelquefois même l'accablât de railleries 
dont la grossièreté frisait l'insulte.

Ce n'était rien.

À l'instar des enthousiastes, il faisait de la propagande, et prétendait faire partager son admiration 
à autrui.

Irma, qui s'était fait une règle inflexible de ne 
jamais fréquenter avec les hôtes du château, quels 
qu'ils fussent, avait prétendu tout d'abord comprendre le peintre dans cette exclusion. Son mari, 
à ce sujet, l'avait persécutée ou mieux tyrannisée, 
jusqu'à ce que, de lassitude, elle eût consenti à voir 
Saint-Martin. Déjà édifié sur l'humeur de la femme, 
celui-ci s'était montré vis-à-vis d'elle aussi modeste 
et réservé qu'il l'était peu avec John. Il avait eu 
promptement le secret de leur antagonisme, et, 
n'ayant plus à s'inquiéter des sentiments du mari, 
il s'était appliqué sans désemparer à se concilier les 
bonnes grâces de la femme. Une comédie vulgaire 
avait suffi à ce résultat. Irma, à son insu, avait été 
peu à peu gagnée par d'incessantes flatteries à sa 
beauté, à son jugement, à ses mérites. N'importe à 
quel propos, elle avait toujours raison, John tou
jours tort. Claude ne se lassait point de l'admirer 
et de la plaindre. Grâce à cette tactique, toutes les 
préventions passionnées du mari avaient glissé in
sensiblement au cœur d'Irma ; elle et l'artiste avaient 
fini par s'entendre si bien que, jaloux, non de sa 
femme, mais du peintre, Maxwell, aux prises avec 
un violent dépit, s'était donné le ridicule de bouder comme un enfant et de passer toutes ses journées 
dehors, soit à chasser, soit à courir à cheval ou en 
voiture dans les environs. Sa foi en la vertu d'Irma 
était si entière qu'il ne lui était pas venu une seule 
fois à l'esprit de suspecter l'honnêteté des relations 
chaque jour plus intimes qu'elle entretenait avec 
Saint-Martin.

D'ailleurs, de nouveaux incidents s'étaient pro
duits, cet état de choses avait brusquement cessé. 
Claude, après avoir négligé son ami deux mois 
et plus, s'était rapproché de lui tout à coup. À bien 
des égards il paraissait changé. Ainsi, à la cigarette 
qu'il avait fumée jusqu'alors, il substituait une longue pipe en bois qu'il tirait de son sac pour la souder à ses lèvres. Au mépris de sa prétendue sobriété 
et de ses tirades contre l'incontinence, il avait subitement des appétits de glouton et absorbait une 
telle quantité de liquide que John trouvait en lui 
sinon un maître, du moins un rival redoutable. En 
même temps, devant Irma, il dépouillait son masque de réserve, et s'oubliait jusqu'à risquer la facé
tie obscène. Irma, à cette métamorphose, n'avait 
d'abord eu que de la confusion ; elle avait été bien
tôt aux prises avec une sourde colère. Ses relations 
avec l'artiste, si lentes à se nouer, avaient été 
rompues en un clin d'œil, et rompues de la part 
d'Irma sans aucun ménagement. Elle ne se conten
tait pas de se refuser absolument à le revoir, elle n'en parlait plus que d'un accent haineux et plein 
de dégoût. S'il se trouvait fortuitement en sa présence, il avait à subir ses airs hautains et son silence 
méprisant. Elle n'avait même pas craint de dire un 
jour à son mari, assez haut pour être entendue de 
Claude : « Est-ce que vous ne m'épargnerez pas 
bientôt le supplice de me rencontrer avec cet 
homme-là ? » Maxwell, tout heureux d'avoir retrouvé son ami, n'avait pas seulement songé à pé
nétrer le mot de l'énigme ; il n'avait voulu voir, dans 
celle aversion soudaine, qu'une nouvelle preuve de 
l'inconstance du caractère des femmes.

John, toutefois, ne s'était dérobé qu'imparfaite
ment à l'influence que sa femme avait jadis exercée 
sur lui. En dépit de lui-même, elle lui imposait 
toujours. Partant, il n'était pas possible que ses préventions en faveur d'un homme pour lequel Irma 
marquait tant de répugnance se maintinssent longtemps au même degré d'énergie. Sans qu'il s'en 
doutât, les dédains de sa femme enlevaient au pein
tre son plus sûr prestige. L'artiste justement, dont 
quatre ou cinq mois au château avaient épuisé le 
répertoire, en était réduit à donner une seconde 
édition de ses calembours, de ses turlupinades, de 
ses anas et de ses vanteries. Pour tout dire en un 
mot, il rabâchait, et Maxwell ne laissait pas que de 
s'en apercevoir. De jour en jour, sa prodigieuse consi
dération pour le peintre devait forcément diminuer.

Comme l'enthousiasme, le désenchantement est 
soumis aux lois du plan incliné, qui ne souffre 
point de temps d'arrêt.

D'ailleurs, à mesure que John ouvrait les yeux à 
la lumière, le souvenir des mortifications qu'il avait 
eu à subir revenait à son esprit. Intérieurement, 
l'idée de briser son idole et de la renverser d'un 
piédestal usurpé souriait à sa rancune. Il en était 
venu à rester insensible aux plus exorbitantes bouffonneries du peintre, à lui tenir tête, et même à 
lui donner des signes non équivoques d'impatience.

Ajoutez que Claude, exaspéré par tant de dé
boires, n'avait commis que des maladresses en es
sayant de reconquérir le terrain perdu. Force lui 
avait été de comprendre que son règne était passé, 
que la place pour lui deviendrait de jour en jour 
moins tenable, et qu'il n'était que juste temps de 
fuir s'il voulait échapper aux affronts dont on ne se 
fait pas faute d'abreuver les parasites incommodes.

C'était enfin chose convenue : demain, à la pre
mière heure, Maxwell devait le ramener à la ville. 
Mais ce départ, arrêté sous la pression d'une contrainte morale, allumait en lui un ressentiment 
qu'il avait bien du mal à dissimuler. Impuissant en 
outre à pardonner les mépris de la femme et le re
froidissement du mari, il semblait n'attendre qu'un 
prétexte pour exercer contre eux des représailles dignes de mémoire.

À ses oreilles, précisément, venait de retentir une 
apostrophe qui mettait le comble aux outrages dont 
il croyait avoir à se plaindre.

Effectivement, entre toutes les choses à l'occasion 
desquelles fermentait sa vanité, il était un chapitre 
surtout, celui des femmes, où cette vanité, mise en 
vibration, le surexcitait jusqu'à la démence.

Quelle ne devait donc pas ëtre sa fureur quand 
John, dans lequel il n'avait jamais voulu et ne voulait voir encore qu'un grand enfant à l'intellect noué, 
s'émancipait au point d'oser lui dire en face, à propos de galanterie :

« Tu n'es qu'un vantard et un fanfaron ! »

 

IV

Claude. tressaillit comme si on l'eût frappé au 
visage. Sous l'action de la blessure faite à son 
amour-propre, l'épithète ridicule dont on poursuit 
le mari de la femme adultère effleura ses lèvres. La 
velléité était d'autant plus surprenante qu'il ne pouvait parler sans se dénoncer lui-même. Il ne recula 
pourtant qu'avec effort devant l'énormité de la trahison. Son mutisme contraint rappelait les angoisses 
de l'homme qui se défend contre le vertige que 
causent les profondeurs d'un abîme. Il regardait 
John avec des yeux où éclataient l'amertume et la 
haine ; il faisait souvenir du chien en arrêt et prêt à 
fondre sur le gibier.

Mais les lueurs de raison qui par-ci par-là traversaient encore son esprit, quelque peu déjà troublé par l'ivresse, l'induisirent, sinon à abandonner, du 
moins à différer l'aveu d'un secret dont la divulga
tion semblait devoir suffire à sa vengeance.

À la suite d'une longue pause, il se secoua subi
tement et saisit son verre.

« Buvons ! » fit-il d'un ton dégagé.

Maxwell, en même temps qu'il venait de s'em
porter, avait brusquement pivoté sur lui-même ; il 
ne présentait plus au peintre que les sinuosités d'un 
profil contracté par la mauvaise humeur. La provocation amicale de l'artiste le laissa de marbre.

« Comment ! ajouta celui-ci en remettant avec 
fracas son verre sur la table, je pardonne à ta jeunesse une boutade aussi injurieuse qu'intempestive, el voilà ta reconnaissance !… Sache donc qu'il 
me suffirait d'ouvrir la bouche pour faire rentrer 
dans ta gorge la malheureuse phrase qui vient d'en 
sortir. »

John releva la tête et regarda le peintre d'un air 
de défi.

« Pure jactance que tout cela », dit-il en haussant 
les épaules.

Les traits de l'irascible Saint-Martin trahirent de 
nouveau les sentiments de haine et de colère auxquels il était en proie.

« Ah çà, mon cher, dit-il au milieu d'une extinc
tion de voix subite, sur quelle herbe as-tu marché ? 
Voudrais-tu te venger sur moi de ton insuffisance auprès des femmes ? Il te siérait mieux, ce me sem
ble, puisqu'il te plaît enfin de faire l'homme, d'uti
liser les prémices de ce courage à secouer le joug 
du cotillon. »

En réponse à ces sarcasmes, Maxwell prétendit 
avec hauteur qu'il ne subissait le joug de personne.

L'histoire de son mariage avec une femme à laquelle, de son propre aveu, il s'était flatté de ne 
jamais donner d'autre titre que celui de maîtresse, 
n'éveilla en lui aucune confusion.

Il répondit à Claude, qui évoquait ce souvenir :

« J'avais fait le serment de l'épouser. »

Tout ce qui croupissait de cynisme au fond du cœur de l'artiste monta à la surface.

« Tudieu ! fit-il, comme tu y vas ! Mais la seule 
moitié de mes serments, si j'eusse été assez faible 
pour les tenir, m'eût réduit à un sérail plus nombreux que celui du Grand Turc. »

John répondit de l'air du plus grand flegme :

« Ça serait à recommencer que je le ferais encore.

– Pouah ! fit Claude, une femme qui ne craint pas de te refuser la porte de sa chambre.

– Sans doute, quand je suis ivre, c'est son droit. Il serait odieux de la violenter au sujet d'une habitude qu'elle a en horreur. À part cela, je la tiens 
pour une femme attentive, dévouée, d'une égalité 
d'humeur inaltérable.

– Parbleu ! repartit méchamment l'artiste aux oreilles de qui l'éloge d'Irma sonnait mal ; du moment où tu lui laisses une liberté égale à la tienne, 
à quel propos éclaterait sa maussaderie ? »

À cette observation étrange, Maxwell se redressa 
et plongea ses yeux dans ceux de son adversaire.

L'assurance de la fatuité sur le front et le sourire 
de la malignité aux lèvres, le peintre essuya ce re
gard sans comprendre ce qu'il avait de menaçant. 
Il était impuissant à modifier son opinion sur son 
ami, dans lequel il s'obstinait à ne voir qu'un jeune 
homme inoffensif avec qui on pouvait prendre sans 
danger toutes les licences possibles. Néanmoins, à 
partir de cet instant, John n'eut plus qu'un calme 
d'emprunt.

« C'est juste… fit-il de l'air d'un homme qui se 
rend à de bonnes raisons ; bien que dans sa conduite, ajouta-t-il nonchalamment, il ne paraisse pas 
qu'elle songe à se prévaloir de cette liberté. »

Saint-Martin repartit aussilôt :

« Il paraît tout bonnement que sur les femmes 
tu ne partages pas l'avis du fameux Jehan de 
Meung. »

Maxwell avoua ne pas comprendre, et Claude, 
d'une voix embarrassée par l'ivresse, s'empressa 
de citer les vers infâmes auxquels il venait de faire 
allusion.

« Tu me vois en effet disposé à soutenir, répliqua 
John toujours calme en apparence, que cette assertion à l'égard d'Irma est une calomnie. J'échange
rais ma main contre la preuve du contraire.

– Garde-toi d'une pareille gageure ! s'écria l'ar
tiste en ricanant ; à moins que tu ne tiennes à de-venir manchot… »

Le soupçon se glissait au cœur de Maxwell ; il 
était livide de colère. Dans la violence même du 
désir d'arriver à une certitude il puisa les ressources 
d'une comédie à laquelle, de sa nature, il n'était 
nullement propre. Sa main tremblante embrassa, 
sans doute intentionnellement, le goulot d'une bou
teille qui contenait autre chose que du vin. Les 
verres, remplis jusqu'aux bords d'alcool, furent 
vidés en un clin d'œil par les deux adversaires.

« Est-ce que, par hasard, reprit John, qui, la 
sueur au front, l'œil hagard, s'efforçait de sourire, 
ma femme aurait eu, à ta connaissance, quelque fai
blesse qui t'autoriserait à parler comme tu fais ?

– Eh ! eh I fit Saint-Martin avec un nouveau ricanement.

– Voyons, avoue-le, ajouta Maxwell. La jalousie, 
tu sais, est le moindre de mes défauts. Je n'ai pas 
le droit, d'ailleurs, d'être jaloux, c'est convenu : Irma est libre ; il n'y a pas à craindre que je contrarie jamais ses penchants.

– Et c'est bien avisé, dit Claude avec impudence, car il est probable que tu y perdrais ton 
latin. »

À voir John vaciller sur son siège, il semblait 
qu'un serpent lui mordît les entrailles ; outre cela, 
ses yeux erraient à l'aventure, et ses doigts caressaient le relief des objets à sa portée.

C'est un état dont n'approchera jamais l'expression la plus énergique que celui de cet homme 
qui, au milieu même des envahissements de l'i
vresse, impuissant à chasser une idée horrible, 
harcelé par des angoisses dévorantes, essayait encore, pour tromper son ennemi, de paraître tran
quille et même de sourire.

Son énergie ne pouvait suffire longtemps à un 
tel rôle, et la patience lui manqua enfin.

Fatigué de jouer au diplomate en pure perte :

« Écoute, dit-il soudainement au peintre en fixant 
ses prunelles ardentes sur lui : je tiens le récit de 
tes amours en général pour un tissu d'impostures, 
el c'est pourquoi je t'ai appelé vantard et fanfaron. 
Ce n'est pas assez : fondé à croire que tes insinua
tions actuelles ne reposent sur rien de sérieux, je 
veux, à moins que tu ne procèdes par assertions catégoriques, joindre à ces épithètes celles de fourbe, de calomniateur, de lâche !… »

Maxwell parlait d'une voix sourde, embarrassée 
plus encore par la rage que par l'ivresse. Ses yeux 
étaient pleins de sang et ses lèvres blanches d'écume. Les instincts féroces du boxeur semblaient 
se réveiller en lui.

Son adversaire, par malheur, n'avait pas le cer
veau moins troublé. Il était d'ailleurs bourrelé 
comme d'un remords du souvenir des affronts qui 
le chassaient du château. La rancune amassée en 
lui et la soif de vengeance le prenaient à la gorge et 
l'étranglaient. Ces dernières injures, en tordant jusqu'à la déchirer son unique corde sensible, c'est-à-dire son amour-propre, achevèrent de lui donner le 
vertige.

On disait d'un homme qu'il avait une vanité si 
grande qu'elle serait capable de lui inspirer même 
une bonne action. Il devait arriver, au contraire, 
que Saint-Martin, à force de vanité, ne reculerait pas 
même devant une infamie.

« Tu es aussi par trop naïf, dit-il d'un air moitié 
railleur, moitié furieux, de croire que, dans mes 
trois mois de tête-à-tête avec ta femme, je ne me 
sois préoccupé que de son portrait. »

La phrase n'était pas achevée que John, s'efforçant de se mettre debout, se saisissait d'une bou
teille et en menaçait le peintre. Celui-ci, sans 
perdre une seconde, suivit de point en point cet 
exemple. Les deux projectiles partirent en même 
temps. Au lieu de se croiser et d'atteindre à leur 
but réciproque, ils se rencontrèrent à mi-chemin 
et se brisèrent en mille pièces. Des éclats de verre 
inondèrent. la table, les fauteuils, la chambre.

Cependant nos deux champions, marchant l'un vers l'autre en chancelant, se prirent au collet, à bras 
le corps, à la gorge, par les cheveux, et roulèrent 
ensemble sur le plancher, parmi les tessons de bou
teilles. Non contents de balbutier des jurons et des 
insultes, de pousser des cris sauvages, ils jouèrent 
à l'envi l'un contre l'autre des poings, des ongles 
et des dents. Une pareille bataille n'a rien d'essentiellement pittoresque. Il convient même de la couvrir au plus tôt d'un voile. Prélude d'un drame terrible, elle était au reste sans danger immédiat pour 
deux hommes qui ne devaient pas seulement s'en 
rappeler la durée. Leurs tentatives n'aboutirent qu'à 
user les forces que leur avait laissées l'ivresse. Au 
beau milieu de la lutte, leurs muscles se détendirent, 
leur vue se troubla, la mémoire s'éteignit en eux, des 
mots décousus voltigèrent sur leurs lèvres ; ils plon
gèrent bientôt dans l'extase, puis, de l'extase, ils 
ne tardèrent pas à glisser dans un sommeil pro
fond.

 

V

Aux ténèbres, cependant, succédait l'aube, et à 
l'aube le jour, mais un jour presque aussi pâle 
qu'un crépuscule. Une atmosphère pluvieuse de la 
couleur du plomb interceptait les feux du soleil 
levant. Irma avait déjà quitté son lit. Enveloppée 
d'un peignoir en cachemire à fleurs, chaussée de 
pantoufles fourrées, tête et cou nus, elle tira ses 
rideaux et ouvrit l'une de ses fenêtres. Cette fenêtre, au premier étage de la façade opposée à celle de la cour, commandait toute la vallée sur l'éminence de laquelle était bâtie la maison. Aussi loin 
que la vue pouvait s'étendre, l'œil planait sur des 
masses de verdure, ondulées au caprice de la pente 
et des plis du terrain, et magnifiquement colorées 
déjà de toutes les nuances automnales. Sous le ciel humide, du sein de cet océan aux vagues tour à tour 
vertes, fauves, sanglantes, jaunes, couleur de 
rouille, s'élevait, comme pour la prière, la voix 
tendre el discrète d'oiseaux innombrables, dont 
les gazouillements, par le fait même d'une immense variété, produisaient une harmonie confuse, 
singulière, inexpressible, enchanteresse. De vrai, 
ces mystérieuses perspectives ne parlaient point aux 
yeux d'Irma ; ces bruits enivrants n'avaient aucun 
sens pour son cœur : accoudée nonchalamment sur 
la margelle, elle regardait sans voir, elle écoutait 
sans entendre ; elle semblait simplement jalouse 
de respirer un air plus frais que celui de sa 
chambre.

Il s'en fallait de beaucoup, néanmoins, que ses 
apparences fussent celles d'une nature vulgaire. 
Outre qu'elle était grande pour une femme, que 
l'ampleur de ses épaules annonçait qu'elle deviendrait puissante, que les proportions et l'élégance 
de son buste, de ses membres, de ses pieds, de ses 
mains eussent tenté l'art d'un maître, tous ces dé
tails n'éclataient en quelque sorte que pour concourir, avec un ensemble merveilleux, à l'inten
sité d'une physionomie pleine d'intérêt et de 
charme. Son cou, bien que bruni par le hâle, était 
splendide et portait la tête avec infiniment de 
grâce. Une couronne de cheveux châtains, drus et 
luisants, esquissait comme à l'estompe l'arche du front, auquel de minces sourcils, comparables à des 
traits de plumes jumeaux, servaient d'assises. En 
même temps que le nez, la bouche, le menton, 
l'ovale du visage dont la blancheur se teignait aux 
joues de belles couleurs roses, accusaient, par leurs 
contours fermes, un caractère de la trempe la plus 
énergique et capable des résolutions les plus ex
trêmes, les ardeurs contenues d'une âme expansive 
et l'inquiétude de besoins inassouvis allumaient 
dans ses prunelles brunes un véritable incendie 
dont les reflets éclairaient toute la figure. Par-dessus cela, elle marchait admirablement bien : le 
mouvement mesuré de son pas imprimait à sa taille 
cambrée et souple, à tout son corps, des oscilla
tions d'une séduction irrésistible.

Dans ce château des Ormes où la fortune l'avait ensevelie, sa beauté n'existait que pour le miroir, 
la force dont son âme était le foyer tournait à son 
supplice. Maxwell ne l'aimait bientôt plus d'un 
amour assez exclusif pour lui sacrifier ses passions. 
Contrainte, au bout d'un accord de dix-huit mois, 
de le tenir à distance, de renoncer d'ailleurs aux 
joies de la maternité, elle voyait disparaître de son 
horizon les perspectives consolantes que lui avait 
ouvertes le mariage, et était ressaisie insensible
ment par l'espèce de léthargie où elle languissait 
dans le comptoir paternel.

Au milieu du vacarme des hôtes qui ne cessaient de remplir et de vider le château, sa solitude était 
profonde. Des quelques ressources dont elle dispo
sait pour rompre l'uniformité des jours, la plupart 
n'avaient à ses yeux que ce charme prêté par une vie 
insipide aux distractions les plus insignifiantes. 
C'était ainsi qu'elle en venait à monter à cheval ou 
à viser des oiseaux autour de la maison ; à jouer 
au billard avec Justine, ou encore à s'exercer dans 
sa chambre à éteindre une bougie avec les capsules 
d'un pistolet. Ce dernier exercice lui plaisait entre 
tous, et cela en raison de la rare adresse qu'elle y 
prouvait. Les livres que le hasard avait mis sous sa 
main l'avaient dégoûtée de la lecture.

Elle employait le reste de son temps à s'ennuyer 
sur un ouvrage de tapisserie, quand la nécessité 
ne l'obligeait pas d'écrire quelque lettre laconique à 
sa mère.

L'unique intérêt de sa vie était désormais l'avenir 
de sa famille. Sans avoir pour les membres de cette 
famille d'autres sentiments que ceux d'une tiède 
affection, elle les accablait incessamment des témoignages de la plus vive sollicitude. Il ne lui suffisait 
plus d'affecter à leur bien-être la presque totalité 
du budget de sa toilette, elle ne se lassait point 
encore d'intercéder auprès de son mari en leur 
faveur. Maxwell donnait sans compter ; jaloux de 
seconder les vues de sa femme, il se livrait au plai
sir de lui accorder plus encore qu'elle ne lui demandait. Un tiers de ses revenus suffisait tout juste 
à ces largesses. Le père et la mère d'Irma jouissaient d'une honnête aisance ; parmi ses frères, les 
plus jeunes apprenaient le commerce, les autres 
fondaient de coûteux établissements ; ses sœurs, 
enfin , généreusement dotées, pouvaient s'abandonner au rêve d'un mariage honorable. Son am
bition devait être comblée. Il n'était pas jusqu'à 
une tante maternelle, qui séjournait à Nevers, dont 
elle n'eût la consolation de pouvoir soulager la 
détresse.

En présence de ces résultats, néanmoins, elle 
n'était ni moins mélancolique ni moins sombre. Il 
semblait qu'il lui importât seulement d'assurer le 
calme de sa conscience ; non contente de ne voir 
sa famille qu'à de longs intervalles, quand les circonstances l'exigeaient, elle conservait en outre, 
dans ces occasions, des dehors froids et hautains 
qui refoulaient au fond des cœurs les démonstra
tions de reconnaissance prêtes à éclater.

Son isolement, d'ailleurs, était fondé en raison. La 
bassesse de son origine aussi bien que les habitudes 
déplorables de son mari lui fermaient le milieu 
où elle aurait pu, sinon se plaire, du moins se trouver à sa place. Faute de pouvoir fréquenter avec 
ses égaux en fortune, elle préférait se refuser à 
toutes liaisons et vivre seule. Au fond, l'ennui la 
consumait. On eût pu comparer ses manières glaciales à la couche de neige qui parfois recouvre 
le travail souterrain d'un volcan. Pénétrée de l'ina
nité de ses forces, désespérant d'une existence 
mieux remplie, elle était toutefois résignée et tom
bait graduellement dans une mélancolie qui, pour 
elle, n'était pas sans charme. L'opinion à peu près 
unanime de ceux qui, aux alentours, connaissaient 
ses goûts apparents, son humeur fantasque, sa sau
vagerie, c'était qu'elle n'avait pas la tête bien saine. 
Des bourgeois cette opinion s'était répandue chez 
les paysans, et il n'était pas jusqu'aux pauvres dont 
elle prenait soin qui ne lui attribuassent un cerveau 
quelque peu dérangé.

Elle lutta bien des jours avant de consentir à voir 
le nouvel hôte des Ormes. John usa presque de 
violence pour l'arracher à sa retraite ; il ne ressentait pas seulement le besoin de faire partager à 
autrui le fol enthousiasme que lui inspirait le peintre, il voulait encore, dans la crainte de sa propre 
insuffisance, que la beauté d'lrma servît à le retenir au château. L'éloge de Claude ne cessait de 
retentir aux oreilles de la femme, et les convoitises 
de l'artiste étaient incéssamment surexcitées par 
les propres paroles du mari. Aussi peut-on affirmer 
que, moralement, celui-ci jeta sa femme à la tête 
de son ami Saint-Martin.

Il ne saurait être nullement question d'atténuer 
les torts d'Irma ; il s'agit simplement de les expliquer. L'occasion d'exercer sa vive pénétration lui 
avait fait toujours défaut. Claude, servi par l'instinct qui n'abandonne pas même l'homme le plus 
médiocre en ces sortes d'aventures, joua auprès 
d'elle le rôle d'un misanthrope accablé sous d'amères 
déceptions, trompé perpétuellement en amitié 
comme en amour, et tourmenté du désespoir de 
trouver jamais une âme jumelle capable de le 
comprendre. Outre cela, pas une parole ne glissait 
de ses lèvres, sinon pour rehausser ses mérites ou 
rappeler ses succès et les hautes destinées aux
quelles il aurait pu prétendre. Par contre, il affec
tait de répugner aux vices de Maxwell, et s'appli
quait sans cesse soit à le prendre en flagrant délit 
d'ignorance, soit à le tourner en ridicule. Se flat
terait-on de trouver beaucoup de femmes qui, 
placées dans les mêmes conditlons,ne seraient pas 
dupes de cette tactique ? Irma n'adorait point son 
mari, et, de plus, elle méprisait ses penchants. 
John, aux yeux de sa femme, diminua encore et 
pâlit en raison même des proportions grandissantes et de l'éclat des incomparables qualités de 
l'artiste. Il serait toutefois étrangement absurde 
d'appliquer le nom d'amour aux sentiments d'lrma. 
Claude l'engourdit à force d'évoluer autour d'elle ; 
ce fut la fascination du reptile sur l'oiseau. Il est 
du moins hors de doute que la lutte fut longue et 
douloureuse, et que l'issue coûtait à Irma, alors même qu'elle ne croyait point s'être honteusement 
méprise, sa tranquillité d'esprit.

Au surplus, l'entente cordiale ne fut pas entre 
eux de longue durée. Saint-Martin abhorrait la gêne ; 
à peine fut-il assuré du triomphe, qu'il se démasqua ; d'un jour à l'autre la métamorphose fut complète. Irma voulut croire d'abord à une comédie 
de mauvais goût, mais passagère. Il fallut bien 
qu'elle se rendît à l'évidence. En moins de quelques heures, elle en apprit plus que ne lui en 
avaient enseigné les vingt-huit ans dont elle était 
vieille. L'éclair n'est pas plus prompt que le fut son 
coup d'œil. Elle pénétra le comédien jusque dans les 
plus secrets replis de sa nature, et apprécia vite 
cet homme usé, sans conscience, sans cœur, sans 
éducation, esclave de sa vanité et capable de 
toutes les bassesses. Sa honte fut sans bornes et 
son accablement mortel. Saint-Martin valait mille 
fois moins encore que son mari. Anéantie en 
quelque sorte sous le poids de son erreur , elle 
se demandalt comment elle avait pu devenir coupable.

À en croire un hypocondriaque décidé, l'histoire 
pourtant serait des plus simples. « Celui, dit-il, qui 
conspire le déshonneur de son prochain ne réussit 
la plupart du temps qu'à la condition de se montrer 
autre qu'il n'est. À l'heure où, jugeant la mascarade 
inutile, il se démasque, il arrive presque toujours qu'il ne peut soutenir la comparaison même avec 
l'homme le plus exécré, et c'est là, sans contredit, 
pour la femme qui n'a pas perdu tout sentiment de 
délicatesse, l'un des plus rudes châtiments de l'oubli de soi-même. »

Saint-Martin se crqyait doublement le maître, 
d'un côté par l'amour, de l'autre par la peur du 
scandale. Il avait été déçu dans toutes ses prévisions. Les bornes de son discernement ne lui permettaient guère d'aller au delà des apparences de 
cette femme. Elle était impuissante à se complaire 
dans un sentiment que condamnait sa raison, et 
possédait en outre une fierté et une énergie qui la 
mettaient au-dessus de toute crainte. La vivacité de 
son mépris pour Claude ne put se comparer qu'à 
l'ardeur de son empressement à le lui faire sentir. 
Il voulut persister dans une familiarité qu'il regar
dait comme un privilége, et par l'air seulement 
dont elle l'examina, il fut sur-le-champ réduit au 
silence et forcé au respect. Sa vanité avait été mise 
à de terribles épreuves. Irma ne s'était pas bornée à l'accabler d'outrages et à le défier, elle avait encore 
ouvertement inquiété son mari jusqu'au jour où il 
s'était décidé à partager son mépris et sa haine. Le 
séjour du peintre au château l'importunait, elle ne 
pouvait l'entrevoir seulement sans éprouver des 
transports de colère ; il fallait qu'elle le contraignît 
à partir. Son implacable ressentiment avait promptement décidé le résultat qu'elle souhaitait avec toutes 
les violences de la passion.

Elle avait appris que ce jour même devait éclai
rer le départ de son ennemi, et l'impatience de 
se voir débarrassée d'un voisinage odieux l'avait 
éveillée dès l'aube. Il lui tardait de sentir la vie 
autour d'elle, d'entendre le remue-ménage des domestiques, le grésillement des roues sur le sable 
humide de la cour. Son mari était d'ordinaire matinal et avait coutume de veiller lui-même à la be
sogne des palefreniers ; d'énergiques jurons et 
l'aboiement des chiens annonçaient sa présence aux 
environs des écuries. Pourtant, à sept heures sonnées, rien ne remuait encore. Irma commençait à 
s'alarmer et à craindre que le départ, par suite de 
quelque orgie, n'eût été renvoyé à un autre jour. 
Déjà, après avoir déverrouillé la porte de sa chambre , elle levait le bras pour sonner Justine. Un 
bruit de pas suspendit son geste. Presque aussitôt sa 
porte fut violemment poussée, et Maxwell s'y présenta tout à coup.

 

VI

Il était horriblement pâle ; ses paupières rouges 
bayaient, pour ainsi dire ; le désordre de ses vêtements, çà et là souillés, témoignait suffisamment 
de l'emploi de sa veille. Quelque chose d'anormal 
se passait en lui, c'était clair ; toutefois il rappelait 
bien plus un homme sous le poids d'une mortifica
tion que sous celui d'un outrage ; ses traits fatigués 
respiraient plutôt la confusion que l'esprit de ven
geance. Dans son âme, en effet, dont la débauche 
avait détendu les ressorts, les longs ressentiments 
n'étaient plus possibles ; un sommeil de quelques 
heures avait suffi à réduire sa grande fureur à un 
simple sentiment de honte et d'amertume. Il pa
raissait même assez en peine de son rôle de mari 
offensé ; une profonde indécision se lisait dans ses 
yeux comme dans son attitude.

Irma lui vint en aide.

Impatiente de savoir à quoi attribuer sa visite ma
tinale et son air étrange :

« Qu'avez-vous ? lui demanda-t-elle. Est-ce que 
vous ne partez pas !

– Non, fit-il brutalement, je ne pars pas. »

Cependant, détournant la tête, il se mit à mesu
rer la chambre d'un pas agité. Irma le suivit quelques instants des yeux.

« Pourquoi ? » ajouta-t-elle avec un étonnement 
croissant.

John s'arrêta à deux pas d'elle et la regarda de 
nouveau dans les yeux.

« Hypocrite !… » fit-il soudainement, d'un air où 
éclatait le mépris.

La pensée d'lrma était si loin des préoccupations 
de son mari, que cette apostrophe la laissa de 
marbre. Elle lui demanda d'un air stupéfait, qui 
n'avait rien de joué :

« Que dites-vous ?

– Je dis, repartit John vivement, que vous eussiez 
dû au moins vous arranger de manière à m'épar
gner tant de ridicule.

– Si vous voulez que je vous comprenne, reprit 
Irma impatientée, parlez plus clairement.

– Quoi ! s'écria John, il faut que j'apprenne d'une bouche étrangère que votre réserve n'est 
qu'une comédie, que cette pudeur qui, à mes désordres, rougissait votre front, n'est que le masque 
d'un ignoble liberlinage ! »

Irma ne savait plus que penser ; l'assurance disparaissait de ses traits. Son mari ajouta d'un accent 
amer :

« Ah l vraiment, je croyais mériter mieux que 
de devenir la risée d'un homme tel que ce misérable Claude ! »

Irma tressaillit violemment ; toute sa présence d'esprit faillit l'abandonner.

Une hypothèse, plus agile que l'éclair, brilla en 
elle et la soutint.

Attachant sur son mari un de ces regards scruta
teurs sous le feu desquels il n'est pas possible de 
mentir :

« On s'est joué de vous, lui dit-elle audacieusement. Un voisin outré de ma tiédeur, ou en
core un domestique mécontent de ma rigidité aura 
prétendu se venger par quelque insinuation malveillante.

– Continuez, répliqua Maxwell dont la tête secouait en quelque sorte le dédain.

– Quelle apparence y a-t-il, reprit Irma avec 
emportement, que ce Claude m'ait jamais sérieu
sement occupée ?… un homme que je hais !

– Il n'en a pas toujours été ainsi.

– C'est que je ne le connaissais pas l » repartit Irma d'un air sombre et désespéré.

Elle ajouta presque aussitôt, dans son impatience 
de connaître le mot de l'énigme :

« Sur quoi vous fondez-vous, enfin, pour me jeter 
cette injure au visage ?

– Sur quoi je me fonde ? demanda John.

– Oui, fit Irma, qui a pu, qui a osé offenser vos oreilles d'une telle infamie ? »

Maxwell eut un mouvement d'indécision.

« Ah ! tenez, fit-il soudainement, j'ai pitié de 
vous ; ne vous enferrez pas davantage. Vous n'aimez pas, que je sache, le mensonge par goût. Je 
veux bien vous épargner les embarras d'une honteuse confusion.

– Eh bien ! dit Irma haletante, décidément émue 
et effrayée.

– Eh bien, ajouta John, apprenez que je tiens le 
fait de votre complice lui-même. »

La secousse que reçut Irma fut si rude qu'elle en 
perdit un instant la conscience de ses facultés. En 
même temps qu'elle reculait et cherchait l'appui 
d'une table, elle penchait la tête, un nuage rouge 
glissait sur son front, le globe de ses yeux semblait 
se vitrifier dans l'orbite ; on l'eût prise pour la sta
tue de l'horreur.

Le mirage d'un doute effleura encore son esprit.

« C'est impossible ! » fit-elle d'une voix éteinte. 
Puis, relevant son visage bouleversé dans la direction de son mari, elle ajouta d'un ton suppliant :

« Voyons, ne mentez pas, dites-moi, sans omettre 
un détail, ce qui est arrivé. »

Maxwell eut la constance de raconter l'orgie de 
la veille, sa querelle avec le peintre, enfin l'é
trange aveu que ce dernier lui avait jeté à la tête en ricanant.

Aucun doute n'était plus possible.

Irma tomba de nouveau dans son morne acca
blement ; elle serrait les dents ; ses narines gonflées 
respiraient la fureur ; un farouche désespoir allumait ses prunelles.

Il ne fallut rien moins que les reproches inju
rieux de son mari pour l'arracher à cette torpeur 
douloureuse. Maxwell disait :

« Je vous ai sauvée de l'opprobre, Passant par-
dessus votre pauvreté comme par-dessus votre ori
gine, j'ai fait de vous ma femme… Vous avez 
feint des goûts délicats, vous m'avez accablé de 
vos mépris, vous avez été jusqu'à m'interdire l'entrée de votre chambre… J'ai tout enduré sans me 
plaindre ; votre dureté ne me semblait que justice… 
Mieux que cela, quoi que vous m'ayez demandé, 
vous n'avez jamais eu un seul refus à essuyer de 
moi… Comment m'avez-vous récompensé ?… Par 
une abominable perfidie, en me couvrant de ridicule, en prenant partie contre moi avec un homme 
que je traitais comme un ami, qui s'asseyait à ma 
table, qui puisait sans scrupule à ma bourse. »

Tandis que son mari parlait, Irma sortait peu à 
peu de l'engourdissement ; les muscles de sa face 
cessaient d'être rigides ; sur le front, dans les yeux, 
reparaissaient les symptômes d'une active pensée.

Elle n'entendait d'ailleurs son mari que vaguement ; ses préoccupations douloureuses portaient 
avant tout sur les mesures que commandait la si
tuation.

À la manière enfin dont elle se secoua et releva la 
tête, il fut aisé de comprendre qu'elle n'avait plus 
à réfléchir et que ses résolutions étaient prises.

« Allez, fit-elle d'un air de mélancolie et de dés
espoir, vous ne pouvez pas me mépriser plus que 
je fais moi-même.

– C'est donc vrai ! » s'écria John dont l'esprit 
crédule n'eût pas demandé mieux que d'être amusé 
par un mensonge.

Un long silence répondit pour Irma qui, à da
ter de ce moment, ne cessa plus d'être digne, et 
même, de l'aveu de son mari dans l'enthousiasme, 
grande, superbe, presque sublime.

« Vous expliquer comment cela s'est fait, ajouta-
t-elle, ne me le demandez pas, je n'y comprends 
rien moi-même. Ç'a été un rêve, un cauchemar, 
de la folie, du vertige. Que voulez -vous ? Sous 
l'empire d'une hallucination, il m'a semblé voir 
un homme magnifique, distingué, puissant, supé
rieur, plus qu'un homme enfin. Exécrable illusion d'où je me suis réveillée si malheureuse ! car, l'es
pace d'un éclair, et je n'ai plus aperçu qu'un être 
grossier, cynique, avili, inférieur au plus brutal de 
vos maquignons. De l'espèce d'admiration qu'il 
m'inspirait, j'ai passé presque sans transition au 
mépris, au dégoût, à l'horreur. Un repentir poignant m'a serré l'âme. Je ne saurais dire com
bien de jours je suis restée anéantie sous le 
poids de l'humiliation. Le besoin tyrannique de 
vous voir partager ma répugnance et ma haine a 
pu seul triompher de cet accablement mortel. 
Avec quel bonheur je vous eusse vu insulter cet 
homme ! avec quelle passion je souhaitais entendre 
la voiture qui l'éloignerait d'ici ! Le secret de ma 
chute n'était connu que de celui qui m'y avait entraînée, et j'avais bien le droit d'espérer qu'il em
porterait avec lui ce secret dans la tombe. À votre 
accusation de tout à l'heure, croyant à l'effet d'un 
vague soupçon, j'ai opposé un énergique démenti. 
Vous êtes convenu vous-même que je n'aimais 
point à mentir ; mais votre repos valait bien un 
mensonge. Du moment où vous avez puisé la vé
rité à sa source même, loin de songer au subterfuge, j'éprouve une sorte de volupté à décharger 
mon âme du fardeau qui l'écrase, à vous avouer 
mon péché, mon repentir, ma honte, mes remords, 
mon supplice. »

Sa voix de contralto, musicale, veloutée, qui était bien celle qu'on s'attendait à entendre sortir d'une 
si belle bouche, empruntait encore à la douleur ce 
charme mystérieux et pénétrant que l'imagination 
prête à celle des syrènes.

En dépit de lui-même, Maxwell était gagné et 
penchait vers le pardon.

L'ombre railleuse de Claude, qui traversa ses 
yeux, différa l'expression de ce sentiment charitable.

« Tout cela, dit-il en hochant la tête, ne prouve 
pas grand'chose.

– Aussi devez-vous croire, reprit Irma sur-le-
champ, que je ne m'en tiendrai pas là.

– Que voulez-vous dire 1

– Au cas où vous n'eussiez pas été dans le secret de mon remords, répondit-elle, il m'eût été pos
sible à la longue de ne point rougir en votre présence. Il n'en est plus de même aujourd'hui. Je 
voudrais vous regarder en face que je ne le pour
rais pas, même avec vingt fois plus de courage 
que je n'en ai. Aussi vous déclaré-je, et vous pouvez 
regarder cette déclaration comme irrévocable, que 
vous me voyez pour la dernière fois. »

John fit un geste d'étonnement.

« Que prétendez-vous faire ? demanda-t-il. Pas d'imprudence ! ne jurez pas ! Soyez assurée, dès 
à présent, que j'oublierai tout.

– Mais moi, repartit fermement Irma, il ne sera jamais en mon pouvoir de rien oublier ; le souvenir 
ne s'éteindra en moi qu'avec la vie.

– Songez, dit John, que de mon côté les torts 
sont nombreux.

– Oh I fit Irma, votre position n'est pas comparable à la mienne. Vos désordres ne sauraient en aucune façon autoriser les miens : vous-même 
ne le croirez pas deux jours de suite. Cela est si absolument vrai qu'au premier accès de mauvaise 
humeur ou de colère, oubliant vos bonnes intentions, vous m'accablerez de reproches, peut-être 
d'injures.

– Je suis prêt à jurer…

– Vous savez si je suis ferme et résolue, interompit Irma d'un accent énergique. Le désespoir a 
décuplé cette fermeté et cette résolution. Rien au 
monde ne me détournera du parti auquel je me 
suis arrêtée.

– Confiez-moi au moins, dit Maxwell avec inquiétude, quel est ce projet. »

Irma fit une pause avant de répondre ; elle parut 
se recueillir.

« C'est une chose fatale, reprit-elle soudainement 
en levant la tête, quoi que vous juriez, vous me 
voyez bien pour la dernière fois… »

John voulut encore l'interrompre.

« Ne m'interrompez pas, ajouta-t-elle, vous ne 
connaissez pas toutes mes raisons. Avant de me séparer définitivement de vous, j'ai diverses choses 
à vous dire, plusieurs grâces à vous demander. 
Asseyez-vous donc là, et écoutez-moi avec patience, 
si c'est possible… »

Maxwell, qui maintes fois avait éprouvé l'indomptable énergie de sa femme, ne jugea pas à 
propos de l'entreprendre en ce moment. Pour lui 
complaire, il s'assit dans le fauteuil qu'elle lui désignait, et attendit.

 

VII

« À vous entendre, vous m'auriez sauvée de l'opprobre, dit Irma à la suite d'une pause. Non. Ce 
qui est exact, vous m'avez soustraite à une condition vraiment misérable. Une malédiction semblait 
peser sur mon père et ma mère ; ils soutenaient 
vainement une lutte désespérée contre la pauvreté, 
et s'éteignaient prématurément dans le besoin, 
l'amertume, le chagrin. Ce n'est pas tout : pendant 
que, moins résignées, moins fermes que moi, mes 
sœurs songeaient déjà sourdement à se révolter 
contre la fortune, à fuir la maison paternelle, mes 
frères, encore sans état, abandonnés à eux-mêmes, 
réduits à envier le sort d'autrui, pouvaient, sous 
la contrainte de la nécessité, succomber à mille 
tentations, se résoudre au mal. Déjà, pour moi, le jour luisait où, impuissante à conjurer le péril, 
l'âme dévorée d'angoisses, j'assistais au navrant 
spectacle de la ruine, du déshonneur, du désespoir 
de ceux qui m'appelaient leur fille. Votre générosité, John, a changé cet horrible avenir en un 
présent plein de bien-être et de considération ; 
grâce à vous, mon ami, ce père et cette mère vivent dans l'aisance, mes sœurs sont assurées contre les 
hasards de demain, et mes frères sont tous en voie 
de prospérité. À tout prendre, mon cher John, eu 
égard à l'immense bonheur que je vous devais, 
loin de vous reprocher vos excès, loin de vous té
moigner du mépris, loin de vous repousser, j'au
rais dû, fermant les yeux, perpétuellement m'agenouiller devant vous, baiser la poussière de vos 
pas, vous adorer. Vous avez été pour moi une 
Providence, un Dieu… Essayez donc, à cette heure 
où ces vérités me brûlent, où je sens tout cela avec 
une violence inexprimable, où la reconnaissance 
coule à flots de mon âme, essayez donc de mesurer 
ma honte et mon repentir, et comprenez enfin jusqu'à quel point il me serait impossible de vivre 
actuellement en votre présence… Quoi ! mon ami, 
à vous si généreux, si loyal , si brave, si noble, 
après tout, j'ai pu, un jour, une heure, une se
conde, préférer un homme déjà vieux, sans cœur, 
sans esprit, sans distinction, sans courage, un 
homme qui ne vaut pas dans tout son corps ce que vous valez dans un seul de vos cheveux !… Ah ! 
vraiment, il faudrait que j'eusse toute honte bue, 
il faudrait que je n'eusse ni cœur ni âme, il fau
drait que je fusse la dernière des femmes pour 
pouvoir désormais, après un tel crime, vous en 
visager sans rougir !… »

Dans sa modestie, Maxwell était bien éloigné de croire qu'il méritât tant de louanges. Il n'en 
était pas moins charmé d'entendre de la bouche 
d'Irma des paroles si flatteuses ; son front était 
tout à fait rasséréné, et ses traits ne portaient plus 
trace d'irritation contre sa femme.

À l'en croire même, il ne demandait qu'à passer 
l'éponge sur tout souvenir fâcheux et à recommencer une lune de miel.

Irma fut inflexible.

« Parlons maintenant, dit-elle, de ce que j'attends 
de vous. Je lis le pardon dans vos yeux ; ce n'est 
pas assez. Il n'est pas dit que mon père et ma 
mère, mes sœurs, mes frères ne doivent plus jamais avoir besoin de vous. On ne peut tout prévoir ; un accident est bientôt arrivé. Mes frères, 
notamment, ne semblent pas nés sous une heu
reuse étoile ; j'ai dû trop souvent, malgré vos libéralités excessives, les soutenir encore de l'argent 
que vous destiniez à mon usage personnel. Fina
lement, ils sont assez peu propres aux affaires et 
peuvent d'un instant à l'autre ressentir la nécessité d'un coup de main. Il faut que vous me donniez 
votre parole, que vous me juriez sur ce que vous 
avez de plus sacré, de ne pas les abandonner, de 
leur venir en aide absolument comme si j'étais 
présente pour vous y encourager. Si vous me don
nez cette parole, comme je sais que vous n'y manquerez pas, je vous devrai de partir tranquille.

– De grand cœur, dit John ému ; je vous jure 
de regarder, quoi qu'il arrive, votre famille comme 
la mienne, et cela jusqu'à mon dernier jour… 
Mais, pour l'amour de Dieu, que signifie tout cela ? 
Votre résolution de me quitter ne saurait être sérieuse. Où irez-vous ?

– Soyez sans inquiétude, répondit Irma avec un 
sourire amer. Laissez-moi vous remercier pour la 
parole que vous venez de me donner. Vous êtes 
vraiment un excellent homme, votre bonté me tou
che jusqu'aux larmes. Il faut, entendez-vous bien, 
il faut, pour le bien de ma famille, pour le repos 
de tous, que je fasse ce que je vais faire. Je ne puis 
pas, même une seconde, passer à vos yeux pour 
une intrigante et une comédienne. Il m'importe, 
avant tout, de reconquérir solidement votre estime 
et votre affection. De ce qui arrivera, dites : C'é
tait écrit. Aucune puissance humaine, en effet, ne 
saurait l'empêcher. Gardez donc le silence ; ne cherchez ni à savoir ni à deviner ; bornez-vous à m'accorder une dernière grâce.

– Laquelle ? demanda John.

– C'est peut-être ce que j'ai de plus pénible à vous demander.

– Parlez.» ,

Irma hésitait.

« Parlez, répéta John.

– Il s'agit d'envoyer ici l'homme qui a décidé de 
cette scène entre nous, et de le laisser quelques in
stants seul avec moi. »

Maxwell, en effet, parut trouver la prière étrange. 


« Que voulez-vous de ce pauvre diable ? dit-il 
avec mépris.

– Vous le saurez.

– Laissez-le à lui-même , ajouta John. Qu'il parte, et qu'il n'en soit plus jamais question entre 
nous.

– D'accord ; mais auparavant souffrez que je le 
voie. Il pourrait avoir la fantaisie de raconter à 
d'autres ce qu'il vous a confié à vous. Cela ne se 
peut pas. Rendez-moi ce dernier service. Allez le 
trouver et amenez-le.

– Vous le voulez ! fit Maxwell d'un air d'indécision.

– Mort ou vif ? repartit Irma aussitôt.

« Eh bien ! soit, » dit John en se levant. Il 
touchait à la porte ; il revint sur ses pas.

« Mais, du moins, après cela, reprit-il en considérant sa femme d'un air inquiet, vous consentirez à m'entendre. Vous me connaissez mal. Vous savez 
toutefois que je ne suis pas sans honneur. Réfléchissez que je suis résolu à tous les serments que 
pourra exiger le repos de votre avenir… »

Là-dessus, Maxwell , sans même attendre la 
réponse d'lrma, sortit précipitamment.

 

VIII

La chambre d'Irma, qui mesurait une étendue de 
vingt pas environ, était aussi profonde que large, 
aussi haute que profonde. Deux fenêtres l'éclairaient ; les battants de la porte étaient en face. Un 
papier lilas, à fleurs plus sombres, tapissait les 
murs où çà et là pendaient, encadrées d'or, des 
gravures quelconques à la manière noire. Les fau
teuils, les chaises, les tabourets, les tapis de pieds 
étaient de la nuance des murailles. À gauche, en 
entrant, était le lit, qu'embrassaient des rideaux de 
mousseline comme il y en avait aux fenêtres ; à 
droite, une élégante cheminée en marbre, ornée 
d'une pendule, de coupes en bronze, de lampes, 
objets d'art qui se détachaient sur le tain d'une 
glace magnifique. Au nombre des meubles se trouvaient, entre la tête du lit et le mur, une armoire 
en acajou ; dans l'angle de la diagonale, un secrétaire ; au centre, un guéridon ; devant la fenêtre de 
gauche, un grand métier à tapisserie ; enfin, entre 
les deux fenêtres, au-dessous d'une seconde glace, 
un bureau sur lequel gisait une profonde corbeille 
ovale d'où débordaient des laines de toutes cou
leurs.

En somme, cette chambre, dont le parquet avait 
le poli d'un miroir, dont l'ameublement était riche, 
où éclatait l'ordre, où rien ne choquait le regard, 
respirait dans son ensemble une indicible tristesse.

Irma, cependant, sonnait vivement sa femme de chambre.

Une demi-heure au moins s'était écoulée depuis 
que Maxwell était sorti ; il s'en fallait de beaucoup 
qu'elle fût restée tout ce temps inactive. Au pied du 
lit, non loin de la fenêtre, ouvrait la porte d'un cabinet de toilette où elle avait pénétré dès qu'elle 
s'était trouvée seule. Elle en avait rapporté un 
coffre de la forme d'une boîte à peinture, qui n'était autre chose que l'étui d'une paire de pistolets. 
Ces armes, de moyenne grandeur, servaient à son 
exercice favori. Elle les chargea à balle, y mit des 
capsules, et les cacha hâtivement tout armés dans 
la corbeille, parmi les écheveaux de laine qui la 
comblaient.

Il était tout à fait impossible que cette corbeille, noyée dans la pénombre des deux fenêtres, sur ce 
bureau où d'ailleurs on était habitué à la voir, 
éveillât le moindre soupçon. Cela fait, Irma s'était 
débarrassée du coffre vide. Elle avait ensuite fermé 
celle de ses fenêtres qu'elle avait ouverte en se 
levant, était allée à sa porte, qu'elle avait entrebâillée, avait fait rouler un fauteuil entre le guéri
don et le bureau, s'était assise et avait attendu, 
l'œil fixé sur l'aiguille de la pendule. Près de vingt 
minutes s'étaient passées dans cette attente ; personne ne venait. ,

C'était alors que, sans doute aux prises avec des 
anxiétés faciles à comprendre, elle avait couru à la ruelle de son lit et, d'un geste convulsif, avait agité 
la sonnette de Justine.

Celle-ci ne tarda pas à montrer son visage ave
nant et joyeux. Irma n'attendit même pas qu'elle fût entrée.

« N'as-tu pas vu John ? lui demanda-t-elle aussitôt. 


– Si fait, madame, répondit Justine en s'avançant jusqu'au guéridon. Tout à l'heure il parcourait 
la maison du haut en bas.

– Pourquoi faire ?

– Pour trouver M. Saint-Martin.

– Eh bien ? fit Irma sur le point de suffoquer.

– Ah ! madame, repartit la jeune fille, il y a beau temps que l'oiseau a pris son vol.

– Que veux-tu dire ? » s'écria Irma.

Elle ouvrait démesurément les yeux et serrait de 
ses doigts crispés le dos du fauteuil près duquel elle 
se trouvait.

Justine se mit à raconter en détail ce qui s'était 
passé. L'histoire ne laissait pas que d'être curieuse : 
au petit jour, Pierre Maréchal, le garde du château, 
surpris d'entendre que de l'intérieur on ouvrît avec 
précaution la porte du bas, s'était approché et avait 
bientôt aperçu Claude qui, chargé de sa valise, 
se glissait dehors à pas de loup. Pierre l'avait ques
tionné sur ce départ clandestin. Le peintre ne s'était point hâté de répondre. Il avait enfin prétexté 
d'un rendez-vous de la plus haute importance qui 
l'appelait ce matin même à la ville ; sa mémoire 
venait seulement de lui en rappeler la date. Il ajouta 
qu'il craignait de manquer la voiture et s'était résolu à aller en attendre le passage sur la grande route.

À une nouvelle observation du garde, qui affirmait que la voiture ne passerait pas avant deux 
heures au moins, Claude avait répondu qu'il lui 
importait avant tout de partir, que deux heures seraient bien vite écoulées, qu'au surplus il fumerait 
sa pipe en attendant. Pierre l'avait accompagné jus
qu'au tiers environ de l'avenue. Ce départ, ou mieux 
cette fuite, l'avait d'autant plus étonné que, la 
veille, il avait entendu son maître donner l'ordre 
d'atteler aujourd'hui pour la ville.

Irma écoutait ce récit avec une rare intensité d'attention. Sa pâleur, ses yeux pleins de flammes som
b

res, ses dents serrées, le mouvement convulsif de 
ses mains, tout annonçait en elle la fièvre, l'ardeur, 
de dévorantes angoisses.

« Qu'a fait John ? » demanda-t-elle d'une voix altérée.

La jeune fille répondit :

« Monsieur a donné l'ordre de seller un cheval 
sur-le-champ. Il vient de partir. Des fenêtres de 
devant, madame pourrait encore le voir suivre l'avenue ventre à terre. »

Irma respira plus à l'aise.

Toutefois son front ne s'éclaircit que pour se 
rembrunir presque aussitôt.

« Pourvu qu'il le rejoigne ! » fit-elle entre ses dents 
et comme se parlant à elle-même.

Justine avait entendu.

« Oh I soyez tranquille. madame, dit-elle, il le rejoindra.

– À quelle heure passe la voiture ?

– À neuf heures. »

Irma regarda la pendule.

« Il n'en est que huit », dit-elle avec satisfaction. 


Le vif attachement de Justine pour sa maltresse, l'intimité que la solitude avait forcément établie 
entre elles deux autorisaient la jeune fille à une 
grande liberté de manières et de langage. En ce moment elle fixait sur Irma des yeux clairs qui bril
laient de curiosité et de questions. Irma se borna à 
confesser que Saint-Martin avait tenu sur elle des 
propos malveillants, et qu'elle prétendait s'en expliquer avec lui.

« T'ai-je dit, reprit-elle peu après en vue d'appe
ler ailleurs l'attention de Justine, que j'allais faire 
un voyage ?

– Où cela, madame ?

– C'est singulier, fit Irma du ton le plus simple, il me semblait t'en avoir parlé. Tu n'ignores pas, 
continua-t-elle, que j'ai à Nevers une tante pour 
laquelle je professe une vive estime. Eh bien ! con
tre toute prévision, John consent à ce que j'aille la 
voir.

– Et madame partirait ?…

– Prochainement, répondit Irma. Mon absence sera sans doute d'assez longue durée ; il est proba
ble que nous ne nous reverrons pas d'ici à bien des 
jours. Pendant que j'y pense, je veux te laisser un 
souvenir. »

Elle tira de son doigt un anneau auquel brillait 
une petite émeraude, et le mit à celui de Justine.

« Tu t'es souvent extasiée, lui dit-elle, sur cette 
bague ; elle te plaît, je te la donne. Porte-la en mémoire de moi.

– Ah ! que madame est bonne ! » s'écria Justine 
au comble du ravissement.

Elle admira quelques instants la bague avec des élans de joie, et ajouta d'un air triste :

« Madame ne m'emmène donc pas ? Ne serait-elle 
pas contente de mon service ?

– Si fait, mon enfant, repartit lrma ; mais ma tante 
est pauvre, elle n'a probablement qu'un logement 
très étroit : deux personnes pourraient la gêner. »

Le mensonge importunait Irma. Elle s'empressa 
de changer de conversation.

En apparence, sa tranquillité d'esprit était par
faite. Justine, qui d'abord semblait redouter quelque 
chose de grave, s'y laissa prendre : elle était maintenant tout à fait rassurée.

« A cette heure, ma fille, lui dit soudainement Irma, il s'agit de me rendre un léger service. »

La jeune fille prêta une oreille attentive. 
Sa maîtresse continua :

« Tu vas aller te mettre sur-le-champ en faction 
aux fenêtres du premier, à celles qui donnent sur 
l'avenue. D'aussi loin que tu apercevras mon mari 
et le sieur Claude, tu accourras me prévenir.

– Oui, madame » dit Justine en se dirigeant vers 
la porte.

Irma l'arrêta d'un geste.

« Prends bien garde ! fit-elle vivement. Pas de 
distraction ! Songe que tu me désobligerais profon
dément si une minute, une seconde seulement, tu quittais ton poste.

– Soyez sans inquiétude madame », dit Jus
tine qui s'esquiva avec la légèreté d'un che
vreau.

Irma avait encore quelques instants devant elle.

Ces instants furent tout entiers à sa famille, comme 
il fut aisé de le constater plus tard.

On découvrit, sur l'une des tablettes de son 
armoire, un groupe de petites boîtes, au fond de 
chacune desquelles gisaient un ou plusieurs de ses 
bijoux. Sur l'une de ces bottes on lisait : « À ma 
sœur Louise » ; sur l'autre : « A ma sœur Léontine » ; et ainsi de suite.

Elle avait de la sorte partagé la totalité de son 
écrin. Sa mère et sa tante, ses sœurs et ses frères 
avaient un dernier gage de son affectueuse attention.

Non loin de ces divers legs, se trouvait une lettre 
dont la suscription portait le nom de John Maxwell. 
Cette lettre était écrite d'une main ferme et ainsi 
rédigée :

Mon mari ne me refusera pas de s'intéresser à ce que 
chacune des boîtes rangées sur ce rayon soit bien remise à 
son adresse. Il voudra en outre permettre que mes sœurs se 
partagent mon linge, mes robes et tous les autres objets de 
toilette qui m'ont appartenu. Je me venge pour lui plus 
encore que pour moi. Il ne serait pas seulement bientôt ri
dicule, il serait encore lâche si l'immonde créature qui lui 
a craché au visage le secret de ma honte vivait. Cela ne 
peut pas être, cela ne sera pas. Mon repentir, dont je lui donne la mesure, lui rendra peut-être mon souvenir cher. 
Qu'il me le prouve en se faisant une loi des choses qu'il m'a jurées. IRMA

Le temps matériel lui eût manqué pour écrire un 
plus long testament. Justine poussa tout à coup la 
porte et, hors d'haleine, pénétra dans la chambre.

« Madame, madame ! s'écria-t-elle, j'aperçois 
quelqu'un au bout de l'allée ; il me semble bien 
que c'est M. John et M. Saint-Martin.

– Voyons ! » dit Irma résolument.

Elle alla à son secrétaire, y prit une petite lunette 
d'approche et marcha sur les pas de la jeune fille.

Celle-ci avait deviné juste.

Armée de sa lunette, Irma put voir distinctement, 
à une assez grande distance, son mari à cheval et 
Claude qui marchait à côté.

« C'est bien ! » dit Irma en quittant la place. 
Elle sortit de la chambre.

Parvenue au corridor qui menait à la sienne :

« Actuellement, dit-elle à Justine qui la suivait, 
je n'ai plus besoin de toi. Tu vas descendre à la 
cuisine, d'où tu ne sortiras pas avant que je te sonne. 
Il est bien entendu que tu ne dois pas ouvrir la 
bouche sur tout cela à qui que ce soit. »

Elle fit une pause.

« Va, ma fille, ajouta-t-elle d'un accent tout attendri, et fais selon mon désir si tu as une véritable 
affection pour moi.

– Oh ! madame, s'écria Justine en se précipitant 
sur la main d'lrma et en la baisant, si je vous 
aime !

– Va, mon enfant, va », répéta Irma en essuyant 
une larme.

Elle rentra dans sa chambre ; en même temps 
Justine descendit.

 

IX

Maxwell, en quittant sa femme, était animé d'une 
surexcitation prodigieuse. Fier de cette femme, 
enivré par ses éloges, se flattant de la faire renon
cer à ses projets, quels qu'ils fussent, il brûlait de 
la servir comme elle le voulait, c'est-à-dire en esclave. L'inflexible volonté d'lrma de voir le peintre 
n'alarmait John que modérément ; il trouvait assez 
naturel qu'elle fût résolue de reprocher à Claude 
son odieux procédé. Ouant à ce qu'elle se proposait 
de faire ensuite, John avait l'esprit trop superficiel 
pour prévoir à quoi d'implacables ressentiments 
pouvaient entraîner une femme telle que la sienne. 
À son compte, Irma devait simplement s'être arrê
tée à la résolution de ne plus vivre avec lui. Dans 
ce cas, pourrait-elle ne pas se rendre aux témoignages de son dévouement, à ses élans de passion et de fanatisme ? Ses inquiétudes à ce sujet 
furent donc bientôt calmées. Exclusivement préoccupé de mettre la main sur Claude, il escalada 
quatre à quatre les marches de l'escalier qui menait 
à la chambre de son ancien ami.

Cette chambre était déserte.

Le peintre l'avait en outre débarrassée de tout ce 
qui lui appartenait.

John parcourut vainement la maison du haut en 
bas. Il courut alors aux écuries et questionna les 
domestiques. Pierre Maréchal l'édifia tout de suite 
sur ce qu'il désirait savoir. À ces nouvelles, John 
donna l'ordre de seller un cheval : aux prises avec 
l'ardeur fébrile du chasseur à la poursuite d'un 
gibier, il aida lui-même à la besogne.

Quelques instants plus tard, sous l'action de l'é
peron et de la cravache, le cheval volait comme une 
flèche entre les peupliers de l'avenue.

La colère tout à fait imprévue de Maxwell avait 
en partie, au milieu même de l'ivresse, dessillé les 
yeux du miniaturiste ; de graves appréhensions l'avaient poursuivi jusque dans le sommeil, et avaient 
partagé ce sommeil entre toutes sortes de mauvais 
rêves. Les fumées du vin cessèrent à peine d'appesantir ses sens qu'il s'éveilla. A la vue de John qui 
ronflait par terre à ses côtés, à la vue des verres et 
des bouteilles brisés, du désordre de la chambre, il eut peu d'efforts de mémoire à faire pour se rappeler jusque dans les détails la scène de la veille. 
Un grand trouble s'empara de lui. Éclairé rapidement sur la portée de son incroyable trahison, il se 
mit sur son séant, puis tout à coup se dressa, 
comme frappé d'une sorte de panique. Sa longue 
habitude de Maxwell lui épargnait sans doute la 
honte de le craindre. Maxwell néanmoins n'était 
pas homme à garder pour lui le secret de son infortune ; on pouvait gager à coup sûr qu'au réveil 
son premier souci serait d'aller chez sa femme et 
d'éclater en injures contre elle. Or, si mauvais juge 
qu'il fût d'autrui, Claude ne pouvait pas cependant entièrement méconnaître Irma ; elle lui avait 
prouvé sa sauvage énergie, son esprit vindicatif, 
son impuissance à pardonner un outrage. Quoi qu'il 
en eût, cette femme lui avait toujours imposé, 
toujours fait peur. Sans entrevoir comment elle se 
vengerait, le misérable, plein du sentiment de son 
tort, devait redouter au moins des reproches méri
tés, des menaces, une scène violente. Le scandale 
peut-être remplirait le château sans compenser 
aucun dommage. Mieux valait fuir. Celte mesure, 
aux yeux du coupable, éclatait en sagesse. A l'accusation de son mari, le premier mouvement d'Irma 
serait, sans nul doute, de nier avec énergie, et le 
second d'invoquer le témoignage de Claude lui-même. On chercherait celui-ci ; sa disparition, en armant John du prétexte de croire à une imposture, aurait probablement pour résultat de l'apaiser. 
Tant bien que mal rassuré par ce plan, le peintre, 
sur qui d'ailleurs pesait comme du plomb l'atmosphère du château, s'esquiva de la pièce avec précaution, monta à sa chambre, boucla hâtivement 
sa valise, et descendit à pas comptés en retenant 
son souffle. C'était alors qu'il s'était rencontré avec 
le garde et qu'il avait échangé avec lui la conversa
tion rapportée par Justine.

Réduit à patauger dans le sable humide, Claude 
ne marcha pas vite ; il mit au moins une heure à 
longer l'avenue. L'oppression qui lui serrait le cœur 
ne diminua un peu, le courage de se reposer et d'allumer sa pipe ne lui vint qu'à la grille du château. Il 
était pourtant loin encore d'avoir l'âme tranquille ; 
ses préoccupations étaient même si vives que, deux 
fois, il laissa sa pipe s'éteindre, faute d'y songer. Sa 
sécurité ne pourrait évidemment renaître que sur 
les banquettes de la voiture qui l'entraînerait vers 
la ville. En attendant, le tronc d'arbre sur lequel il 
était assis ne lui paraissait déjà plus assez éloigné 
du lieu d'où il sortait. En dépit de ses profondes 
hypothèses, s'il prenait fantaisie à l'un ou à l'autre 
de ses hôtes de le poursuivre ! Sollicité par de 
noirs pressentiments à ne pas s'arrêter davantage, 
la pensée le tenta d'aller jusqu'au bourg voisin 
attendre dans un cabaret le passage de la voiture ; mais la distance mesurait huit kilomètres au moins 
et, sans compter qu'il n'avait que de mauvaises 
jambes et qu'il était chargé d'une valise assez 
lourde, il se sentait déjà harassé de fatigue. Toute
fois, à mesure que les minutes se succédaient, la 
place lui semblait de moins en moins sûre. La 
crainte de voir apparaître au détour de l'allée le 
mari ou la femme ne lui laissait pas un instant de 
repos. Il se résolut enfin à s'éloigner de la grille et 
à s'asseoir du moins dans un endroit où il n'aurait 
plus à redouter les apparitions. À environ cinq 
cents pas de l'avenue, au pied d'un grand arbre, une place tapissée de gazon, où il parvint clopin 
clopant, lui parut un observatoire précieux. Non 
seulement de cette hauteur le regard planait au loin 
sur la route, mais encore derrière l'arbre croissait 
un bois touffu tout à fait favorable au cas où une 
prompte retraite deviendrait nécessaire.

Par malheur, il compta, dans sa prudence, sans 
le sommeil invincible qui ne tarda pas à fermer ses 
yeux. Le bruit du galop d'un cheval sur le pavé 
l'arracha brusquement à sa léthargie. Il souleva ses 
paupières avec peine, puis les écarquilla outre mesure et tressaillit à la vue de Maxwell qui avançait 
comme un ouragan dans sa direction. D'un bond, Claude fut sur ses jambes ; l'instinct tout d'abord 
le pressa de fuir ; c'était trop tard. John, à l'œil 
perçant duquel il n'avait pas échappé, ralentissait déjà l'allure de son cheval. Le peintre possédait 
un gros jonc sans lequel il ne marchait jamais ; il 
serra instinctivement cette canne dans sa main, 
et attendit son adversaire d'un pied ferme, d'un 
air résolu.

Maxwell, cependant, arrêtait son cheval couvert 
d'écume, mettait pied à terre et allait tranquille
ment au fuyard.

« Pourquoi, lui demanda-t-il d'un air ironique, 
vous mettre ainsi sur la défensive ? Vous imaginez-
vous que je vienne vous attaquer ? »

Saint-Martin laissa paraître quelque honte.

« Votre empressement à me poursuivre, dit-il, 
ressemble si bien à une menace !

– Vous êtes dans l'erreur, répliqua John avec 
une nuance d'ironie plus marquée. Je souhaitais, 
avant tout, vous faire part de la haute idée que 
votre fuite me donne de votre courage.

– Bah ! fit Claude d'un ton dégagé, où était l'urgence d'attendre votre réveil ? Hier, alors que nous 
nagions en pleine ivresse, vous m'avez entraîné à 
une confidence absurde. Nous ne pouvions plus dé
sormais nous voir en face. Une lutte entre nous, 
ou tout au moins une querelle pénible, était inévitable. J'ai voulu nous en épargner le regret. Dans 
votre intérêt, plus encore que dans le mien, il m'a 
paru sage de disparaître. Laissez-moi vous dire que 
vous avez eu tort de vous refuser à comprendre et de ne pas rester chez vous. Ce que vous avez de 
mieux à faire, en effet, c'est d'oublier ce que j'ai 
dit. Ne vous donnez pas le ridicule d'ébruiter l'aventure. Vous pouvez encore supposer que j'ai ca
lomnié votre femme ; je ne m'y oppose pas. Ça se 
pourrait bien, après tout. Il me reste à vous exprimer mon repentir ; croyez-y, et quittons-nous, 
sinon animés mutuellement de l'amitié d'autrefois, 
du moins sans colère et sans rancune. »

Maxwell jouissait avec une sorte de volupté de 
l'humiliante confusion du peintre, et l'enveloppait 
d'un regard d'où ruisselait le mépris. Après s'être 
amplement satisfait sur ce point, il se composa un 
air glacial.

« Je ne vous en veux pas, dit-il laconiquement ; 
je puis même affirmer, en ce qui me concerne, 
que l'idée ne me fût jamais venue de gêner votre 
retraite. Mais, reprit-il après une pause, ma femme 
prétend vous voir, elle m'a prié instamment de vous 
conduire vers elle, et je me suis hâté d'entrer en 
campagne pour lui complaire.

– Que me veut-elle ? demanda Saint-Martin.

– Je l'ignore.

– M'accabler sans doute sous les reproches, continua-t-il ; me contraindre à un démenti. À quoi 
bon, puisque je vous autorise à lui certifier que 
j'avoue mes torts, que je me repens ? Ne serait-il 
pas absurde après cela que j'allasse au-devant d'une scène inutile, aussi désagréable pour elle que pour 
moi ?… Je n'irai pas.

– Plaît-il ? fit John.

– Je n'irai pas, répéta le peintre.

– C'est ce que nous verrons, dit Maxwell.

– Vous ne me forcerez apparemment pas, ajouta Claude, d'aller où je ne veux pas aller !

– Pardon, fit John, dont l'attitude froide et ferme 
avait réellement quelque chose de redoutable, pardon. Vous ne me connaissez pas du tout. Jusqu'à 
présent il vous a plu de me regarder comme un 
lâche et de me traiter comme tel. Vous ne vous 
êtes pas aperçu que ma prétendue faiblesse n'était 
que de la condescendance pour votre personne. 
De là est résultée en vous l'erreur grave de vous 
croire la vertu de me faire trembler. Il pourrait 
vous en coûter gros de persévérer plus longtemps 
dans cette illusion. J'ai juré à ma femme de vous 
amener devant elle, mort ou vif, et je vous avertis 
que je le ferai comme j'en ai fait le serment. Vous 
consentirez donc à me suivre gentiment, à moins, 
toutefois, que vous ne préfériez vous battre, séance 
tenante, avec toutes les armes qui nous tomberont 
sous la main. »

Ébranlé autant que surpris par une énergie dont 
il ne soupçonnait pas même l'existence, Claude jugea à propos de baisser le ton.

« Ah çà ! dit-il, vous ne sentez pas sans doute ce que vos menaces ont d'insultant pour moi ? Je veux 
bien les oublier ; mais, en revanche, soyez sage, retournez sur vos pas, et, ma foi ! dites que vous n'avez pu me rejoindre.

– Allons donc ! fit Maxwell en haussant les 
épaules. Je n'ai qu'une parole ; à mes yeux tout 
serment est sacré. Prenez votre sac et suivez-moi.

– Je n'en ferai certainement rien.

– En vérité, rien ! dit John. Ah ! cher monsieur, décidément, je commence à douter de votre bra
voure. Quoi ! vous, le brave des braves, le vainqueur 
des vainqueurs, vous ne reculez pas devant l'appa
rence d'avoir peur d'une faible femme ? »

Le peintre perdait patience ; aussi quand John ajouta :

« Ne seriez-vous, vraiment, comme je l'ai supposé, qu'un fanfaron et un lâche ?

– Pas un mot de plus ! s'écria-t-il avec colère.

– Eh bien ! moi, repartit Maxwell dont la voix montait au diapason de la violence, je vous déclare que, si vous ne me suivez pas sur-le-champ, 
sans plus de réflexions, je vous tiens pour le plus 
méprisable et le plus vil des coquins, et je vous 
assomme ici même du manche de cette cravache. »

La mesure était comble ; Claude n'en pouvait 
endurer davantage. Bondissant en quelque sorte sous la blessure, il lança brusquement sa valise sur 
ses épaules et dit résolument :

« Allons, marchons. »

John se remit en selle et le suivit.

Durant le trajet , relativement fort long, qu'ils 
firent côte à côte, ni l'un ni l'autre ne songèrent à 
rompre le silence. Tous deux semblaient en proie 
aux plus graves préoccupations.

À voir Saint-Martin qui, le front incliné et sou
cieux, s'avançait en boitant sous l'escorte de Maxwel 
à cheval, on eût dit vraiment un malfaiteur conduit dans une maison de force par la maréchaussée. 
Ils arrivèrent ainsi jusqu'au pied du château. Maxwell 
descendit de cheval et dit au peintre à voix basse et 
d'un air tout à fait significatif :

« Montez au premier, et rendez-vous dans la 
chambre de ma femme, qui vous attend. Après quoi 
vous serez libre.

– Ça sera bientôt fait ! » repartit Claude, qui entra 
de l'air empressé d'un homme jaloux d'en finir 
promptement.

En attendant, John confia son cheval aux mains 
d'un domestique, et se mit à faire patiemment sen
tinelle devant la porte du rez-de-chaussée.

 

X

De lourds nuages d'une nuance uniforme masquaient toujours le ciel ; le jour continuait d'être 
sombre, l'air froid. Aux environs, les arbres, qui, 
avec leurs teintes d'automne aussi vives que variées, 
eussent, sous le soleil, dessiné aux yeux des tableaux 
éblouissants, n'associaient plus leurs feuillages désolés et ternes qu'à des perspectives d'une mélan
colie navrante. C'est chose notoire que, dans les 
drames effectifs qui épouvantent notre planète, la 
nature extérieure presque toujours semble curieuse 
d'être en harmonie avec l'action. Le domestique 
assez nombreux du château, dont le va-et-vient et 
le bavardage animaient d'ordinaire les alentours, 
semblait s'être donné le mot pour rester coi et gar
der le silence. Hormis Maxwell, en faction devant la porte, pas un être ne donnait signe de vie. On eût 
pu croire la maison déserte. Irma était seule au 
premier. Le silence qui enveloppait le château 
lui permit d'entendre distinctement chacun des pas 
de l'homme qu'elle attendait. Son sang-froid, au 
début de la scène, prouve jusqu'à quel point elle 
craignait d'alarmer son ennemi et de le metlre en 
fuite. Elle se tenait au milieu de la chambre, assise 
dans un fauteuil, l'œil fixé sur la porte. Saint-Martin 
approchait actuellement d'un pas irrésolu. L' empressement qu'il avait marqué sur le seuil du rez-de-chaussée paraissait déjà de beaucoup refroidi.

Il se décida pourtant à pousser la porte entrebâillée et à faire un pas dans la chambre. Son au
dace habituelle disparaissait sous la plus incontes
table confusion.

« Entrez donc, lui dit Irma d'une voix presque 
caressante, sans quitter le fauteuil ; j'ai à vous parler. »

Claude hésita encore.

Avec son calme affecté et son air câlin, Irma l'ef
frayait.

Il eût de beaucoup préféré la voir furieuse et 
l'entendre éclater en reproches.

« Auriez-vous peur de moi ? ajouta-t-elle avec un 
léger accent de raillerie. À quel propos ! Vous avez 
fait une bévue ; il s'agit de la réparer. J'ai besoin, 
pour cela, de m'entendre avec vous… Voyons, reprit-elle, impatientée de ce que le peintre ne bou
geait pas, fermez cette porte, tournez la clef dans 
la serrure, tirez les verrous et venez vous asseoir 
là, dans ce fauteuil. »

Disant cela, Irma s'était levée et avait roulé le 
fauteuil vers le bureau, à trois pas de la corbeille.

Jamais elle n'avait montré un visage plus affable, 
ni des manières plus engageantes.

Claude tomba dans le piége infernal qu'elle lui 
tendait ; sa vanité lui fit croire sur-le-champ à la 
sincérité de ces paroles conciliantes ; il s'imagina 
qu'Irma regrettait de l'avoir offensé, qu'elle avait 
peur de lui et qu'elle demandait grâce. Ce qui le 
fortifia encore dans cette imagination, c'est que, 
portant des regards soupçonneux autour de lui, 
il n'aperçut dans la chambre que ce qu'il y avait 
toujours vu.

Aussi prompt à se rassurer qu'il l'avait été à s'a
larmer, il ferma la porte à double tour, tira les verrous, et se tourna vers Irma avec une sorte d'empressement amoureux.

Pendant que, cessant tout à coup de sourire, 
muette, oppressée sans doute de sentir l'ennemi en 
son pouvoir, Irma lui indiquait le fauteuil de la 
main, et qu'il approchait, elle marchait à reculons 
vers le bureau et gagnait la corbeille.

Saint-Hartin, quoique surpris de la voir changer à 
vue d'œil, n'augura rien de suspect de cette manœuvre ; il posa sa valise et son chapeau sur le guéridon 
et s'assit.

Irma, à trois pas de lui, se tenait debout, le dos 
tourné à la glace et les mains appuyées sur le bureau.

Comme par désœuvrement, elle glissa sa main 
droite derrière elle, jusqu'à la corbeille, et l'y plon
gea insensiblement.

Claude la regardait sans défiance.

Ils restèrent quelques instants, dans cette atti
tude respective, à s'observer.

Irma, la main droite noyée dans la laine de la 
corbeille, qu'elle masquait de son corps, semblait 
de marbre.

Peu à peu, à force d'envisager son ennemi, le 
sang se retira de ses joues, toute sa figure se con
tracta horriblement, un incendie s'alluma dans ses 
yeux.

Le peintre ne savait plus que penser.

Elle fit tout à coup explosion comme une mine.

« Misérable ! s'écria-t-elle entre ses dents, d'un 
accent d'indignation et de haine, qu'avez-vous 
fait ? »

Saint-Martin tressaillit et considéra Irma avec 
stupeur.

« Ah bien ! fit-il à la suite d'une pause, si c'est 
pour cela que vous m'avez fait venir !…

– Pourquoi donc vous aurais-je fait venir, répliqua Irma avec véhémence, sinon pour vous 
marquer ma haine et vous écraser de mon mé
pris ? »

Claude devint tout blême. Néanmoins, ne com
prenant pas ce qu'il avait à craindre d'une femme 
seule, il se rassura promptement et embrassa le 
parti de tenir tête audacieusement à l'orage.

« Votre haine et votre mépris, dit-il avec cynisme, 
ne sont que des mots qui glissent sur moi comme 
l'eau fait sur les canards. Si vous m'en croyez, vous 
me ferez grâce des reproches et laisserez les grands 
mots de côté. Mieux vaut nous occuper sans délai 
de ce pauvre John.

– Qu'osez-vous dire ? interrompit Irma d'un air 
foudroyant. Ne comprenez-vous pas que mon 
supplice est de lui avoir préféré, par surprise, la 
durée d'un éclair, un monstre d'imbécillité, un 
ignoble fanfaron de vices ?

– Ah çà ! ah çà !… fit Saint-Martin qui se tournait impatiemment à droite et à gauche, et perdait 
toute son assurance devant le fol emportement de 
celle femme.

– Si seulement j'avais vos privilèges ! continua-
t-elle avec une sorte de furie ; je vous souffletterais, 
je vous cracherais au visage, je vous réduirais à une 
lutte implacable. Vous m'avez mortellement offensée, vous m'avez rendu la vie impossible ; je ne veux 
pas que vous ayez l'impunité !… »

Le peintre, décidément épouvanté, eut la tenta
tion de fuir.

lrma, de ses regards étincelants, le frappa d'une 
sorte de paralysie.

En même temps, par un geste aussi rapide que la 
pensée, elle lança en avant sa main droite armée 
d'un pistolet.

Un coup retentit, qui ébranla toute la maison. 
Saint-Martin, atteint en plein visage, s'affaissa 
sur le dossier du fauteuil.

Quatre ou cinq secondes après, un second coup 
éclata avec non moins de tapage, et Irma tomba 
par terre la poitrine traversée d'une balle.

Aux deux coups de feu qui frappèrent ses oreilles 
presque simultanément, Maxwell, que l'impatience 
et l'inquiétude commençaient à gagner, frémit d'épouvante. Éperdu, il se précipita dans la maison, 
et escalada le premier en criant :

« Au secours ! Mes amis ! à moi ! Irma ! Irma ! »


De la cuisine et des écuries, les domestiques ac
coururent et le suivirent de près. Ils se trouvèrent 
bientôt, pour la plupart, groupés autour de John, 
qui, épuisant ses forces à enfoncer la porte de sa 
femme, ne cessait de s'écrier avec un accent de terreur indicible :

« Irma ! Irma ! »

Il fit enfin un appel aux plus robustes de ceux 
qui l'entouraient :

« Mes amis, leur dit-il du ton de la prière, aidez-moi à enfoncer cette porte… lrma !… Qu'est-il arrivé ?… Vous avez entendu… »

La porte résista aux efforts réunis de tous les domestiques.

Pierre alors descendit en courant, et revint presque aussitôt armé d'un levier.

Peu après, à travers les débris de la porte, Max
well et les domestiques se précipitèrent dans la 
chambre.

Un, tableau épouvantable les glaça jusqu'à la 
moelle des os.

Non loin de Claude, qui, affaissé dans le fau
teuil, penchait sur l'épaule sa tête toute sanglante, 
gisait Irma au milieu d'une mare de sang. Elle était 
livide ; sa figure contractée exprimait encore une 
énergie sauvage ; malgré l'effrayante fixité de ses 
regards, les flammes qui naguère brillaient dans 
ses yeux n'étaient pas entièrement éteintes. Sa 
main, sous l'action violente et irrésistible des mus
cles, avait lancé au loin l'arme dont elle s'était 
frappée. La balle, comme on le constata plus tard, 
avait traversé le cœur ; Irma avait dû mourir sur le 
coup.

Aux prises avec un désespoir inexprimable, John 
se précipita sur elle et lui prit la tête dans ses mains.

« Irma ! ma pauvre Irma ! » s'écria-t-il en fon
dant en larmes et en la couvrant de baisers.

Hormis Justine qui, folle de terreur, s'était 
échappée de la chambre en poussant des cris dé
chirants, et Pierre Maréchal qui, mieux avisé, 
descendait aux écuries, attelait et courait chercher 
un médecin, les autres domestiques assistaient à 
cette scène bouche béante.

John néanmoins, animé d'une tendresse passion
née, transporta sa femme sur le lit. Seulement alors 
il se détourna et, du mépris et de la haine plein les 
yeux, s'occupa de Saint-Martin. Celui-ci avait reçu la 
balle en plein visage, au-dessous du sourcil droit ; 
elle avait pénétré dans la cavité de l'œil et en avait 
chassé le globe, qui pendait sur la joue. On jugea 
que lui aussi avait cessé de vivre. Le chirurgien, 
qu'on amena bientôt, ne fut point de cet avis. Si la 
pauvre Irma n'était réellement plus qu'un cadavre, 
Claude respirait encore. La sonde aida à décou
vrir que la balle, après avoir chassé l'œil de l'orbite, était allée se loger dans la mâchoire. Le peintre avait en outre une blessure à la main droite. On 
supposa qu'au moment d'être frappé, il avait instinctivement levé cette main et l'avait placée entre 
l'arme et la tête. Il fut provisoirement transporté 
dans une chambre du château, où un chirurgien, 
secondé d'un médecin, vint le visiter chaque jour.

L'événement eut un retentissement énorme aux 
environs, dans une circonférence dont le rayon ne 
cessait de grandir. Une enquête fut ouverte par la justice. Il n'en faut parler que pour mémoire : elle 
n'aboutit qu'à la constatation d'un double meurtre 
dont l'auteur n'existait plus.

Irma fut enterrée avec une pompe extraordinaire.

Seulement alors des traits innombrables éclatèrent 
à sa louange. Vingt bouches s'ouvrirent pour pro
clamer que sa bonté était inépuisable, que jamais 
personne ne l'avait implorée en vain, et qu'il fallait 
renoncer à compter combien de fois elle était venue 
en aide aux discrètes infortunes. Il se trouva enfin 
que tous ceux dont elle était connue l'estimaient et 
l'aimaient. Une affluence considérable, au milieu 
de laquelle se remarquaient des femmes en pleurs, 
et notamment Justine, dont les sanglots redou
blaient à chaque pas, suivit son convoi jusqu'au 
cimetière du village, où Maxwell lui fit élever, à 
grands frais, un tombeau plus somptueux qu'élégant.

La vérité sur sa mort circulait déjà parmi les 
personnes qui l'accompagnaient à sa dernière demeure. Un campagnard prononça naïvement sur 
elle cette oraison funèbre :

« Ce qu'il y a de plus beau dans la vie de cette 
femme-là, c'est sa mort. »

Saint-Martin survécut à la catastrophe. On se
rait tenté de voir, dans ce salut providentiel, la 
preuve que le talion entre les mains de l'homme 
n'est qu'un droit spécieux. Claude, toutefois, avait l'un de ses yeux vide, et le visage défiguré par 
une horrible blessure qui le marquait au front 
comme d'un stigmate.

Quant à John Maxwell, aux yeux de qui le temps 
embellissait Irma de plus en plus, il devait toujours en agir avec la famille de sa femme de manière à 
témoigner qu'il professait au moins la religion du 
serment.

 


<== Retour