<== Retour


Charles Barbara

UN CAS DE CONSCIENCE

édité dans un Recueil de cinq nouvelles paru en 1868


 

I

Depuis cinq ou six ans, le marquis de ***, en toutes saisons, habitait la campagne, et, depuis autant d'années, son hôtel de Paris restait clos et désert. C'était un grand vieillard sec, vif, alerte, à la mine hautaine, aux lèvres minces, essentiellement railleuses. Du petit nombre de ceux dont on dit qu'ils ne connaissent point leur fortune, il n'avait pas d'héritier direct. La fantaisie lui vint, un hiver, de revoir son hôtel et de mettre quelque ordre dans ses greniers encombrés de souvenirs, c'est-à-dire de vieux meubles, de vieux cadres, de vieux tableaux, de vieilles glaces et de tout un fouillis de bric-à-brac à faire la fortune de plusieurs brocanteurs.

– Allez me chercher maître Joseph, dit-il à son valet de chambre.

Rien ne ressemble à un commissionnaire comme un autre commissionnaire. Ils sont tous, ou peu s'en faut, vêtus de la même veste ronde, du même velours bleuâtre, et coiffés de la même casquette. Le nôtre, en cela, ne faisait pas exception. Son visage, haut en couleur, épanoui comme peut l'être encore celui d'un homme de trente ans, exprimait la candeur et l'honnêteté. Par un froid assez vif, il stationnait, comme d'habitude, à l'angle que fait la rue Bellechasse avec une rue latérale, quand il sentit une main sur épaule.

– Tiens, c'est vous ! dit-il en sortant les mains de ses poches. M. le marquis est donc à Paris ?

– Oui, pour quelques jours. Il aurait besoin de vous

– J'y vais, j'y vais !

Joseph rentra en toute hâte sa sellette et son crochet chez le marchand de vin, et suivit le domestique…

Or, il y avait déjà trois ou quatre jours que ledit Joseph, selon les ordres qu'il avait reçus, s'occupait, dans les greniers de l'hôtel, à déplacer, à épousseter, à ranger, à transporter d'un grenier dans l'autre, les meubles, les vieux cadres, les faïences, les tableaux, les vieux tapis, amoncelés pêle-mêle sous les combles depuis deux ou trois générations peut-être, lorsque le marquis monta.

– Eh bien, mon garçon, dit-il au commissionnaire, comment cela va-t-il ?

Se méprenant sur le sens de la question, Joseph ôta sa casquette et répliqua :

– Merci, monsieur le marquis, la santé va assez bien, grâce à Dieu.

– Hé ! camarade, fit le marquis d'un air hautain, je n'ai que faire de m'informer comment tu te portes ! Je parlais de mon ouvrage. Avance-t-il ?

Et, sans attendre de réponse, il parcourut les greniers, s'arrêta devant un portrait, là devant une console, plus loin devant une faïence, plus loin devant un tableau, puis retourna sur ses pas, donna un coup d'oeil à tout, disant :

Tu descendras ceci dans mon cabinet, cela dans ma chambre à coucher.

– Et ce violon, monsieur le marquis, demanda humblement Joseph , où le mettrai-je ?

Le marquis dressa la tête et regarda l'étui de cuir que lui désignait le commissionnaire. On eût dit que ses yeux étaient offensés par la vue de cette boîte.

– Il était dans cette encoignure, dit encore Joseph, derrière ce paravent chinois.

– Hé ! laisse-moi avec ton violon ! s'écria soudain le marquis. Si je sais seulement d'où il vient, que le ciel me confonde ! Que veux-tu que j'en fasse ? Emporte-moi ça ! Débarrasse-m'en ! Mets-le au feu, si bon te semble. Pourvu que je ne voie plus cet outil de ménétrier, c'est tout ce que je désire.

Il ne serait pas vrai de dire, cependant, que le marquis de *** détestait la musique. Loin de là. On pouvait même le ranger, jusqu'à un certain point, parmi les mélomanes. Il aimait assez Haydn, assez Mozart, assez Glück, assez Spontini ; mais, sans qu'on sût pourquoi, contradiction singulière, il ne faisait pas plus de cas d'un joueur d'instrument que d'un bâtonniste.

Peu sensible au fond à une libéralité qui semblait si peu coûter au marquis, maître Joseph remercia du bout des lèvres et emporta le violon comme un simple joujou. Il avait un petit garçon de quatre ou cinq ans, et il se disait que, quand le bambin aurait quelques années de plus, il lui donnerait cet outil-là pour l'amuser. Il ne s'en fallut pas de beaucoup, en attendant, que le mélodieux instrument ne mît le trouble dans le ménage. Sa femme, sans être aussi méchante que celle de Socrate, n'était guère moins acariâtre. Voyant, le soir, son mari revenir avec cette vieille boîte, dont le cuir usé se détachait çà et là par languettes, elle s'écria aussitôt :

– Qu'est-ce que tu nous apportes-là encore ?

– Un cadeau de M. le marquis, répondit le commissionnaire. Petiot s'en amusera, quand il sera plus grand.

– Joli cadeau, ma foi ! riposta la femme avec aigreur. Que ne te donnait-il aussi bien, ton M. le marquis, trois ou quatre bonnes bûches pour nous chauffer ! Et où vas-tu le mettre ? Nous ne sommes pas assez encombrés, n'est-ce pas ?

Maître Joseph, on l'a vu, estimait tout juste que le présent du marquis valût un remerciement. L'accueil de sa femme n'était pas fait pour lui rendre le présent plus précieux. Un voisin acheva de l'en dégoûter. Ce voisin était un musicien ambulant, un rouleur, comme on les appelle, qui allait de maison en maison chanter en râclant sur une guitare. Joseph lui montra le violon comme à un homme qui devait s'y connaître. Toutes les cordes de l'instrument étaient brisées ; la queue, la touche, le chevalet en étaient épars ; il n'avait pas, du reste, une seule cassure. Notre artiste s'en saisit cavalièrement, le tourna et le retourna d'un air capable, en fit résonner le fond avec l'os du médium ployé, et le rendit au commissionnaire en disant :

– Un vrai sabot. Où as-tu pêché çà, mon vieux ? Si l'on t'en donne seulement une pièce six francs, avec l'archet et la boîte, tu feras bien de le donner.

C'était bien peu. Grâce à cette estimation, néanmoins, la ménagère intéressée se calma. Elle ne trouva plus que ce petit cercueil fut indigne de figurer au nombre des meubles et de la vaisselle de leur logement trop étroit.

– Si ça vaut cent sous, dit-elle, il n'y a pas de mal, puisque c'est un cadeau. Allons, Joseph, dit-elle à son mari qui, évidemment, éprouvait un petit mécompte, à quoi songes-tu ? T'imaginais-tu par hasard que ça valait cent francs ? Range-moi ça sur cette planche, derrière les marmites. Ça sera au moins un pot au feu pour les mauvais jours…

II

Relégué sur une tablette, à l'opposé de la lumière, et masqué par de brunes poteries, l'instrument fut à peu près oublié. C'est à peine si, dans l'espace d'un an, le souvenir en vint une ou deux fois à la ménagère, pour s'en plaindre à son mari comme d'un embarras. L'hiver suivant fut extrêmement rigoureux. Notre ménage en souffrit d'autant plus que l'enfant fut gravement malade et que les recettes quotidiennes du commissionnaire furent insignifiantes et quelquefois nulles. Ils avaient à la Caisse d'épargne quelques économies qui, malgré les dures privations qu'ils s'imposaient, glissèrent rapidement à travers leurs doigts. Voyant l'âtre sans feu, le buffet sans provisions, les dettes criardes s'accroître, le crédit s'épuiser, la misère grandir et son mari ne rien gagner, la femme, réduite aux plus misérables expédients, était d'une humeur terrible. Elle accueillait chaque soir le pauvre homme avec des flots d'épithètes d'une révoltante injustice. Tout ce qu'il faisait était mal, tout ce qu'il disait n'avait pas le sens commun ; s'il se taisait, c'était encore pis. L'infortuné ne rentrait que la mort dans l'âme ; il ne savait plus à quel saint se vouer.

Une tempête de neige l'obligea, un matin, de garder la maison. Sa femme elle-même jugea que la rue était impraticable. Elle ne se montra toutefois si tolérante que pour lui faire payer durement ce repos forcé. Sans être d'un vocabulaire trop grossier, les mauvaises raisons dont elle l'accabla eussent fait sortir de son caractère l'homme le plus pacifique. – Qu'avait-il besoin de se marier et d'avoir un enfant ? Un pauvre homme qui ne pouvait pas seulement se suffire à lui-même, etc. Il eût préféré mille fois affronter la tempête du dehors. Son cerveau travaillait à le rendre fou. Réduit d'une part au désespoir par une détresse qui mettait toutes les apparences contre lui, se faisant violence de l'autre pour ne pas regimber à des griefs sans fondement, il promenait autour de lui des regards mornes et désolés. Son œil étincela tout à coup. Un éclair traversa son esprit. Il venait de deviner plutôt qu'apercevoir, dans la pénombre, un objet oublié. C'était le présent du marquis. Se lever, courir à la planche, en retirer la boîte, saisir sa casquette, se diriger vers la porte, c'est ce qu'il fit si rapidement, que sa femme, bien empêchée par cette muette résolution, n'avait pas eu le temps de lui dire : – Où vas-tu donc ? que vas-tu faire ? que déjà il avait refermé la porte et descendait l'escalier.

Le vent et la neige, au surplus, ralentirent bientôt son ardeur. Puis, où aller ? à qui offrir cette marchandise ? Si, du moins, c'eût été de vieux habits ou de la ferraille, il eût eu plus d'assurance. Sa maison était située dans cette populeuse rue Traverse, qui joint la rue Oudinot à la rue de Sèvres. Les marchands de chiffons, de vieilles défroques, de vieux meubles, de débris de toutes natures, abondaient aux alentours. Un de ces brocanteurs lui dit :

– Je n'en voudrais pas pour rien.

Un autre, moins laconique, mais non moins désolant :

– Du fer, du cuivre, de l'étain, des os, des chiffons, tant que vous voudrez ; mais de ces choses-là !

C'était du mépris quintessencié. Impossible de débuter plus mal et d'être moins encouragé. Un troisième du moins fut assez charitable pour joindre un conseil à son refus.

– Si c'était encore une trompe de chasse, dit-il. Mais un violon ! C'est pas le quartier, mon brave. Vous ne vendrez jamais ça par ici. Il vous faut passer les ponts, voir les luthiers ou quelque autre marchand de bibelots inutiles, ou encore, du côté de l'École-de-Médecine, chez les marchands d'habits.

– Et ne sauriez-vous pas me dire, fit timidement Joseph, combien à peu près je pourrais en demander ?

– Peuh ! repartit l'autre, au juste, je ne sais pas. Si l'instrument est tout neuf, peut-être bien une dizaine de francs.

Notre homme reprit tristement son chemin, souhaitant du fond du coeur qu'on lui en donnât seulement la moitié. Il gagna le quartier latin. Nous ne le suivrons pas chez les divers marchands d'habits où il eut le courage d'entrer et qui, tous, lui répondirent négativement, hormis un seul qui lui offrit trois francs, comme pour ne pas le désobliger. Arrivons tout de suite au moment où quelques injures maladroites d'un vieux revendeur eurent pour résultat, en lui donnant à songer, de lui causer presque de la joie et de relever un peu son courage.

En sa qualité de commissionnaire, mons Joseph connaissait son Paris sur le bout du doigt et avait la mémoire pleine d'adresses et d'enseignes. Remarquant que le vent était tombé et que le ciel s'éclaircissait, il alla directement, sans regarder à droite ni à gauche, vers un point éloigné où l'appelaient des souvenirs précis. C'était dans le quartier Mouffetard, non loin du marché des Patriarches. Il avait bien des fois fait halte, de ce côté, devant un étalage misérable dont le pêle-mêle et le disparate avaient toujours intéressé son attention. Pourquoi ? On ne saurait le dire, car la devanture de cette boutique, sans châssis vitrés, où il faisait à l'intérieur plus noir que dans un antre, ladite devanture, émaillée comme tant d'autres d'un échantillon de toutes les industries, n'avait rien de particulier. En ce moment, au surplus, un seul détail l'y attirait. Il se souvenait très nettement avoir vu, parmi la ferraille, les ustensiles de cuivre, les bouquins, les vieux cadres, les tableaux, les gravures, confusément accrochés à la muraille ou rangés par terre, non pas seulement une guitare et divers autres instruments, mais encore, sur un petit écriteau, cette annonce caractéristique : À vendre un Salvator Rosa et un violon fin.

L'étalage était exactement le même et l'écriteau n'en avait pas été retiré. Après s'y être arrêté quelques instants, il entra.

Du coin le plus obstrué et le plus sombre, le maître de ce capharnaum déboucha et poussa un grognement.

– Quoi qu'il y a ? demanda-t-il.

Assez grand, déjà cassé, ayant le teint jaune, l'œil huileux, des cheveux ébouriffés, une longue barbe grise, des vêtements rapiécés et sordides, il ne lui manquait qu'un mannequin et une lanterne pour en faire un chiffonnier digne de Callot.

La forme de la boîte l'adoucit un peu. Il se mit sur le seuil, car à l'intérieur on ne voyait goutte, tira le violon de l'étui, en examina la table, le fond, la tête, les éclisses et chercha à lire dedans. S'y connaissait-il ? Heureusement non. L'instrument qu'il appelait son violon fin, aussi bien que la croûte qu'il attribuait à Salvator Rosa, prouvaient surabondamment qu'il n'avait dans la tête que quelques noms et rien de plus. Toutefois une sorte d'intuition assez commune chez ces industriels l'avertit que le violon qui lui était offert n'était pas sans valeur, et il désira l'avoir.

– Qu'est-ce que vous en voulez ? grommela-t-il d'un air méprisant. C'est pas le Pérou. Ça n'est pas d'ailleurs un vrai. Et quand même c'en serait un, ça n'est pas de défaite. Tenez, moi, j'en ai là un, et un chouette, j'ose dire ; eh bien, je ne peux pas seulement en trouver soixante francs.

Joseph n'eut point d'yeux assez grands pour regarder ledit violon de soixante francs, prétendu rare et précieux. Il remarqua aussitôt qu'il avait été recollé en maints endroits, qu'il était d'une apparence chétive, que la couleur en était noire, que son vernis n'était qu'une crasse, tandis que le sien, à lui Joseph, n'avait pas une égratignure, qu'il était grand, enduit d'un beau vernis, qu'il avait au total un air robuste et plein de santé. Il fut frappé de tous ces détails qui, dans l'espèce, pouvaient être absolument insignifiants, et y puisa le courage de dire, au milieu d'un trouble indicible ;

– Je ne donnerais pas le mien à moins de cinquante francs.

Le revendeur grogna et le laissa partir. Peu après, il lui cria :

– En voulez-vous vingt-cinq ?

– Non, dit Joseph.

– Trente ?

Joseph hésita, se tâta ; il allait se retourner. Le brocanteur furieux se mit à l'apostropher grossièrement.

– Après cela, aboya-t-il, est-il bien à toi, ce violon ? Moi, j'imagine que tu l'as volé. Ça ne peut pas se passer comme ça. Il me faut ton adresse. Attends-moi seulement un peu, nous allons aller ensemble chez le commissaire.

Nous l'avons dit, loin de se fâcher à ces injures, le commissionnaire en éprouva une sorte de joie. Ce fut pour lui un trait de lumière. Il se ravisa.

– Oh ! mais, oh ! mais, pensa-t-il, voilà un gaillard qui tient joliment à mon violon. Qu'est-ce que ça veut dire ? Il m'en offre vingt-cinq francs, puis trente, et il est furieux de ce que je ne lui donne pas pour ce prix ; n'est-il pas clair qu'il vaut bien davantage ? J'allais faire un beau coup ! De la prudence, nom d'un petit bonhomme ! Si par hasard j'allais en avoir cent francs ! Allons, allons, en route ! Pour cette somme-là, je ferais bien deux cents commissions.

Tout ranimé, en songeant, au cas où son espoir se réaliserait, que c'était, avec le salut, la paix rétablie dans son ménage, le brave Savoisien changea allègrement de direction. Ses souvenirs semblaient renaître au fur et à mesure qu'il en avait besoin. Ainsi il se rappelait maintenant avoir vu rue Saint-Martin, à mi-hauteur des façades, un violon peint en rouge le long de diverses fenêtres. Privé des connaissances les plus élémentaires, mais prudent et sagace, un rien suffisait à lui donner l'éveil, et c'était alors bien difficile de le surprendre. Jusqu'à cette heure, sa marche avait été toute d'aventure ; il s'agissait de ne plus avancer que comme les mulets, en tâtant le terrain. Tout en ruminant son affaire, il gagna la rue susdite, et, avisant bientôt, au troisième d'une façade, l'un de ces violons rouges qui lui trottaient par l'esprit, il se plongea dans l'obscure allée de la maison, chercha l'escalier et monta.

III

Un jeune ouvrier en manches de chemise, ceint d'un tablier vert, vint ouvrir ; il retourna ensuite se rasseoir à son établi et demanda :

– Est-ce un violon à raccommoder ?

– Non, monsieur, repartit Joseph ; je voulais simplement vous prier, s'il n'y a pas d'indiscrétion, de jeter un coup d'œil dessus et de me dire ce qu'il peut valoir.

L'ouvrier procéda de la même manière que le vieux revendeur, à cela près que son examen fut plus long, plus minutieux, et qu'à un moment donné il fit un mouvement et changea de couleur. Ses mains même tremblèrent légèrement. Puis, devenant tout à coup obséquieux, il dit au commissionnaire qui ne perdait aucun de ces détails :

– Asseyez-vous donc, monsieur.

C'était évidemment pour cacher son émotion et avoir le temps de se remettre.

– Vous avez là, ma foi, un assez joli violon, reprit-il ensuite. Est-il à vous ?

– Oui, monsieur.

– L'avez-vous acheté ?

– On me l'a donné.

– Et vous voulez le vendre ?

– Je voudrais savoir combien il vaut.

L'ouvrier ne comprit pas ou feignit de ne pas comprendre.

– Ça ne fait pas un doute, dit-il. A quoi vous servirait-il ? De quel pays êtes-vous ? N'êtes-vous pas commissionnaire ?

– Je suis de la Maurienne.

– Moi, je suis Lorrain. Nous sommes tous ou peu s'en faut Lorrains dans cet état-là…

Il fit une pause et, revenant à ce qui l'occupait, c'est-à-dire à l'instrument, il ajouta :

– Du moment où vous voulez le vendre, je pourrais m'en charger, et vous en trouver un bon prix.

– Et combien à peu près ? demanda Joseph retenant son souffle.

Ce ne fut qu'après avoir de nouveau examiné le violon que l'ouvrier repartit :

– Au juste, je ne saurais le dire. Êtes-vous pressé d'argent ?… D'ici à demain je pourrais vous en avoir… trois ou quatre cents francs.

Joseph frémit, se sentit froid au cœur. L'urgence toutefois de défendre ses intérêts balança cette émotion, éveilla même une sagacité qu'il ne savait pas avoir. Vingt détails le frappèrent. L'homme qu'il avait devant lui le trompait ; son regard était sans franchise, son sourire mielleux était celui d'un fourbe. Puis c'était un Lorrain. Joseph connaissait le proverbe, et bien que ce proverbe soit non moins absurde qu'injurieux, il le tenait pour infaillible. Bien lui en prit, du moins en cette occasion,

– Ça ne ferait pas mon affaire, dit-il négligemment.

L'autre se troubla ; il voulut sourire, il ne fit qu'une grimace ; il essaya d'être insinuant, il ne fut que pressant jusqu'à la maladresse.

– Laissez-le-moi, fit-il, vous n'avez pas peur que je m'envole. Je vous ai dit quatre cents francs, c'est dans le cas où vous seriez pressé. Autrement, si vous pouvez attendre, le violon est beau, il est bien conservé, je le vendrai le plus cher possible, et vous me donnerez simplement cinq pour cent de commission. Voyons, ça vous va-t-il ? Je ne pense pas qu'on puisse être plus raisonnable. Joseph se leva.

– Je suis pas venu pour le vendre, dit-il ; vous le savez bien, monsieur. Nous verrons ; rien ne presse ; je réfléchirai.

Des sentiments de convoitise, de jalousie, de rage concentrée, se jouèrent simultanément sur le visage et pétillèrent dans les yeux du Lorrain. C'était, au plus haut degré, l'expression du désespoir d'un homme qui manque un bon coup.

– Prenez garde, balbutia-t-il en reconduisant le commissionnaire ; les gens à qui vous aurez affaire sont plus fins que vous. C'est un violon de prix. Vous avez tort de ne pas vous fier à moi. Je suis un honnête homme. Vous vous ferez voler.

– Soyez sans inquiétude, répliqua Joseph. En attendant, je vous remercie bien.

Il descendit. Son agitation tenait de la fièvre ; le sang affluait à sa poitrine ; ses jambes vacillaient. Ce qui surtout l'émouvait, c'était de songer que tout d'abord il eût été heureux de trouver dix francs de son violon et qu'il avait été sur le point de le donner pour trente. Àmoitié de l'étage il s'arrêta, s'assit sur une marche et se prit la tête dans les mains.

Est-ce croyable ? se dit-il. Un objet de si peu d'apparence aurait tant de valeur ! Quatre cents francs ! Qu'est-ce que je dis ? Plus, assurément, car cet homme mentait, il voulait me tromper. Plus de quatre cents francs ! De combien ? Ah ! voilà. Comment faire pour le savoir ? Qu'a-t-il voulu dire avec son violon de prix ? Qu'est-ce qu'un violon de prix ? Si je connaissais seulement un brave homme qui pût me renseigner. Mais non, je ne puis m'adresser qu'à des marchands, et ils sont tous les mêmes. Que faire ? que faire ? Allons, allons, en route ! reprit-il en se levant ; ne nous amusons pas ; je ne puis malheureusement pas attendre. Faisons pour le mieux, soyons sur nos gardes. Un homme averti en vaut dix. Il pourra en définitive se vanter d'être bien fin celui qui m'attrapera.

À peine dehors, apercevant un café, une idée lui vint. Il entra. A sa demande, on lui apporta, avec une goutte d'eau-de-vie, l'Almanach du commerce. La liste des luthiers était longue. Dans son impuissance à retenir tous ces noms, il en choisit quelques-uns dont les adresses le frappèrent, et un autre, parce qu'une croix y était en regard.

De ce qui précède, comme de ce qui nous reste à conter, il ne faudrait rien conclure contre l'honorabilité des industriels dont il est ici question. Il en est des vieux instruments comme des vieux tableaux, des vieux meubles et de tous les objets de haute curiosité : tant pis pour qui ne s'y connaît pas ; les ignorances en ces sortes de choses se payent quelquefois fort cher. Un amateur, parfait honnête homme d'ailleurs, profitera sans scrupule de cette ignorance pour ravaler au-dessous de rien une œuvre d'art inestimable et l'acquérir au plus bas prix possible. Il montrera ensuite fièrement cette trouvaille à ses amis et se vantera du peu qu'elle lui a coûté. Nous nous rappelons l'ivresse mal contenue d'un homme qui avait réussi à avoir un Berghem pour vingt-cinq francs et à changer des sujets en porcelaine commune contre des émaux rares. Ajoutons que les marchands, en vue d'intérêt moins relevés, n'agissent pas autrement, et cela sans que leur considération en souffre le moins du monde.

IV

Notre commissionnaire avait du moins conscience de son ignorance, et c'était déjà une force. D'un adversaire, quelque sérieux qu'il fût, il n'avait plus autant à craindre. Le nouveau personnage auquel il s'adressa était précisément l'un des plus fins et des plus madrés compères de la grande bande des chercheurs de raretés et de trésors. Sa boutique était au rez-de-chaussée, à l'alignement de la rue. Avant d'en ouvrir la porte, Josep regarda dans l'intérieur. Le marchand se laissait voir de profil. Sa tête nue présentait ces teintes ternes et tristes de blonds qui grisonnent. L'œil était vitreux, le nez long, le teint blême. Debout, adossé à son comptoir, les bras croisés, il faisait songer, au total, avec son air rêveur où il y avait quelque chose d'amer et d'ennuyé, à un furet que le désespoir de trouver du gibier réduirait à un repos désagréable.

– Cet homme ne me plaît que tout juste, pensa le commissionnaire. N'importe ! essayons…

Il n'y eut pas d'abord plus de quatre mots échangés entre eux. Le luthier jeta à peine un coup d'œil sur l'instrument et le replaça avec nonchalance dans l'étui. Il ne sourcilla pas ; peut-être même d'un degré son œil fut-il plus froid, sa bouche plus amère, son air plus ennuyé. Joseph trouva qu'il était bien calme à côté de l'émotion que n'avait pu cacher l'autre, et cela redoubla sa défiance.

– Et qu'est-ce que vous voulez faire de ce violon ? demanda enfin le luthier au milieu d'un bâillement.

– Je désire le vendre.

Le marchand hocha la tête, montra les murs de la main et repartit :

– Vous voyez que je n'en manque pas.

Cette tactique fut perdue. Joseph vit bien qu'en effet les murailles, la devanture et jusqu'au plafond disparaissaient sous les violons et les basses ; mais il songea qu'il devait en être de ces marchandises comme des autres, et il répliqua :

– Sans doute, monsieur ; mais il y a violon et violon, et le mien est un violon de prix.

– Qu'en savez-vous ? fit le marchand.

– Et mais, monsieur, j'en sais ce qu'on m'a dit.

– Si vous croyez tout ce qu'on vous dit.

– Je crois, du moins, fit le commissionnaire, au témoignage d'un homme qui avait une furieuse envie d'avoir mon violon, et qui m'en a offert huit cents francs.

– Un amateur ?

– Non, monsieur, un marchand.

– Vous avez eu tort de ne pas le lui donner.

Joseph fut déconcerté ou tout au moins bien indécis. Avait-il réellement trop surfait son violon, ou l'indifférence du marchand n'était-elle pas simplement une feinte ? En tout cas, cet homme, véritable glaçon, lui faisait froid et peur. Ne se sentant pas de force à jouter avec lui et comprenant qu'il n'en saurait jamais rien, il ferma philosophiquement la boîte.

Sans paraître y mettre la moindre malignité, le marchand, de son air le plus endormi et de l'accent le plus naturel, dit alors :

– Vous avez sans doute un papier qui constate que ce violon est à vous.

Étonné, le commissionnaire répondit :

– Non, monsieur.

– Non ! fit le luthier, savez-vous, dans ce cas, ajouta-t-il froidement, quel serait mon devoir ?… Je devrais retenir ce violon, et ne vous le rendre que contre une attestation formelle de votre droit à sa possession.

Ce qui eût été habile avec un filou était ici une grosse maladresse. Le renard dénonçait lui-même ses embûches. Joseph, en effet, dont la conscience était parfaitement tranquille, comprit sur-le-champ à quoi tendait cette menace. Il en fut certain : le trop rusé marchand prisait plus qu'un autre le violon, il en faisait même un tel cas que, de toute évidence, il ne menaçait que pour le payer bien au-dessous de ce qu'il valait réellement ; il en fut certain et riposta aussitôt :

– Si ce que vous en dites, monsieur, c'est pour me faire peur, vous avez tort : ce violon est bien à moi, et rien ne m'est facile comme de le prouver.

Il mit la boîte sous son bras et se dirigea vers la porte. Le luthier l'arrêta.

– Oh ! oh ! fit-il ; vous avez, à ce que je vois, la tête près du bonnet. Je vous dis quel serait mon devoir, mais je n'en ferai certainement rien ; je vois que vous êtes un brave homme… Voyons, qu'est-ce que vous voulez de votre violon ? Un de plus, un de moins…

Aucun doute ne pouvait plus ébranler la certitude de Joseph : tout cela n'était bien que manèges. Aussi répugna-t-il à traiter avec cet homme. Celui-ci continua :

– Vous en a-t-on réellement offert six cents francs ?

– J'ai dit, monsieur…

 – Mettons sept cents.

– Mais non, monsieur…

– Huit cents, soit, fit encore le marchand. Eh bien, je vous les offre, et comptant.

Le pauvre commissionnaire douta un instant de ce qu'il entendait. Ces offres, sur lesquelles il était loin de compter, brillèrent à ses yeux comme une rivière de diamants ; il fut ébloui. S'il résista encore, ce fut plutôt par instinct que dans l'espoir de faire un meilleur marché. Par bonheur, le luthier, à qui tous ces délais commençaient à donner la fièvre, reprit en allongeant le bras :

– Donnez donc, que j'examine le violon.

C'en fut assez pour rendre Joseph à lui-même. Toutes ses défiances le ressaisirent. Il s'arma d'une résolution inflexible. Quand le luthier, au terme de son examen, releva la tête et lui dit : « Nous ferons le compte rond : je vous donnerai le billet de mille et nous n'en parlerons plus », quoique près de défaillir à cette surenchère, il répliqua :

– Vous m'avez fait, monsieur, une observation que je trouve juste et dont je veux tenir compte : c'est qu'il ne m'est pas possible de vendre un violon de cette valeur sans un papier qui constate qu'il est bien à moi.

– Du moment où je me fie à vous.

– Pardon, monsieur, pardon ! ajouta-t-il fermement. Je tiens à avoir cette attestation, aussi bien pour ma tranquillité que pour celle de la personne qui traitera avec moi.

Tout maître de lui qu'il était, le marchand fut légèrement troublé.

– Allez donc, dit-il, et revenez vite ; nous nous arrangerons… Mais vous n'avez pas besoin de vous embarrasser de l'instrument.

– Oh ! fit Joseph en tournant le bouton de la porte, ça n'est pas lourd ni bien gênant.

– Laissez-moi du moins votre adresse, dit le marchand aux abois ; je verrai, je consulterai mes livres, et peut-être pourrai-je vous en donner un peu plus.

Le commissionnaire donna son adresse et se sauva.

La tête de de Joseph était en feu, les idées y fourmillaient et la rendaient légère comme le gaz fait un ballon. Après avoir constaté en passant que le marquis de *** n'était pas à Paris, il courut d'une haleine à son domicile. Il y arriva tout pâle, tout défait, la peau moite, à l'instar d'un mineur qui, contre toute attente, aurait trouvé un pavé d'or. Stupéfaite, sa femme lui cria :

– Que t'est-il arrivé ?

– Ne t'effraye pas, fit Joseph haletant. Rien que d'heureux... Ce violon, que nous supposions sans valeur… c'est notre salut, peut-être la fortune… Nous nous établirons. Mais il faut auparavant que j'aille à Senlis, que je parle à M. le marquis. À tout prix, femme, de l'argent, de l'argent, au moins pour l'aller. Et ne crains rien. Emprunte, engage, vends s'il le faut ; que je puisse tout de suite prendre le chemin de fer.

La ménagère se récria ; elle prétendit avoir des explications. Il lui ferma la bouche.

– Femme, dit-il, je t'en prie, tais-toi ! ne me contrarie pas ! Tu sauras tout. Mais pour l'amour de Dieu, obéis-moi ! Il n'y a pas un instant à perdre.

Elle sortit et rapporta peu après trois ou quatre francs. Il n'était pas encore midi. Joseph se rendit au pas de course à la gare du Nord et prit un billet. À deux heures, il était à Senlis et, dix minutes plus tard, au château.

Le marquis de *** déjeunait ; il était seul. Assez surpris en apprenant que le sieur Joseph Tartenois demandait à le voir, il fut silencieux un bon quart d'heure, puis donna l'ordre de faire entrer.

– Et que me veut maître Joseph ? demanda-t-il au commissionnaire. Pourquoi ce voyage ?

Ayant prévenu les demandes et calculé ses réponses, Joseph repartit :

– Monsieur le marquis se rappelle peut-être qu'il m'a fait cadeau d'un violon.

– Après ?

– Par ce rude et long hiver, monsieur le marquis, continua Joseph, le travail n'allant pas, ma femme et moi nous avons bien du mal à vivre. L'idée m'est venue de tirer parti de ce violon.

– Cela te regarde.

– Mais j'ai peur, dit encore Joseph, qu'on ne veuille pas me l'acheter à moins que je ne montre un titre constatant qu'il m'appartient.

– Tu supposes donc qu'il vaut bien de l'argent ?

– Je l'ai fait voir, monsieur le marquis, et l'on m'a assuré qu'il n'était pas sans valeur.

Après une longue pause pleine de terreur pour Joseph, le marquis de *** reprit :

– Si tu avais attendu jusqu'à demain, tu n'aurais pas eu la peine de venir à Senlis.

Il se fit ensuite apporter ce qu'il lui fallait pour écrire, couvrit une feuille de papier de jambages hauts d'un pouce, la poudra, la plia en quatre et la remit au commissionnaire, en disant :

– Va à l'office et restaure toi. Après cela, si tu veux profiter du fourgon qui me précède à Paris, il ne tient qu'à toi.

Joseph se confondit en remerciements. Le soir même, vers onze heures, il était de retour à Paris. Sa femme l'accueillit avec une nouvelle singulièrement émouvante.

– Un monsieur est venu te demander, lui dit-elle.

– Quel monsieur ?

– Un monsieur que tu as vu aujourd'hui et à qui tu as donné ton adresse.

– Fort bien. Qu'a-t-il dit ?

– Voyant que tu n'étais pas là, il a demandé à voir le violon.

– Ha ! ha !

– Il est bien resté une bonne heure à l'examiner. Comme tu ne rentrais toujours pas, il m'a bien recommandé de te dire d'aller le voir aussitôt que tu serais de retour, qu'il était presque décidé à te donner le double de la somme qu'il t'avait offerte ce matin.

– Le double ! s'écria Joseph hors de lui, le double… Quand je te disais, femme, que nous allions être riches !… Mais c'est un rêve, mon Dieu, un rêve à devenir fou !

Déjà, néanmoins, une certaine inquiétude perçait en son esprit et altérait son ivresse. La cause en était on ne peut plus vague encore. C'était quelque chose comme un doute sur la légitimité de son droit à la possession d'une propriété si considérable. Avec les ténèbres au surplus, s'évanouirent bientôt ces lueurs de scrupule. Sa pensée prit un autre cours ; ses rêves de fortune l'absorbèrent exclusivement. Quand la matinée fut assez avancée, il mit le certificat du marquis dans sa poche, le violon sous son bras, et partit.

V

Des écueils contre lesquels peut échouer un homme dans sa position, les plus dangereux étaient maintenant derrière lui. Il en avait, le jour précédent, plus appris que pendant des années. D'ailleurs les marchands, comme les autres hommes, n'ont pas, dans la poursuite de leurs intérêts, la ruse pour unique ressort. Il en trouva un précisément qui, sans être tout à fait à sa convenance, était du moins trop plein de lui-même pour descendre à tendre des pièges ou à jouer la comédie. Il déplaisait plutôt par l'excès contraire : il avait quelque chose de hautain et de cassant. À peine eut-il vu le violon qu'il s'écria :

– À qui est ce violon ?

– À moi, monsieur.

– À vous !

Il toisa le commissionnaire des pieds à la tête et ajouta :

– D'où vous vient-il ?

Joseph tira tranquillement l'attestation de sa poche, la déplia et la mit sous les yeux du marchand qui, mettant son pince-nez, lut à mi-voix :

« Nous, soussigné, déclarons et certifions avoir donné au sieur Joseph Tartenois, commissionnaire, pour en faire ce que bon lui semblera, le violon qui est entre ses mains. Senlis, ce 10 décembre 185*. Marquis de *** »

Le luthier rêva quelques instants, puis il reprit :

– Vous savez sans doute que ce violon a de la valeur !

– Oh ! oui, monsieur, une grande valeur.

– Et qu'est-ce que vous attendez de moi ?

– Je désirerais savoir si vous voulez l'acheter et, dans ce cas ce que vous pouvez m'en offrir.

Sans aucune hésitation, le marchand répliqua :

– Mon estimation est toute faite, je n'en donnerai pas un centime de plus : six mille francs.

– Comment ! comment, fit Joseph en ouvrant démesurément les yeux.

Cette stupeur, dont ne put se défendre le commissionnaire à ce chiffre énorme, fut interprétée par le marchand dans un sens tout contraire. Il avoua que sans doute le violon pouvait valoir davantage.

– Mais, ajouta-t-il, il n'est présentement qu'un nom. Cet instrument a besoin d'une réparation considérable, et sa valeur ne me sera bien connue que quand il sera réparé. Je veux bien m'exposer à échanger simplement mon argent ; je ne veux pas m'exposer au risque de le perdre.

À tout prendre, ça pouvait être vrai. Le commissionnaire toutefois eut encore des doutes. Quelque brillantes que fussent ces offres, il ne voulait rien conclure avant d'être mieux éclairé. Puis, à force de voir des marchands, peut-être finirait-il par en trouver un qui lui inspirerait toute confiance. Il demanda à réfléchir.

De son air le plus rogue et le plus tranchant, le marchand repartit :

– Comme vous voudrez ! Je doute qu'aucun marchand vous fasse des conditions plus belles.

Se voyant si sèchement congédié, Joseph, à peine dehors, se dit :

– Cet homme était sincère, j'ai eu tort. Et il fut sur le point de retourner sur ses pas. Bah ! ajouta-t-il en se ravisant, il n'est pas non plus si simple que de faire un marché hasardeux. J'en trouverai toujours bien ce qu'il m'en offre, et j'ai la chance d'avoir mieux en allant voir ailleurs.

Son inspiration se trouva bonne. Il rencontra enfin des gens, deux frères, dont la simplicité et la bonhomie le charmèrent au plus haut degré. Ces deux frères, héritiers d'un nom célèbre, avaient la boutique la plus modeste. Celui des deux qui travaillait dans le comptoir jeta un cri à la vue du violon et tomba en extase. Un amateur de tableaux, devant le chef-d'oeuvre d'un maître, ne ressentirait ni plus d'émotion ni plus d'enthousiasme. L'autre frère accourut de l'arrière-boutique et, faisant chorus, s'écria presque aussitôt :

– Oh ! l'admirable, le magnifique violon !… Il n'en est qu'un auquel on puisse le comparer !

Il jeta les yeux à travers les ouïes, prit connaissance de cette étiquette : Antonius Stradivarius Cremona faciebat anno 1702, et ajouta :

– Précisément, il est de la bonne époque !

C'était bien en effet un Stradivarius. Il n'y avait pas lieu d'en douter. Du plus grand format, d'un bois très veiné, extrêmement beau, enduit d'un vernis entre rouge et jaune d'un effet superbe, c'était le digne jumeau du violon connu sous le nom du roi des instruments. Il était d'autant plus rare et plus précieux qu'il était dans un état parfait de conservation, qu'il n'avait jamais été retouché, qu'il semblait sortir des mains de ce luthier de génie, de ce maître des maîtres.

Quand il fut question du prix, Joseph, enhardi par cet enthousiasme, n'hésita pas à répondre :

– Je viens d'en refuser huit mille francs, messieurs.

Aucune surprise ne parut sur le visage des marchands. Ils échangèrent quelques mots et l'un d'eux repartit :

– Celui qui vous en a offert cette somme était un homme raisonnable. Quant à nous, il nous serait impossible d'aller au-delà, sans une rencontre pour vous des plus heureuses. Nous sommes justement chargés de rechercher un violon de ce maître et autorisés à y mettre jusqu'à concurrence de dix mille francs.

Joseph devint pâle ; la sueur lui vint au front ; il se mit à trembler de tous ses membres. Cette émotion était trop vive pour passer inaperçue. Il lui fut demandé :

– Qu'avez-vous ? seriez-vous malade ?

– Mon Dieu, messieurs, balbutia le commissionnaire, qui sentait avoir affaire à d'honnêtes gens, il ne faudrait de cette émotion rien conclure contre moi. Ce violon m'a été donné comme je vous en ai fourni la preuve. Je croyais qu'il valait une centaine de francs. Au lieu de cela, j'en trouve dix mille. Il m'est bien difficile de rester calme à ce coup du sort qui, de pauvre que j'étais hier, me fait presque riche aujourd'hui.

Mais alors, lui fit-on observer, le marquis de *** ne se doutait pas de l'importance du cadeau qu'il vous faisait ?

– Bien sûr que non, monsieur.

– Et s'il eût su ce que valait son violon, il ne vous l'aurait pas donné ?

– C'est probable, monsieur, et voilà ce qui ne laisse pas que de me causer des inquiétudes et de modérer beaucoup mon contentement.

Celui des deux frères qui occupait le comptoir, après de courtes réflexions, reprit :

– Au surplus, c'est votre affaire. Vous n'avez en cela qu'à prendre conseil de vous-même. Si nos propositions vous conviennent, rendez-vous demain entre une heure et deux heures, rue Gaillon, à l'étude de Me Fovare, apportez-y votre violon ; nous passerons un petit acte, et les dix mille francs vous seront comptés…

VI

Un instant le plus heureux des hommes, Joseph, de proche en proche, compta au nombre des plus malheureux. Ce ne fut pas tout d'un coup qu'il entra dans une certitude désolante. La lutte fut longue et des plus douloureuses. Il essaya bien de fermer l'oreille au travail de son esprit et d'en étouffer les scrupules. Sa conscience se joua de cette prétention. Mille doutes l'assaillirent, l'obsédèrent, le bourrelèrent. Après s'être dit que ce violon était un présent, que le marquis était immensément riche, qu'il n'avait nul besoin de ces dix mille francs, qu'il était ridicule de se montrer si scrupuleux, il pensa l'instant d'après que c'était raisonner en coquin, que la fortune du marquis n'avait que faire en cette circonstance ; que le marquis se trouvait simplement dans la position d'un homme qui se serait trompé et aurait donné une pièce d'or pour une pièce de cuivre, et qu'il serait tout à fait malhonnête à lui, Joseph, d'abuser de cette erreur. Ne sachant en somme à quoi s'arrêter, il rentra chez lui dans un état pitoyable. Sa femme s'y trompa. Le voyant si triste, si désolé, si irrésolu, elle supposa sur-le-champ qu'il s'était fait illusion, que l'instrument valait peu de chose, qu'aucun marchand n'en voulait, et elle se mit à récriminer.

– Laisse-moi, femme, oh ! laisse-moi ! fit le pauvre commissionnaire. Je suis bien malheureux !

– À qui la faute ? continua la ménagère. Ne t'avais-je pas prévenu ? Quelle apparence y avait-il qu'une pareille babiole valût quelque chose ? Nous voilà dans de beaux draps !

– Mais au contraire, femme, au contraire ! repartit Joseph. Tu te trompes. Hélas ! ce qui fait mon désespoir, c'est qu'on m'offre une trop grosse somme de cette babiole-là.

– Que dis-tu ? fit la femme au comble de la surprise. Quelles sornettes me contes-tu là ? Tu te désolerais d'avoir trop d'argent !

Remettant à un autre jour le soin de se faire comprendre, le commissionnaire se borna à s'écrier :

– Maudit soit ce violon ! Mieux vaudrait pour moi ne l'avoir jamais eu ! Je voudrais qu'il fût au fond de l'enfer !…

Il alla le lendemain au rendez-vous, mais comme on marche au supplice. L'acte fut passé. Il livra son violon, reçut son argent et sortit. À peine fut-il dehors que sa conscience recommença d'être le théâtre d'une lutte irritante, cruelle, atroce. Quoi ! les poignantes péripéties par où il avait passé durant ces deux jours n'aboutiraient qu'à une horrible déception !

– Non ! se dit-il en serrant convulsivement les billets dans sa main ; cet argent est à moi, je ne le rendrai pas !

Il se croyait enfin hors d'incertitude et retournait résolument chez lui. De nouveaux doutes l'arrêtèrent. Il lutta de toutes ses forces contre eux et réussit encore à les étouffer. Quelques pas plus loin, ils reparurent avec une violence nouvelle ; de quelque manière qu'il s'y prît, il ne put s'empêcher de penser :

– La volonté de M. le marquis a été surprise. Il a commis manifestement une erreur. Me prévaloir de cette erreur pour m'approprier cette somme serait l'effet d'un malhonnête homme. Si le marquis l'apprenait jamais, il me regarderait comme un fripon, et il n'aurait pas tort. Devant une pareille perspective, il n'y a pas à hésiter. Advienne que pourra ! Je ne chargerai pas ma conscience d'une action blâmable, qui me rangerait au nombre des voleurs. Point de faiblesse ! Du courage ! Malheureux je suis né, malheureux il faut que je reste. Ainsi soit-il.

Son parti cette fois était bien pris. Justement, sans le vouloir, tout en réfléchissant, il s'était rapproché de l'hôtel. Quelques-unes des fenêtres en avaient été ouvertes. Le marquis de *** était évidemment à Paris. Joseph fit jouer le marteau. Il avait hâte d'en finir et de se mettre dans l'impossibilité de retourner en arrière.

En apprenant qu'il le demandait, le marquis de *** fronça les sourcils et laissa voir que les visites du commissionnaire devenaient singulièrement importunes. Quand enfin, usant de condescendance, il eut donné l'ordre de l'introduire, il l'apostropha en ces termes :

– Ah ! ça, qu'est-ce que tu fais ? T'imaginerais-tu, par hasard, que je suis à tes ordres, et que je vais m'amuser à te donner chaque jour des audiences ?

– Ne vous fâchez pas, monsieur le marquis, repartit Joseph en faisant tourner sa casquette dans ses doigts. Cette audience sera la dernière. Il s'agit d'un affaire grave.

– Explique-toi, et vite !

Le commissionnaire continua tristement :

– J'ai vendu votre violon, monsieur le marquis.

– Que m'importe !

– Je l'ai vendu, monsieur le marquis, une telle somme…

– Une telle somme !

– Dix mille francs.

– Dix mille francs !

Bientôt maître de sa surprise, le marquis de *** reprit froidement :

– Eh bien ?

– Eh bien, monsieur le marquis, repartit Joseph, j'ai pensé qu'il y avait eu de votre part une erreur, que vous ne m'aviez donné ce violon que parce que vous n'en saviez pas le prix, et que, dans ce cas, mon devoir était de vous rapporter cet argent.

– Et tu me le rapportes ?

– Oui, monsieur le marquis ; le voici, dit Joseph en avançant la main.

Le marquis de *** prit les billets, les compta, devint rêveur, puis balbutia entre ses dents :

– Je ne me serais jamais douté de ça.

Il se leva, alla s'asseoir à un bureau, couvrit une feuille de papier de ces gigantesques jambages que nous connaissons, plia le papier, l'inséra avec les billets dans une enveloppe, cacheta, mit une adresse et sortit. Son absence ne fut pas de longue durée. Presque aussitôt de retour, il regagna son fauteuil, s'y renversa et, regardant le commissionnaire qui, debout, la casquette à la main, attendait qu'on le congédiât, il lui dit :

– Et qu'espérais-tu avoir de ce violon, maître Joseph, quand tu es allé le vendre ?

– Ma foi, monsieur le marquis, répliqua Joseph, je vous le dirai comme cela est : j'espérais en retirer quinze ou vingt francs.

– Fort bien ! Le marquis tira une pièce d'or de sa poche, la donna au commissionnaire, et lui demanda :

— Es-tu content ?

– Oui, monsieur le marquis, répondit Joseph au milieu d'un soupir.

– Eh bien, va-t'en, mon garçon, va-t'en, et conserve précieusement cette fleur de probité que bien des gens d'esprit n'ont pas…

Nous ne pouvons prétendre cependant à peindre des hommes meilleurs que la nature ne les fait. Certes, de la part d'un pauvre commissionnaire, un tel raffinement de conscience était louable. Mais ne faut-il pas que toujours la bête qui est en nous fasse des siennes ? En effet, dans la rue, une révolution eut lieu dans ses idées. Il ne fut plus content du tout, il eut des regrets, il considéra ce qu'il venait de faire comme une bévue impardonnable ; il s'en repentit et, sous l'influence de ce repentir, il s'apostropha dans les termes les plus vifs.

– Imbécile ! s'écria-t-il. Qu'as-tu fait ? Il ne s'en doutait pas, il ne l'aurait jamais su ! O imbécile ! imbécile ! où avais-tu la tête ? Que va dire ma femme ?

Suivant cette pente, ses regrets se changèrent en remords et, de remords en remords, il en vint à une sorte d'exaspération contre lui-même et contre tout le monde.

– Ce marquis, après tout, se dit-il, n'est qu'un homme avide et indélicat. Il m'avait donné ce violon. De quel droit me le reprend-il ? Je ne sais à quoi tient que je ne retourne lui redemander mon argent. Oui, c'est cela, retournons-y ! Cela ne peut pas se passer de la sorte. S'il s'y refuse, je lui dirai carrément son fait. Parce qu'il est marquis, il ne faut pas qu'il s'imagine qu'on puisse s'amuser impunément d'un pauvre homme. Oui, retournons. Il ne sera pas dit que la fortune sera venue à moi et que je lui aurai fermé la porte au nez. Allons !

Il retourna hâtivement sur ses pas, gagna la porte de l'hôtel et mit résolument la main sur le marteau. Mais là son courage fléchit. Il rentra tout à coup en lui-même et pensa :

– C'est pour le coup qu'on serait en droit de me traiter de misérable ! Où ai-je la tête ? Je deviens fou. Ce qui est fait est fait ; il n'y a plus à y revenir. D'ailleurs le marquis se moquerait de moi et me ferait jeter à la porte par ses domestiques. Non ! Mieux vaut aller se jeter dans la Seine.

La nuit était venue. Il descendit vers le fleuve. Sa douleur allait jusqu'au désespoir. Que ferait-il ? Sa femme lui causait une véritable épouvante. Il n'osait plus rentrer chez lui. Las cependant de rôder le long des quais, détourné d'un acte de désespoir par le souvenir de son enfant, vers dix heures il prit son courage à deux mains et regagna son domicile. Ce qu'il craignait arriva. Sa femme, dont la patience était à bout, le pressa impérieusement de questions, voulut absolument savoir ce qui se passait depuis deux jours et parvint à lui arracher toute la vérité. Il en résulta une scène des plus violentes. La ménagère devint furieuse, elle accabla son mari d'injures, elle le menaça, elle faillit lui sauter aux yeux. Joseph songeait à fuir. Il aperçut tout à coup une grande lettre sur la planche de la cheminée.

– Qu'est-ce que cela ? demanda-t-il d'une voix altérée.

– Je n'en sais rien ! repartit la femme, toujours avec la même véhémence. Une lettre qu'un domestique a apportée pour toi ! Ton imbécillité me l'avait fait oublier !

Joseph sauta sur l'enveloppe, en brisa le cachet et en retira, avec une liasse de billets de banque, un grand papier plié en quatre.

Stupéfait, éperdu, il déplia le papier d'une main tremblante et essaya de le lire. Il ne le put d'abord, tant ses yeux étaient troublés. Ce ne fut qu'après y être revenu plusieurs fois qu'il réussit à déchiffrer ces quelques lignes :

« Je ne veux pas que le sieur Joseph Tartenois ait lieu de se repentir d'avoir une conscience délicate. Ces dix chiffons de papier sont bien à lui ; qu'il en fasse un bon usage. Il n'est pas dans mes habitudes de reprendre ce que j'ai une fois donné. Paris, 12 décembre 185*. Marquis de ***. »

……………………………

Un an ou dix-huit mois plus tard, par une journée d'hiver point trop froide, le marquis de ***, longeant une rue du quartier Saint-Georges, aperçut, sur le seuil d'une boutique, son ancienne connaissance, le sieur Joseph Tartenois.

– Hé ! maître Joseph, dit-il en s'arrêtant, que diable fais-tu là ?

Avec toutes les marques du plus profond respect, Joseph recula, fit entrer le marquis et lui montra de la main la collection de curiosités de toutes sortes qui encombraient la boutique.

– Votre générosité, monsieur le marquis, dit-il ensuite, a décidé de ma vocation. Je me suis mis marchand de bric-à-brac : je brocante et je fais bien mes affaires.

Le marquis de *** parcourut la boutique. Joseph l'arrêta devant un riche cadre, sous le verre duquel il n'y avait qu'une lettre.

– Qu'est-ce que cela ? demanda le marquis de ***.

– Un autographe, monsieur le marquis, que je ne donnerais pas pour cent mille francs.

Le marquis de *** approcha et reconnut la lettre dans laquelle il avait renvoyé les billets de banque au commissionnaire.

– Alors, lui dit-il, tu ne fais plus de commissions ?

– Non, monsieur le marquis, répondit Joseph, à moins que ce ne soit pour vous, si j'étais assez heureux pour que vous eussiez besoin de moi.

– Drôle ! drôle ! drôle ! fit le marquis en s'éloignant. Vous verrez que mon gaillard finira par avoir trop d'esprit.

 


<== Retour