ESQUISSE DE LA VIE D'UN VIRTUOSE
paru dans la Revue française, 20 septembre, 1er octobre 1857,
paru dans Mes Petites-Maisons, 1860,
paru dans Les Détraqués, 1881
Oh l'air divin !… N'est-il pas bien étrange que ces boyaux de mouton transportent
l'âme hors du corps de l'homme… (Shakespeare. )
À travers les rues, un vieillard se glisse le long des maisons comme une ombre. La courbe que décrit sa haute taille le fait ressembler à un fragment d'arceau debout au milieu des ruines. De grosses boucles grises roulent sur son cou ; les rides sillonnent son front d'arabesques profondes ; son visage pâle est plein de trous et d'angles, des brouillards comblent l'orbite de ses yeux ; la saillie de son grand nez ombrage des lèvres où règne perpétuellement le sourire de l'hébétude. La tête pendante, les membres alourdis, rêvant on ne sait à quoi, il ne marche pas, il se traîne. Sous des vêtements misérables, de couleurs disparates, à peine assez amples pour sa maigreur, il dissimule tant bien que mal les outils qui le font vivre : un violon et un archet. Ombre d'une ombre, une femme le suit à distance. L'infortune à ce degré est rarement solitaire. Comme lui penchée, comme lui d'une mélancolie funèbre, comme lui pauvrement vêtue, elle le surveille d'un œil où brûlent la compassion et la tendresse. Vainement on voudrait se soustraire à l'ennui d'étonner. Quelle apparence y a-t-il en effet que ce pauvre homme, courbé sous le poids d'une misère sans nom, réduit à vaguer sans relâche de quartier en quartier, de carrefour en carrefour, ait été jadis, au conservatoire impérial de musique, l'un des brillants élèves de ?.
Quelques détails sur son origine et ses débuts dans la vie sont essentiels à l'intelligence de l'épisode où sa raison est restée ensevelie sous les mécomptes. Antoine Ferret, son père, végétait en province. C'était un habile luthier dont l'engouement pour l'art musical, ou mieux pour les artistes, tenait du fanatisme. Un fait en donne la mesure. Dans une maison où l'espace suffisait à peine à contenir ses instruments, ses outils, son enfant et sa femme, il s'imposait la gêne d'une pièce élégante qui vaquait rarement. La surprise serait grande au nom de tous les musiciens célèbres qui tour à tour l'occupèrent. Il ne s'agit que de caractériser un brave homme en qui l'enthousiasme et la vanité étouffaient toute préoccupation d'intérêt matériel. Aucune prévision, quelque menaçante qu'elle fût, ne l'eût guéri de son désintéressement. Avant de renoncer à l'honneur de recevoir des artistes dans sa maison, au plaisir de les voir à sa table, de causer avec eux, de les entendre, de procurer par-ci par-là une leçon à son fils, il se fût aveuglément ruiné vingt fois.
L'ostentation n'était que le moindre de ses défauts. Passionné, violent, vindicatif, d'une humeur intraitable, incapable d'endurer la contradiction, hormis quand il avait affaire à des artistes, et, par-dessus tout, d'une intempérance de langue sans frein possible, il ne cessait, par ses manières brusques, son ton tranchant, sa causticité, d'accumuler les inimitiés sur sa tête. L'heure triomphante de sa journée sonnait le soir, alors que, se tenant au fond de sa boutique obscure, il avait pour auditoire, sans compter sa femme et son enfant, deux ou trois personnes qui l'écoutaient bouche béante. Non content de disserter à tort et à travers sur la musique, de conter sur les célébrités de sa connaissance des anecdotes qu'il arrangeait à sa façon et revêtait de couleurs fabuleuses, il passait ses clients en revue, criblait les uns de sarcasmes, s'exprimait sur le compte des autres de la manière la plus blessante, et cela sans aucune réserve, sans même paraître jamais se soucier du préjudice que pouvait lui causer son indiscrétion. On eût juré que sa clientèle dépendait de lui et non pas lui de sa clientèle. À aucun prix il n'eût consenti à réparer l'instrument d'un homme qui le contrecarrait dans ses opinions, tandis qu'il s'empressait de le faire pour un ménétrier flatteur dont il ne recevait jamais un centime. Enfin, chose incroyable il lui était arrivé, dans un moment de détresse, de rompre un marché avantageux sous le prétexte singulier que l'acheteur n'était pas au niveau de la marchandise.
Les choses dont il ne songeait pas à tirer vanité étaient justement celles où résidaient ses vrais mérites. Excepté de son fils qui en avait été le témoin, l'aventure suivante était absolument ignorée. Le bon homme, un après-midi, se promenait dans son magasin. Un jeune étranger y entra tout à coup. On devinait, à la poussière de ses vêtements, qu'il descendait de voiture. Ses yeux étaient hagards, ses traits bouleversés. Il tenait un étui de violon dans ses mains. Au fond de cet étui, dont le dos avait été fracassé, gisait un instrument qui n'était guère dans un meilleur état. Sous les cordes que ne soutenait plus le chevalet, entre la queue et la touche, apparaissait l'une des extrémités de l'âme qui avait traversé la table de part en part et y avait occasionné une plaie d'une irrégularité déchirante. Ce spectacle attristait d'autant plus que la forme du violon était d'une suavité adorable et sa couleur d'un éclat éblouissant. A n'en pouvoir douter, c'était un instrument de prix. En même temps que le luthier examinait curieusement la blessure, l'étranger lui contait l'accident d'une voix pleine de larmes. Par mesure de sûreté, il avait fait mettre son instrument au sommet des bagages, de manière à ce que rien de lourd ne pesât sur l'étui. Un malheureux hasard voulut que la voiture eût été trop chargée. Au moment où elle s'engouffrait au galop sous la porte cintrée du bureau des messageries, la clef de voûte avait pesé brutalement sur le violon et l'avait littéralement écrasé. Le jeune homme ajouta qu'il était Espagnol, qu'il allait chercher fortune à Paris, qu'il n'avait d'autres ressources que celles qu'il attendait de son instrument, et qu'il était perdu si, comme il le prévoyait, le malheur arrivé à son pauvre violon était irréparable.
Ferret avait eu le temps de mesurer l'étendue du dégât. Relevant la tête et fixant ses yeux glauques sur le jeune artiste, il lui dit de prendre courage, que le mal n'était pas sans remède, et qu'il ne demandait que quatre ou cinq jours pour le prouver. L'Espagnol, dans son doute et son impatience, trouva aux jours qui suivirent la longueur des siècles. Bien avant l'heure convenue, il se précipita comme un fou, hors d'haleine, dans la maison du luthier. « Eh bien ? » demanda-t-il d'une voix éteinte. La réponse de Ferret fut d'ouvrir une boîte et de laisser voir un instrument intact. Le jeune homme s'en saisit. Quelques instants il fut muet de stupeur. » Vous vous amusez de moi ! s'écria-t-il soudainement. Ce violon n'est pas le mien ! – En êtes-vous sûr demanda le luthier avec ironie. – Non, non, ce n'est pas mon violon ! » répéta l'étranger de plus en plus perplexe.
Antoine, effectivement, avait fait une sorte de miracle. Il ne s'était pas borné à rejoindre les lèvres de la plaie, il avait encore recueilli les nombreux éclats du bois, la plupart aussi ténus que des aiguilles, et les avait brin à brin collés minutieusement en place et ce travail de mosaïque, qui exigeait non moins de patience que d'art, avait si parfaitement réussi qu'il n'était pas possible, même à un œil prévenu, de reconnaître l'endroit où la table avait été fracturée. La joie de l'étranger fut sans bornes. « Où je croyais ne trouver tout au plus qu'un habile ouvrier, dit-il avec émotion, je rencontre un grand artiste. Il tira cinq louis de sa bourse. « Croyez à la honte que j'éprouve, ajouta-t-il, de ne pouvoir vous offrir que cette misère. Sans parler de mon admiration, je vous donnerais mille francs de grand cœur, car vous me sauvez la vie. – Gardez votre argent, repartit tranquillement le luthier, vous en avez besoin pour le voyage. » L'Espagnol ouvrait de grands yeux et semblait chercher le sens de ce refus. « Si vous tenez absolument à me faire plaisir, reprit Ferret, restez ici une huitaine de jours. Vous logerez chez moi et vous mangerez à ma table. Je ne vous demanderai que de donner quelques conseils à mon fils… » Ce trait l'éclaire jusque dans ses plus intimes profondeurs.
Mais combien peu l'unique rejeton de cet homme singulier ressemblait à son père ! En l'assimilant à la branche malade d'un arbre vigoureux, l'image n'eût été malheureusement que trop fondée. Un cerveau troublé par la fièvre pouvait seul se faire illusion. L'enfant vient au monde avec le germe des fleurs et des fruits qu'il portera un jour ; à de rares exceptions près, il annonce dès le principe à quelle classe d'hommes il appartiendra plus tard. La volonté, l'énergie, la passion ne s'acquièrent pas : elles se cachent dans les jeunes poitrines comme le feu dans les entrailles d'une montagne, et se trahissent toujours par de la fumée et des éclairs. Le jeune Ferret, à le bien observer, n'était, pour ainsi dire, qu'un volcan éteint. Sa faiblesse, sa nonchalance, son inertie étaient telles que, dès le collège, où il avait langui quelque trois ou quatre ans, ses camarades lui avaient unanimement infligé le triste et caractéristique sobriquet de Ferret-la-Guenille. Cette passiveté était déplorable ; on n'en pouvait tirer que le plus triste horoscope. Le père n'y vit précisément qu'un sujet de se féliciter. Esclave lui-même de ses instincts despotiques, il en usa avec son fils comme le sculpteur fait avec la maquette de cire prête à toutes les formes et à toutes les empreintes : il le pétrit, le modela à son image, lui inocula ses idées, ses préjugés, voire ses aspirations ambitieuses, sinon son tempérament et ses passions. L'enfant, avec sa nature molle et spongieuse, bercé au bruit de légendes absurdes, frappé incessamment du spectacle d'un désintéressement voisin du désordre, s'imprégna des idées les plus fausses sur la vie, des opinions les plus erronées sur les arts, d'un enthousiasme inconsidéré pour les artistes, toutes choses qui prirent racine en lui et y prospérèrent, on peut dire, comme du chiendent dans une terre grasse. Il était même parvenu, sous l'empire de la menace et par peur d'être battu, à se parer d'une vivacité factice que son père prenait pour de l'activité.
À peine avait-il su balbutier les sept notes de la gamme qu'on s'était hâté de lui mettre un violon entre les mains. Si sa nature maigre et élancée, ses longs bras, ses doigts effilés, souples, agiles, le favorisaient dans le travail de cet instrument, il avait un cerveau faible et paresseux, une lenteur de conception qui le rendaient impropre à des études suivies et profondes. Il eut en outre le malheur irréparable d'être dix ans la dupe d'un vieux professeur de solfège qui, voué à l'ignorance et à la routine, ne lui enseigna absolument rien. Aussi quand déjà, à force d'agiter les doigts et l'archet, il exécutait tant bien que mal de difficiles concertos, restait-il toujours incapable de déchiffrer en mesure les passages des sonates les plus insignifiantes. Faute de savoir, le père ne s'alarmait pas. Loin de saisir ce qu'il y avait d'anormal dans ce développement, il y assistait les bras croisés, sans l'apparence d'une inquiétude. Le bon homme, qui vivait dans la fièvre, s'imaginait penser, parce qu'il rêvait sans cesse. Hormis la résolution de soustraire son fils à la condition de musicien d'orchestre, il n'avait sur le reste que des idées confuses il mettait, par exemple, sur une même ligne, l'exécutant et le compositeur, confondait le virtuose avec l'interprète de génie, et se persuadait, au total, dans son ambition vague, mal définie, qu'il n'avait qu'à vouloir, qu'à se ruiner, pour que son fils devînt un Mozart.
Insensiblement, le jour arrivait où le débile jeune homme était dirigé sur Paris et interné au Conservatoire. Objet tout d'abord d'une bienveillance unanime, en même temps qu'il émerveillait les professeurs par une étonnante facilité, il les contristait par sa détestable éducation, et recevait de toutes les bouches le conseil de fréquenter les classes élémentaires. Il s'y glissait en effet par obéissance, mais pour s'en échapper presque sur-le-champ, par honte de se voir confondu avec des enfants qui le raillaient de sa haute taille et de ses bévues. La dextérité de ses doigts y gagna ; ses progrès sur l'instrument n'en furent que plus rapides. Après six années environ d'un travail opiniâtre, admis à concourir, il remportait le second prix d'emblée. L'épreuve de l'année suivante fut pour lui un véritable triomphe. Et, cependant, le premier prix qu'on lui décernait en cette occasion, malgré son incapacité notoire comme musicien, lui causait à peine un quart d'heure d'ivresse. Il ne faut rien moins, pour le comprendre, que ce passage d'une lettre de son père : « Je ne parle de ton prix que pour mémoire. Ce qui comblerait l'ambition de tout autre ne doit être pour mon fils qu'un prélude, qu'un début d'heureux présage. » En dépit du changement de milieu et de l'éloignement, il n'avait pas discontinué de vivre sous l'influence exclusive des rêveries paternelles. Mieux que cela, à mesure qu'il avait grandi, ses premières impressions, à l'instar des caractères qu'on incise sur l'écorce des arbres, s'étaient proportionnellement développées et fortifiées en son âme. L'âge ne l'avait modifié que sous le rapport du volume. C'était au fond toujours la même créature, ne possédant rien en propre, véritable machine à conserver les improvisations, les paradoxes, les divagations de quiconque lui imposait, et paraissant n'être que pour donner cent fois raison aux adversaires des idées innées. D'où l'on pouvait rigoureusement conclure que le rêve qui arrivait graduellement à le posséder, que la fièvre dont il était toujours plus malade, que cette conviction qui finissait par l'envahir qu'il y avait en lui l'étoffe d'une individualité puissante, n'étaient en définitive que le rêve, l'orgueil, la maladie, la conviction du vieux luthier. Comment, après cela, eût-il été ému d'un succès que son père prétendait qu'il n'envisageât que comme un simple succès de collège
Que d'ailleurs il obéît à sa propre inspiration ou à une impulsion étrangère, il n'importe. Ce qui frappera avant tout, c'est ce qu'une idée fixe, qu'elle soit innée ou d'emprunt, peut allumer, même chez un être débile, de fièvre, de ténacité, d'énergie, de violence. À ce titre, Ferret devient une figure exemplaire. L'idée seule de parvenir à quelque chose dont il n'avait encore dans l'esprit que l'ébauche informe triomphait incessamment de sa faiblesse, de sa nonchalance, lui communiquait la force de s'assujettir du matin au soir, sans manquer un seul jour, à la besogne la plus terrible. Dans un art quelconque, la supériorité ne s'achète qu'au prix d'une persévérance héroïque. On est frappé de stupéfaction à l'étendue des travaux auxquels doit se livrer l'homme qui aspire simplement à jouer du violon un peu mieux que le commun des violonistes. Dès qu'il poursuit une justesse irréprochable, qu'il prétend à des sons qui aient le volume, la rondeur, la souplesse, la puissance d'une voix humaine, qu'il jalouse dans l'exécution ce degré d'art qui fait croire à un don naturel et non plus au résultat d'un long et fatigant travail, la vie manque à son ambition. La perfection est une sirène qui ne compte plus ses dupes et ses victimes. On rame vers elle avec passion, avec fureur, on s'en approche, et, juste au moment où l'on se flatte de la saisir, elle plonge et reparaît à l'horizon lointain. Ses exigences notamment vis-à-vis de l'instrumentiste n'ont pas de mesure connue. La durée des exercices troublerait l'esprit le plus solide. C'est-à-dire qu'on comprend malaisément comment un homme doué de quelque intelligence se résigne à tourner cette meule qu'on appelle le travail d'un instrument. À cette tâche pénible et rebutante, comparable encore au châtiment de Sisyphe, se vouait corps et âme le fils du luthier. Durant près de quinze années, muré dans l'isolement, privé de toutes joies, il devait ainsi, à la poursuite d'un but en réalité misérable, dépenser autant de patience, d'opiniâtreté, d'adresse, de courage, qu'il en faudrait pour assurer la position de dix personnes dans toute autre carrière. Les doutes, les déboires, les douleurs, les dégoûts, loin de le faire broncher ni reculer, ne seraient longtemps que des aiguillons qui décupleraient son ardeur et hâteraient sa course.
La profusion et le manque d'ordre avaient graduellement jeté son père dans la gêne. Ce n'était qu'au prix de son existence que le vieillard désormais pouvait soutenir son fils. En s'imposant des privations de plus en plus dures, il ne parvenait même qu'à lui servir une pension tout à fait insuffisante. Outre que le pauvre diable logeait sous les toits et se nourrissait mal, il était toujours vêtu comme un pauvre. Que n'était-il du moins impatient de ce mal-être ! Il n'en souffrait point trop, il s'y habituait, il devait même finir par s'y complaire. Cette insouciance native, développée par l'éducation, prenait les proportions d'une maladie chronique, incurable. On reconnaissait déjà en lui un de ces hommes distraits, préoccupés, qui, incapables de prendre soin d'eux-mêmes, ont besoin toute leur vie d'être gouvernés comme des enfants. Ce n'était point assez. Il semblait que le père eût résolu de remédier au mal par l'excès. Entêté d'une incurie effroyable, l'oeil fixé sur les mirages de l'avenir, il répondait à son fils, chez lequel il croyait remarquer des symptômes de lassitude : « Ma prédisposition à la défiance m'abuse sans doute en cette occasion. Je ne puis supposer que tu connaisses jamais le découragement. Rappelle sans cesse à ton souvenir ce que je t'ai répété tant de fois, qu'il ne faut pas trop tôt gagner sa vie et consentir à faire de l'art un métier. L'avenir est sans nuages pour celui qui travaille : acquérir du talent, c'est amasser des richesses sûres. Serais-tu déjà las de souffrir ! Tu ne serais donc pas mon fils ! De l'existence, je t'abandonne les roses, je garde les épines pour moi. Les misères qui m'accablent ne te sont connues qu'en partie. Ta mère est malade, les affaires ne vont pas, le chiffre de nos dettes monte chaque jour, notre maison craque de toutes parts et menace ruine. Après j'en serais réduit à l'aumône que je ne reculerais pas d'une semelle. Mon corps sera la pâture des vers avant que je te permette de devenir un racleur d'orchestre. Grave ceci dans ta mémoire et enfonce le burin jusqu'à ce qu'il te traverse : j'ai à me venger de mille outrages ; tu te feras un nom ou je mourrai dans la honte et le désespoir. » À un mot de son père, Ferret se fût précipité dans un gouffre. Des lettres de ce genre lui déchiraient donc gratuitement le coeur, puisque aussi bien la tâche, au-dessus de ses forces, qu'il avait acceptée, le possédait déjà aussi étroitement qu'une vocation.
Par le fait d'un de ces hasards qui font croire à la prédestination, une jeune femme était venue se loger dans une mansarde voisine de la sienne. Sans parents, sans liaisons d'aucune sorte, toujours seule, elle ne vivait qu'à la condition de travailler tout le jour et une partie de la nuit. À analyser froidement ses traits, elle n'avait point de beauté, et pourtant la candeur, la tendresse, la chasteté qui éclairaient son visage la rendaient aussi agréable à voir que si elle eût été belle. De moyenne taille, bien constituée, d'une santé solide, elle portait sur le front, dans les yeux, sur les lèvres, dans sa démarche, dans ses attitudes, la sérénité douce, affectueuse, de ces mères dont rien ne peut lasser ni la patience ni la sollicitude. En même temps que le besoin de se dévouer, de souffrir en autrui, l'entraînait impérieusement vers les êtres faibles, il émanait d'elle de vraies effluences d'une vertu attractive irrésistible. Il n'y eut entre elle et Ferret, moins âgé qu'elle de plusieurs années, ni conventions, ni serments. À peine même échangèrent-ils quelques paroles. Leur liaison, fondée sur une identité de nature tout mystère pour eux-mêmes, se forma aussi simplement que celles des gouttes d'eau sur une même pente. Dans leur candeur angélique, une intime fraternité suffisait à leur contentement. Tandis que Ferret, la tête perdue dans les nuages, s'acharnait au travail, sa compagne, chez laquelle l'intuition suppléait l'intelligence, qui d'ailleurs ne savait qu'aimer et agir, veillait sur lui comme sur un enfant, et l'enveloppait en quelque sorte d'ordre, d'une paix ineffable, d'une atmosphère embaumée où il respirait comme dans le paradis. Ce régime doux, bienfaisant, imprimait aux semaines, aux mois, le vol rapide des jours. Ferret ne se sentait pas de bonheur ; cette paisible vie de ménage était sa réelle vocation ; elle avait pour lui des charmes de plus en plus puissants et l'enlaçait peu à peu de liens invisibles qui se glissaient jusqu'au fond de son coeur et s'y enracinaient. Il tressaillit tout à coup et sembla sortir d'un rêve. Après quelques jours de méditations fébriles, des remords envahirent son âme et le privèrent de tout repos. Songeant à son père qui, littéralement, couchait sur des charbons ardents, à sa mère épuisée par le travail et les privations, il se reprocha à l'égal d'un crime la joie d'être aimé, et, dans son impuissance à triompher de ses scrupules, se résolut à rompre une association dont la douceur révoltait sa conscience. Il n'est pas possible de dire combien la lutte fut douloureuse. Il s'agissait de briser une à une toutes les cordes sensibles qui vibraient en lui et de retomber dans un isolement que de ravissants et impérissables souvenirs lui rendraient désormais horrible. Quoi qu'il en soit, il consomma le sacrifice. Sans mot dire, sans consulter sa compagne, qui devina tout et fit semblant de ne rien voir, il loua une autre mansarde, y emménagea à la dérobée et, le coeur gros de chagrins, des larmes plein les yeux, des sanglots dans la gorge, quitta brutalement une amie qui était véritablement la moelle de ses os, le sang de ses veines, la lumière de ses yeux, l'âme de son âme.
Sous des formules diverses, on a jusqu'à satiété comparé la vie à une coupe d'amertume mêlée d'un peu de miel. L'image, convenable à la vie du grand nombre, eût bien mal figuré l'existence de Ferret. On pouvait dire que ses lèvres ne trempaient dans la coupe que pour trouver un breuvage de plus en plus amer. Ainsi, encore aux prises avec la noire tristesse que lui causait le sacrifice qu'il venait d'accomplir, il était frappé au coeur par une nouvelle terrible, accablante. Trop occupé de ses propres impressions pour se soucier de la sensibilité d'autrui, son père lui adressait sans ménagement ce cri de désespoir : « Mon fils, votre mère se meurt ! Elle demande, dans son délire, la suprême consolation de vous voir et de vous embrasser. Cela est affreux, mon fils ; maudissez avec moi l'implacable fortune, mais il ne vous est pas permis de répondre à ce voeu de mourante. Un voyage ne vous détournerait pas seulement de votre travail, il absorberait encore une partie des faibles ressources que je vous envoie pour vivre. Gardez-vous donc bien d'une faiblesse ! Votre mère subit la loi commune. Bornez-vous à lui marquer dans une lettre des sentiments qui atténueront les horreurs de son agonie. En attendant, mon cher fils, soyez de bronze devant la douleur, tenez ferme ; que rien ne vous arrête, travaillez ! Mes ennemis se réjouissent leur nombre ne cesse de grossir. Je serais incapable de lutter plus longtemps si je n'étais soutenu par l'espérance que j'ai en vous. » Ce malheur était prévu. Ferret néanmoins faillit en perdre la raison. Il n'était soumis à son père en quelque sorte que matériellement ; par contre, sa mère, dont il ne se rappelait jamais sans émotion les soins, l'inaltérable tendresse, le dévouement sublime, avait tout son amour. Cette mère, c'était lui-même. Sans elle, la vie n'avait plus aucun charme. Il pleura à en perdre les yeux ; la violence du chagrin serra, broya son coeur. « Ma mère, s'écria-t-il dans un accès d'égarement, je ne vous reverrai plus ! je ne vous reverrai plus, et vous ne saurez jamais combien j'ai souffert de votre long martyre, combien je vous ai aimée, combien je vous aime ! Mais je ne travaillais que pour vous ; mon unique ambition était de vous donner au moins quelque jour de joie… O ma mère ! avec mon rêve, vous emportez mes forces et mon courage ! » La plaie était de celles qui ne guérissent jamais. Une tristesse énervante pénétra son âme et en accrut insensiblement la langueur et le désordre. L'influence paternelle sur lui, influence que rien n'était capable d'affaiblir, put seule entraver ce dépérissement. Au souvenir du vieillard, il revint bientôt à lui-même et redoubla d'opiniâtreté ; son énergie tourna à la rage. Il ne trouvait plus que les jours eussent assez d'heures ; il pâlissait encore une partie des nuits sur les quelques livres de composition qu'il avait entre les mains. Dans son acharnement fébrile, hagard pour ainsi dire, il rappelait l'homme qui, le soir, marche à travers un bois et se presse sous l'empire de visions effrayantes. S'il s'arrêtait parfois, c'était pour prier et pleurer. Saisi d'inexprimables angoisses au sentiment de ses forces chancelantes et du temps qui fuyait, il s'écriait, dans un oubli complet de soi-même : « O mon Dieu ! que du moins je vive assez pour sa gloire et sa consolation ! »
Au milieu de ces jours assombris par le deuil, la détresse pressait le vieillard avec une impitoyable ardeur. On connaît l'affinité des semblables : le désastre appelle le désastre comme, dans un autre ordre de faits, la flèche aimantée attire la foudre. Finalement, il n'était pas revenu de la stupeur où l'avait plongé la mort de sa femme, qu'il se voyait contraint, par le mauvais état de ses affaires, de recourir à la clémence de ses créanciers. La lettre où il annonçait cette dernière catastrophe à son fils était pleine d'imprécations contre ce qu'il appelait le destin. Sans parler de son malheureux penchant à ne voir partout que des ennemis, il était à ranger au nombre de ces hommes qui ne veulent pas que les causes produisent des effets. Il arrive que nous accumulons sciemment ou à notre insu une série de fautes d'où résultent des misères qui nous accablent, et que nous passons le reste de nos jours à maudire le ciel ou la fortune. En définitive, la plupart du temps, ne serait-on pas tenté de croire que la destinée et la fatalité ne sont que des mots créés à plaisir, soit pour caresser notre orgueil, soit pour rendre notre vanité invulnérable ! Le père Ferret avait du moins ceci de touchant que toutes les vicissitudes imaginables ne parvenaient pas à ébranler sa vertu. « Après tout, s'écriait-il, ma ruine n'entraîne pas mon déshonneur. Une conscience pure me reste au fond de l'abîme, et mes ennemis eux-mêmes, quoi qu'ils disent et fassent, ne peuvent empêcher qu'on ne me proclame unanimement un parfait honnête homme. Tu n'as donc pas à rougir. Mon abaissement, loin de t'abattre, doit centupler ta vigueur. A ta place, j'en serais électrisé, j'en aurais du génie ! Que mon malheur te serve de marchepied, je ne demande rien de plus. Que m'importe la vie ! Un nom, aie un nom ! Qu'un jour, une heure, je voie la joie de mes ennemis se changer en supplice, et tous mes chagrins seront effacés, et je mourrai dans l'ivresse. Mais, grand Dieu ! hâte-toi, ne perds pas une seconde ! Le travail et les inquiétudes ont usé mon corps, les forces m'abandonnent, ma vieillesse ne tient plus qu'à un fil, et ce fil, tu l'as dans ta main. »
On conçoit mal aisément comment Ferret, si faible d'esprit, d'une nature si tendre, ne succombait pas sous l'effort de secousses qui eussent brisé l'âme de l'homme le plus robuste. À vrai dire, l'âpre vieillard, malgré la distance, toujours debout à ses côtés, le soutenait, l'encourageait, lui communiquait une sorte de fièvre, le galvanisait. Un rêve, le seul auquel il pût attacher quelque prix, vu les gens et les circonstances au milieu desquels il avait été élevé, activait encore le feu de paille que l'ambition paternelle alimentait dans sa poitrine. Il avait graduellement combiné et arrêté l'individualité qu'il voulait être. Son but devait inévitablement former une équation parfaite avec la somme d'intelligence, de sentiment, de connaissances qu'il possédait. Être virtuose, grossir la phalange de ces brillants solistes qui, à l'instar des comètes, jettent un éclat surprenant et s'évanouissent sans laisser de trace, voilà, en réalité, quelle était son ambition. À défaut de hautes facultés musicales, une imagination bizarre, déréglée, avait germé en lui et s'y était développée en raison de l'affaiblissement de son cerveau. Tandis que tout le long du jour il promenait lentement l'archet sur les cordes, battait des trilles ou s'exerçait aux plus présomptueuses difficultés, dans son esprit, par instant aussi troublé que l'oeil qui, des heures entières, suivrait le mouvement d'une aiguille sur un cadran, bruissaient tout à coup d'extravagantes fantaisies qu'il tenait pour autant de créations merveilleuses. Non content de les entendre, il les exécutait en pensée sur un théâtre, au milieu d'une salle étincelante de lumières où une foule avide se pressait à faire craquer les murailles. En présence de cet auditoire dont les femmes étaient l'âme, il jouissait, par anticipation, du plus éclatant triomphe. À son aisance, on eût dit qu'il tînt son habileté de la nature elle-même. Sa justesse, sa vigueur, son agilité, ses conceptions étaient incomparables. Il voulait plus encore. La mise en scène et la pantomime étaient au nombre de ses préoccupations. Son extérieur devait être l'une des parties essentielles de sa personnalité. Il était grand et maigre, avait des épaules larges, un visage à grands traits, fortement accentués ; de longs cheveux blonds flottaient sur son cou ; le travail, les privations, les inquiétudes, la douleur, en creusant son visage pâle y avaient imprimé un caractère étrange et mystérieux. Il se voyait tel qu'il souhaitait apparaître. Le public frissonnait au seul aspect de ce personnage singulier. On se demandait avec terreur d'où il sortait. Son exécution n'en était que plus extraordinaire et plus saisissante. On criait au sortilège, au miracle. De mémoire d'homme, pareil prodige n'avait pas encore été vu. Ce n'était plus un être ordinaire, composé de chair et d'os, mis en mouvement par des ressorts humains ; c'était une sorte de phénomène curieux et émouvant, un monstre échappé du monde des visions pour frapper, éblouir, séduire, magnétiser, fanatiser les hommes. L'admiration grandissante qu'il provoquait devenait du délire ; le vacarme des applaudissements emplissait ses oreilles ; il était vingt fois rappelé et salué avec transport ; il s'entendait proclamer le plus grand des artistes : il s'évanouissait sous une averse fleurs. Pour comble d'enivrement, les journaux, dans des articles enthousiastes, étaient unanimes à exalter son génie et portaient sa gloire jusqu'au bout du monde. D'ailleurs, son existence mystérieuse prêtait à des fables absurdes qui achevaient d'en faire prématurément un personnage légendaire.
Son nom était sur toutes les lèvres, son image à tous les murs ; chacun de ses jours comptait un nouveau triomphe. À partir de ce moment, la fortune n'avait plus que des caresses pour lui. Une pluie d'or encombrait sa mansarde, et cette mansarde se transformait en un magnifique hôtel où se succédaient une série de scènes touchantes autant que romanesques. Il ne se contentait pas d'arracher son père au besoin et d'assurer son indépendance, il désintéressait intégralement tous les créanciers du vieillard. Le tribunal prononçait sa réhabilitation et les juges, en cette occurrence, accordaient au fils des éloges qui rejaillissaient sur le père et en faisaient resplendir la probité. Ferret en pleurait à chaudes larmes. Puis, à l'endroit où reposait sa mère, objet éternel de son amour et de ses regrets, s'élevait un somptueux tombeau. Puis les aumônes coulaient de ses mains comme l'eau d'une source intarissable ; il secourait toutes les infortunes et faisait dire de lui qu'il n'était pas seulement un grand artiste, mais encore un homme d'un grand coeur. Qui n'a pas eu de ces rêves généreux au moins une fois en sa vie
Enfin, à la suite d'actives recherches, il jouissait du bonheur profond, suprême, de retrouver la douce et aimable femme dont jadis il avait payé les soins et la tendresse par l'abandon, cette amie dévouée et discrète qu'il avait aimée, qu'il aimait, qu'il aimerait toujours ; et son existence, désormais à l'abri des incertitudes du hasard, défendue en tous sens par l'honneur et la considération, s'écoulait paisiblement au milieu d'une belle et joyeuse famille.
Aux heures de trêve, déjà il mesurait d'un esprit impatient les quelques années nécessaires encore à son développement intégral. Les jours commençaient à lui paraître étrangement longs. Il lui tardait de dépouiller son ombre et de prétendre enfin à cette fortune poursuivie à travers tant de ruines. Cependant, d'intervalle en intervalle, le vent apportait des bruits auxquels il prêtait l'oreille avec une inquiétude croissante. Peu à peu, il était agité de ces pressentiments vagues, pénibles, qui oppressent parfois, à la veille d'une catastrophe, et finalement, par sa prostration et ses attitudes mornes, il rappelait un homme qu'accablerait l'appréhension d'un nouveau déluge ou de la fin du monde. La cause en était simple. Un violoniste italien, dont la réputation, depuis quelque temps, ne cessait pas de s'étendre, menaçait de fondre sur Paris. À Florence, à Venise, à Rome, à Naples et en vingt autres villes, on lui avait décerné des ovations enthousiastes, délirantes. Après avoir résisté longtemps aux offres les plus splendides, il s'était enfin décidé à quitter l'Italie. Son incursion en Allemagne ressemblait à une marche de triomphe. On s'inquiétait de son itinéraire plus que de celui d'un souverain en voyage. Les villes l'accueillaient à l'égal d'un prophète. À Vienne notamment, il avait excité une ivresse folle : au nombre de ses plus ardents admirateurs s'étaient rangés les artistes eux-mêmes ; on avait frappé une médaille en son honneur, et les modes nouvelles avaient porté son nom. Il quittait Vienne pour Prague, Prague pour Dresde, Dresde pour Berlin, Berlin pour Varsovie. Partout il faisait fanatisme et fureur. À diverses reprises, le bruit avait couru qu'il s'acheminait vers Paris, et, par calcul, peut-être, il avait jusqu'alors trompé l'espoir des dilettanti parisiens. Il devait, au préalable, traverser la Hollande et séjourner à Francfort. Les journaux ne se lassaient point de mentionner son nom ; ils y ajoutaient chaque fois quelque épithète plus sonore et plus ronflante. Sa personnalité avait pris dans le public des proportions colossales, et la curiosité qu'il inspirait, tenue en éveil par les fanfares de la réclame, avait atteint une intensité rare. Les gazettes et les affiches venaient enfin d'annoncer, les unes son arrivée à Paris, les unes et les autres son premier concert à l'Opéra.
Ferret s'était vivement inquiété de toutes ces manoeuvres diplomatiques et avait remarqué avec effroi que le virtuose conquérait, enflammait, fanatisait Paris avant même d'y mettre les pieds. Ce qu'on disait des oeuvres, de l'exécution, de la figure, de la vie, des moeurs de l'étranger achevait de le remplir d'épouvante, puisque aussi bien peu s'en fallait que dans ces détails il ne reconnut, sinon tout à fait sa vie, du moins la réalisation de son propre rêve. Sa tête fermentait comme celle d'un homme dans la fièvre ; ses facultés déjà si faibles perdaient tout ressort ; il ne dormait, ne travaillait, ne vivait plus. Sans une dernière espérance, peut-être fût-il sur-le-champ devenu fou. Estimant que l'Italien n'employait la diplomatie et la ruse que faute d'être à la hauteur de l'admiration qu'il inspirait, il se plaisait à croire que les appréciations étaient fausses ou tout au moins singulièrement entachées d'exagération. Dans son isolement, l'occasion lui avait manqué de constater que trop souvent il n'est pas de grand artiste voire de grand homme, sans beaucoup de charlatanisme.
Ses angoisses toutefois allaient avoir un terme. Le moment était venu pour lui d'être édifié sur la valeur d'un rival menaçant. Bien que malade, dévoré de fièvre, exténué, et de plus dans un dénûment profond, vers le milieu du jour, il se traînait par les rues et, à tout risque, osait se mêler à une queue déjà considérable. L'attrait invincible du spectacle et la crainte d'en être exclu, en lui inspirant un courage surhumain, consolidèrent momentanément sa débile organisation. Des propos alarmants circulaient de bouche en bouche et ajoutaient à son martyre. L'administration, pressée de demandes sans nombre, avait jugé à propos de convertir en stalles une moitié du parterre : on pouvait donc présumer qu'une grande partie de la cohue qui assiégeait les portes serait refusée au contrôle. Des coupons de loge, mis aux enchères, avaient atteint un chiffre qui dépassait la vraisemblance. Il n'était point d'exemple qu'un homme eût jamais excité dans les esprits une fièvre de curiosité d'une violence égale. Les heures, pour le pauvre Ferret, étaient autant d'années de tortures. Une sueur glacée inondait son front, comme il arrive quand le coeur va manquer. Heureusement la nuit vint et les bureaux furent ouverts. Il ne fut pas plutôt parvenu à se glisser dans l'enceinte qu'il s'affaissa sur une banquette où il resta longtemps étourdi, accablé, anéanti.
La salle regorgeait de spectateurs et bourdonnait comme une ruche de cent millions d'abeilles. Un signal retentit. En même temps que le chef d'orchestre vint s'asseoir au pupitre, le rideau fut tiré, il s'établit un silence profond et le tutti éclata. Ferret tressaillit et leva la tête. Il fut atterré. L'homme qu'il aperçut en scène lui causa l'effet d'une apparition. Il était maigre et livide, et ses jambes grêles semblaient fléchir sous le poids d'une tête merveilleusement expressive. À son front large et carré vous eussiez vu, avec un peu de complaisance, poindre des rudiments de cornes. Sous l'arcade parfaite des sourcils étincelaient des yeux noirs d'où se dégageait un charme vraiment fascinateur. Son énorme nez, arrondi du bout, trahissait des passions énergiques, et le rictus de ses lèvres minces non moins de malice que d'esprit. Ln menton robuste terminait sa face triangulaire, défendue en quelque sorte par d'amples oreilles dont la saillie perçait au travers d'une chevelure brune qui tombait profusément sur ses épaules. Entre la lèvre et le menton fleurissait une touffe soyeuse, comparable à une ombre portée ou encore à une grosse mouche noire. Enfin, dans son habit, se jouaient à l'aise de longs bras auxquels étaient attachées des mains puissantes, armées de doigts effilés pareils à des pattes de sauterelles. Il y avait dans son extérieur à la fois du génie, du mystère, de la ruse, de la force, de la souplesse et de la dextérité du clown. De ce mélange il résultait une figure extraordinaire qui participait de celles des évocations nocturnes, sataniques. Hoffmann lui-même, aux heures de ses plus anormales hallucinations, n'avait jamais rêvé, ni entrevu, ni décrit un type plus étrange, plus fantastique, plus émouvant.
Cet homme avait-il été créé pour le violon ou le violon pour cet homme Il semblait que l'instrument adhérât à son cou et que l'homme et le violon ne fissent qu'un. Les anciens avaient le centaure : il eût fallu une expression nouvelle pour rendre cette adhérence, cette fusion d'un homme avec un instrument. Des apparences à ce point hétéroclites avaient déjà la vertu d'émouvoir et d'imposer. Il faut ajouter que le prestige d'une gloire aussi retentissante que celle des plus illustres capitaines et d'une vie toute noire d'horreurs romanesques allumait autour de sa personne une sorte de phosphorescence surnaturelle. On s'attendait à des prodiges. L'immense majorité, tout d'abord séduite, était rapidement pénétrée d'influences qui la prédisposaient à renchérir sur ses propres impressions. Un succès sans bornes était certain, pour peu que l'exécution de l'artiste répondît à cette attente. Il était précisément à ranger au nombre des rares hommes qui tiennent plus que ne promet leur réputation. La foule devait le trouver plus grand encore qu'elle ne l'espérait. Dès les premières notes, elle était ravie, et elle n'avait pas écouté vingt mesures, qu'elle ne contenait plus qu'avec peine son enthousiasme.
Au travers du chaos de l'introduction, le virtuose glissait çà et là des lambeaux de phrases qui étincelaientavec la spontanéité et l'éclat des lueurs d'un incendie dans les ténèbres. Comme la tempête, il s'avançait escorté d'éclairs. De seconde en seconde, sa taille devenait plus haute, il rayonnait de splendeurs plus vives, et cela jusqu'au moment où il s'élança, dans toute sa majesté, de la confusion d'un crescendo vigoureux, comme un dieu du milieu des nuages.
D'une voix grave, pure, puissante, incomparable, il entonna un chant d'une largeur suprême. Ce fut une véritable magie. Sous l'influence mystérieuse, irrésistible, des ondes sonores, tout fut transformé, agrandi, idéalisé : l'enceinte, l'auditoire, l'artiste, l'occasion. La foule, à son insu, égarée dans le clair-obscur des vastes circuits d'un temple, assistait, toute saisie, à la célébration de quelque mystère redoutable. On eût dit que le Moïse de Michel-Ange secouait sa léthargie séculaire, s'animait tout à coup sous son marbre pour ébranler les piliers et les voûtes des paroles d'un cantique sublime. Cette voix unique, luttant avec la masse écrasante de l'orchestre et la dominant, plongeait dans le ravissement et l'extase. On respirait en quelque sorte l'impression avec l'air. Des profondeurs de l'âme à l'épiderme, l'auditeur frémissait ; la sueur mouillait les visages, les larmes montaient aux yeux ; toutes les poitrines suffoquaient de sanglots. Noyé dans la pénombre d'une loge, le créateur lui-même de ce chant inspiré pleurait comme un enfant. Jamais spectacle plus solennel, plus imposant, n'avait incliné les fronts ; jamais prière plus majestueuse n'avait retenti à des oreilles humaines ; jamais foi plus vive, plus ardente n'avait fait battre, n'avait transporté les coeurs. Par l'ampleur et l'énergie pénétrante de son exécution, le virtuose, en atteignant à des hauteurs inconnues, inaccessibles, étouffait dans les esprits les moins enthousiastes toute velléité d'examen et de discusion, domptait les plus opiniâtres résistances, asservissait les volontés les plus rebelles. Il arrivait que cette foule, où l'on n'eût pas rencontré deux natures semblables, n'avait plus, pour croire, pleurer, s'enthousiasmer, qu'un corps, qu'une intelligence, qu'un coeur, qu'une âme. Heureuse de sa servitude, elle se livrait avec un abandon absolu à l'enchanteur qui à son gré la charmait, l'émouvait, l'électrisait, et toujours la possédait plus étroitement. D'un élan spontané, la salle entière se dressa et témoigna de sa stupeur, de son émotion, de son admiration, par des applaudissements semblables aux tonnerres d'une bataille, par le rappel réitéré de l'artiste, par des acclamations d'une violence indicible. Pendant tout l'entr'acte, la même effervescence bouillonna du parterre à l'amphithéâtre, dans les loges, jusque dans les couloirs. Il ne fallut rien moins que la promesse de nouvelles sensations pour tempérer cette sorte de fièvre et mettre fin aux clameurs de l'enthousiasme.
Le monstre reparut. On pouvait craindre qu'il ne restât au-dessous de lui-même. Il se surpassa. Des émotions d'un ordre tout différent ébranlaient déjà les âmes. S'il avait le pouvoir d'évoquer des images sombres, de causer l'effroi, de faire pleurer, il possédait à un degréd'intensité égale l'art d'écarter la mélancolie. À un coup de baguette, la foule, encore sous l'empire d'un sentiment de terreur religieuse, se trouva tout à coup à Venise, en plein carnaval. La scène se peupla d'une multitude diaprée. Des quatre coins de l'horizon accoururent pierrots enfarinés, arlequins à visages noirs, docteurs à grandes lunettes, fanfarons à épées de bois, charlatans en habits rouges, masques de toutes les formes et de toutes les couleurs. On ne voyait que bosses, faux nez, mollets difformes, collerettes extravagantes, chapeaux pointus, panaches gigantesques. Les hommes graves fuyaient de toutes leurs jambes. Des propos cocasses, des calembours, des quolibets, des épigrammes mordantes jusqu'au sang s'échappaient de cette cohue comme jaillit l'eau de la pomme d'un arrosoir. Le visage imprévu d'un commissaire de police excitait des huées formidables : tandis que l'un le saupoudrait de charbon et l'autre de farine, un troisième l'abreuvait d'une sauce amère. Rien n'était sacré pour cette tourbe de grotesques qui, frappés de vertige, tout à la fois caquetaient, dansaient, pirouettaient, chantaient, éclataient de rire. À chaque note, le spectacle s'enrichissait de quelque élément nouveau. Au centre d'un cercle joyeux, un mime grimaçait, un clown faisait la culbute, un funambule dansait sur la corde, un bâtoniste jonglait avec des poignards. C'était miracle sur miracle. La sérénade eut son tour. Que dire de la féerique exécution du musicien Trilles, arpèges, gammes chromatiques, pizzicati, staccati, sons harmoniques, d'une perfection inexpressible, s'enchevêtraient profusément, ruisselaient de ses doigts comme de ceux d'une fée. Les sons, multipliés autant que les atomes d'un nuage de poussière, tout en continuant d'évoquer de jubilantes fantasmagories, figuraient parfois de longues et rapides fusées qui filaient dans l'air pour retomber en cascades, en grappes, ou encore en pluie étincelante à l'égal de la gerbe d'un feu d'artifice s'irradiant sur un ciel noir. Et ainsi, graduant ses effets avec un art merveilleux, redoublant incessammentde vivacité, de verve, de fougue, d'emportement, le magicien, sans remuer plus qu'un roc, l'oeil pétillant, la lèvre plissée par un sourire diabolique, entassait prodige sur prodige et s'élevait à des hauteurs vertigineuses où un fou seul pouvait songer à le suivre.
À côté de l'ouragan qui se déchaîna dans la salle, les transports du début n'étaient qu'un orage lointain. Une véritable frénésie s'empara de la foule. On rappela l'artiste sublime à satiété, sans tenir compte de sa lassitude. Des trépignements frénétiques, des cris insensés, des élans impétueux, comparables aux explosions de la foudre, ne cessèrent d'ébranler les murs du théâtre. Une bande de fanatiques n'eût pas exalté son idole avec plus de véhémence et de fureur. Les femmes, éperdues, arrachaient littéralement les fleurs de leurs cheveux et de leurs ceintures pour les lui jeter. À coup sûr, de mémoire d'homme, aucun virtuose, aucun comédien, aucun général victorieux n'avait soulevé un pareil délire, n'avait eu la tête ceinte d'une plus éblouissante couronne. C'était, pour tout dire en un mot, le chef-d'oeuvre du triomphe, un triomphe tel qu'il n'était pas possible d'en concevoir un plus grand.
Et injustement ne voudrait-on voir ici que le résumé d'impressions purement personnelles ou les rêveries d'un visionnaire. Les journaux de l'époque, des biographies témoigneraient au besoin que cette analyse, loin d'outrer les proportions pittoresques du personnage, reste, faute d'un mérite suffisant, bien en deçà du vrai. Il produisit peu après, avec son concerto militaire et ses variations intitulées le Streghe, une impression plus surprenante encore. On pouvait impunément l'exalter sans exposer autrui à une déception. Il n'ignorait d'ailleurs aucun des artifices capables de frapper l'imagination et d'agrandir l'idée qu'on se faisait de lui. Les gens du métier reconnurent que, pour surhausser son mérite d'exécutant, il ne dédaignait pas de recourir aux supercheries du charlatanisme. Sans parler de cela, l'étrangeté de son extérieur, sa vie murée, son mutisme systématique, donnèrent lieu à des histoires que longtemps il laissa volontiers courir et s'accréditer. À l'instar des brouillards qui grossissent les apparences, le mystère dont il s'enveloppait lui donnait des proportions surhumaines, centuplait le désir de l'entendre et ajoutait d'autant à la puissance et à la magie de son exécution. Il fut plus tard victime de sa propre tactique. Quand, rassasié de gloire et de fortune, il souhaita descendre des nuages, redevenir un simple mortel, vivre de la vie de tout le monde, il échoua devant des préventions invincibles. Un moment même l'animosité prit un caractère à ce point odieux qu'il ne put moins faire que de protester énergiquement. À sa prière, cette note parut dans les journaux : « Il s'empresse de remercier le respectable public de l'accueil bienveillant qu'il en a reçu. Mais il croit en même temps que des bruits calomnieux répandus dans le vulgaire nécessitent de sa part une déclaration authentique et formelle. Il proteste donc, autant dans l'intérêt de sa réputation et de son honneur que dans celui de la vérité : jamais en aucun temps et en aucun lieu, sous quelque gouvernement que ce soit, il n'a été contraint, pour un motif quelconque, à une existence différente de celle qui convient à un homme libre, à un citoyen honorable et fidèle observateur des lois. C'est ce qui résulte du témoignage de toutes les autorités sous la protection desquelles il a su vivre libre et avec honneur pour lui, pour sa famille et pour l'art qui lui procure l'avantage de paraître en ce moment devant un public aussi savant et aussi connaisseurque celui de Vienne. » Cet appel au sens commun demeura sans effet. Le vulgaire s'obstina à voir en lui un meurtrier fantastique qui avait jauni dans les cachots et devait son talent merveilleux à un pacte avec le diable. Les savants eux-mêmes parurent jaloux de participer à l'erreur et de l'accroître. On lut, en pleine Académie, un rapport physiologique sur sa structure, sur ses aptitudes fatales, absolument comme s'il se fût agi d'un fossile ou d'un bipède d'une espèce inconnue et récemment découverte. L'homme, quoi qu'il fît, ne put parvenir à se faire rayer de la classe des phénomènes. Sa mort même donna lieu aux incidents les plus étranges. Sur la foi des bruits qu'il avait cherché vainement à démentir, on lui refusa la sépulture, et ses héritiers en furent réduits à engager un long procès avec l'Église pour lui conquérir une tombe chrétienne. En attendant, un industriel audacieux ne craignit pas d'offrir trente mille francs du cadavre, pour l'exhiber aux yeux de l'Europe, à l'exemple d'un monstre embaumé…
II
La nature est cruelle ; elle ne chérit, parmi ses enfants, que ceux qui sont robustes ; les faibles, elle les abandonne et leur fournit même des armes qu'ils dirigent contre eux-mêmes.
Hoffmann.
Parfois, dans le sommeil, il semble qu'on ait la légèreté d'un oiseau, qu'on soit soulevé de terre malgré soi jusqu'aux étoiles, et qu'on retombe brusquement avec la pesanteur d'un aérolithe. On éprouve quelque chose d'analogue à descendre des régions de l'enthousiasme aux côtés d'un misérable dont tout conspire la démence. Un mot suffirait à son oraison funèbre : « Les esprits médiocres n'ont point de destinée », si d'ailleurs l'on ne voyait pas quelquefois l'esprit médiocre passer pour grand et le grand esprit n'être rien à cause précisément de cette même destinée. C'est un point important que celui de naître à son heure. Un homme se mure dix, quinze, vingt, quarante ans dans la solitude ; il y épuise son énergie et son intelligence à accumuler merveille sur merveille. Ce qu'il ambitionne, un peu de gloire, sa conscience l'avertit enfin qu'il y a droit. Il sort de l'ombre. Que n'y restait-il puisque aussi bien il ne s'en échappe que pour éprouver une mortelle déception, pour reconnaître que ses découvertes sont déjà vieilles, déjà partout appliquées, déjà depuis longtemps tombées dans le domaine public. Il n'a plus sa raison d'être ; dans tout ce qui frappe ses yeux, il lit un arrêt de mort ; l'impuissance et le désespoir le fouetteront jusqu'à sa dernière heure et le feront mourir dans les tortures.
Toute proportion gardée, n'était-ce pas exactement l'histoire de Ferret. Il venait trop tard. Ses pressentiments ne l'avaient point trompé. En même temps qu'il se voyait devancé dans une route qu'il croyait nouvelle, il constatait avec épouvante qu'il visait à un but que l'artiste italien dépassait de cent coudées. Aucune image ne donnerait la mesure de son désappointement. Coup sur coup, sans respirer, il subissait une série de sensations diamétralement opposées à celles de la foule. Il était remué, sans doute, mais comme quelqu'un dont on déchire les membranes du cerveau, dont on broie le coeur. Son rêve s'envolait comme s'éteint le soleil à la venue de l'ombre. Il en était des espérances en échange desquelles il offrait sa vie, comme de ces mirages qui ne se découpent sur le bleu de l'horizon que pour séduire et désespérer les hâves pèlerins. De quelque côté qu'il tournât les yeux, il n'apercevait plus que la misère et la honte se promenant à travers des ruines. Son père mourait dans l'indigence ; sa mère était sans tombeau ; la bien-aimée de son âme, à jamais perdue pour lui, se flétrissait dans l'isolement. Les hourras, les trépignements, les élans du public étaient autant de coups de massue qui enfonçaient sa poitrine et meurtrissaient sa tête. Il souffrait au point de ne plus sentir la douleur. Son esprit se troublait, l'hébétement paralysait sa raison, son corps devenait une masse inerte. Le passage de la foudre n'eût pas fait en lui de plus effroyables ravages. Dans les ténèbres de sa pensée dominait exclusivement une suprême ambition, mais une ambition inextinguible, incommensurable, celle de ne plus voir la lumière, de ne plus sentir son coeur battre, de reposer à jamais dans l'immobilité du néant.
En véritable épave, il s'abandonna à la foule dont les flots, d'oscillations en oscillations, le poussèrent dehors. Sous le péristyle, à peine les faisceaux humains qui le tenaient debout furent-ils rompus, qu'il ploya sur lui-même et perdit connaissance. On s'empressa autour de lui. Il rouvrit les yeux. Quelques personnes l'aidèrent à se relever. Ses traits égarés, les paroles décousues qu'il balbutiait firent supposer qu'il n'avait plus sa raison. La douceur qui ruisselait de ses yeux n'annonçait pas du moins un fou dangereux. Il était d'ailleurs pauvrement vêtu. Insensiblement, la solitude et l'ombre l'enveloppèrent. Alors, la tête penchée, les paupières demi-closes, il s'achemina d'un pas chancelant vers son quartier et gagna sa mansarde à tâtons.
Une fièvre intense faisait claquer ses dents les unes contre les autres et le jetait en proie au délire. Les remèdes les plus énergiques furent d'abord impuissants à maîtriser la violence du mal. Sous l'excitation de transports au cerveau, il bondissait sur son lit comme ferait un reptile dans une cage de feu. D'autres fois, à le voir se tordre, on eût dit que ses entrailles fussent dévorées par les flammes. Non content de mettre en pièces tous les objets à sa portée, il tenta à diverses reprises d'enjamber sa fenêtre. Il ne fallut rien moins qu'une surveillance de toutes les heures pour le préserver du suicide. En moins d'une semaine il vieillit affreusement ; ses traits amaigris se teignirent des nuances du cadavre, et l'espèce de consomption dont il était attaqué progressa au point que le médecin désespéra de ses jours. Un voisin officieux se chargea d'écrire au père. Sa lettre, naïve, rédigée sans ambages, ne produisit qu'un nouveau malheur. En apprenant, contre toute prévision, que son fils se mourait, le vieux luthier, atteint à l'endroit où était concentré ce qui lui restait de vie, tomba à la renverse. On ne releva qu'un vieillard qui divaguait et dont les membres étaient frappés d'une paralysie incurable. Ferret n'avait plus rien à espérer de ce côté. Cependant sa maladie se prolongeait, et les pauvres gens qui l'avaient secouru, pénétrés enfin du sentiment de leur insuffisance, commençaient à trouver lourd le poids d'une charité dont ils pâtissaient sans soulager autrui.
Au moment où ils délibéraient de le faire transporter dans un hospice, une femme, une vieille fille que nul ne connaissait, vint tout à coup, de l'air mélancolique et discret d'un fantôme, s'installer auprès de son lit. Son calme, sa réserve, son visage plein de mansuétude, le caractère d'autorité qu'elle portait pour ainsi dire en sa personne furent cause qu'on la laissa agir sans même oser lui adresser de questions. Les soins assidus de cette garde-malade providentielle, qui désormais ne devait plus se séparer de lui, l'arrachèrent insensiblement à la mort. Humainement parlant, n'eût-il pas mieux valu qu'il n'en revînt pas Le pauvre homme ne reprit des forces que pour affliger l'esprit et les yeux du plus lamentable des spectacles. Son cerveau était irréparablement blessé. Au fond de sa mémoire, bouleversée par la douleur, ne surnageait plus qu'un vague et amer sentiment d'impuissance, qui, de proche en proche, allait le plonger dans une mélancolie toujours plus profonde et éteindre les lueurs de raison que lui avait laissées la maladie. On le sait de reste : « La nature est cruelle ; elle ne chérit, parmi ses enfants, que ceux qui sont robustes ; les faibles, elle les abandonne et leur fournit même des armes qu'ils dirigent contre eux-mêmes. »
Un homme énergique, en pareille occurrence, eût bien vite regimbé contre les aiguillons empoisonnés du désenchantement. Tout en accusant son étoile, ou il eût bravement persévéré, au risque de n'être qu'un pur reflet, ou donné l'exemple plus rare du héros qui avoue avoir fait fausse route et change hardiment de carrière. Le virtuose d'ailleurs n'occupe pas dans les arts un rang tel qu'on ne puisse sans déchoir en jalouser un autre. À de rares exceptions près, il arrive que son domaine n'est pas celui de la musique, et que sa place ne saurait être qu'au sommet de cette pyramide au bas de laquelle s'évertuent les joueurs de gobelets et les saltimbanques. Trop souvent, en un mot, son ambition semble consister, non pas à émouvoir, mais à faire dire : « Que ce monsieur est habile ! avec quelle grâce il fait la culbute ! » À l'instar de ces prétendus grands comédiens qui ne veulent autour d'eux que des doublures, et sacrifient le théâtre même à leur effroyable et désastreux égoïsme de soliste, il n'est presque jamais qu'une personnalité dévorante et stérile. Corelli, Fiorillo, Pugnani, Viotti ont fondé des écoles et laissé des oeuvres qui leur assurent un nom durable. Paganini, au contraire, parce qu'il n'a été qu'une admirable excentricité, n'est déjà plus qu'un souvenir. Ils vivent, et lui, qui semblait devoir les faire tous oublier, lui qui sonnait si bien, repose à jamais sous cette épitaphe : Periit sonitu.
Mais, sans compter que Ferret n'avait qu'une énergie d'emprunt, fébrile, maladive, une somme de forces trop exiguë pour ne pas être rapidement épuisée qu'il s'imaginait, à chaque grain de sable, voir une montagne, partant, qu'il exagérait outre mesure l'importance d'une coïncidence malheureuse, il manquait encore des facultés nécessaires pour changer la direction d'un développement en résumé tout instinctif. Du jour où il tombait du haut de son unique rêve, il devait infailliblement s'estimer à jamais perdu.
On ne peut faire un pas dans la vie sans se heurter à quelqu'un de ces martyrs dont l'art semble avoir le privilège. Parce qu'ils manquent d'une volonté puissante, d'un haut jugement ou de philosophie, une grande déception, un violent chagrin suffit à les abattre et à leur barrer la route. Ils se complaisent dans leur désespoir ; ils ne cessent d'agrandir, d'envenimer leurs blessures, et cela jusqu'à l'heure où la maladie s'empare d'eux, où leur raison se trouble, où trop souvent enfin, quand ils ne recourent pas au suicide, ils roulent de degré en degré dans un abîme de misère et d'abjection.
À l'instar de ces ennemis mortels d'eux-mêmes, Ferret maintenant avait une destinée. Impuissant à dominer des causes qui s'étaient produites fortuitement, il le serait bien plus à conjurer un enchaînement de conséquences rationnelles et fatales. Sous l'empire d'un accablement plus lourd qu'un monde, ses épaules fléchirent, son cerveau s'engourdit, ses souvenirs devinrent de plus en plus confus. En même temps qu'il oublia son père, il ne parut pas même remarquer l'ange gardien qui l'avait soigné durant sa maladie. Mélancolique et taciturne, il accepta machinalement la tutelle de cette femme et se laissa complètement gouverner par elle. Mangeant du même pain, dormant dans des chambres contiguës, ils offrirent l'exemple, édifiant pour ceux-ci, damnable pour ceux-là, de ces associations où, à l'inertie perpétuelle de l'un, l'autre s'évertue à opposer une activité de tous les instants, une patience inaltérable, une abnégation sublime.
Bien qu'il fût mort à toute préoccupation d'art, qu'au seul contact de son instrument il éprouvât un frisson désagréable, Ferret, sur les instances de son amie, ne recula pas devant des difficultés d'un concours. Il ne semble pas que jadis le vieux luthier fût mal inspiré lorsqu'il redoutait pour son fils la dure condition qui cependant devenait son unique ressource. À s'en fier aux musiciens eux-mêmes, l'orchestre, qui parfois comble l'âme de l'auditeur des plus exquises, des plus vives jouissances, n'est qu'une source intarissable d'ennuis pour ceux qui le composent. Tous les jours que Dieu fait, de six heures à minuit, pour un salaire insuffisant, il faut que, des semaines, des mois, des années, des siècles entiers, ils exécutent et entendent les mêmes accords, les mêmes accompagnements, les mêmes modulations, les mêmes oeuvres bonnes, médiocres ou absolument nulles. Une tâche plus triste, plus rude, plus répugnante, plus horrible n'est certes pas concevable. Aussi entrent-ils à l'orchestre, même les mieux doués, pleins d'une ardeur qui ne tarde pas à s'éteindre pour faire place à un dégoût profond. De là cette remarque singulière que tout le monde aime la musique, hormis peut-être les gens dont c'est l'état d'en exécuter.
Ils sont précisément les victimes d'exercices qui n'exigent de leur part ni effort d'esprit ni dépense de sentiment, qui l'excluent même, et laissent dormir toutes leurs facultés. Leur mérite essentiel, en définitive, consiste à être des automates parfaits. Un orchestre exemplaire est une sorte de labyrinthe au centre duquel trône un despote inflexible, un dragon impitoyable, qui, lui-même possédé du démon de l'art, prétend, per fas et nefas, y asservir les autres. Dans le nombre des artistes qui viennent se ranger sous lui, les plus estimables sont incontestablement ceux qui ont assez d'intelligence et de tact pour comprendre qu'ils ne doivent être que des esclaves, des rouages souples et dociles, qu'au despote, qu'au dragon seul il appartient d'avoir une volonté, une intelligence, une âme. L'assertion semblerait-elle paradoxale, exorbitante
Voici la partition d'une symphonie nouvelle, signée d'un nom inconnu. Attendez-vous à ce que les interprètes, même les plus habiles, reculent devant les difficultés de l'exécution, déclarent l'oeuvre baroque, inintelligible, inexécutable. Ils en travestiront quelques passages, hausseront les épaules et taxeront l'auteur d'ineptie, s'ils ne le proclament pas tout de suite un fou. C'est au mieux. La lumière ainsi pourrait rester éternellement sous le boisseau. Les compositeurs n'ont pas, comme le peintre, le sculpteur, le poète, la ressource de se mettre en communication avec le public sans le secours des intermédiaires.
Par miracle, survient un chef d'orchestre, un homme s'entend, digne de ce titre. L'homme de génie, en tant qu'homme, peut être médiocre, et cela se voit trop souvent ; le chef d'orchestre véritable doit être forcément un homme supérieur. Il sera instruit, grand musicien, doué d'une haute intelligence ; ce n'est point assez : il faut encore, chose rare ! qu'il ait une volonté puissante, une persévérance imperturbable, qu'il soit un caractère. Son flair quelquefois l'emporte en finesse sur celui du sauvage. Un coup d'oeil lui suffit pour pressentir la valeur de l'oeuvre. Il s'en empare, il n'a pas de repos qu'il ne l'ait lue, analysée, qu'il n'en ait fait en quelque sorte l'autopsie, la dissection. Sa joie est inénarrable au cas où la fortune a mis sous sa main une belle chose. La fièvre s'en mêle, puis bientôt la passion. Il l'étudie sans cesse, il ne peut plus s'en rassasier. Ce sont à chaque pas des découvertes imprévues, des merveilles nouvelles, quelque passage sublime dont le sens lui avait d'abord échappé, et son admiration grandit, et tant et tant de fois il revoit le chef-d'oeuvre, le joue et le rejoue dans sa tête qu'à la fin il le sait jusque dans les moindres détails, qu'incessamment il l'entend bruire en lui, qu'il le porte tout armé dans son cerveau. Il en est obsédé, il en rêve, il en souffre, et il ne sera délivré que le jour où il aura réussi à faire passer dans l'âme d'autrui toutes ses impressions, tout son enthousiasme. Mais qu'il est loin encore de ce jour glorieux !
Tenaces préjugés, préventions iniques, volontés rebelles, tout lui fera obstacle, et la patience d'un saint, l'énergie d'un apôtre héroïque ne seront point de trop pour réduire les sourdes et opiniâtres résistances de gens qui s'obstineront à fermer les yeux, à se boucher les oreilles. Autant vaudrait qu'il eût à lutter contre une bande de fanatiques. Que deviendra-t-il en effet au milieu de cette cohue railleuse, indisciplinée, toujours prête à la révolte. C'est-à-dire qu'il sera au-dessous de rien, qu'il donnera le navrant spectacle d'un général berné, sifflé, conduit par son armée ; à moins toutefois que, dans sa conviction, il ne puise le courage et la force d'être un autocrate redoutable, décidé à vaincre même aux dépens de sa vie.
Devant lui, en amphithéâtre, se développe son orchestre ; à gauche et à droite sont les violons ; plus loin, les altos ; plus loin, les basses et les contre-basses, puis les instruments à vent, puis les cuivres, puis les cymbales. Après quelques conseils sommaires et l'indication du mouvement, le signal de l'attaque est donné. Tous ont obéi, mais avec négligence ; ce début manque de précision, il faut recommencer. On recommence, mais pour faire plus mal encore. Un général briserait son épée ; le chef d'orchestre tient bon. Il sait qu'on a plus aisément raison de la résistance d'une foule de sceptiques que de la patience d'un esprit convaincu. Fort de sa conviction, il laisse dire et murmurer, et poursuit imperturbablement sa tâche. Il reprend l'un, crie contre l'autre, en appelle à la conscience de ceux-ci, fait appel à l'amitié de ceux-là ; il flatte, prie, supplie, s'irrite, s'emporte, s'épuise, multiplie les répétitions, use les mauvais vouloirs, et cela jusqu'à ce que l'orchestre, de guerre lasse, impatient d'en finir, se rende à merci.
D'ailleurs, çà et là, à travers l'oeuvre, luisent quelques éclairs. Le doute pénètre au coeur des musiciens. Ils s'étonnent, et, en dépit d'eux-mêmes, sont captivés, deviennent attentifs. Du chaos qui se débrouille peu à peu, l'idée générale surgit, se colore, étincelle. Le moment est venu d'étudier les détails, de préciser les mouvements, de tenir compte des moindres nuances, de régler les accompagnements, d'indiquer le sens de la mélodie, de lui donner l'expression qui lui appartient, de graduer et d'éclaicir les crescendo. Et c'est ici qu'on peut comprendre le rôle forcément automatique du musicien d'orchestre. Prenez les violons pour exemple. Qu'ils soient vingt et que tous aient du sentiment. Une mélodie, un passage quelconque se présente, chacun d'eux rendra, exprimera, accentuera cette mélodie, ce passage, avec le sentiment qui lui sera propre. Où l'un croira devoir enfler le son, l'autre diminuera ; où celui-ci jugera une légère accélération nécessaire, celui-là ralentira, et ainsi du reste. Effroyable galimatias qui n'aura de terme que du moment où les vingt sentiments divers se fondront dans le sentiment d'un seul, celui du chef d'orchestre.
Finalement, à force d'astuce, de diplomatie, de patience, même de violence, celui-ci est parvenu à discipliner ses soldats, à en faire autant de ressorts aveuglément dociles. Il a sous les yeux un seul faisceau, un seul corps, un seul instrument, un orgue merveilleux dont il peut jouer à sa fantaisie. Cet orchestre n'est plus un club de cent personnes, tyrannisé par cent opinions diverses, c'est une sorte de Briarée aux cent bras et aux cent bouches, plein d'âme, plein de feu, plein de vigueur. Ces cent voix ne sont plus qu'une seule voix au pouvoir d'un homme admirablement doué, d'un grand artiste, d'un interprète de génie. On croirait le voir à l'oeuvre dans ce buste du chevalier Gluck, dont le masque incandescent éclairait naguère tout un coin du Musée français. À son pupitre, comme la Pythonisse sur son trépied, il s'apprête à rendre des oracles. Son geste est impérieux ; son oeil ruisselle de flammes ; son front est inspiré. Il domine tout de sa despotique volonté ; il anime tout de son souffle puissant, de sa passion, de sa véhémence. Il parle, chante, enfle la voix jusqu'aux proportions du tonnerre, la désenfle jusqu'au murmure, s'éloigne, se rapproche, se complaît en des histoires mélancoliques, entonne des hymnes pleins de gaieté, fait surgir sous les yeux des paysages splendides, se montre alternativement tendre, passionné, violent, terrible, éveille en l'âme mille souvenirs endormis, répand tour à tour la joie, la mélancolie, l'épouvante, l'ivresse. Et le public transporté éclate en applaudissements frénétiques, et les musiciens eux-mêmes, entraînés par cet enthousiasme, ne tardent pas à le partager. Ne semble-t-il pas que ce soit spécialement pour cet homme qu'un poète a dit : « Tu égales l'esprit que tu comprends »
Ce ne fut pas toutefois sous les ordres d'un chef si habile, si exigeant, si intraitable que Ferret se trouva enrégimenté. On pouvait espérer qu'il parviendrait à s'y maintenir. Il eût du moins échappé aux hasards d'une vie errante et misérable. Malheureusement aucune puissance humaine n'était capable de conjurer les conséquences de sa déplorable éducation. Pour avoir manqué ses études de solfège et s'être constamment refusé à faire de la musique d'ensemble, il était de beaucoup inférieur à cette tourbe d'exécutants médiocres dont la routine fait autant de sabreurs intrépides et imperturbables. S'il tirait de beaux sons, s'il jouait juste, avec une aisance parfaite, en revanche il était si mauvais musicien qu'il n'était pas de semaine où, au milieu même d'un solo, il ne commît quelque bévue monstrueuse. Il avait précisément affaire à des camarades essentiellement goguenards, sans pitié pour les écarts d'autrui et perpétuellement à la poursuite de distractions pour combler le vide de leurs âmes. L'ambition, d'ailleurs, autour de laquelle on s'empresse servilement dès qu'elle réussit, quand elle échoue devient aux yeux des hommes une sorte de crime irrémissible. Comment des gens que Ferret avait longtemps inquiétés avec ses rêves ambitieux lui eussent-ils fait grâce ? N'était-il pas, au surplus, d'une douceur, d'une faiblesse, d'un naturel distrait qui le prédestinaient au rôle de victime. Ses voisins s'en amusèrent ; on le prit pour point de mire de railleries incessantes ; il fut chaque jour la dupe de quelque mystification nouvelle et devint insensiblement le jouet, non seulement de tous ses camarades, mais encore de tout le personnel infime du théâtre. Et les persécutions se multipliaient en raison même du dédain qu'elles semblaient lui inspirer. La vérité était que, vivant en lui-même, absorbé dans une insondable tristesse, il ne s'apercevait pas des comédies auxquelles donnait lieu sa crédulité. Il lui arrivait même parfois d'oublier où il se trouvait, de s'arrêter court au milieu d'un passage, de pencher la tête et de pleurer. Son abattement, les ruisseaux de larmes qui coulaient ses yeux, loin d'exciter la compassion, accumulaient les griefs contre lui. Des mois entiers, il ne cessa d'être l'objet des plus vives récriminations. Enfin on le jugea incorrigible : il fut remercié.
L'échec était décisif. Il arrive que la prévention pousse en nous des racines si profondes qu'il devient impossible de l'en déraciner. Qu'un homme, par exemple, soit prévenu de manquer d'un mérite et prétende faire revenir autrui sur ce jugement : il ne lui suffira pas d'acquérir ce mérite, il faudra qu'il le possède à un degré capable de blesser la vue, et encore ! Mais, dans son affaissement, Ferret ne songea pas même à se relever aux yeux de ses camarades. Il se laissa stupidement écraser. Du théâtre Feydeau, il passa dans un orchestre secondaire pour y succomber bientôt sous le poids de son insuffisance et de sa détestable réputation. À dater de ce moment, d'une chute il marcha à une autre chute, et d'un affront à un autre affront. Son existence devint comparable au jour qui, après l'heure de midi, ne cesse plus de décroître jusqu'à ce qu'il s'éteigne dans le crépuscule, puis dans la nuit. Incapable de se défendre, même quand on l'accusait injustement, il erra de théâtre en théâtre sans réussir à se fixer dans aucun. Tant de médisances à la fin le déshonorèrent, qu'il ne trouva plus à se placer, même dans un orchestre du dernier ordre.
Ce n'était pas sur lui, au reste, que pesait le fardeau d'une situation dont il ne semblait pas avoir conscience. C'était à sa compagne qu'aboutissaient, comme à un gouffre, les mécomptes, les embarras, les incertitudes, les douleurs de leur existence commune. Elle avait d'abord caressé l'espérance de le voir guérir, mais avait compris à la longue que l'état du pauvre homme tenait à des lésions incurables. Insensiblement, elle s'était fait un devoir de penser, de prévoir, d'agir pour lui et de jouer autour de sa caducité précoce le rôle d'un bon ange. Il lui obéissait du moins avec une docilité exemplaire. Elle lui disait : « Levez-vous » et il se levait, « Allez ici ou là » et il y allait ; « Asseyez-vous, mangez, » et il s'asseyait et il mangeait. Ainsi, les exigences de la vie leur rendant désormais le séjour de Paris impossible, elle lui indiqua un bureau d'agence dramatique où il signa, les yeux fermés, un engagement pour diriger en province un orchestre de vaudeville. Dans le principe, on se souvint de lui d'intervalle en intervalle ; mais tant d'années passèrent qu'il fut complètement oublié.
Les détails recueillis sur cette phase de sa vie le montrent toujours aux prises avec les mêmes infortunes. Tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre, vivant ici d'une place misérable, là de quelques leçons, il ne réussit à s'acclimater sous aucun ciel. Chassé de ville en ville, impuissant à se créer une position stable, il erra ainsi longtemps à travers la France, et fut enfin ramené à Paris par des misères semblables à celles qui l'en avaient éloigné.
Dans son aversion croissante pour son instrument, il n'y avait touché que lorsqu'il y avait été contraint. Sa merveilleuse facilité avait fait place aux façons les plus gauches et les plus maladroites. Il ne tirait plus que des sons d'une justesse douteuse, sans force et sans pureté ; ses membres avaient déjà la rigidité de ceux d'un vieillard ; ses doigts, autrefois si alertes et si dociles, semblaient maintenant tout engourdis et refusaient d'obéir. Du brillant élève, qui avait mis près de quinze ans à se perfectionner, un nombre égal d'années de paresse, d'incurie, de nonchalance avait fait graduellement une sorte de ménétrier.
Cependant le niveau de sa misère s'élevait à mesure que baissait celui de son talent. On eût craint de le reconnaître. Il était parvenu à cet état de décrépitude où l'homme n'inspire plus aucun intérêt. À peine son nom était-il prononcé, à peine l'apercevait-on, que les portes se fermaient pour ainsi dire d'elles-mêmes. La responsabilité de sa compagne devenait de plus en plus lourde. Elle s'était épuisée en efforts superflus pour l'arrêter sur la pente de l'abîme au fond duquel il glissait. Aux prises avec les plus douloureuses perplexités, elle dut encore s'estimer heureuse de réussir à le faire admettre au nombre des musiciens de bal. C'était vainement descendre. Chose triste à dire, pour ce nouveau métier, où il devait achever de s'éteindre, il n'avait ni les moyens nécessaires, ni des forces suffisantes. Il se trouva mêlé à des hommes qui, non contents d'abuser sans aucune réserve de sa faiblesse, prétextèrent encore de ses plus légers oublis pour le proclamer aussitôt absolument incapable. De même qu'il avait couru de théâtre en théâtre, il alla de barrière en barrière, tomba de guinguette de guinguette, et en arriva, après plusieurs années de cet état dégradant, à se voir exclu de la classe même des artistes du plus bas étage.
Alors tous les spectres auxquels la misère donne un corps : la faim, le froid, la peur, vinrent assiéger leur porte et s'accroupir devant eux. Comparable à l'oiseau en cage à qui l'on oublie de donner sa graine, Ferret se tint immobile, ferma les yeux et attendit. Sa compagne, au contraire, miracle d'affection et de dévouement, s'éleva par le courage jusqu'à l'héroïsme. Faisant voeu de lui épargner les tourments, les outrages, de le laisser à sa nonchalance, à ses rêves, elle se plut à croire qu'elle aurait de la santé, de la vie, des forces pour elle et pour lui. Le salaire insuffisant qu'elle retira d'un travail qui, l'obligeant à de longues veilles, l'exténuait, lui prouva bientôt la vanité de ses efforts et de ses espérances. Ils vécurent néanmoins. Mais à quelles conditions ! Ce qu'on appelle la Providence est comme ce père avare qui manque du courage d'oublier son enfant, mais qui en revanche ne lui donne que juste ce qu'il faut pour ne pas mourir.
Un hasard providentiel jeta le pauvre Ferret sur la route d'un entrepreneur de spectacle forain qui, après l'avoir entendu exécuter quelques passages sur le violon, jugea à propos de se l'associer pour ajouter à l'attrait de ses soirées amusantes. Le misérable devint ainsi membre adoptif d'une famille de bohèmes qui n'avaient point de domicile fixe, qui voyageaient avec leur maison, campaient en plein air, aux portes des villes, sur les champs de foire, et sillonnaient incessamment le monde de l'est à l'ouest, de l'ouest au nord, du nord au midi. Soutenu par son amie, dont la présence à la longue lui était devenue nécessaire, Ferret se fit rapidement aux moeurs de cette vie nouvelle. Il se prêta avec une complaisance inépuisable à toutes les fantaisies industrielles de son patron, et cela au point de devenir rapidement entre les mains de ce dernier un sujet à magnifiques recettes. On peut juger du succès par l'audace qu'eut un moment le physicien de vendre sa loge en planches et en toile pour donner des représentations sur la scène de véritables théâtres.
Un jour, à Genève, les murailles furent subitement couvertes d'affiches monstres, encadrées de dessins bizarres, où, à la suite d'une série de promesses plus ou moins séduisantes, le nom de Ferret s'épanouissait en majuscules gigantesques.
Ces affiches, dont la forme, la dimension, les couleurs, ne pouvaient manquer d'attirer les yeux, présentaient le fils du luthier comme un violoniste sans pareil, un phénomène extraordinaire qui, en jouant du violon à cinquante-sept positions, avait excité l'admiration et l'enthousiasme de toutes les cours d'Europe.
À la nuit tombante, les portes ne furent pas plutôt ouvertes qu'au parterre, aux stalles, dans les loges, les galeries, l'amphithéâtre se pressa un nombreux public qu'avait alléché la rédaction du programme. Un mauvais orchestre, la magie usée des bottes à double fond, la roideur des automates, les équivoques et les maladresses d'un jocrisse ne servirent qu'à décupler l'impatience qu'on avait d'entendre le virtuose. Il parut enfin. Quel spectacle ! À la confusion de toute la salle, on aperçut un pauvre vieillard, à l'air fatigué, à la démarche traînante, pauvrement vêtu, qui, après avoir humblement salué les spectateurs, se livra à toutes les extravagances imaginables. Il tint d'abord l'instrument sous le menton, selon la méthode ordinaire ; il le plaça ensuite entre ses jambes comme une basse, puis sous son bras comme une guitare, puis sur la tête, puis derrière son dos, puis il se coucha, puis se fit lier dans un sac ; et dans toutes ces positions, qui atteignirent au nombre cinquante-sept, il exécuta un morceau de musique d'un charme contestable. Le public, frappé de stupeur, commença par murmurer ; il fut bientôt saisi de commisération. Outre qu'il se décida à ne point s'irriter du mécompte, il eut encore la générosité de balbutier quelques bravos ironiques, même d'applaudir.
Au milieu de ses perpétuelles pérégrinations, Ferret séjourna à diverses reprises dans son pays natal. Une fois même, au grand étonnement de son amie, il y fut saisi d'un trouble profond, indicible. Le mois de juin allait finir ; c'était jour de fête ; un temps admirable attirait les promeneurs sous les ombrages du boulevard où se tenait la foire. Les parfums de l'atmosphère, la vue des arbres, le timbre des cloches en branle, le costume des paysannes qui arrivaient par bandes joyeuses, ces costumes, ces couleurs, ces bruits, cette perspective, ces parfums, toutes ces choses agirent puissamment sur l'âme de Ferret et y éveillèrent un vague sentiment du passé. Il quitta furtivement la loge où il travaillait, fendit la foule grossissante, gagna une des portes de la ville et longea mélancoliquement le fossé des murailles extérieures. Le but de sa promenade ne fut pas longtemps douteux. Un chemin bordé de haies d'épines l'attira à gauche et le conduisit droit à un vaste cimetière. Près d'une heure, il prit plaisir à se perdre dans le labyrinthe de sentiers que jalonnaient les cyprès et les tombes. Tournant ses regards de côté et d'autre avec une attention soutenue qui ne lui était pas habituelle, il se préoccupait de déchiffrer les épitaphes et semblait envahi par une émotion croissante. De détours en détours, ses pas le portèrent vers un coin retiré et oublié, où çà et là gisaient, dans les herbes qui croissaient en liberté, des fragments de pierre dont le temps et la pluie avaient effacé les inscriptions.
Il s'arrêta tout à coup. Une sensation violente fit trembler tout son corps. Ses yeux venaient de rencontrer une croix noire penchée, sur les bords de laquelle se voyait encore la trace légère de ces mots : « Ici repose Antoinette-Françoise Ferret ». La solitude était profonde et le silence n'était troublé que par des bruits vagues, lointains, comparables au bourdonnement d'une ville souterraine. Bouleversé jusqu'au fond de l'âme, Ferret semblait sur le point de suffoquer ; ses jambes ne pouvaient plus le soutenir. Il tomba à genoux, joignit les mains, inclina la tête et versa des torrents de larmes.
Sa compagne l'avait suivi à distance et avait bientôt tout deviné. Ce pèlerinage n'était pas le seul qu'il dût faire à la tombe de sa mère. La veille de son départ, il y retourna, et remarqua avec une douce joie, qui attira de nouvelles larmes dans ses yeux, que la croix noire avait été redressée et raffermie, et que, sur la fosse fraîchement remuée et disposée en talus, une main généreuse avait planté deux magnifiques rosiers chargés de boutons et de fleurs près de s'épanouir.
Le moment n'était pas éloigné où, usé, flétri, incapable de soulever d'autre sentiment que celui de la compassion, il serait abandonné de l'industriel qui l'exploitait. Il revint à Paris pour n'en plus sortir, pour y voir sa poitrine décorée d'une médaille, pour y descendre au dernier rang des artistes nomades. Ce n'était plus qu'une ombre. On eût dit d'un corps sans âme, d'un automate que font mouvoir des ressorts invisibles. Les années, les voyages, les fatigues, la mélancolie, l'oubli de soi-même, avaient ruiné sa constitution, enlevé le regard de ses yeux, creusé ses joues et ses tempes, courbé ses reins. On a pu voir en passant sa vacillante silhouette. Vieillard décrépit, indifférent à tout, il ne vous entend pas quand vous lui parlez, et il semble ne plus même sentir ni le chaud ni le froid, ni la faim. Il va, il va, clopin-clopant, au hasard, comme souffle le vent, sous l'oeil de son amie, de cour en cour, de café en café, de cabaret en cabaret, jouant pour quelques aumônes des bribes de concertos et d'airs variés qui viennent pêle-mêle et d'eux-mêmes sous ses doigts. Cependant, le croirait-on dans le milieu infime où il se trouve décidément classé, il a rencontré un jour, sans la chercher, cette gloire enivrante que tant d'années, au travers des plus rudes épreuves, il avait vainement poursuivie ailleurs.
Au préalable, qu'on daigne songer à l'ampleur et à la souplesse du mot musicien. Entre le compositeur et l'infirme qui promène ses lèvres sur des flûtes en roseau, le nombre d'hommes à qui l'on accorde libéralement ce titre n'est pas calculable. Le symphoniste de génie, le chanteur de concert, le choriste ingouvernable, le serpent de village, le ménétrier, l'aveugle ne sont-ils pas appelés uniformément des musiciens Il faut y ajouter, chose bien autrement curieuse, qu'il n'est pas un seul de ces artistes, à quelque catégorie qu'il appartienne, qui n'ait son public pour l'apprécier, le comprendre,l'admirer et le récompenser. C'est un fait. Le public, comme la terre que nous foulons, se compose d'une série de couches superposées dont chacune a son degré d'intelligence, sa somme de connaissances, ses goûts, ses passions et ses arts y relatifs. Et il y aurait faiblesse à entreprendre de discuter sur ce point. Le plaisir qu'on éprouve, l'émotion qu'on ressent, sont en art la raison souveraine, et rien même n'est plus respectable qu'une appréciation basée sur un sentiment réellement éprouvé. Qu'un groupe se forme autour d'un joueur d'acordéon et se pâme d'aise, qu'on prenne plaisir à écouter un ridicule chanteur et de fades romances, qu'on porte aux nues d'insipides opéras-comiques, qu'on s'amuse à une banale contredanse et bâille à une oeuvre forte et pleine d'idées, il faut convenir que tous ces enthousiasmes naïfs de l'ignorance sont encore mille fois préférables aux admirations factices, aux engouements conventionnels pour de belles choses qu'on ne comprend pas.
Un aveugle des ponts mariait sa fille et donnait une fête à l'occasion de ce mariage. C'était au coeur du quartier Saint-Marcel, dans une grande chambre décorée avec profusion de bancs, de chaises et de lampes suspendues. Pour le quart des invités, le plus pâle luminaire était au reste un luxe bien inutile. Tous les aveugles qui courent Paris semblaient s'être donné rendez-vous. Au centre de cette réunion, élite d'une classe qui, par parenthèse, a son langage, ses moeurs, ses préjugés, le point de vue eût été admirable pour étudier jusqu'à quel point les hommes, même les plus humbles, sont ennemis de l'égalité. On n'eût pas remarqué sans quelque surprise que ces braves gens avaient la consolation de voir au-dessous d'eux des artistes qu'ils pouvaient mépriser, que, par exemple, ils appelaient dédaigneusement les joueurs d'orgues des musiciens à la pacotille. Quant aux moeurs, l'étonnement n'eût pas été moindre d'entendre l'amphitryon dire de l'un de ces confrères : « Du talent, sans doute mais ça n'a pas de conduite ; ça n'est pas marié ; on ne peut pas recevoir ça. »
Quelque bas que Ferret fût tombé, il était encore, en mérite, de beaucoup supérieur aux membres de cette réunion. On peut même avancer que, pour le milieu, il était un artiste tout aussi étrange, tout aussi extraordinaire que Paganini pour le public de l'Opéra. À la nouvelle qu'il honorerait la soirée de sa présence, il s'éleva de toutes parts des murmures de satisfaction. « Ferret viendra ! Ferret viendra ! » répéta-t-on en choeur. « Garçon, dit un grand vieillard à son jeune voisin, ouvre bien tes oreilles ; car tu entendras ce soir le plus fameux violoniste de tout Paris. » Son arrivée fit sensation. On se leva pour lui faire honneur. Tous, grands et petits, aveugles et clairvoyants, s'empressèrent autour de lui et se montrèrent jaloux de lui serrer la main. Le bonhomme, bien qu'il ne comprît pas clairement la portée de cet empressement, sembla néanmoins touché de l'ovation. Sa compagne le conduisit à une chaise, et s'assit à ses côtés. La séance commença.
Comme dans la plupart des salles de concert, au fond, avait été dressée une estrade en planches sur laquelle défilèrent tour à tour chanteurs, guitaristes, harpistes, joueurs de vielle et de mandoline. À un duo pour harpe et violon succéda une romance avec accompagnement de violoncelle ; à la romance sentimentale une chansonnette comique ; à celle-ci un solo de flûte, et ainsi de suite, selon l'ordre du programme rédigé à l'avance. Dans les entr'actes circulaient des plateaux chargés les uns de pâtisseries, les autres de divers rafraîchissements. En fermant les yeux sur la pauvreté de la décoration, le peu d'éclat des toilettes et des lumières, on eût pu se croire à une soirée musicale d'un monde plus élevé. Entre les milieux censés les plus dissemblables, il n'y a souvent que des différences de formes. Au fond, la plupart du temps, ce sont des usages identiques, des façons analogues de se distraire, les mêmes manières de voir et de sentir ; sans compter que ces bonnes gens puisaient dans la peur de se singulariser l'indulgence d'applaudir à tout, même à la médiocrité, même à la nullité, absolument comme cela se pratique ailleurs.
Avant le grand bal qui devait clore le concert et se prolonger jusqu'au matin, Ferret, à qui l'on avait attribué sur le programme le rôle d'un bouquet dans un feu d'artifice, se rendit très volontiers au désir qu'on avait de l'entendre. Sa présence sur la scène fut saluée par d'unanimes applaudissements. En dépit de la rouille des années, d'une longue insouciance, outre qu'il n'avait jamais entièrement perdu la netteté d'élocution qu'il tenait de l'école, il avait conservé un certain sentiment de tendresse qui ne pouvait manquer d'émouvoir profondément l'assemblée. D'ailleurs, qui ne sait combien les préventions favorables peuvent prêter de charme et de magie à l'individu le plus insignifiant. Il n'eut pas achevé la ritournelle d'un premier morceau qu'on l'applaudit chaleureusement et qu'on cria : « Encore ! encore ! » Le pauvre homme leva ses paupières et laissa voir des yeux humides ; un sourire erra sur ses lèvres. Il continua par un grand air italien tout ruisselant de larmes. Sa manière de chanter mérite qu'on en parle, et cela d'autant mieux que la majorité des maîtres de chant actuels n'en professent point d'autre. Chaque note tremblait comme si les ondes sonores eussent été mises en vibration par un ressort de montre électrisé ; ses trilles rappelaient à s'y méprendre la plainte des chèvres ; enfin il glissait le doigt sur les cordes et produisait des miaulements d'une douceur ineffable. Tout cela, invariablement nuancé par le passage perpétuel du plus vigoureux forté au piano le plus nébuleux, et compliqué d'une efflorescence véritable de fioritures, causa une immense impression.
On battit des mains à tout rompre, et l'on cria de nouveau : « Encore ! encore ! » Ces battements de mains et ces cris arrachèrent décidément l'artiste à sa torpeur. Par les exercices auxquels il se livra ensuite, il provoqua tout à coup une explosion de rires. Un des convives, dans son ravissement, se pencha à l'oreille de son voisin et lui dit à mi-voix : « Ne jurerait-on pas que notre hôte a aussi invité des oiseaux à sa fête ! » Ferret, effectivement, venait d'imiter avec une exactitude parfaite le ramage de divers oiseaux, et notamment le cri du coucou et celui de la caille. Il imita avec un égal bonheur les sons de la flûte, ceux de la vielle et ceux du trombone. À force de succès, il eut insensiblement la fièvre, et accidentellement de la verve, presque de la fougue. On put croire un instant à la résurrection de ses facultés. Du fond de sa mémoire surgirent spontanément des lambeaux d'une symphonie militaire qui devait figurer toutes les péripéties d'une bataille. Ce fut pour en bondir d'aise et d'enthousiasme que l'auditoire reconnut successivement les sons du clairon, le roulement des tambours, les coups de feu du tirailleur, le tonnerre intermittent du canon, le hennissement des chevaux, les charges de cavalerie, les cris des blessés et des mourants, puis le chant de victoire du vainqueur, puis la marche funèbre des vaincus.
Chemin faisant, il n'eut garde d'oublier les extravagances que lui avait enseignées le prestidigitateur. Pour ne citer qu'un exemple, il termina par un tour d'adresse qui lui valut un triomphe sans égal. Avec la rapidité de l'éclair, au lieu de produire la dernière note du trait final avec l'archet, tournant son violon et promenant son pouce mouillé sur le fond, comme sur le parchemin d'un tambour de basque, il fit entendre, sans perdre la mesure, la note voulue très nette et très juste. Il faut désespérer d'atteindre par l'expression à la violence des transports que souleva cette bouffonnerie. Pendant près de quinze minutes, la chambre retentit de cris discords, aigus, frénétiques, accompagnés d'un vacarme de claquements et de trépignements capables d'assourdir ; c'est-à-dire qu'on eût pu se croire égaré au milieu d'une troupe de bacchantes en fureur.
Ce tapage formidable pénétra jusqu'au cœur de Ferret et y provoqua un ébranlement extraordinaire. Ses traits perdirent peu à peu l'expression de l'hébétement pour prendre celle de l'attention et de l'inquiétude. Il pencha l'oreille comme quelqu'un qui écoute. Au fond des orbites démesurément agrandies de ses yeux, les prunelles, comparables à de pâles et flottantes lumières, parurent regarder en dedans et y chercher des souvenirs. On eût dit qu'il remontait le cours du temps, qu'il se reportait aux jours de son enfance, qu'il se remémorait son histoire, qu'il se ressouvenait de son père, de sa mère, de ses rêves, de ses mécomptes, de ses tortures, et qu'il avait conscience de sa folie et de sa dégradation. Son amie, à ces étranges symptômes, s'était levée tout à coup effrayée, haletante, elle l'observait avec une attention fébrile, craignant sans doute que l'âme du pauvre homme ne se dégageât de l'écaille épaisse sous laquelle les chagrins et les années l'avaient ensevelie. Son tressaillement, son air douloureusement surpris, sa pantomime de plus en plus émouvante, tout, en effet, permit de conjecturer qu'il retrouvait la mémoire. Les muscles de son visage se détendirent, des flots de larmes de sa poitrine montèrent à ses yeux ; il voulut parler et en fut empêché par les sanglots ; il pencha la tête, étendit les bras comme pour trouver un appui, et tomba de tout son long sur l'estrade. Sa compagne était déjà près de lui et l'enveloppait de tendresse et de soins comme une mère eût fait pour son enfant. La sollicitude et l'empressement des uns, la consternation des autres, l'émotion de tous donnèrent la mesure des sympathies que le vieillard inspirait. Ce fut avec une indicible sensation de plaisir qu'on le vit rouvrir les yeux. Aux inquiétudes qu'il avait données succédèrent une joie bruyante, de nouvelles acclamations, de nouveaux trépignements, des hourras presque sauvages. S'il avait eu réellement quelques moments de lucidité, à cette heure du moins il était heureusement retombé dans sa léthargie. Il pleura bien encore, mais ce fut de contentement. L'admiration, l'enthousiasme, l'affection de ses confrères éveillèrent contre toute attente quelques échos en son âme et lui procurèrent le plus grand bonheur qu'il eût incontestablement jamais éprouvé. Et de fait, eu égard à ce qu'il était aujourd'hui, la gloire relative qu'il recueillait valait bien celle que dans la plénitude de ses facultés, il avait rêvée jadis.
Pour conclure, en regard de cette scène, qu'on mette la vie du pauvre homme, qu'on mesure la durée de ses travaux, qu'on se rappelle que père, mère, amour, son repos, sa vie, il avait tout sacrifié, qu'il eût sacrifié mille fois plus encore, et l'on aura, dans ce parallèle, à quelques nuances près, l'histoire sommaire de bien d'autres. Un esprit distrait pourrait seul contredire. Dans nos espérances et nos rêves, que trop souvent rien ne légitime, il y a presque toujours entre les moyens qu'on met en oeuvre, le courage, l'énergie qu'on dépense et le résultat auquel on atteint, une disproportion tout aussi choquante. Que, par impossible, notre héros eût réalisé son rêve, n'était-il pas à plaindre, en tout état de chose, d'acheter une gloire éphémère au prix de si longues fatigues, de tant de sacrifices et de douleurs Et, pour comble de misère, il fallait, détail trop commun encore, qu'il n'eût pas même les capacités de son ambition.
Cependant, si misérable qu'il ait été, il échappa du moins, grâce à la tendresse d'une amie incomparable, à l'abjection du vice. L'abnégation et le dévouement de cette créature angélique, sans laquelle il eût été infailliblement plus malheureux encore, ne se démentirent pas un seul jour. Comme la charité dont elle était l'image, elle s'ignorait elle-même, et s'étonnait autant d'être louée que d'être plainte. Qu'elle ne fît qu'une même personne avec cette jeune femme jadis sacrifiée par Ferret à de vagues inquiétudes, il serait difficile d'en douter, bien que, dans son invincible modestie, elle ait constamment éludé une assertion capable d'établir sûrement l'identité. Il semblait qu'il lui plût de reléguer ce détail dans l'ombre, et même de laisser croire à deux personnalités distinctes. Toutefois, l'une et l'autre auraient incontestablement porté le doux nom de cette sainte qui, dans ses élans d'amour et son enthousiasme pour la Passion, s'écriait : « Ou souffrir, ou mourir ! » Le secret de son inaltérable affection est un problème moins obscur. « Il n'y a pas d'hommes si malheureux ou si odieux sur la terre, est-il écrit quelque part, à qui le sort n'ait ainsi attaché une compagne dans son oeuvre, dans son supplice, dans son crime ou dans sa vertu. » La remarque est vraie à tous les degrés : il suffit d'ouvrir les yeux ou de se souvenir pour en avoir la certitude. Où il y a des consolations à prodiguer, des courages à soutenir, des sacrifices à faire, quelque acte d'héroïsme à accomplir, n'est-on pas assuré de toujours rencontrer une femme.