<– Retour à la bibliographie d'A. Malissard


GERMANICUS, ALEXANDRE ET LE DÉBUT DES ANNALES DE TACITE
A PROPOS DE TACITE, ANNALES, 2, 73



Le célèbre passage des Annales (2, 73), dans lequel Tacite compare, ou semble comparer, Alexandre et Germanicus, se trouve actuellement pris dans un tissu complexe et serré de commentaires souvent contradictoires [1], qui, s’insérant pour la plupart dans des études générales, ne s’appuient pas toujours sur une approche rigoureuse du texte.

Pour débrouiller l’écheveau, une stricte analyse est donc avant tout nécessaire ; c’est ensuite, et ensuite seulement, qu’il sera peut-être possible de faire quelques propositions nouvelles et d’avancer des conclusions.

Le paragraphe qui nous intéresse prend place immédiatement après le récit de la mort de Germanicus à Antioche en octobre 19 et raconte ses premières funérailles, les secondes ayant été solennellement célébrées à Rome au début de l’année suivante et se trouvant donc décrites dans les premiers chapitres du livre 3 (1-6).

Le texte, qui ne soulève aucune difficulté d’établissement ou d’interprétation, s’appuie sur une structure très solide ; on y trouve une phrase d’introduction qui décrit les funérailles proprement dites [2], la comparaison avec Alexandre qui se développe en trois points [3], la description du corps sur le forum d’Antioche [4] et un résumé des questions qu’on peut se poser à propos de l’état dans lequel se trouvait à ce moment le cadavre [5]

La très brève phrase qui ouvre le texte résume toutes les funérailles dans leur simplicité grandiose ; si sine imaginibus et pompa fait certainement hendyadin, il faut surtout remarquer que sine imaginibus est compensé par laudes et pompa par memoriam uirtutum. On entre donc immédiatement dans un éloge funèbre (celebre fuit) [6].

La comparaison est introduite par la formule et erant qui, très fréquente chez Tacite, et porte sur quatre points : formam, aetatem, genus mortis, propinquitatem locorum.

Elle est expliquée par nam, qui précise et commente l’idée précédente en reprenant les termes dans l’ordre ; formam est repris par corpore decoro, aetatem par haud multum triginta annos, genus mortis par suorum insidiis. Deux précisions complémentaires apparaissent cependant : propinquitatem est développé par externas inter gentes, genere insigni est ajouté entre l’idée de beauté et la notion d’âge [7].

Après cette explication presque systématique, la comparaison est corrigée par un sed, qui transforme le parallélisme en opposition et introduit un nouveau développement en trois temps. Tout d’abord, Tacite ne décrit plus que les qualités de Germanicus [8], qui sont au nombre de quatre : mitem erga amicos, modicum uoluptatum, uno matrimonio, certis liberis. À l’intérieur d’une conditionnelle à l’irréel du passé, qui les reprend, toujours dans l’ordre, en les ramenant à trois, ces quatre qualités sont orchestrées ensuite en vertus fondamentales : à mitem erga amicos correspond clementia, à modicum uoluptatum et à uno matrimonio, temperantia, à ceteris liberis, ceteris bonis artibus. Entre les deux sont ajoutées deux nouvelles caractéristiques positives, qui sont celles du combattant (proeliatorem) : l’absence de témérité (temeritas afuerit) et la gloire militaire (gloriam militiae) ; mises en valeur par leur position centrale, ces deux notations n’ont pas besoin d’être reprises et assurent logiquement le passage des qualités propres à l’individu aux vertus essentielles du chef et même de l’homme d’État.

La comparaison apparaît ainsi comme un ensemble très travaillé, très construit et très fortement rhétorique, dans lequel la place de chaque détail a été précisément réfléchie et dont la structure est un peu celle d’une controuersia, puisque deux partis, l’un jusqu’à sed et l’autre après, semblent en fait s’exprimer contradictoirement.

Il est donc maintenant facile de voir que le texte oppose sur l’essentiel et ne compare que sur le superficiel [9] : Tacite propose en fait une comparaison qui, dépréciant Alexandre [10] par l’évocation des vertus qu’il n’a pas, grandit Germanicus par l’énumération des vertus qu’il possède et par la supposition de la gloire militaire qu’il aurait pu avoir.

L’attribution à Germanicus d’une gloire, égale ou supérieure à celle d’Alexandre, dépendait en effet à la fois de conditions positives, qui ne se sont pas réalisées (si solus arbiter rerum, si iure et nomine regio fuisset) et de conditions négatives qui se sont réalisées (etiam si ... praepeditusque sit perculsas tot uictoriis Germanias seruitio premere) ; à Germanicus il n’a ainsi manqué que la chance, la Fortuna ou la Felicitas, dont les adversaires "intellectuels" d’Alexandre disent justement qu’elle a joué dans sa vie un rôle plus grand que sa uirtus [11].

Le bilan est donc net. Du côté d’Alexandre, la beauté, la naissance et la gloire militaire, ternie toutefois par la temeritas [12] ; du côté de Germanicus, la beauté, la naissance, la clémence et la douceur, la modération, la tempérance et les autres vertus, l’art de combattre et, sous conditions indépendantes de sa volonté, la gloire militaire. Le verbe final résume exactement l’idée : (Germanicus) praestitisset [13].

Cette lecture simple, mais attentive, du texte permet de résoudre d’emblée plusieurs problèmes souvent considérés comme essentiels.

On voit d’abord qu’il n’est, à l’évidence, pas du tout nécessaire d’admirer Alexandre pour écrire cette comparaison ; ce serait même plutôt l’inverse ; le jugement négatif que Tacite, proche du stoïcisme et lecteur de Sénèque [14], devait porter sur le Macédonien ne soulève donc aucune difficulté particulière.

La question de savoir qui représente le et erant qui et si Tacite partage ou non le point de vue qu’il exprime perd ainsi toute importance : qu’il s’agisse d’une pensée orientale ou romaine [15], rien n’empêche en effet Tacite de la partager [16].

On ne peut davantage trouver la comparaison hors de proportion [17], puisqu’il est maintenant bien clair que les qualités attribuées à Germanicus ne sont pas celles qui distinguent le plus Alexandre et que la gloire militaire ne lui est accordée qu’à titre conditionnel.

Enfin, le problème de l’imitatio Alexandri, sur lequel s’expriment régulièrement des opinions radicalement contradictoires [18], perd beaucoup de son intérêt ; sur ce point en effet, l’éloge ne se prononce pas, puisque la gloire militaire n’est présentée, à l’irréel du passé, qu’au titre des possibles invérifiables ; quant à imiter Alexandre pour ses défauts, en renonçant à ses propres vertus, ce serait une évidente absurdité !

Si quelques-unes des difficultés soulevées par le texte sont maintenant résolues, il en reste cependant beaucoup d’autres, qui tiennent essentiellement au rapport entre le passage qui nous intéresse et le contenu des deux premiers livres des Annales ; la comparaison s’intègre en effet assez mal à l’ensemble des actions de Germanicus, telles que Tacite les présente, et ceci de deux façons totalement différentes.

D’une part, si la comparaison est, en effet, entièrement positive, les deux premiers livres des Annales ne vont pas toujours, loin de là, dans ce sens et attribuent à Germanicus de nombreux traits négatifs, souvent radicalement opposés à l’image qu’en donne l’éloge final. Sans entrer ici dans des détails que St. Borzsak et surtout C. Rambaux [19] ont déjà bien étudiés, on peut dire que la clementia et la temperantia de Germanicus ne s’expriment pas spécialement dans les campagnes de 15 et de 16, que, sinon la temeritas, du moins l’irréflexion, y sont aussi présentes et que la gloria militiae qu’il avait l’occasion de conquérir ne fut pas exacte au rendez-vous.

D’autre part, bien que la comparaison soit tout à fait positive, elle n’indique pourtant pas, tant s’en faut, toutes les qualités qu’à côté de ses erreurs Tacite prête à Germanicus ; n’y figurent pas notamment la loyauté [20], l’héroïsme [21], l’habileté [22], la générosité [23], la courtoisie [24], le caractère libéral et l’idée qu’il pouvait être un restaurateur des libertés [25]. Bien plus, beaucoup d’autres vertus, mentionnées par les autres historiens, Suétone et Dion Cassius évidemment [26], et même avant eux Velleius Paterculus [27], pourtant très tibérien, ne figurent ni dans le récit ni dans la comparaison.

Ce réseau assez dense, et bien connu, de contradictions conduit en tout cas la critique à des jugements totalement divergents sur le sens réel de la comparaison. Pour R. Syme, par exemple, il ne s’agit pas vraiment de Germanicus, mais plutôt de Trajan, mort à Sélinonte [28] ; pour A. Michel, Tacite évoque ici le modèle idéal du général romain : "le seul prince qu’il (Tacite) ait loué est celui qui n’a pas régné" [29] ; pour C. Rambaux, l’ensemble du texte est régi par la formule et erant qui, qui exprime une voix populaire et laisse au lecteur le soin de comprendre seul qu’en fait Germa nicus était sans doute un tyran potentiel [30]; pour St. Borzsak enfin, l’éloge de Germanicus est de la part de Tacite une pure inconséquence [31].

Sous cette apparente disparité se trouve cependant un point commun ; c’est que, sans en être vraiment conscients, tous les critiques ressentent nettement le fait qu’entre l’éloge final et le contenu des deux premiers livres des Annales il y a solution de continuité. Inconséquence, erreur, idéal ou allusion, il s’agit en effet pour eux, dans tous les cas, d’expliquer pourquoi la comparaison et l’éloge qu’elle contient font figure de portrait post mortem et ne sont pourtant pas le point d’aboutissement naturel du texte à la fin duquel ils sont placés.

La distorsion peut, à première vue, s’expliquer par le fait que le rapport de Tacite à Germanicus est dans le fond très ambigu ; d’une part, en effet, l’historien ne cache pas complètement les défauts de son héros, spécialement en Germanie, d’autre part, en Germanie comme en Égypte, il les arrange et réduit manifestement leur importance. C’est sans doute que, pour idéaliser Germanicus dans une perspective anti-tibérienne, Tacite se laisse aller parfois à lui prêter des comportements alexandrins, mais que, cette attitude lui paraissant au fond condamnable, il ne le fait qu’à l’occasion et sans jamais forcer la nuance [32].

Mais il faut remarquer surtout que l’ensemble des deux premiers livres des Annales peut être considéré comme une sorte d’aristie progressive de Germanicus ; les traits négatifs se trouvent en effet plutôt au début et les traits positifs plutôt à la fin. Sans entrer dans les détails [33], il est, par exemple, évident, qu’il y a une grande difference entre le jeune homme inexpérimenté dont Arminius parle à juste titre [34] et l’habile politicien qui règle, quelques années plus tard, les affaires toujours complexes du royaume d’Arménie [35]. Cette aristie progressive se double, d’autre part, d’une série d’allusions de plus en plus précises à l’ascendance de Germanicus : son rapport à Auguste en 1,33,1, son rapport à Antoine en 2,43,5, sa visite d’Actium en 2,53,2, sa remontée du Nil comme César en 2,60,1. Enfin, les allusions à sa mort prochaine apparaissent presque en même temps que le rappel de son ascendance, spécialement en 2,54,4, juste après l’évocation d’Actium [36].

Or, et l’on ne souligne jamais assez ce point, la comparaison insiste manifestement sur deux importants détails ; d’une part, comme nous l’avons signalé plus haut, elle ajoute genere insigni après nam, d’autre part, elle fait de uno matrimonio et de certis liberis un net motif de supériorité sur Alexandre. Des ancêtres aux enfants, par le mariage unique avec Agrippina Major, c’est toute une légitimité qui est ici soulignée, légitimité que nous avons trouvée présente, d’une manière aussi indirecte, mais aussi réelle, dans les deux premiers livres des Annales [37].

En outre, la comparaison s’inscrit clairement dans un contexte funèbre qu’il n’est pas davantage possible de négliger ; le texte s’ouvre sur l’évocation des obsèques (funus, pompa) et se clôt sur l’exposition du corps avant sa crémation ; entre les deux, des mots comme interiit, occidisse, cremaretur, sepulturae rappellent, avec les irréels du passé, que celui dont on parle a cessé de vivre. Il s’agit donc bien d’un éloge funèbre, et même, dans le second temps de la comparaison, quand apparaissent irréels et conditionnelles, d’une véritable déploration, tout empreinte de regrets et de tristesse : celui qui vient de disparaître aurait pu dépasser la gloire d’Alexandre lui-même, s’il avait eu plus de pouvoir et de felicitas.

Certes Alexandre pourrait n’être ici qu’une référence ordinaire et facile ; la personnalité même de Germanicus, la complexité de ses origines et la richesse de sa descendance ne nous permettent cependant pas de retenir cette hypothèse. Ce que Tacite veut en effet dire ici, c’est que, s’il avait eu le pouvoir, Germanicus aurait pu dépasser la gloire du plus célèbre, du plus jeune et du plus beau des princes ; avec lui seul, qui héritait d’une tradition et détenait en outre la vertu, la tentative était possible : elle ne pourra donc plus jamais réussir.

La comparaison avec Alexandre nous apparaît ainsi comme la célébration funèbre d’une légitimité, qui méritait seule la gloire et qui ne l’a pas eue ; plus rien n’est désormais possible, car l’idéal est mort.

Cet idéal et cette légitimité n’ont pas besoin d’être longuement rappelés, mieux vaudra sans doute insister sur la place particulière que prend cette évocation dans le début des Annales.

Signalons quand même qu’à travers Germanicus se dessine ici l’image idéale du général romain [38], tel que Tacite lui-même et beaucoup d’autres avec lui, pouvaient sans doute se le représenter ; c’est un homme de trente ans, il est beau et de haute lignée, ses vertus essentielles sont la prudentia, la clementia, la temperantia, le goût pour les bonae artes, c’est-à-dire, en fait, des vertus véritablement cardinales auxquelles Tacite, sous des formes diverses, a souvent fait référence [39]. C’est bien cet idéal qui n’a pas régné et qui ne règnera jamais sous aucune autre forme.

Mais Germanicus, on le sait, se trouve au cœur même de toute la légitimité julio-claudienne ; par sa grand-mère Octavie, par sa mère Antonia, par son père Drusus, il est lié à César, à Auguste et à Tibère [40], en même temps qu’il est le petit-fils d’Antoine, le père de Caligula, le frère de Claude, le grand-père de Néron ; la légitimité de Germanicus réunit ainsi deux ten dances, la tendance antonienne, celle du grand-père, du fils et du petit-fils, la tendance augustéenne, celle du grand-oncle, de l’oncle et du frère [41]. Pourtant, qu’il devienne un arbiter rerum de type augustéen [42], ou qu’il exerce le pouvoir iure et nomine regio [43], comme un prince antonien, Germanicus, modèle d’homme et type idéal du général romain, les aurait tous inévitablement surpassés, et spécialement dans le second cas ; ses qualités naturelles et ses vertus le plaçaient en effet très au-dessus de tous, même de celui qui fut le modèle phantasmatique avoué d’Antoine, de Caligula [44] et de Néron [45] et dont il avait, par son immense popularité, réalisé, mieux qu’Antoine, et, pour l’historien, bien mieux que Caligula et que Néron, le rêve de monarchie universelle [46].

La mort de Germanicus, c’est donc bien la mort de toutes les vertus qui permettraient d’être empereur, et, du même coup, la mort d’un idéal et d’une légitimité, passée et à venir, qui pouvaient seuls donner le vrai pouvoir. Dans ce refus de la felicitas à celui qui la méritait le plus, parce qu’il était le mieux né et le plus doué, sans doute Tacite voit-il d’abord un signe évident de la colère des Dieux. Mais une autre idée s’exprime aussi : aux épigones de celui qui n’a pas pu régner, il ne reste plus désormais que de faux masques [47] ; ils n’ont plus de références ; toutes les vertus leur sont à l’avance refusées, y compris à Tibère, meilleur, on le sait, quand vivait Germanicus, qu’après sa mort [48]. Cette idée commande, nous semble-t-il, tout le début des Annales, qui fait ainsi figure de prologue à l’ensemble de l’œuvre.

Au lieu de commencer son récit par le règne d’Auguste [49], Tacite en effet le commence par sa mort et construit de ce fait un ensemble en forme d’ouverture, qui va de la disparition d’Auguste à celle de Germanicus. Au livre premier, on trouvera ainsi, se succédant de façon très caractéristique, la mort de Cassius et de Brutus (1,2,1), celle des héritiers d’Auguste (1,3,3) et celle des institutions républicaines (1,4,1), puis la mort d’Auguste (1,5) et celle d’Agrippa Postumus (1,6), enfin le récit des funérailles de l’empe reur (1,8-10). Le livre trois, qui s’ouvre par le récit des funérailles de Germanicus (3,1-6), présente ensuite le procès et la mort de son assassin présumé (3,7-18) et le décès de Vipsania (3,19), dernière fille d’Agrippa, un événement que Tacite charge d’une telle valeur symbolique qu’il met à profit l’occasion pour rappeler le destin des autres enfants d’Agrippa. Entre ces deux pôles prend place, à la fin du livre deux (2,88), l’annonce, probablement déplacée [50], de la mort d’Arminius, et l’ensemble des trois livres se clôt sur la mort de Junia (3,76), sœur de ce Brutus et femme de ce Cassius, dont le trépas ouvrait tout à l’heure l’ensemble du récit [51].

On peut donc considérer que le prologue se termine avec le livre deux et que le livre trois marque le vrai début des Annales ; elles commencent ainsi symboliquement sur les funérailles de celui qui portait l’idéal de Rome et de la dynastie. Consacrés pour plus de cinquante pour cent à Germanicus [52], les deux premiers livres des Annales sont bien comme une ouverture, funèbre et signifiante, qui conduit le lecteur de la mort du génie fondateur à celle du génie tutélaire, certainement évoqué dans l’image affaiblie d’Alexandre [53].

Comment, dès lors, ne pas penser à l’épisode du laurier de Livie, raconté par Suétone [54] et que Tacite sans doute aurait conservé, comme il a gardé celui du phénix et celui du figuier ruminal [55] ? Dans la comparaison de Germanicus et d’Alexandre, on peut voir en effet une anticipation voulue de ce mythe : après la mort de Germanicus, quand commence vraiment le règne des successeurs d’Auguste, les lauriers sont déjà fanés.


NOTES

(1) En plus des travaux cités dans le présent article (spécialement note 18), on trouvera une bibliographie dans St. Borzsak, Das Germanicusbild des Tacitus, Latomus, 28, 1969, 588-600 et Zum Verständnis der Darstellungskunst des Tacitus, Die Veränderungen des Germanicus-Bildes, AAntHung, 18, 1970, 279-292, ainsi que dans C. Rambaux, Germanicus ou la conception tacitéenne de l’histoire, AC, 41, 1972, 174-199.

(2) Funus sine imaginibus et pompa per laudes ac memoriam uirtutum eius celebre fuit.

(3) Et erant qui formam, aetatem, genus mortis, ob propinquitatem etiam locorum in quibus interiit, magni Alexandri fatis adaequarent. Nam utrumque corpore decoro, genere insigni, haud multum triginta annos egressum, suorum insidiis externas inter gentes occidisse ; sed hunc mitem erga amicos, modicum uoluptatum, uno matrimonio, certis liberis egisse, neque minus proeliatorem, etiam si temeritas afuerit praepeditusque sit perculsas tot uictoriis Germanias seruitio premere. Quod si solus arbiter rerum, si iure et nomine regio fuisset, tanto promptius adsecuturum gloriam militiae quantum clementia, temperantia, ceteris bonis artibus praestitisset.

(4) Corpus, antequam cremaretur, nudatum in fora Antiochensium, qui locus sepulturae destinabatur, praetuleritne ueneficii signa parum constitit.

(5) Nam ut quis misericordia in Germanicum et praesumpta suspicione aut fauore in Pisonem pronior, diuersi interpretabantur. Ce passage et le précédent ne faisant pas directement partie de la comparaison avec Alexandre, nous ne les commenterons pas.

(6) À ce propos, voir infra, p. 335.

(7) On peut penser que l’expression genere insigni était difficile à placer près de genus mortis et qu’il était malaisé de la reprendre, comme les autres, en la commentant sans l’élargir outre mesure ; mais il est évident aussi qu’elle ajoute une idée dont l’importance est grande et qui se trouve ainsi nettement mise en relief.

(8) Alexandre n’est ainsi nommé qu’une seule fois.

(9) Seuls les uana mirantes, dont Tacite parle à propos des obsèques d’Auguste (plerisque uana mirantibus, Ann., 1,9, 1) peuvent trouver ici une comparaison réelle entre Alexandre et Germanicus. Voir, par exemple, A. Wankenne, Germanicus, idéal du prince selon Tacite, Les Études Classiques, 43, 1975, p. 277 et surtout M. L. Paladini, A proposito dei parallelo Alessandro Magno-Germanico Cesare in Tacito, dans Alessandro Magno tra storia e mito, a cura di M. Sordi, Milan, 1984, p.179-193, qui distingue cependant (p. 184-185) le point de vue militaire et le point de vue moral!

(10) A contrario, P. Treves (Il mito di Alessandro e la Roma di Augusto, Milan-Naples, 1953, p.161-166) voit l’Alexandre ici décrit par Tacite comme "stoico-peripatetico".

(11) Voir, par exemple, Liv., 9, 17-18 ; A. Bruhl, Le souvenir d’Alexandre le Grand et les Romains, M.E.F.R., 1930, p. 212 et note 14.

(12) La témérité d’Alexandre se lit, par opposition, dans la description des vertus de Germanicus ; P. Wuilleumier (Annales, Les Belles Lettres, Paris, 1974) traduit, à juste titre, etiam si temeritas afuerit par "sans avoir la même témérité". À l’excès de felicitas, qui réduit le rôle réellement joué par la uirtus, s’ajoute donc un défaut, qui, sans diminuer vraiment la uirtus, lui enlève une part de raison et la rend de ce fait, au même titre que la temeritas, nettement moins humaine. Cette idée est aussi celle qui domine le cèlèbre excursus livien du livre 9.

(13) On voit que ces traits s’opposent, d’une manière presque systématique, à ceux qui définissent ordinairement le tyran. En soulignant cet aspect essentiel, St. Borzsak (Germanicusbild, op.cit., p. 599) estime que Tacite pense probablement, par antithèse, à l’autre Germanicus, que fut, par le surnom, Domitien ; il remarque aussi (p. 593-596) que Tacite a déjà prêté les mêmes vertus fondamentales à Agricola ; il s’agirait donc toujours pour lui (p. 596) de construire des couples antithétiques : Domitien et Agricola, Néron et Corbulon, Tibère et Germanicus, Germanicus et tous ceux qui osèrent prendre ce surnom. Cette idée est évidemment tout à fait juste, mais dans le passage qui nous occupe, elle est certainement plus complexe.

(14) Sur la critique d’Alexandre par Sénèque, voir notamment, N.Q., 3, Pr., 5, Ben., 1, 13 ; Ep., 91,17 et 94,62-63 et J. M. André, Sénèque et l’impérialisme romain, Idéologie de l’impérialisme romain, Paris, 1974, p. 26. On pense aussi à Lucain (Pharsale, 10, 20-52).

(15) L’idée que le et erant qui, dont dépend grammaticalement tout le texte, exprime une opinion orientale, est défendue par C. Questa (Il viaggio di Germanico in Oriente e Tacito, Maia, 9,1957, p. 291-321). Pour R. Syme (Tacitus, Oxford, 1958, 1, p. 315) le et erant qui n’est qu’un artifice commode : "since Germanicus was so generously depicted in his exploits, a funeral laudation would be tedious and intolerable. Tacitus neatly discharges the burden of eulogy upon anonymous well-wishers at Antioch".

(16) On ne peut donc retenir l’idée de C. Rambaux (op.cit., p. 191) selon laquelle Tacite "ne prend pas à son compte les termes de la comparaison avec Alexandre".

(17) C’est l’opinion de R. Syme, op.cit., 2, p. 492 et, dans une moindre mesure, celle de St. Borzsak, Germanicusbild, op.cit., p. 600.

(18) Le problème, presque insoluble, surtout à partir de Tacite, est en effet de savoir si Germanicus imite ou n’imite pas Alexandre. À titre d’exemple, parmi ceux qui penchent pour l’imitation : G. J. D. Aalders, Historia, 10, 1961, p. 384 ; St. Borzsak, Germanicusbild, op.cit., p. 600, Zum Verständnis, op.cit., p. 287 (avec des nuances) et Tacitus-Probleme, ACD, 6, 1970, p. 54 ; G. A. Lehmann, Tacitus und die imitatio Alexandri des Germanicus Caesar, Politik und literarische Kunst im Werk des Tacitus, AU, 14, 1971,23-36 ; A. Alardi, Interessi neroniani in Oriente e in Africa. L’idea di Alessandro Magno, A.I.V., 138, 1979-1980, 563-572 ; et parmi ceux qui pensent que Germanicus ne cherche pas à imiter Alexandre : P. Ceaucescu, La double image d’Alexandre le Grand à Rome, StudClas, 16, 1974, 153-168 ; G. Cresci Marrone, Germanico tra mito d’Alessandro ed exemplum d’Augusto, Sileno, 4, 1978, 209-226 ; D. Sinari, La missione di Germanico di Tacito, A.I.V., 138, 1979-1980, 599-628, pour qui ce n’est cependant que ce que Tacite veut faire croire.

(19) St. Borzsak, Zum Verständnis, op.cit., p. 283-287 ; C. Rambaux, op.cit., p. 180-190. Voir aussi D. C. A. Shotter, Tacitus, Tiberius und Germanicus, Historia, 17, 1968, 194-214 et D. O. Ross, The tacitean Germanicus, YCIS, 33, 1973, 209-227, qui soulignent l’aspect théâtral et futile de Germanicus.

(20) Par exemple, Ann., 1,34, 1 ; 2,5,2 ; 2, 18,2 ; 2,22, 1.

(21) Par exemple, Ann., 2,20 ; 2,21,2.

(22) Par exemple, Ann., 1,48,1 ; 1,71,3 ; 2,5,2-4 ; 2,12,2 ; 2,20,1-2 ; 2,56,3 ; 2,58,2 ; 2,59, 1.

(23) Par exemple, Ann., 1,71,2-3 ; 2,26, 1 ; 2,54, 1 ; 2,59,2. Cette générosité est même jugée plusieurs fois excessive : 2,55,3; 2,57,2. Sur ce dernier point, A. Michel, Le "Dialogue des orateurs" de Tacite et la philosophie de Cicéron, Paris, 1962, p.151.

(24) Par exemple, Ann., 1,33,2 ; 2,53,3 ; 2,58,2 ; 2,72,2.

(25) Par exemple, Ann., 1,33,2 ; 2,82,2.

(26) Suet., Cal., 1-6 et Dio, Hist., 57, 18.

(27) Hist., 2, 116, 1 ; 2, 125,3 ; 2, 129,2.

(28) En 117, R. Syme, op. cit., p. 492 et 770-771 ; c’était déjà l’idée de G. J. D. Aalders, op.cit., p. 384. Rien ne permet cependant de prouver avec certitude que ce passage a été rédigé après la mort de Trajan (cf. E. Koesterman, Kommentar zu Annalen, 1, Heidelberg, 1963, p. 391 et R. Syme lui-même, p. 771) ; il faut en outre remarquer que les expressions genere insigni et surtout certis liberis sont, quand il s’agit de Trajan, pour le moins déplacées.

(29) A. Michel, Tacite et le destin de l’empire, Paris, 1966, p. 127. St. Borzsak (Zum Verständnis, op.cit., p. 287, n. 37) note cependant que la formule rappelle celle que Tacite applique à Galba : capax imperii nisi imperasset (Hist., 1,49,8).

(30) C. Rambaux, op.cit., p. 191 et 193. Voir aussi St. Borzsak, Zum Verständnis, p. 288 et 291. Sur le sens de et erant qui, voir supra n. 15.

(31) St. Borzsak, Das Germanicusbild, op. cit., p. 600.

(32) Cf., par exemple, C. Questa, op. cit., p. 305-306 et St. Borzsak, Zum Verständnis, op. cit., p. 287-289 et 291-292. À propos de la complexité des "portraits" de Germanicus et de Tibère, voir D. R. Dudley, Tacitus und die Welt der Römer, Wiesbaden, 1969, p. 107-109, C. Rambaux, op. cit., p. 188-190 et, sur un point particulier, mais essentiel, M. A. Giua, Germanico nel racconto tacitiano della rivolta delle legioni renane, RIL, 110, 1976, p. 102-113.

(33) Cf. E. Aubrion, Rhétorique et histoire chez Tacite, Metz, 1985, p. 419. Par ailleurs, on verra, en se reportant aux notes 20 à 25, que les qualités essentielles se trouvent en majorité dans le livre 2 : la loyauté, une fois en 1 et trois fois en 2 ; l’héroïsme, deux fois en 2 ; l’habileté, deux fois en 1 et six fois en 2 ; la générosité une fois en 1 et cinq fois en 2 ; la courtoisie une fois en 1 et trois fois en 2 ; seul le libéralisme, et le fait est certainement volontaire, est cité une fois en 1 et une fois en 2, c’est-à-dire au début et à la fin du récit. À ces qualités il faut ajouter, toujours au livre 2, la pietas (2, 7, 3), l’unanimité favorable des soldats dans le camp (2, 13,1) et le récit du triomphe (2,41).

(34) Ann., 1,59,5 : imperitum adulescentulum.

(35) Ann., 2,57, 1 : cunctaque sociala prospere composita.

(36) Il est intéressant de remarquer que les deux fameuses évocations de l’empire romain se trouvent en 2,60,4 (ui Parthorum aut potentia romana) et 2,61,2 (quod nunc Rubrum ad mare patescit), c’est-à-dire à la fin du voyage en Égypte et juste avant le récit de sa mort.

(37) Le thème de la légitimité de Germanicus et celui de sa postérité sont, on le sait, constants dans tout le cours des Annales. Voir, par exemple : Ann., 2, 84,2 ; 3,29, 3 ; 3,40,3 ; 4,4,1 ; 4,8,3-5 ; 4, 12, 1 ; 4, 15,3 ; 4,57,3 ; 4,68,1 ; 4,75 ; 5,4,1-2 ; 5, 10 ; 6,20 ; 6,31, 1 ; 6,46, 1 ; 11, 12, 1 ; 12,2,3 ; 12,42,2 ; 13, 14,3 ; 14,7,4 ; 14,64,1.

(38) Cf. A. Michel, Tacite, op.cit., p. 125.

(39) St. Borzsak, Germanicusbild, op. cit., p. 596-597 et 599 souligne à juste titre que les qualités de Germanicus étaient déjà celles d’Agricola et sont aussi celles de Corbulon. Sans doute peut-on penser que, pour Tacite, il s’agit en fait des qualités de tout bon général ; c’est ainsi qu’elles apparaissent, par exemple, dans les recommandations de Claude à Meherdatès (12, 11,2) et figurent même, en filigrane, dans le discours de Caratacus à Claude (12,37, 1-3) ; insistant plutôt sur la clementia, la justitia, la nobilitas ou la moderatio, elles diffèrent assez nettement de celles que Cicéron prêtait à Pompée (lmp. Pomp., 10,28 et 11,29). On ne peut donc dire, avec C. Rambaux (op. cit., p. 192) qu’"un tel éloge ne contient que des traits superficiels, imaginaires ou secondaires pour un homme d’État".

(40) Par Octavie, sa grand-mère, Germanicus est l’arrière-arrière-petit-neveu de César et le petit-neveu d’Auguste ; par Antonia, sa mère, il est le petit-fils d’Antoine ; par Drusus, son père, il est le neveu de Tibère et le petit-fils de Livie ; par adoption, il est le fils de Tibère, son oncle.

(41) La même remarque vaut, à plus forte raison, pour Caligula. Voir, par exemple, P. Grimal, Sénèque ou la conscience de l’empire, Paris, 1979, p. 84.

(42) Voir G. Cresci Marrone, op. cit.

(43) C. Questa (op. cit., p. 303-305) montre, à juste titre, que le terme regius est toujours péjoratif chez Tacite ; il ne s’agit cependant pas ici, pour l’auteur, de porter un jugement, mais de montrer, par opposition avec arbiter rerum, les deux voies que son ascendance offrait à Germanicus.

(44) Suet., Cal., 52 ; R. Syme, op. cit., 1, p. 269-270 ; E. Koestermann, op. cit., p. 391.

(45) Voir, par exemple, A. Alardi, op. cit. et E. Cisek, Néron, Paris, 1982, p. 319-343.

(46) Suet., Cal., 4-6.

(47) Caligula tire, on le sait, l’essentiel de sa popularité du fait qu’il est le fils de Germanicus (Tac., Ann., 6,46,1 ; Suet., Cal., 13-14). Sénèque affirmera plus tard (Ben., 4,31,2) que c’est la personnalité de Germanicus qui a donné le pouvoir à Caligula; ce dernier a ainsi bénéficié d’un avantage dû aux mérites de ses ancêtres : sint hi reges, quia maiores eorum non fuerunt, quia pro summo imperio habuerunt justitiam, abstinentiam, quia non rem publicam sibi, sed rei publicae dicauerunt (ibid., 32,2). C’est donc cet héritage que Tacite retire ici à la fois à Caligula et à Néron ; s’ils peuvent hériter du titre gagné par un autre, ils n’hériteront pas de ses vertus ; en ce sens, Tacite refuse nettement le point de départ de Sénèque (ibid., 32, 1) : idem facere deos ueri simile est, ut alios indulgentius tractent propter parentes avosque, alios propter futuram nepotum pronepotumque ac longe sequentium posterarum indolem. Quand on sait par ailleurs que c’est avec Caligula que renaît le rêve idéal d’Alexandre, officiellement mis en sommeil sous Auguste et sous Tibère, on peut penser que tout le récit de son règne avait été conçu par Tacite comme une antithèse à l’aristie de son père ; rien ne permet, hélas, de le prouver.

(48) Ann., 6,51,3 ; Suet., Cal., 6. On voit qu’il ne s’agit pas seulement pour Tacite de définir avec Germanicus un idéal du "renoncement" (A. Michel, op.cit., p. 127), mais surtout d’évoquer ce qui aurait pu être si ... et qui ne sera plus jamais possible.

(49) Ann., 1,1,3.

(50) À ce propos, voir St. Borzsak, Zum Verständnis, op. cit., p. 289-290 et la discussion entre C. Questa et E. Paratore: Germanico e Arminio, RFIC, 107, 1979, p. 122-124.

(51) Sur l’équilibre des fins de livres dans le début des Annales, voir, par exemple, R. Syme, op. cit., 1, p. 266 et St. Borzsak, Tacitus-Probleme, op.cit., p. 57.

(52) St. Borzsak (Tacitus-Probleme, op. cit., p. 59-60) note avec raison que, dans les trois premiers livres, le nom de Germanicus apparaît, d’une manière insistante et systématique, au début de chaque année.

(53) St. Borzsak (Zum Verständnis, op. cit., p. 289), R. T. S. Baxter (Virgil’s influence on Tacitus in books 1 and 2 of the Annals, CPh, 67, 1972, 246-269) et J. Bews (Virgil, Tacitus, Tiberius and Germanicus, D.V.S., 12, 1972-73, 35-48) ont notamment souligné l’existence d’un rapport littéraire entre Énée et Germanicus.

(54) Galb., 1.

(55) Ann., 6,28 et 13,58.


Article publié dans Neronia, IV, Alexandro Magno, modelo de los emperadores romanos,
Bruxelles 1990, pp. 328-338.
communication au IVe colloque international de la
Société Internationale des Etudes Néroniennes (S.I.E.N.), Madrid, 13-14-15 octobre 1987.


<– Retour à la bibliographie d'A. Malissard