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L’ESPACE SUR LA COLONNE TRAJANE, ESSAI D’ÉTUDE FILMIQUE


 

L'expression de l'espace
• L'évocation du mouvement
• Les plans
• La notion de séquence

La description de l'espace
• Travellings et panoramiques
       – L'espace panoramique
       – L'espace et le déplacement
• La profondeur de champ
• Le fond flou

Rôle et fonction de l'espace
• L'espace et la géographie
• L'espace et le récit
• L'espace et le temps

 


A l’exception de Lehmann-Hertleben [01], les grands commentateurs de la colonne Trajane [02] se sont en général peu soucié de la manière dont le sculpteur exprimait l’espace ou la durée; c’est que leur conception étant trop analytique, ils négligeaient, comme souvent Hartleben lui-même [03], le caractère continu de la frise et la considéraient comme une suite de métopes unies entre elles par un lien plus ou moins net.

Or, le sculpteur de la colonne Trajane n’a pas voulu présenter des scènes choisies de la guerre des Daces illustrant chacune un aspect particulier des événements et semblables, par exemple, aux tableaux qu’Enée contemple avec émotion quand il arrive au palais de Didon [04]. Pourtant, la sculpture continue de la colonne Trajane n’est pas davantage comparable à la frise des Panathénées; la frise grecque en effet n’est qu’une métope unique et longue, dans le fond identique aux métopes doriques placées à l’extérieur du temple; elle représente un cortège qui passe, le mouvement n’y est que suggéré, les problèmes d’espace et de temps ne se posent pas, tout se déroule au même instant, en un seul lieu; un certain jour, une certaine minute, un certain endroit se figent dans la pierre en une immobile éternité. Sur la colonne Trajane, au contraire, quatre années de guerre deviennent, sur des fronts différents, à des moments divers et parfois simultanés, un mouvement à jamais immobile.

Si la frise des Panathénées évoquait la photo, c’est bien au cinéma que la frise continue de la colonne Trajane fait irrésistiblement penser [05] ; le sculpteur a voulu en effet représenter la guerre dans son déroulement chronologique et dans sa continuité, telle que Trajan lui-même l’avait sans doute écrite dans les « Dacica », dont Priscien nous a conservé la mémoire [06]. Partant d’un texte précis qu’il voulait adapter en images, disposant d’un cadre fixe, limité en hauteur (format) et en longueur (durée), sur lequel ses tableaux devaient, seule différence, non pas défiler, mais se juxtaposer, il s’est trouvé dans la situation d’un cinéaste moderne; affrontant des problèmes semblables, il a nécessairement trouvé des solutions semblables [07]. L’analyse détaillée des sculptures permet d’y retrouver la plupart des grands procédés du cinéma classique et l’étude d’ensemble des scènes y montre l’existence d’un montage [08] intelligent et rigoureux [09].

L’un des problèmes fondamentaux du cinéma est celui de l’espace; le film peut en effet modifier à son gré les données spatiales du monde réel et même les réinventer complètement; surtout, il utilise l’espace pour suggérer la durée et fait évoluer ses personnages à l’intérieur d’un cadre spatio-temporel déterminé, nécessaire à la clarté du récit et source fondamentale de sa magie particulière [10].

L’étude de l’espace et celle du temps qui lui est liée, constituent donc le point essentiel de toute analyse filmique. Déceler, dans une œuvre non cinématographique, la présence de plans, d’angles ou de mouvements, ne constitue en effet qu’un amusement assez vain, s’il n’est pas possible de prouver aussi l’existence d’un espace cinématographique, c’est-à-dire d’un espace destiné, soit à exprimer la durée de l’action, soit à jouer par lui-même un rôle dramatique précis. Cette recherche peut-être menée à travers les divers procédés que le cinéma possède, depuis la simple évocation du mouvement jusqu’au montage parallèle complexe ; elle donne seule à l’étude filmique sa véritable raison d’être. En prenant le cinéma pour guide, nous disposons donc d’une méthode rigoureuse, fondée sur la comparaison de deux arts, très différents l’un de l’autre, mais souvent semblables dans leur structure et dans leurs intentions.

Cette méthode et cette conception nouvelle de l’espace-durée faisaient naturellement défaut aux études consacrées antérieurement à la colonne Trajane. Elles se sont donc le plus souvent contenté d’étudier sur la frise les problèmes posés par le décor et par le lieu; dans l’esprit des commentateurs, ces deux notions étaient d’ailleurs étroitement liées, dans la mesure où le décor servait généralement à l’identification du lieu géographique et ne constituait qu’une espèce de code établi à l’intention d’une postérité de nouveaux Œdipes [11].

Or, le décor et le lieu de l’action ne jouent un rôle important au cinéma que dans certains cas particuliers [12] et ne sont pas fondamentalement nécessaires à l’expression filmique dans la mesure où il suffit de les choisir ou de les construire avant de les filmer; le choix d’un lieu, l’installation d’un décor répondent évidemment aux préoccupations du réalisateur et font partie de son génie, mais ne déterminent pas sa façon de les mettre en scène et le plus somptueux des palais ne fait pas, nous le savons, le meilleur des films. L’espace au contraire n’existe pas en dehors du film achevé; il ne peut être créé que par le film, puisque l’image est plate et bidimensionnelle. L’invention de l’espace et les choix que cette invention supposent font donc intégralement partie de la création cinématographique dont ils constituent l’un des éléments les plus importants.

Il en va naturellement de même pour la frise continue de la colone Trajane. Compte-tenu des exigences du récit initial, le sculpteur pouvait planter n’importe quel décor et situer l’action en n’importe quel endroit; l’essentiel, c’est l’animation de ces lieux et de ces décors, l’installation devant eux d’une action narrative et, pour ainsi dire, la création d’une troisième dimension dans laquelle les personnages pourraient évoluer (espace) et l’action se dérouler d’une manière continue (durée). Ce qui fait, en ce domaine, la valeur et l’originalité de la frise, c’est la façon dont l’espace indispensable a été suggéré, les procédés qui ont été utilisés pour le décrire et le rôle artistique et expressif qui lui a été attribué.

Ce sont ces trois points que le cinéma, soumis aux mêmes contraintes, va nous permettre d’étudier successivement.

I. - L’EXPRESSION DE L’ESPACE.

Comme la frise présentait une longueur et une largeur déterminées qu’il n’était pas possible de modifier selon les besoins, la première tâche du sculpteur était de limiter l’espace dans lequel ses personnages allaient évoluer, c’est-à-dire de choisir un cadre précis; il ne s’agissait pas cependant d’élire un cadre fixe et immuable, semblable à celui d’un tableau et dans lequel les personnages auraient été définitivement immobiles, il fallait au contraire que l’espace parût se prolonger au-delà de la limite imposée, afin que le mouvement et l’action représentés fussent sentis comme durables et jouent leur rôle dans la suite du récit; il fallait, si l’on peut dire, que l’espace fût suffisamment ouvert pour permettre au temps de s’écouler. Ce problème était, on le voit, très nouveau, puisque jamais auparavant un artiste n’avait entrepris de raconter totalement une histoire en la sculptant dans sa continuité chronologique.

Les procédés utilisés sur la frise pour résoudre ce problème et suggérer l’espace sans le montrer entièrement sont semblables à ceux que le cinéma devait redécouvrir: le mouvement, le choix des plans , l’organisation des séquences .

A) L’évocation du mouvement

La colonne Trajane présente de nombreux exemples de « décomposition du mouvement » dans lesquels l’action ou le geste d’un seul est exprimé par la représentation de plusieurs personnages placés dans des positions différentes [13]. Les exemples de ce genre sont très filmiques; ils ne correspondent guère cependant à notre sujet, puisque l’espace n’y est jamais suggéré en dehors du cadre même de l’action.

La suggestion du mouvement en revanche nous offre des cas bien plus intéressants; il ne s’agit plus, cette fois, d’exprimer le geste d’un personnage, mais d’évoquer son déplacement dans l’espace. Le sculpteur fait alors comprendre, par la position du corps, qu’une personne, ou un groupe de personnes se dirige vers un point déterminé qui n’est pas nécessairement représenté dans le tableau; si ce mouvement était filmé, on verrait, par exemple, les personnages apparaître à gauche de l’écran pour disparaître à droite, pendant que d’autres leur succèderaient [14]; il s’agit donc maintenant d’une véritable prise de possession de l’espace; le cadre dans lequel l’action se déroule éclate et se prolonge des deux côtés à la fois et la partie suggérée prend autant d’importance que la partie représentée, puisqu’elle est indispensable au déroulement réel de l’action.

Le tableau XXXIV (84) [15] est à cet égard très caractéristique: une barque remonte le fleuve vers la droite (84 haut) elle est un instant croisée par une autre barque, chargée de chevaux, qui passe au premier plan et se dirige vers la gauche [16] ; l’opposition des directions, bien rendue par la place du pilote, prolonge, dans les deux sens, l’espace figuré et aère les plans du voyage de Trajan que le sculpteur avait dû serrer les uns contre les autres, autant pour ne pas laisser de blanc que pour mieux exprimer la continuité d’une action racontée de manière elliptique [11].

Parmi d’autres très nombreux [18], nous ne retiendrons qu’un exemple, celui du tableau CXXIV (338, 339) [19], parce que le mouvement y est à la fois suggéré et décomposé. Cinq soldats se livrent au pillage; les actions représentées, remplir le sac, le charger sur l’épaule, le porter, décomposent dans sa durée le mouvement d’un seul pillard et montrent, en même temps, l’activité de chacun d’eux. Mais le plan exprime aussi un déplacement dans l’espace : après avoir pris son sac, le soldat l’emporte et s’éloigne vers la droite en disparaissant peu à peu derrière le rempart.

La suggestion de l’espace est ici très nette, puisque les deux tableaux successifs sont séparés par un mur transversal, mais le mouvement du soldat et la direction qu’il prend évoquent une étendue plus grande que celle qui nous est montrée, au moment même où s’impose déjà le cadre de la prochaine action. Malgré le mur, l’espace ne donne pas l’impression d’être limité, mais plutôt celle d’être abandonné au profit d’un autre plus intéressant; l’artiste triomphe ainsi de ses contraintes et rend apparamment volontaire ce qui était obligatoire à l’origine [20].

En suggérant le mouvement d’un personnage vers l’extérieur du cadre fixé, l’artiste créé donc un espace idéal et presque sans limite, dans lequel nous comprenons que l’action se prolonge pendant que la scène suivante se déroule; elle s’étale ainsi dans un cadre spatio- temporel ouvert qui lui assure une fluidité et une continuité nécessaire à l’unité narrative.

B) Les plans.

Dans la plupart des cas cependant, le sculpteur doit choisir un espace momentanément fermé, dans lequel il inscrit une action qui ne se prolonge pas. La prise de possession de l’espace s’exprime alors par la variété des plans adoptés et le récit se déroule dans une série de moments successifs, figurés chacun par un lieu différent. Si, tout à l’heure, se dégageait une continuité propice à l’établissement d’un montage parallèle , c’est maintenant la succession chronologique qui importe le plus : l’espace tend à se réduire à un lieu, à un décor; il n’en est pas moins figuré de manière indirecte dans la mesure où chaque plan apparaît comme un choix volontaire et significatif à l’intérieur d’une étendue plus vaste qu’il suggère ou laisse deviner, quand il n’essaie pas de la représenter intégralement [21].

On trouve ainsi sur la colonne Trajane toutes les catégories de plans filmiques, depuis le gros plan [22], jusqu’au plan de grand ensemble [23], en passant par le plan moyen, qui est de beaucoup le plus fréquent. Toutes les options possibles ont donc été réalisées et l’auteur sait jouer avec l’espace comme un grand cinéaste.

En III [24], par exemple, l’espace est presque totalement éliminé; le Dieu Danuvius apparaît en plan rapproché; son visage et son buste occupent à eux seuls l’essentiel de la frise. Il s’agit là, bien sûr, d’un grossissement épique, mais la nature même du tableau l’apparente exactement à celle des plans serrés de caméra : l’intention est la même, puisqu’il s’agit, dans l’un et l’autre cas, de privilégier un élément particulier par rapport à l’ensemble.

En CXIV (306, 307) [25] au contraire, l’espace est dilaté au maximum et le sculpteur place, dans un même plan, les remparts de Sarmizegethusa, l’état-major romain et toute l’étendue qui les sépare. Ces deux exemples extrêmes, et presque uniques, nous montrent que le sculpteur est très conscient – même s’il reprend, comme le montre bien Hartleben, un certain nombre de schémas antérieurs – des choix qu’il opère dans les limites attribuées à l’espace; devant le Dieu allié des Romains tout disparaît en effet, mais devant l’Empereur la ville à prendre s’étale dans toute sa puissance encore intacte. Dans la plupart des cas cependant, c’est le plan moyen qui est utilisé et l’espace se réduit à l’étendue dans laquelle une action simple peut se dérouler; il se limite alors fréquemment à un décor ou à un lieu restreint [26] et rejoint les grandes traditions qu’Hartleben nous a bien fait connaître [27].

Ce qui importe ici pour nous, c’est l’existence sur la frise d’une série de plans dans lesquels l’auteur situe les choses et les êtres; cette variété prouve en effet, que l’espace constitue pour l’artiste une donnée qu’il n’ignore pas et qui impose des choix, toujours justifiés, sur lesquels nous reviendrons plus loin.

C) La notion de séquence

Mais les différents choix du sculpteur ne représentent qu’un aspect du problème: un plan isolé des autres ne forme que rarement à lui seul un tout autonome; comme dans un film, il fait nécessairement partie d’un ensemble narratif lié. Chaque plan correspondant à une zone spatiale particulière s’unit alors à ceux qui le suivent pour recréer un espace original qui est celui de la narration [28]. Le gros plan de III, par exemple, succède à un plan d’ensemble et précède un plan de petit ensemble [29]; l’espace fermé de chaque tableau subsiste ainsi dans la mémoire pendant qu’apparaît le suivant et l’ensemble des plans, ou séquence, reconstitue pour le spectateur un espace ouvert beaucoup plus vaste et beaucoup plus varié; rien n’est jamais définitif et le complément d’une image est toujours à trouver dans celle qui précède ou dans celle qui suit. L’espace est ainsi exprimé sans être jamais totalement décrit; il est, en fait, suggéré par accumulation. Les tableaux IV et V, par exemple, représentent le passage du Danube en un lieu particulier, que nous ne pouvons définir qu’en fonction de la zone plus large que nous ont précédemment montrée les tableaux I et II; les tableaux I à V forment ainsi un espace narratif complet dont aucun élément ne peut être dissocié sans que le tout devienne incompréhensible [30].

L’ensemble des unités spatiales représentées par chaque scène, qu’il s’agisse d’un plan de grand ensemble, d’un simple décor, d’un gros plan, etc... forme donc un groupe plus ou moins homogène, situé dans un ou plusieurs espaces déterminés et constitue en même temps une unité narrative de base. Il importe alors d’indiquer à quel endroit se produit le changement de séquence et d’unir entre eux les deux ensembles successifs.

Disposant de spectateurs expérimentés, le cinéma moderne se préoccupe assez peu de ces problèmes et passe facilement d’un endroit à un autre; le cinéma classique, au contraire, était plus soucieux de ponctuation et c’est lui que nous devons prendre ici pour guide.

La colonne Trajane présente la plupart des types de liaison courants, depuis la liaison directe en coupure franche jusqu’au complexe fondu enchaîné [31]. Il serait fastidieux d’étudier toutes les liaisons entre séquences, mais il n’est pas sans intérêt d’en considérer une série particulière, par exemple celle qui raconte la première année de guerre (tableaux I à XXXII).

Cet ensemble de tableaux se résume en six séquences distinctes qui décrivent chacune une action ou une série d’actions chronologiques à l’intérieur d’un espace à chaque fois différent. La première séquence (I à IV) se déroule sur le « limes Danuvius » dont elle constitue une habile description, la seconde (V à X) peut être située à l’intérieur du pays Dace, la troisième (X à XX) dans la région de Tibiscum, la quatrième (XX à XXV) près de Tapa, la cinquième (XXV à XXVIII) aux environs de Tibiscum, la sixième (XXVIII à XXXII) dont le caractère est exceptionnel, en une série d’endroits divers [32]. A l’intérieur de chacune de ces séquences, l’espace est décrit, comme on l’a vu, par une succession de plans dont la nature varie en fonction des nécessités narratives du passage; les séquences sont unies, et en même temps distinguées entre elles, par un procédé toujours différent : un fondu enchaîné entre la première et la seconde [33], une liaison par le son entre la seconde et la troisième, une liaison directe entre la troisième et la quatrième, un cut entre la quatrième et la cinquième, un fondu au noir entre la cinquième et la sixième.

Chacune de ces liaisons exprime une ponctuation plus ou moins importante (presque nulle, par exemple, pour un fondu enchaîné , très forte en revanche pour un fondu au noir); leur étude sortirait évidemment du cadre de cet article [34] mais ce qui importe ici c’est que chacun des procédés utilisés exprime une rupture dans l’espace en même temps qu’une interruption dans le temps. A chaque liaison, nous comprenons que l’action va maintenant se dérouler ailleurs et que les plans à venir vont recréer pour nous un espace différent.

La liaison cependant doit aussi unir entre elles les séquences et maintenir dans l’ensemble des espaces évoqués une unité au moins formelle. Le fondu enchaîné de IV/V juxtapose deux images du même pont, le discours de Trajan (X) conduit directement aux travaux de XI, le regard de l’Empereur en XX annonce clairement la bataille à venir, le cut même de XXV/XXVI, malgré son caractère de très forte opposition qui le rend proche de l’asyndète, nous fait passer du feu à l’eau comme de la tristesse à la joie; les fondus au noir de XXVIII/XXIX cependant marquent une rupture plus importante; c’est en effet un procédé plus artificiel et plus ancien [35] que le sculpteur abandonnera par la suite et qui figure ici dans un passage à caractère très nettement littéraire.

La narration progresse donc sur la frise de séquences en séquences, c’est-à-dire d’espaces cohérents en espaces cohérents, liés entre eux de manière habile par la forme ou par le sens. Il n’en reste pas moins que l’espace dépend étroitement dans ce cas des nécessités du récit et des obligations chronologiques. D’une manière paradoxale et presque tragique, l’espace est finalement presque nié en tant que tel au moment où l’on cherche à l’exprimer le plus; décrit en effet sous des aspects divers, multiples et riches grâce aux plans successifs de la narration continue, il se réduit aussi, et inévitablement, à n’être plus que le substrat de la durée, à laquelle il est indissolublement lié. Plus que l’espace en effet, c’est le temps qui s’exprime à travers les changements de plans et de séquences, plus que les éléments d’un paysage varié, ce sont les épisodes chronologiques d’un récit complexe qui défilent sous nos yeux. Dans le déroulement normal de la frise, comme dans celui du cinéma, l’espace n’est donc valorisé qu’à de brefs instants dont nous reparlerons; dans la plupart des cas, quand il n’est pas le simple décor de l’action, il se réduit à n’être que l’immobile expression du temps.


II. - LA DESCRIPTION DE L’ESPACE

Le sculpteur heureusement ne se borne pas à exprimer ou à suggérer l’espace dans lequel se déroule l’action qu’il représente; il sait aussi le décrire : l’espace reprend alors sa valeur propre, à l’exclusion de tout compromis avec le déroulement chronologique de la narration.

Ici encore, les procédés auxquels l’artiste a recours sont très proches de ceux du cinéma; certains, comme les travellings et les panoramiques , en sont même tout à fait spécifiques.

A) Travellings et panoramiques.

Pour décrire l’espace, l’artiste devait résoudre un problème fondamental, celui de la troisième dimension, que la nature plate de la frise ne lui permettait guère d’exprimer. Une œuvre aussi originale que la colonne Trajane aurait dû proposer en ce domaine un important effort de recherche; non seulement il n’en est rien, mais Hartleben a bien montré l’indifférence profonde de l’artiste à l’égard des problèmes de perspective et sa tendance à représenter beaucoup de scènes en vue cavalière, sans tenir compte même des proportions les plus élémentaires [36].

Cette indifférence s’explique cependant très bien, si l’on pense au caractère fondamental de la frise, qui est, nous l’avons vu, de présenter un récit continu, formé d’une suite de séquences spatio-temporelles orientées, comme un texte écrit, de la gauche vers la droite; la succession des images, le fait qu’elles devaient être vues les unes après les autres et se compléter mutuellement, leur caractère provisoire, en un mot, incitait l’artiste à exprimer l’espace, non pas en profondeur, ce qui l’aurait conduit à des recherches de perspective, mais en longueur. De même, en effet, que deux ou trois images nous montraient ensemble des portions différentes d’une même étendue, de même il était possible, dans un seul plan plus long que les autres, de décrire un espace en le suivant, pour ainsi dire, du regard. Ainsi apparaît une méthode descriptive que le cinéma, art lui aussi bidimensionnel, utilise très fréquemment: celle des travellings et des panoramiques.

1. L’espace panoramique [37].

La colonne Trajane présente de nombreux exemples nets d’une description en longueur très semblable dans l’esprit au panoramique du cinéma. Nous n’en retiendrons que deux: celui des tableaux I et III et celui du tableau LXXV.

Dans les tableaux qui ouvrent le récit de la première guerre [38,] les rives du Danube glissent devant nos yeux : une caméra, placée dans un bateau, semble descendre le cours du fleuve : les fortins d’abord (1 à 4), puis les hommes immobiles au pied des tours (5 à 6), les bateaux qu’on charge (7 à 9), enfin une ville avec un navire en amorce (10); tout à coup, apparaît en plan rapproché le Dieu Danuvius en personne; le panoramique descriptif s’arrête et la narration commence (tableau IV/V).

La description du paysage est donc menée dans le même sens que la frise et dans un mouvement qui est celui du récit et du déroulement chronologique [39]; elle est renforcée par un élargissement progressif qui n’est pas seulement dû à l’accroissement en hauteur de la spirale, mais résulte aussi d’une intention délibérée du sculpteur; il n’était pas impossible en effet de commencer tout de suite par des bateaux ou des maisons dont on n’aurait vu que la partie inférieure. La nature du sujet traité facilitait évidemment cette méthode et la justifiait amplement, mais elle réapparaît en de nombreux endroits où il n’en va pas de même.

En LXXV [40], par exemple, le procédé est utilisé pour décrire la file des Daces soumis à l’Empereur. Nous voyons d’abord Trajan et son état-major (193), puis, par une lente progression vers la droite, nous découvrons peu à peu la longue suite des adversaires soumis et implorants (194 à 198). Comme dans l’exemple précédent, le champ s’élargit au cours de la description; dans son désir de voir l’ensemble, l’observateur paraît s’éloigner de plus en plus et le recul est nettement indiqué par la zone floue qui apparaît à la partie inférieure du tableau à partir de 197.

L’exemple est ici très caractéristique : il est évident en effet que l’artiste a d’abord pensé l’espace en profondeur; il voulait très vraisemblablement montrer deux files Daces placées l’une derrière l’autre; il lui fallait alors les représenter l’une au dessus de l’autre [41] ; mais la place en hauteur lui manquait, à moins de sacrifier les boucliers de la seconde rangée, qui, posés à terre, en signe de reddition, auraient été nécessairement masqués par les visages de la file inférieure. Il a donc préféré représenter l’ensemble en longueur [42], obtenant ainsi un effet bien meilleur, puisque l’importance même de la file des vaincus souligne mieux l’ampleur de la victoire. Placé devant un problème semblable, le cinéma n’aurait pas eu d’autre choix, à moins d’élever la caméra, en sacrifiant les boucliers, ou d’utiliser une série de plans moyens finalement peu évocateurs.

La ressemblance des deux techniques apparaît même dans la disposition des lignes de force de la sculpture; le tableau de la reddition commence en effet par une image insistante (193), celle de l’Empereur, et se termine par une autre image forte (199), celle de Décébale [43] : il est tentant de retrouver ici l’une des règles du bon panoramique qui doit commencer et finir par un plan fixe assez long.

Dans les deux cas que nous venons d’étudier, l’espace est donc clairement décrit par le déplacement de l’observateur : le mouvement, qui anime d’un bout à l’autre la frise, s’est installé aussi dans la manière de décrire et de présenter les lieux de l’action.

2. L’espace et le déplacement.

La même tendance se retrouvera dans les travellings qui sont, en quelque sorte, des panoramiques justifiés, puisque le regard, au lieu de parcourir un ensemble immobile, suit un personnage en mouvement dans un espace déterminé. Cette méthode, qui s’apparente d’ailleurs à la suggestion du mouvement, décrit moins l’espace en tant que lieu que l’espace en tant qu’étendue; elle ne cherche pas à situer avec insistance les objets qui meublent la zone décrite, mais à faire sentir comment elle est occupée par les personnages qui s’y déplacent. Dans les travellings, le décor est donc moins important que dans les panoramiques.

C’est ainsi que le tableau CXLII [44] nous montre des cavaliers au galop; l’œil les suit en allant un peu plus vite qu’eux; nous voyons apparaître les ennemis qu’ils poursuivent (CXLIII, 380), certains se retournent, d’autres tombent de cheval; les manteaux claquent au vent [45], les arbres défilent dans le fond du paysage ou en amorce (CXLIII, 379 à 381); puis les Romains dépassent leurs adversaires, les entourent et réussissent à les arrêter (CXLIV 382 – CXLV 383); le dernier plan montrera l’arrivée des cavaliers près de l’arbre au pied duquel Décébale vient de se donner la mort.

Du plan V (18) au plan VIII (22), un travelling latéral permet de même, en escortant un cavalier (V, 18 – VI, 20 – VII, 21), de faire passer le spectateur du conseil de guerre au sacrifice. Dans ce dernier cas, particulièrement net, c’est la distance et le temps qui sont exprimés bien plus que le décor pour qui le panoramique aurait mieux convenu; on peut même dire qu’une description en travelling tend à montrer que le décor à moins d’importance et que les faits ne sont cités, pour ainsi dire, qu’en passant.

La description en panoramique et la description en travelling se complètent donc harmonieusement l’une l’autre et, placées dans le récit, constituent l’une des originalités de la colonne Trajane; elles permettent, soit de décrire l’espace avec précision, soit de le mesurer en y insérant un déplacement étroitement lié à la narration. Dans tous les cas, l’espace reprend pleinement son rôle et ne fait plus figure de parent pauvre, puisqu’il existe à part entière au lieu d’être une simple expression du temps. Il est aussi remarquable que ces deux méthodes de description font du mouvement, primitivement réservé aux personnages et à l’action, un moyen privilégié pour présenter et conduire la description; présent au départ à l’intérieur de la frise, le mouvement s’installe maintenant à l’extérieur, au niveau même du spectateur.

B) La profondeur de champ

Le sculpteur a cependant tenté de décrire aussi l’espace en profondeur. Le procédé qu’il utilise alors s’apparente aux techniques connues, en photographie comme au cinéma, sous le nom de profondeur de champ. Il ne s’agit donc pas d’un effort de perspective, mais d’un essai pour suggérer que l’action s’étale sur plusieurs plans à la fois; c’est pourquoi cette méthode n’est pas systématique et n’apparaît qu’à l’occasion de certaines scènes particulières.

Un premier exemple de scène en profondeur de champ nous sera offert par le tableau XVIII, dans lequel Trajan se trouve affronté, pour la première fois de la guerre, à un prisonnier dace. Au premier coup d’œil, la scène paraît disposée en deux étages et Cichorius n’a pas manqué de la situer en montagne [46]; en réalité, la zone floue devant laquelle sont placés les personnages du premier plan est destinée à évoquer la distance et le tableau doit être vu, non pas verticalement, mais horizontalement; les constructions et les soldats qui apparaissent au-dessus sont en fait très loin derrière. Toute l’image est ainsi construite afin de situer l’action principale dans un espace dont le rôle est essentiel.

Nous voyons donc Trajan et ses conseillers au premier plan; des auxiliaires poussent vers lui un prisonnier dace. Toute la scène, en ce qui concerne notamment l’attitude et l’expression des personnages, a évidemment un caractère symbolique et joue dans la séquence où elle figure un rôle important. Mais ce qui nous intéresse c’est que l’artiste veut situer les personnages principaux au premier plan d’un espace important auquel il prête nécessairement une attention particulière.

Le sculpteur désirait d’abord montrer que l’entrevue se déroule hors du camp, dans lequel les prisonniers ne pénètrent habituellement pas plus que les ambassadeurs; il était donc nécessaire de marquer la distance entre les constructions et les personnages. D’autre part, le groupe des Romains se dresse devant la partie la plus achevée du camp; au contraire, le prisonnier dace est figuré devant une partie des constructions où circulent encore des soldats au travail. Un rapport s’établit alors entre le premier plan et le fond qui donne sa raison d’être à l’évocation de la profondeur : derrière Trajan s’étale tout ce qui a été fait déjà, derrière le Dace tout ce qui reste encore à faire [47]. La représentation de l’espace apparaît ici comme une mise en scène particulière, destinée à produire un effet psychologique et à créer une ambiance qui sera bien soutenue par les travaux de XIX et l’engagement incertain de XXIV. L’intention est, en tout cas, très différente de celle qui s’exprimera par exemple, au tableau XXVIII, dans lequel le camp n’est qu’un décor sans profondeur.

Un autre exemple très caractéristique de cette méthode est celui du tableau CXIV, déjà cité plus haut [48], dans lequel Trajan apparaît avec son état-major, face à la capitale Dace; la composition adoptée permet de présenter, dans un seul plan de grand ensemble, les deux adversaires affrontés; suivant des scènes d’assaut, et en précédant d’autres, l’image en profondeur marque une pause dans le récit et comme un moment de réflexion dramatique [49]; dans la suite des événements, elle est assurément placée de manière à exprimer la difficulté des combats et l’importance de l’adversaire et participe d’un montage expressif, habile et finalement dramatique.

Le procédé utilisé en CXIV, celui du plan de grand ensemble, est le plus exceptionnel; le plus fréquent en revanche est celui de la zone floue sculptée derrière les personnages du premier plan pour exprimer la distance qui les sépare du fond ou de l’horizon. On trouve, par exemple, cette dernière méthode dans des tableaux très divers, tels que III, XXV, L, LVIII, LXXXIII, CXIX, CXXV, etc... Le rôle joué, dans toutes ces scènes, par la profondeur de champ varie d’un cas à l’autre, mais la fonction et le sens du procédé restent les mêmes: représenter l’espace qui s’étend entre le premier plan et le fond, afin que ce dernier soit autre chose qu’un simple décor plat [50].

C) Le fond flou.

Si le sculpteur choisit dans certains cas d’exprimer intégralement l’espace, il peut tout aussi bien le nier totalement, afin de concentrer l’attention sur le personnage principal en l’isolant de tout contexte particulier; on dirait alors, au cinéma, que le fond est flou. Ce procédé, qui est évidemment l’inverse de la profondeur de champ, répond toujours sur la frise à une intention délibérée et se présente sous la forme d’un fond lisse, ou légèrement ondulé, qu’il ne faut confondre, ni avec l’expression du relief, ni avec la forme particulière de montage parallèle que constituent les surimpressions [51].

Ce type de mise en scène apparaît, par exemple, de manière presque systématique, dans les conseils de guerre (VI, CV) et la plupart des sacrifices (VIII, LII, XCI, CIII), ainsi que dans les discours (X, XXVII, XLII, LIV, LXXIII, LXXVII, CIV), mais il est utilisé dans beaucoup d’autres occasions qu’il s’agisse de marches (C, etc.), de déplacements (XXXIV, etc.) ou de tableaux plus dramatiques (CXX, CXXI, etc.).

Dans tous ces cas, le personnage principal est détaché sur un fond neutre et nettement mis en relief par rapport aux autres : le paysage et l’espace n’existent alors plus du tout. Le système est utilisé dans tous les discours de Trajan, sauf au tableau CXXXVII, dans lequel le décor revêtait une importance particulière [52]. Les sacrifices présentent deux exceptions également très caractéristiques (LXXXVI et XCIX) : il semble bien, en effet, dans ces deux cas, que le décor ait plus d’importance que la cérémonie : il s’agit, pour une fois, de nous faire reconnaître un lieu déterminé, que le sacrifice anime et dont il justifie la présence [53].

Nous pouvons dire que, présent ou absent, l’espace n’est pas ignoré par le sculpteur de la colonne Trajane qui s’efforce de le décrire avec les moyens qui sont à sa disposition tout en tenant compte du type spécial de narration qu’il a entrepris. Si ces procédés se rapprochent du cinéma et nous deviennent ainsi plus accessibles qu’ils ne l’étaient sans doute il y a quelques années, il n’en reste pas moins qu’ils représentent, du point de vue de l’évolution technique de l’art romain, un courant particulier, dans lequel le sculpteur renonce à exprimer le relief ou la perspective et cherche à tourner la difficulté par des méthodes nouvelles et parfois un peu artificielles. Cette évolution, ou cette digression, était rendue inévitable par l’extension en spirale du bas-relief traditionnel et par l’échec des tentatives picturales que nous pouvons connaître. Sous cet angle particulier, la frise continue de la colonne Trajane apparaît à la fois comme un progrès remarquable dans l’art du bas relief et comme un constat d’échec dans le domaine de la perspective [54].


III. - ROLE ET FONCTION DE L’ESPACE

Les divers procédés, par lesquels l’auteur exprimait ou décrivait l’espace, constituaient donc une tentative intéressante, qui ne peut être cependant séparée du caractère narratif de la frise; à chaque fois, en effet, que le sculpteur essaie de faire sentir la présence de l’espace, c’est qu’il veut lui confier un rôle particulier dans le récit. Nous avons eu l’occasion de souligner précédemment les rapports étroits qui existent entre l’évocation de l’espace et l’expression du temps, mais cette fonction, bien que fondamentale, n’est pas la seule que l’artiste ait attribué à la représentation de l’espace.

A) L’espace et la géographie.

Contrairement à ce que l’on a longtemps pensé, l’espace ne joue sur la frise aucun rôle géographique précis. S’opposant formellement à Cichorius, Hartleben a déjà bien démontré que la géographie de la colonne Trajane était sujette à caution [55] et la comparaison avec le cinéma nous permet d’approuver entièrement son opinion.

A moins d’être documentaire, ou spécialisé, le film, même le plus moderne, est incapable en effet, dans le cadre d’un récit, de nous donner une indication géographique précise; certes, il présentera des villes, des cours d’eau, des montagnes, mais il ne nous permettra jamais de situer l’action avec exactitude et nous savons, pour en avoir fait quelquefois l’expérience, combien il est difficile de reconnaître des lieux que nous connaissons pourtant bien, lorsque nous les voyons à l’écran. Le cinéma ne peut en ce domaine que donner des points de repère en utilisant des panneaux écrits ou des monuments célèbres.

C’est cette seconde solution que le sculpteur a choisie en montrant le port d’Ancône (LXXIX), les murs de Sarmizegethusa (CXIV) ou le grand pont de Trajan (XCIX). Mis à part ces trois tableaux, auxquels il faut peut-être ajouter la scène LXXXVI, aucune localisation géographique n’est possible à partir de la sculpture seule et il faut recourir à d’autres sources, lorsque l’on veut situer un peu l’action [56].

Une éventuelle fonction géographique de l’espace ou du décor devra donc être totalement rejetée par la critique, comme elle l’a été par le sculpteur lui-même qui était sans doute très conscient du peu de possibilité que lui offrait la frise en ce domaine [57].

B) L’espace et le récit.

En fait, c’est d’abord dans le cadre du récit que l’espace est utilisé. La frise ne présente en effet aucun espace vide et l’étendue, quelle que soit la forme sous laquelle elle s’exprime, est toujours occupée par des hommes [58]. L’artiste ignore totalement les panoramiques purement descriptifs du cinéma et n’exprime l’espace que dans la mesure où il est nécessaire à l’évolution des personnages.

Cette tendance est évidemment caractéristique du style narratif des bas-reliefs romains, dans lesquels les événements l’emportent toujours sur les choses, mais l’espace ne se borne plus, sur la colonne Trajane, à être le lieu de l’action, il peut servir à éclairer ou à soutenir la narration et joue, de ce fait, un rôle logique et dramatique souvent très important.

C’est ainsi, par exemple, que le panoramique des tableaux I à III situait l’action sur les rives du Danube et expliquait les tableaux IV et V; de même, le panoramique du tableau LXXV soulignait l’importance de la victoire romaine en insistant sur le nombre des Daces soumis à l’Empereur et le travelling de CXLII – CXLV faisait comprendre la durée de la poursuite et nous montrait que Décébale ne s’était déclaré vaincu qu’à la dernière extrêmité. Dans tous ces cas, comme dans bien d’autres, l’espace n’était donc pas décrit sans intention : il avait aussi pour tâche de rendre l’action plus claire et de mieux la faire comprendre; d’une certaine manière, il était utilisé comme un encart ou un sous-titre.

Mais l’espace peut jouer aussi un rôle dramatique; cette fonction est généralement réservée aux plans en profondeur de champ, souvent conçus d’une manière subtile et expressive. Nous avons vu le sens qu’il fallait attribuer aux plans XVIII [59] ou CXIV [60], mais nous pouvons souligner encore cette intention dramatique à travers l’exemple du tableau XXV [61].

Ce tableau, exceptionnel à cet égard, s’étale en effet sur trois niveaux; au premier plan s’élève un village que les Romains incendient et dont les habitants s’enfuient; au second plan, Trajan, lance en main, contemple une citadelle ou un barrage dace très important qui s’élève au troisième plan. Entre le village et Trajan, entre Trajan et les remparts, apparaissent, avec plus ou moins d’ampleur, les zones floues dont nous avons parlé plus haut [62]. Tout l’espace possible a donc été ménagé ici par le sculpteur et organisé d’une manière manifestement dramatique; les flammes, le regard des fuyards, les têtes plantées sur les piquets contribuent certainement à créer cette ambiance surtout après la scène XXIV, mais c’est l’espace qui est, en premier lieu, appelé à dramatiser l’action. Il est en effet occupé par les personnages d’une manière totale et presque symbolique et des rapports psychologiques s’instaurent entre les différents niveaux de l’action; au premier plan, c’est la victoire avec sa cruauté nécessaire; au dernier plan, c’est l’avenir incertain, la force dace encore intacte et encore considérable, rappelant, avec les étendards qui flottent et les têtes empalées, son désir de lutte et ses possibilités de succès; entre les deux, l’Empereur joue le rôle essentiel: il est l’artisan de la victoire et porte le poids des responsabilités de l’avenir; sa position centrale exprime bien qu’il est au-delà déjà des opérations de nettoyage et qu’il songe maintenant aux moyens de dominer l’ennemi présent dans le lointain [63]. Ainsi s’exprime, par une habile utilisation de l’espace, l’affrontement des deux adversaires au moment où se termine une année de guerre et avant que commence le récit des autres campagnes [64].

Toujours utilisé en fonction des besoins du récit, l’espace joue donc sur la frise un rôle logique ou dramatique important. Il sert ainsi l’action à deux points de vue; d’une part, il constitue naturellement le cadre dans lequel elle s’exprime avec clarté, d’autre part, il contribue, quand c’est nécessaire, à souligner son importance ou son caractère particulier.

C) L’espace et le temps.

L’espace sert cependant avant toute chose à exprimer une chronologie nécessaire à la continuité de la narration; nous avons précédemment souligné ce rôle, mais sans préciser exactement les moyens que le sculpteur utilise pour construire le cadre spatio-temporel qui lui est absolument nécessaire; nous nous sommes bornés, en effet, à étudier le cas le plus simple, celui dans lequel – un même personnage ne pouvant être en même temps dans deux lieux différents – la contiguïté spatiale exprime une succession temporelle ordinaire.

Il est parfois nécessaire, tout d’abord, de montrer qu’au même instant deux actions se déroulent en deux endroits; dans ces cas, le sculpteur a quelquefois utilisé un procédé qui s’apparente à la technique des surimpressions et constitue une forme simple d’ellipse ou même de montage parallèle . Les deux espaces à décrire sont alors présentés en même temps et la simultanéité chronologique est exprimée par leur superposition à l’intérieur d’un même tableau.

Dans ce cas très spécial, le sculpteur utilise en général une bande torsadée très visible, dont la fonction est de distinguer l’un de l’autre les deux endroits montrés en contiguïté; il s’agit en fait d’un véritable glissement de la ligne de démarcation des spirales à l’intérieur même de la frise [65]. Ce procédé, comme celui des surimpressions du cinéma, est assez rare et l’exemple le plus caractéristique est celui des tableaux LXII et LXIII [66].

Dans cet ensemble en effet, le sculpteur représente en même temps la vie quotidienne d’un camp romain, dont on aperçoit le ravitaillement, les gardes, les constructions, etc... et les combats qui se déroulent encore sporadiquement dans les régions environnantes; cette seconde action devient peu à peu dominante et s’unit finalement à la charge des cavaliers maures du tableau LXIV.

Le procédé représente, on le voit, une épargne considérable; la superposition des deux espaces permet au sculpteur d’accélérer le rythme narratif sans le rendre incompréhensible; allégé dans le détail, le récit s’enrichit du même coup de significations supplémentaires: l’image insistante et longue du camp romain exprime, par exemple, la puissance et la solidité des légions, pendant que la multiplicité des combats souligne leur dynamisme et leur désir de vaincre sous la conduite d’un chef prudent et bien organisé. A la représentation purement chronologique s’ajoute donc une sorte de commentaire sans doute conforme à l’esprit du texte initial.

Mais le sculpteur ne peut représenter intégralement tous les événements qui se déroulent pendant la guerre; il doit faire un tri, puis éliminer d’importantes parties de l’action. Cependant, pour ne pas retomber dans le système des scènes choisies, et maintenir l’unité narrative, il est amené à faire comprendre sans les montrer que certains événements se sont produits. Le cinéma tranche le problème au moment du découpage et le revoit encore pendant le montage; sur la frise aussi, il est vraisemblable que le sculpteur a découpé l’action et calculé à l’avance les scènes qu’il avait l’intention d’éliminer. Il a donc ménagé des ellipses [67].

Or, dans le système de narration elliptique, le rôle joué par l’espace est fondamental; que l’ellipse porte en effet sur le temps ou sur l’action, elle a nécessairement comme support une description fragmentaire de l’étendue à l’intérieur de laquelle se déroule le récit.

Un exemple très simple, celui des tableaux XXXIII à XXXV [68], qui représentent le voyage fluvial effectué par Trajan pendant la première guerre, nous permettra d’abord d’en comprendre le mécanisme. La narration est en fait ramenée à trois images différentes: la villle dont Trajan est parti (XXXIII), la remontée du fleuve (XXXIV) [69], l’arrivée de Trajan (XXXV); chacun des lieux choisis ici constitue donc une partie d’un espace plus considérable en même temps qu’un moment du voyage et chaque « fragment d’espace » figuré correspond à une partie du temps total; les trois images expriment ainsi, par la distance et l’étendue qu’elles supposent, l’impor- tance et la durée du voyage, c’est-à-dire sa longueur à tous les sens du mot.

Il est évident que le choix des lieux destinés à suggérer l’ensemble du déplacement sans le montrer dans son intégralité repose sur des critères multiples qui font la richesse de l’ellipse; les trois images retenues par le sculpteur nous renseignent ainsi sur la direction du voyage, sur les moyens utilisés, sur les régions traversées, etc... et ne se limitent pas à une pure et simple narration. Les données ont donc été déterminées à l’avance et l’espace est manifestement découpé de manière à répondre à une série de nécessités dont l’étude serait ici superflue [70].

Toutes les ellipses narratives que l’on peut trouver sur la frise répondent à ce schéma de base en le compliquant plus ou moins; elles reposent toujours sur le choix rationnel d’un certain nombre de lieux, représentatifs d’un espace plus vaste dont l’unité globale est plus ou moins affirmée. Il faut éviter en effet qu’une ellipse soit trop brutale ou trop cahotique et, par conséquent, chercher à unir entre eux les plans, nécessairement différents, qu’elle comporte; en ce domaine, la technique du sculpteur n’a pas cessé de s’améliorer et les ellipses narratives deviennent plus riches et plus habiles quand on aborde la deuxième partie de la frise; il y a là l’indice d’une recherche qui se poursuit et d’une maîtrise qui se confirme, en même temps peut être que le signe d’une prise de conscience des moyens mis en œuvre pour affirmer toujours davantage le caractère continu de la narration [71].

C’est ainsi que le voyage de Trajan vers les lieux de la seconde guerre est raconté d’une manière particulièrement souple [72]. Après un plan de grand ensemble dominé par l’Empereur (LXXIX – LXXX) commence un panoramique sur la foule à laquelle se mêlent Trajan et ses licteurs (LXXXI); puis apparaît en surimpression l’image d’un bateau (LXXXII); sous cette image, nous distinguons une foule différente, qui fait escorte à Trajan jusqu’au lieu d’un sacrifice (LXXXIII à LXXXV); un nouveau panoramique nous amène ensuite, et sans autre transition que le changement de foule et de décor, vers un second sacrifice, plus majestueux, que l’Empereur célèbre en personne (LXXXVI); un fondu enchaîné [73] nous conduira enfin jusqu’au début de la guerre.

Fondée sur la juxtaposition de lieux divers, l’ellipse est liée ici par des procédés complémentaires (panoramiques, plans fixes, travellings, etc...) dans lesquels le mouvement domine pour exprimer l’écoulement du temps, le déplacement dans l’espace et l’unité de l’action présentée. Il ne s’agit pas, en effet, d’une seule arrivée, comportant plusieurs étapes, mais d’une série d’arrivées (trois au moins) en des lieux différents; l’action est, pour ainsi dire, concentrée plutôt que découpée et la série de déplacements qu’elle présente, tant au niveau des personnages qu’au niveau du spectateur, lui confère une unité que n’avaient pas les ellipses précédentes. Il faut souligner aussi que le thème dominant, l’accueil bienveillant des foules, renforce encore la signification de l’ensemble, surtout si l’on pense au début tout militaire de la première guerre; en quelques années, l’implantation romaine s’est bien faite et il ne s’agit plus que de mater quelques irréductibles qui viennent d’attaquer les garnisons romaines [74].

Tout en réduisant l’action au minimum, l’artiste donne aux plans qu’il présente une unité et un équilibre réel. L’espace divers et fragmenté qui soutient le récit est maintenant inscrit dans un mouvement d’ensemble qui le reconstitue sous une forme raccourcie et finalement plus évocatrice; il a été, en même temps, enrichi de significations multiples qu’il ne possédait évidemment pas au départ. Le choix des lieux est en effet significatif; dans l’ensemble que nous avons étudié plus haut (plans XXXIII à XXXV) l’image du fleuve domine; dans la série des plans LXXIX à LXXXVI en revanche, l’eau n’est évoquée que de manière indirecte : les hommes et les paysages urbains l’emportent nettement. C’est que, dans l’hiver 101-102, la situation n’est pas tellement assurée, le déplacement est militaire et presque stratégique; certes les rives du Danube sont paisibles, mais Trajan va d’une légion à une autre et la guerre n’a finalement pas cessé. Au début de 105, an contraire, la conquête est plus affirmée; en choisissant les villes accueillantes plutôt que les eaux vides et froides, le sculpteur ajoute au récit une ambiance particulière et use habilement de l’ellipse qui lui permet justement d’inventer un espace en fonction de l’effet à produire: nous sentons la rapidité du voyage, mais nous comprenons aussi que l’Empereur dispose d’une base solide et que l’issue des combats à venir lui sera sans aucun doute favorable.

On peut donc dire que la méthode de narration elliptique recrée l’espace au lieu de le décrire; elle lui donne en effet un sens plus plein; simple support de l’action, moyen privilégié dans l’évocation du temps, l’espace exprime aussi maintenant des intentions et peut servir à colorer le récit. Le progrès est grand, on le voit, entre le panoramique simple du début et l’ensemble narratif complexe qui sert d’introduction à la seconde guerre dace [15].

L’espace peut donc être valorisé, même lorsqu’il n’est en apparence utilisé que d’une manière temporelle et le rôle qu’il joue dans de nombreuses scènes n’est pas seulement celui d’un cadre spatio- temporel commode et conventionnel. D’autre part, l’utilisation de l’espace par le sculpteur a été de plus en plus rationnelle et, sans doute, de plus en plus consciente à mesure que la narration se développait; il était naturel en effet qu’objet principal du travail l’espace fût aussi le bénéficiaire d’une réflexion qui s’affirmait un peu plus à chaque scène.

Sur la colonne Trajane, l’espace n’est donc pas une donnée secondaire. Partant de la scène isolée du bas-relief traditionnel pour arriver à la spirale longue et unique de la frise continue, le sculpteur devait en effet inventer un nouveau type d’espace pour y inscrire un type nouveau de récit.

A un degré zéro, tout d’abord, l’espace n’a été pour l’artiste qu’un cadre spatio-temporel commode, à l’intérieur duquel il inscrivait une action simple et momentanée. Dès ce moment cependant, l’espace est déjà valorisé par le recours à certains procédés, tels que les plongées et les contre-plongées dont nous n’avons pas parlé, parce qu’ils font plutôt partie d’une étude des personnages; ces procédés, très fréquents sur la frise, créent pourtant une sorte de « cadre mental » à l’intérieur duquel l’espace, vu d’une manière particulière, est déjà recréé, tant par l’œil du sculpteur que par le regard du spectateur.

A un second degré, l’espace a été utilisé en lui-même; il n’est plus seulement le cadre de l’action, mais joue maintenant un rôle déterminant, dans la mesure où il est traité de manière à exprimer une intention, une idée, une tension dramatique particulière.
Au troisième degré enfin, l’espace, bien que décrit d’une manière plus fragmentaire, prend une ampleur et une importance plus grandes encore; il exprime alors, outre sa propre existence, la multiplicité d’une action qui se déroule en plusieurs endroits simultanés ou successifs. Il joue, dans ce mode de narration, un rôle très important, puisqu’il contribue, par les choix qu’il permet, à enrichir le récit de significations nouvelles, logiques, ou même symboliques.

Ces trois types d’expression spatiale figurent, nous l’avons vu, successivement sur la colonne Trajane et finissent par exister tous les trois en même temps dans le récit de la seconde guerre; cette évolution dénote un progrès que nous avons plus d’une fois souligné et que la méthode comparative nous a permis de mieux comprendre. Le cinéma lui-même, passant d’une succession de plans immobiles et longs à un ensemble narratif plus complexe, avait connu, dès ses débuts, de semblables progrès, mais plus de temps lui avait été nécessaire pour les réaliser. En ce sens encore, le maître de la colonne Trajane nous apparaît comme un artiste exceptionnel et comme un inventeur sans égal.

 


TERMES CINEMATOGRAPHIQUES UTILISES DANS CET ARTICLE

AMORCE : Objet ou personnage placé au premier plan de l’image.

ANGLE (prise de vue) : Perspective sous laquelle on choisit de montrer les personnages ou les objets participant à l’action (ex : de dos, de 3/4 avant ou arrière, etc.) voir aussi : plongée, contre-plongée.

CADRAGE : Composition d’un plan (fixe ou en mouvement). Le cadrage dépend de la position des objets dans l’image ou de la position de la caméra par rapport à ces objets. Il est essentiellement esthétique.

CHAMP : Espace filmé par la caméra. Etre dans le champ : être visible au spectateur, faire partie du plan.

CONTRE-PLONGÉE et PLONGÉE : Angles particuliers de prise de vue. Dans la plongée, le personnage (ou l’objet) est filmé de haut en bas; il apparaît, en principe, écrasé ou diminué. Dans la contre-plongée, le personnage (ou l’objet) est filmé de bas en haut; il apparaît, en principe, dominateur et puissant.

CUT : Montage direct d’un plan à la suite d’un autre qui en est très différent; le cut réalise une liaison par forte opposition.

DÉCOUPAGE : Ensemble des plans tel qu’il est prévu avant la réalisation du film; le découpage prévoit le nombre des plans, leur nature, leur ordre, leur durée, etc.

ELLIPSE : Suppression dans le récit d’un certain nombre de plans ayant leur importance.

FONDU AU NOIR : Passage d’un plan à un autre par fermeture et ouverture progressive. Le dernier plan de la séquence est progressivement assombri, jusqu’à rendre l’écran obscur pendant un bref instant; on fait alors sortir du noir le premier plan de la séquence qui suit.

FONDU ENCHAINÉ : Passage d’un plan à un autre par superposition d’images.
Le dernier plan d’une séquence est progressivement recouvert par la première image de la scène qui va la remplacer.

MONTAGE : Organisation de l’ensemble des plans en fonction de certaines données logiques ou esthétiques; le montage correspond en principe au découpage initial.

MONTAGE LINÉAIRE : Ordre des plans qui suit la chronologie de l’histoire.

MONTAGE PARALLÈLE : Ordre des plans qui permet de montrer différents lieux en même temps lorsque l’intérêt porte sur deux personnes ou deux sujets différents.

MONTAGE RYTHMIQUE : Montage tendant à provoquer une impression particulière de lenteur ou de rapidité.

PANORAMIQUE: Déplacement de la caméra, donc du champ visuel, sur un ensemble immobile ou dont le mouvement se fait à l’intérieur d’un même lieu.

PLAN : Structure audio-visuelle d’ensemble résultant d’une prise de vue ininterrompue : il peut être défini par sa fixité ou sa mobilité, son cadrage, son angle, la lumière, le son, la durée, l’action, etc. On distingue, en gros, quatre types de plans:
Le plan d’ensemble: Il présente, en plus des personnages, le lieu géographique dans lequel l’action se déroule. 2° Le plan moyen : Il présente un ou plusieurs personnages dans un décor assez restreint. 3° Le plan rapproché: Il présente un seul personnage (parfois deux) en buste (tête et épaules). 4° Le gros plan: Il ne présente plus qu’un détail (tête, main, objet, etc.) et attire fortement l’attention. Il faut ajouter, à ces 4 plans fondamentaux, deux plans extrêmes (plan de grand ensemble et très gros plan) et 3 plans intermédiaires (plan italien : personnage coupé à mi-cuisses), plan américain (personnage coupé sous la taille), plan 1/2 rapproché (personnage coupé à la taille).

PROFONDEUR DE CHAMP : Caractérise une image nette aussi bien au premier plan qu’au fond d’un ensemble étendu.

SÉQUENCE : Ensemble composé d’éléments plus restreints, eux-mêmes composés d’un certain nombre de plans, et présentant une certaine unité ou un sens complet.

SURIMPRESSION : Superposition d’une ou plusieurs images que le spectateur voit donc en même temps.

TRAVELLING: Déplacement de la caméra qui accompagne le déplacement d’un personnage; il peut se faire en avant, en arrière ou latéralement.



NOTES

1. Lehmann Hartleben Karl: Die Trajanssäule - Ein römisches Kunstwerk zu Beginn der Spatantike - Berlin, Leipzig, 1926.

2. Spécialement : Cichorius Konrad: Die Reliefs der Trajanssäule (texte II et III tableaux I et II) Berlin, Leipzig, 1896, 1900; Petersen Eugen : Trajans dakische Kriege nach dem Säulenrelief erzählt (2 vol.) Leipzig, 1899, 1903; Stuart Jones H. The historical interpretation of the reliefs of Trajan, in PBSR (V, 1910).

3. Hartleben (op. cit., p. 121, 122) insiste en effet sur l’indépendance de chaque tableau et refuse à la frise un véritable caractère continu, mais nous verrons (p. 331, note 28 et p. 343, note 70) que cette opinion n’est finalement pas contraire à la nôtre.

4. Virgile : Enéide, livre 1, vers 456 à 493.

5. Voir la remarque de G.-Ch. Picard : L’Art Romain, Paris, 1962 (p. 45) et celles de Florea Bobu Florescu : Die Trajanssaule - Grundfragen und Tafeln - Bucarest. Bonn (1969) [p. 38, 39, et 56].

6. Sur les Dacica, voir Bardon Henry, La littérature latine inconnue, Paris, 1952, 1956, vol. II, p. 211.

7. Du début des travaux jusqu’à leur achèvement, on peut dire que la Colonne Trajane a été construite comme un film : choix du texte initial, découpage établissement du scénario définitif, réalisation, montage .

8. Les termes cinématographiques sont définis dans un lexique en fin d’article.

9. II n’y a pas lieu d’entrer ici plus avant dans la démonstration, qui fait l’objet d’un article à paraître et d’une thèse en voie d’achèvement.

10. Au cinéma la durée se définit souvent par le temps nécessaire à un changement de lieu puisqu’un même personnage ne peut être évidemment au même instant dans deux endroits différents. Cette particularité très simple est utilisée dans les ellipses et dans certaines liaisons mais le cinéma dispose de procédés plus complexes pour exprimer le temps. On pourra consulter par exemple : Martin Marcel: Le langage cinématographique, Paris, 1968. p. 196 et suivantes.

11. Cette remarque vaut surtout pour la tendance représentée par Cichorius, Petersen, Davies et mêmes Jones; pour Hartleben, au contraire, le décor n’a guère de valeur historique (cf. op. cit., p. 116).

12. Par exemple dans les films de Welles, de Fellini ou de Visconti.

13. Hartleben présente un tableau résumant les diverses postures des soldats au travail sur la Colonne Trajane ; conçu dans une autre intention (déterminer les stéréotypes) ce tableau révèle assez bien cependant l’effort de décomposition du mouvement. Cette même tentative est également bien soulignée par Cichorius (op. cit., II, p. 119) à propos des cavaliers de XXIV (56 à 58).

14. Ou sans que personne ne leur succède. Voir le relevé établi dans une autre intention par Hertleben (op. cit., p. 64).

15. Les chiffres renvoient à la classification de Cichorius. Pour le tableau XXXIV, voir Cichorius (op. cit., II, p. 166 à 172); Petersen (op. cit., l, p. 41 à 44) ; Hartleben (op. cit., p. 85-86).

16. Pour Hartleben (op. cit., p. 86), la présence de cette barque pleine de chevaux n’est qu’un petit « morceau de bravoure », car le sujet principal est en haut : c’est négliger justement l’indication de mouvement (et de direction). – D’autre part, nous pensons, comme Petersen (op. cit., l, p. 44) que l’avant de cette barque n’est engagé que par erreur sous les constructions du pont. Le sculpteur exprime en effet qu’un bateau fait escale en montrant les opérations de chargement ou de déchargement, ce qui n’est pas le cas ici.

17. Pour l’ensemble de cette action, voir infra, p. 343.

18. Par exemple, XXI, XXXVI, XXXVII, LVII et LVIII, LXIV, LXXXI, LXXXIV, CI, CXXII, CXXXII, CXLII, CXLV, etc. Voir le relevé, déjà signalé, de Hartleben (p. 64).

19. Pour ce tableau, voir Cichorius (op. cif., III, p. 279, 280), Petersen (op. cit., Il, p. 103), Hertleben (op. cit., p. 61, notes 2 et 141).

20. Il ne s’agit donc pas seulement comme le pense Hartleben (op. cit., p. 141) de meubler un espace défini, mais aussi de l’animer, de le faire durer.

21. Sur la liberté du sculpteur dans le choix des scènes, voir Hartleben (op. cit., p. 63 à 65).

22. Par exemple, le tableau III.

23. Par exemple, le tableau CXIV (306, 307).

24. Pour le tableau III, voir Cichorius (op. cit., II, p. 25 à 28), Petersen (op. cit., 1, p. 14), Hartleben (op. cit., p. 112).

25. Pour le tableau CXIV, voir Cichorius (op. cit., III, p. 226 à 228), Petersen (op. cit., II, p. 91 à 93), Hartleben (op. cil., p. 105, 106).

26. Par exemple, dans les discours, les sacrifices, les réceptions d’ambassadeurs, etc.

27. Voir Harleben (op. cit., p. 141 à 144). Mais, dans ces pages, l’auteur insiste surtout sur la manière dont l’auteur a occupé l’espace.

28. Hartleben ne tient pas compte de ces rapports nécessaires entre les tableaux quand il refuse à la frise un caractère continu (op. cit., p. 121 et 122) ; il insiste cependant sur l’unité d’ensemble de la frise. De même un film est fait d’une multitude de plans, distincts les uns les autres, mais liés.

29. Voir à ce propos, l’analyse très concordante d’Hartleben (op. cit., p. 112).

30. On voit ainsi : 1e, que toute lecture analytique de la frise, faite scène après scène, est inévitablement fausse; 2e que les tableaux ne peuvent avoir de valeur symbolique: leur sens est à chercher dans l’ensemble auquel ils appartiennent.

31. Voir notre article « Un exemple d’étude filmique de la Colonne Trajane : le fondu enchaîné des tableaux IV et V » in Caesarodunum, publications de l’Institut d’Etudes Latines de Tours, Tours, 1972 (n° 7).

32. Les indications géographiques, données ici à titre indicatif, ne constituent à nos yeux que des hypothèses et ne peuvent pas être tirées de l’image seule (sauf en ce qui concerne les plans I à IV). Nous verrons plus bas (cf., p. 339) que l’espace de la Colonne Trajane n’est jamais géographique.

33. Cf. note 31.

34. On pourra consulter notre article : « Pour une étude filmique de la Colonne Trajane », à paraître.

35. L’équivalent du fondu au noir apparaît sur la frise sous la forme d’un arbre entier qui barre entièrement la spirale ; ce procédé est très ancien, puisqu’il figure déjà sur les vases grecs; Hartleben (op. cit., p. 135) en a bien étudié l’évolution sur la colonne, sans en marquer cependant la fonction exacte.

36. Voir notamment : op. cit., p. 141 et 142.

37. Ce que nous entendons par espace panoramique ne doit pas être confondu avec le style panoramique de Jones (op. cit., p. 437), qui se rapproche plutôt de notre définition des séquences.

38. Pour les tableaux I à III, voir Cichorius (op. cit., II, p. 18 à 28), Petersen (op. cit., p. 13 à 15), Hartleben (op. cit., p. 112 et 137).

39. Voir notamment la remarque de Petersen (op. cit., l, p. 14) : « Rechts fortschreitend geht die Darstellung natürlich von öst nach West... », dont le vocabulaire est éloquent.

40. Pour le tableau LXXV, voir Cichorius (op. cit., II, p. 353 à 361), Persenen (op. cit., l, p. 82 et 83), Hartleben (op. cit., p. 61, 62 et 122).

41. Sur ce problème en général, voir Hertleben (op. cit., p. 142, 143).

42. La remarque de Cichorius (op. cit., II, p. 356) va tout à fait en ce sens; il s’agit cependant, pour Cichorius, de justifier une hypothèse sur la situation géographique.

43. Voir la belle description que donne Hartleben de cette scène (op. cit., p. 62).

44. Pour les tableaux CXLII à CXLV, voir Cichorius (op. cit., III, p. 349 à 363), Petersen (qui insiste sur l’unité de l’ensemble notamment p. 116) II, p. 115 à 118, Hartleben (op. cit., p. 10).

45. Voir les remarques de Cichorius (op. cit., III, p. 350, 354 et 355) sur la vitesse et le mouvement des cavaliers.

46. Cichorius a bien vu le parallélisme des deux actions (op. cit., II, p. 89), mais (p. 90) il situe le fond en hauteur.

47. Voir l’analyse très pertinente de Hartleben (op. cit., p. 51).

48. Cf. supra, p. 330, note 25.

49. Nous sommes ici, pour une fois, d’accord avec Cichorius (op. cit., III, p. 227).

50. Voir l’étude, un peu brève, de Hartleben sur l’évolution du décor (op. cit., p. 140 à 141).

51. Pour les surimpressions, voir infra, p. 342.

52. Il s’agit en effet du dernier discours de la guerre. Le tableau CXXV ne représente sans doute pas un discours (cf. Cichorius, op. cit., III, p. 282).

53. Le port contesté de LXXXVI, le pont de Trajan en XCIX.

54. Sur ces problèmes, voir Petersen (op. cit., l, p. 87 à 89) et Hartleben (op. cit., p. 140, 141).

55. Voir par exemple: op. cit., p. 63 et 64, p. 116.

56. Sur les lieux « reconnaissables» de la frise voir Hartleben (op. cit. p. 137 à 139).

57. La fréquence des plans moyens ne facilite pas la distinction des lieux entre eux; il est difficile, par exemple, de faire la différence entre deux camps; l’action l’emporte sur la description.

58. Le plan CXLIX est occupé par des animaux, mais il ne peut pas être distingué de CL dans lequel apparaissent les hommes ; les animaux ne servent qu’à caractériser le site.

59. Cf. supra, p. 337.

60. Cf. supra, p. 337.

61. Pour le tableau XXV, voir Cichorius (op. cit., II, p. 123 à 128); Petersen (op. cit., l, p. 29 à 31), Hartleben (op. cit., p. 83).

62. Cf. supra, p. 337, 338.

63. Voir, à ce propos, la remarque très juste de Petersen (op. cit., l, p ?30, 31).

64. Hartleben (op. cit., p. 83) rapproche ce tableau du tableau XIV (p. 82), mais si la disposition des personnages est en effet très semblable, l’intention de l’artiste est en fait très différente : en XIV il s’agit d’un simple plan de grand ensemble au fond duquel apparaît l’Empereur; il n’y a rien au premier plan et l’action ne s’installe pas sur plusieurs niveaux. La reprise de cadrages apparemment semblables n’indique généralement pas des intentions semblables; il est vrai que, par principe, Hartleben néglige l’intention de l’artiste et se limite volontairement à la forme.

65. Sur ce procédé, voir Petersen (op. cit., p. 70-71 et 89 à 93), Hartleben (op. cit., p. 73 et 133-134).

66. Sur les tableaux LXII et LXIII, voir Cichorius (op. cit., II, p. 282 à 292), Petersen (op. cit., l, p. 67 à 69), Hartleben (op. cit., p. 70 à 73).

67. L’ellipse présente des lieux différents et non des espaces tels que nous les avons définis plus haut; mais l’ensemble des lieux différents figurés par les plans successifs d’une ellipse exprime évidemment un espace dont seuls certains aspects ont été retenus.

68. Sur les tableaux XXXIII à XXXV voir Cichorius (op. cit., II, p. 157 à 174), Petersen (op. cit., I, p. 36 à 44), Hartleben (op. cit., p. 84 à 86 et 122).

69. Cf. supra, p. 328, 329.

70. On comprend bien ici que, comme le fait justement remarquer Hartleben (op. cit., p. 122), chaque image soit distinguée nettement de l’autre. Mais la continuité n’est pas rompue; comme au cinéma, en effet, elle n’est pas dans la forme mais dans la structure narrative. Cf. aussi p. 325, n. 3 et p. 331, n. 28.

71. Sur cette évolution voir Hartleben (op. cit., p. 140) et Jones (op. cit., p. 437).

72. Sur LXXIX à LXXXVI voir Cichorius (op. cit., III, p. 16 à 76), Petersen (op. cit., II, p. 20 à 38), Hartleben (op. cit., sur l’ensemble, p. 122, sur LXXXIII à LXXXV, p. 31 et 140, sur LXXXVI, p. 34 à 36).

73. Sur ce fondu enchaîné, voir notre article, déjà cité, « Le fondu enchaîné des tableaux IV-V. »

74. Ce changement de lieu par l’évocation d’un mouvement continu, fait penser à certaines scènes du film Hiroschima mon Amour d’Alain Resnais (1958). Les rues d’Hiroschima se prolongeaient dans les rues de Nevers par la puissance du souvenir, comme un port se prolonge ici dans un autre grâce à l’accueil semblable des populations indigènes.

75. Le système de l’ellipse peut être utilisé de façon plus complexe, afin de montrer que deux actions se déroulent au même instant dans des lieux différents pour se terminer au même endroit. Dans ce cas, en effet, les deux récits sont nécessairement elliptiques, car les épisodes du premier doivent prendre place à l’intérieur même du second. Si chaque histoire comporte en effet trois éléments ABC et A’ B’ C’, plus un élément commun D, l’artiste devra choisir un mode alterné de narration qui sera par exemple AB’ CC’ D. Ce procédé, que le cinéma connaît sous le nom de montage parallèle, apparaît sur la frise continue, lorsqu’il s’agit par exemple de montrer en même temps les Romains et les Daces à la veille d’une bataille; il paraît cependant plus fréquent dans la seconde guerre que dans la première, ce qui est encore le signe d’un progrès dans le mode de narration continu. Il est évident que dans ce cas le choix de l’espace est déterminant et qu’un effort doit être fait pour que l’action garde une certaine unité; toutefois les personnages ont ici un rôle plus important encore, puisque c’est leur alternance qui permet le mieux de comprendre le déroulement parallèle des deux actions. C’est pourquoi il nous paraît peu utile d’insister davantage.


Cet article a été publié dans Caesarodunum, 9 bis, 1974, pp. 325-348.


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