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UN EXEMPLE DE COMPOSITION TACITÉENNE :
LES DEUX BATAILLES DE BEDRIAC

(Tacite, Histoires, 2, 31 - 50 et 3, 15 - 25)


I - LA PREMIERE BATAILLE (H., 2, 31-50)

A) ÉLÉMENTS DE BASE DE LA NARRATION.
a) Espace :
b) Temps
c) Tableaux
B) CARACTERES FONDAMENTAUX DE L’ENSEMBLE NARRATIF
a) C’est un ensemble clos.
b) C'est un ensemble symétrique

II- SECONDE ET PREMIÈRE BATAILLE

A) ÉLÉMENTS DE BASE DE LA SECONDE NARRATION
a) Espace et temps
b) Tableaux
c) Ensemble ouvert
B) DEUX RÉCITS OPPOSÉS ET COMPLÉMENTAIRES
a) Parallélismes
b) Contrastes
c) Significations


"C’est au lecteur qu’il appartient d’interpréter ;
c’est à lui que revient le soin de faire l’enquête et la
découverte de la vérité cachée sous les mots"
[1].

On a beaucoup écrit sur les deux batailles de Bédriac, mais on s’est intéressé le plus souvent aux aspects militaires, historiques ou même topographiques [2] des deux récits. Le texte de Tacite a donc été presque toujours envisagé dans ses détails plutôt que dans son ensemble et l’on ne s’est guère posé de questions, ni sur la structure des deux narrations [3], ni sur les rapports que Tacite, à travers un jeu savant et complexe d’oppositions et de parallélismes, a voulu établir entre les deux événements fondamentaux de l’année 69.

La vérité historique se trouve certainement dans les détails et doit être nécessairement vérifiée par une confrontation avec les lieux mêmes, les sources historiques et les récits que proposent les autres historiens [4] ; mais le sens que l’auteur donne à l’histoire et le jugement qu’il porte, sans le dire explicitement, sur son déroulement et son évolution se trouvent aussi dans les procédés obliques et habiles qu’il utilise lors de la mise en place des faits dans la trame d’ensemble du récit.

Les deux batailles de Bédriac sont, à cet égard, très caractéristiques ; elles se complètent l’une l’autre en s’opposant et ne peuvent, de ce fait, êtres lues séparément ; c’est donc à travers tout un réseau de ressemblances et de différences que l’on peut en découvrir le sens réel.

I - LA PREMIERE BATAILLE (H., 2, 31-50).

Relativement courte, la première bataille de Bédriac n’occupe en elle-même que cinq chapitres (41-45). Elle constitue cependant le noyau central d’un groupe d’événements qui commencent avec le conseil de guerre des Othoniens et s’achèvent avec le suicide de l’empereur vaincu ; l’ensemble du récit occupe ainsi vingt chapitres (31-50) sur les cent un du livre deux des Histoires et se présente comme un tout solidement structuré, dans lequel la logique du récit s’unit à la clarté de l’ordre chronologique. Les détails cependant ne sont pas aussi nets ; les indications d’espace et de durée restent en effet dans le vague et ne fournissent pas de véritable armature à la narration.

A) ÉLÉMENTS DE BASE DE LA NARRATION.

a) Espace :

En ce qui concerne l’expression de l’espace, il serait vain de reprendre ici toutes les querelles qui depuis longtemps opposent les savants entre eux [5]. Quelles que soient en effet la nature des recherches entreprises, l’érudition des critiques et leur subtilité, quelles que soient aussi les solutions qu’ils proposent, il reste évident que Tacite fournit peu d’indications précises [6]. Nous sommes en fait presque incapables de situer la bataille à l’aide du texte seul et nous pouvons à peine imaginer l’espace dans lequel elle se déroule.

Seul se dresse en effet un décor presque stylisé, fait d’arbustes et de vignes (41, 5, 42, 5), de ruisseaux (39, 2), de voies étroites et surélevées (41, 6, 42, 6), évocateur, certes, de la vallée du Pô, suffisant à caractériser les lieux et le paysage, mais dont il serait vain d’espérer la précision qu’on attend maintenant de l’histoire [7].

b)Temps :

L’expression du temps paraît en revanche un peu moins floue. Consi dérée dans son ensemble, la structure narrative se fonde sur l’ordre chronologique d’apparition des faits ; le temps est donc plus sensible, parce que le récit correspond à son écoulement.

La narration s’organise ainsi en quatre actes distincts et successifs ; le conseil de guerre (32-33), les premiers engagements (34-36), la bataille (39-45) et ses conséquences (46-50). Chaque acte est lié aux autres dans la durée, ce qui suit étant toujours présenté, d’une manière ou d’une autre, comme postérieur à ce qui précède [8]. D’autre part, chaque acte se déroule dans un lieu différent ; tout changement de temps correspond ainsi à un changement dans l’espace [9] et dans l’action.

Cependant, regardé dans le détail des actes, le temps n’apparaît plus avec la même évidence ; tantôt figé, tantôt grossi, tantôt fluide et vraiment successif, il semble en fait avancer par bonds, étalé dans la durée des tableaux et des discours, brutalement accéléré dans certains passages narratifs [10], par fois pulvérisé dans l’action [11], parfois aussi soigneusement et clairement analysé [12].

Les quatre grands actes ne portent donc en eux-mêmes aucune signification temporelle véritable. Le temps n’existe vraiment que dans la structure d’ensemble du récit, c’est-à-dire à l’extérieur ; à l’intérieur des scènes, il se confond souvent avec des procédés stylistiques et dépend toujours de l’action à présenter.

c) Tableaux :

La cohérence et l’unité vraie du récit tacitéen ne sont ainsi fondées ni sur l’exactitude des lieux, ni sur la précision des temps. Pour Tacite en effet, comme pour la plupart des historiens latins, la vérité de l’histoire est dans le sens profond des événements, c’est-à-dire dans leur valeur d’exemple et dans leur portée morale ou politique, plutôt que dans leur minutieuse conformité aux faits réels d’un passé que le narrateur stylise et rend symbolique. C’est alors l’ensemble du récit qui devient signifiant, plutôt que ses détails ; les notions d’espace et de temps, qui paraissent essentielles aux modernes, ne représentent pour l’auteur ancien que des éléments variables, dont le rôle se limite à assurer l’équilibre et la stabilité de la narration.

Le récit tacitéen doit donc être vu d’abord comme un ensemble de scènes organisées dans une chronologie minimale et généralement successive et dans des espaces plus évocateurs que véritablement exacts ; c’est dans ces scènes, dans leur choix, dans leur mise en place, dans leur agencement stylistique et moral, dans les rapports qui s’établissent inévitablement entre elles par-dessus le temps que se trouve l’essentiel des significations, ce qu’on pourrait appeler la vérité de l’auteur, puisque l’auteur compose et organise la narration de manière à souligner ce qui lui paraît fondamental [13].
A la limite, le récit historique peut ainsi devenir une succession, sinon de stéréotypes, du moins de scènes obligées, spécialement quand il s’agit de raconter des batailles, toujours plus ou moins semblables à elles-mêmes. La première bataille de Bédriac apparaît alors comme une suite de tableaux, très proches de ceux qu’on sculptera bientôt sur la Colonne Trajane ; on y trouve en effet un conseil de guerre (temps A), un engagement près du Pô (temps B), une série de scènes de combat (temps C ; mise en marche des troupes, combats individuels, combats en ligne, retraite), un suicide à caractère pathétique et sublime (temps D) [14]. Cette ressemblance n’est pas fortuite ; chez Tacite, comme sur la Colonne Trajane, l’événement en lui-même, dans son historicité individuelle et nécessairement limitée, compte moins que ce qu’il représente ; c’est sa signification qui le rend historique. Mais cette signification résulte autant du contenu de la scène ou du tableau que du rapport qu’on peut établir entre les scènes et les tableaux ; chaque élément vaut ainsi par lui-même et par son rapport à l’ensemble, ce qui revient à introduire l’histoire dans un déroulement qui n’est plus celui du temps, mais celui du sens.
C’est pourquoi les scènes écrites, comme les tableaux sculptés, doivent être maintenues dans leur contexte et observées dans leurs rapports de signification [15] plutôt que dans leur précision historique [16]. C’est donc à la structure d’ensemble qu’il faut maintenant revenir.

B) CARACTERES FONDAMENTAUX DE L’ENSEMBLE NARRATIF

a) C’est un ensemble clos.

Un des caractères frappants du récit de la première bataille de Bédriac, c’est qu’il constitue un ensemble clos, qui pourrait presque se suffire à lui- même. Il commence en effet par le conseil de guerre qui décide de la tacti que à adopter, raconte ensuite la mise en application de cette tactique et en décrit les conséquences jusqu’à leur terme ultime. Au début de la narration, deux partis, dirigés par deux empereurs, s’apprêtent à la bataille ; à la fin du récit, les deux partis semblent se fondre en un seul et l’un des deux empereurs disparaît ; il n’y a plus qu’un chef et qu’une armée ; le sujet est en apparence totalement épuisé ; l’histoire peut prendre un autre cours [17].
En fait, du début à la fin, la narration est construite d’une manière dramatique, propre à lui donner, comme c’est souvent le cas chez Tacite, un aspect de tragédie. Développée en quatre grands actes (tableau 1), l’action est engagée dès son commencement, dans un déroulement fatal et implacable : aux mauvaises décisions de l’acte 1 succèdent les échecs des actes 2 et 3, aux échecs le suicide du vaincu à l’acte 4. Il existe donc une parfaite unité entre l’exposition du début, les péripéties centrales et le dénouement final, qui supprime les causes de la crise et devrait empêcher tout recommencement [18].

Tableau 1


Il est évident toutefois qu’un événement historique ne peut être détaché de l’ensemble auquel il appartient toujours, comme cause du futur et comme conséquence du passé, L’ensemble clos que constitue le récit de la première bataille de Bédriac est donc nécessairement relié à ce qui pré cède et à ce qui suit.
C’est ainsi que l’évocation de la mort d’Othon (31, 1), qui sera reprise en final (50, 5), est étroitement associée à l’évocation de la mort de Vitellius (31, 1) [19], qui n’interviendra qu’à la fin du livre trois, comme conséquence de la seconde bataille de Bédriac. L’intention de l’auteur n’est pas ici, nous semble-t-il, de souligner un quelconque rapport de cause à conséquence, mais seulement d’introduire un double développement, dont l’un sera beaucoup plus court que l’autre. En fait, la mort d’Othon n’épuise pas la tragédie ; tout recommencera bientôt à la même place et sera pire encore ; l’avenir n’appartient à aucun des deux antagonistes et tous les événements qui se produisent dans cette période sont, au vu du résultat final, totalement inutiles ; cette constatation, qui est aussi l’expression d’une fatalité vengeresse, que Tacite souligne au milieu du développement [20], est justement l’un des points communs aux deux batailles, sur lequel nous devrons revenir.
Mais l’ensemble clos est également rattaché au passé par son acte 2 (34-36) qui montre Caecina près du Pô et rappelle, par le genre d’enga gement qu’il décrit, certaines des scènes précédentes, dans lesquelles figurent des combats sporadiques et sans résultats décisifs [21] ; l’acte 2 est ainsi de même nature que ce qui précède, mais, se déroulant sur le terrain même de la grande bataille et présentant la première victoire des Vitelliens, il annonce également ce qui va suivre [22].
Cet épisode caractéristique mis à part, tout l’ensemble des événements est comme refermé sur lui-même et comporte une unité profonde, manifestement renforcée par un jeu de symétries, qui mettent en rapport, et parfois en contraste, les éléments du début et ceux de la fin. La partie centrale, c’est-à-dire le combat proprement dit (41-43), est ainsi isolée et mise en relief, mais elle trouvera à son tour un écho dans le livre trois des Histoires, avec le récit de la seconde bataille, qui est donc étroitement liée à la première.

b) C’est un ensemble symétrique.

Pour étudier les effets de symétrie interne, il est nécessaire de mettre à part les chapitres 34 à 36, dont nous avons vu qu’ils servaient de lien. Les chapitres 41 à 43 n’entrent pas davantage en ligne de compte ; distingués par le jeu des symétries, ils ne peuvent évidemment faire partie d’aucune.
L’équilibre du texte repose donc sur les chapitres 31 à 33 et 37 à 40, d’une part, et, d’autre part, sur les chapitres 44 à 50 [23]. A l’intérieur de ces deux groupes, les éléments du récit se répètent symétriquement ; 31 correspond à 50, 32-33 à 46-49, 37-38 à 45, 39-40 à 44 (tableau 2).

Tableau 2

On trouve en effet, sinon un portrait, du moins un bilan sur Othon au chapitre 31, qui ouvre le récit et au chapitre 50, qui le ferme. Le portrait-bilan du début est un peu plus long que celui de la fin ; il se fonde essentiel lement sur des considérations politiques et est présenté dans le cadre d’une comparaison avec Vitellius, dont nous avons vu le sens du point de vue de la construction. Plus bref, le portrait final n’est qu’un résumé de ce qui a déjà été dit sur l’empereur ; il complète quand même le précédent, dans la mesure où il rappelle l’ensemble des données, en insistant, à travers la présen tation du prodige, sur les aspects positifs du personnage, alors que la réflexion du début (31, 1-2) n’en avait souligné que les aspects inquiétants. Il est donc bien certain que ces paragraphes se répondent et forment, comme le récit qu’ils encadrent et délimitent, un tout cohérent.
La présentation du conseil de guerre (32-33) trouve son symétrique dans les quatre chapitres (46-49) que Tacite consacre à la fin d’Othon. Les deux récits sont évidemment totalement différents, mais beaucoup de points fondamentaux les rapprochent. C’est, par exemple, déjà de la mort du prince qu’il s’agit au début, puisqu’elle sera le résultat de la tactique à laquelle on se range. C’est aussi dans ces deux seules parties qu’on trouve un discours au style direct, suivi, ou précédé, par des interventions résumées en style indirect ; c’est là surtout que sont prises des décisions fondamentales [25] qui se complètent l’une l’autre et concernent directement le destin du parti. A ces éléments parallèles s’ajoutent, comme souvent chez Tacite, des contrastes évidents ; dans un cas, l’absence d’Othon, qui ne participe pas directement au débat qu’il a provoqué, dans l’autre sa présence dominante et l’affirmation de son autorité morale [26].
La digression (37-38) de même ne trouve pas son écho dans une autre digression, mais elle envisage une question, qui se trouve résolue vers la fin (45, 5-6) ; les soldats en effet sont incapables de s’entendre et de se réconcilier avant la bataille ; après le combat, en revanche, la défaite des uns, la victoire des autres s’oublieront dans une fraternité retrouvée autour du sang et des morts. Cet accord, qu’il aurait mieux valu conclure avant, souligne l’absurdité de la lutte et reprend le thème de la colère des Dieux et de la rage des hommes, qui concluait justement la digression (38, 5).
Juste avant le combat proprement dit, les dissensions entre les généraux othoniens sont pour Tacite l’occasion de rappeler leurs noms et leur état d’esprit. Titianus et Proculus, d’une part, Celsus et Paulinus, d’autre part, dont les fonctions sont précisées au chapitre 39 et dont les opinions divergentes s’expriment au chapitre 40, réapparaîtront au chapitre 44, juste à la fin de la bataille, pendant laquelle ils n’auront même pas été nommés. Le hasard de la fuite après la défaite a seulement, et symboliquement [27], modifié la composition des deux couples, toujours stables auparavant [28] : Paulinus avec Proculus, Titianus avec Celsus réussiront, par des moyens différents, à échapper à la fois aux Vitelliens et à leurs propres soldats. Caecina lui-même, nommé juste après eux au début du combat (41, 1), réapparaît juste avant eux à la fin du combat (43, 4), confirmant ainsi la présence continue de ces effets symétriques.
Cette composition, volontaire et concertée, qui, par-dessus le rythme temporel et la division en actes tragiques, organise le récit comme une sorte de triptyque au milieu duquel est présentée la bataille (41-43) [29], n’est pas seulement un arrangement esthétique, mais répond nécessairement à une intention, puisque la partie centrale se reflète, pour ainsi dire, au cœur de la seconde bataille ; il faut donc maintenant regarder le récit du combat qui devait, quelques mois plus tard, opposer au même endroit, les vainqueurs et leurs nouveaux ennemis (H., 3, 15-25).

II - SECONDE ET PREMIERE BATAILLE.

Le récit de la seconde bataille est inclus dans un ensemble qui commence avec la réunion à Pettau de l’état-major flavien (1-3) et s’achève après l’incendie de Crémone (35). Ces trente-cinq chapitres du livre trois des Histoires, qui en compte quatre-vingt six, se répartissent en trois groupes [30], dont le dernier (15-35) rapporte les événements de Bédriac et de Crémone.

Le récit complet de la seconde bataille est donc un peu plus long que celui de la première ; il s’étend en effet sur vingt et un chapitres [31], au lieu de vingt (H., 2, 31-50) ; surtout le combat proprement dit, qui n’occupait précédemment que trois chapitres (H., 2, 41-43), en occupe maintenant dix (16-25). C’est que la bataille dure près de vingt heures et est beaucoup plus acharnée. On en retire un sentiment de désordre, d’horreur et de violence, que ne vient apaiser aucune action sublime [32] ; la seconde bataille est plus effroyable encore que la première, et c’est bien ce que l’auteur entend souligner.

A) ÉLÉMENTS DE BASE DE LA SECONDE NARRATION

a) Espace et temps :

L’espace de la seconde bataille apparaît aussi flou dans l’ensemble et dans le détail que celui de la première. Les itinéraires des armées, leurs positions respectives ou leurs déplacements pendant les opérations ne sont en effet pas mieux précisés que précédemment [33]. De même, les lieux dans lesquels on se bat ne sont décrits qu’en fonction des besoins littéraires et n’apparaissent que d’une manière variable et sporadique ; l’espace se réduit ici encore à un décor schématique et est parfois même totalement inexistant [34].
Les notations de temps sont en revanche plus précises ; les étapes du récit sont en effet jalonnées par des indications d’heures, qui en soulignent le déroulement [35], et qui, pour cette raison, figurent toutes, sauf une, en tête de chapitre [36]. On est ainsi valablement renseigné sur la durée globale des engagements ; le premier dure environ huit de nos heures, puisqu’il est juste achevé [37] quand le soir tombe et qu’il commence vers la cinquième heure ; la pause, au cours de laquelle Antonius essaie de retenir ses troupes, occupe environ deux de nos heures et le combat final, engagé vers la troisième heure de nuit et terminé vers l’aube, s’étend sur neuf de nos heures ; on s’est donc battu pendant dix sept heures, en deux temps ; quant à Antonius, pendant dix neuf heures, il n’a cessé de contenir ou de relancer ses troupes. Pourtant, on va encore, et dans le même élan, assiéger, prendre, piller et brûler Crémone !
Un détail frappe cependant : une fois les troupes flaviennes arrivées devant Crémone, les indications d’heures disparaissent et l’on n’est plus renseigné sur la durée des opérations. C’est que l’effet recherché par Tacite est, depuis le début, beaucoup plus dramatique que chronologique ; ce n’est pas l’heure qui compte, c’est la durée, c’est-à-dire l’acharnement des soldats ; en donnant au lecteur des jalons précis, Tacite souligne en fait l’effroyable endurance des troupes flaviennes. Dans la plupart des cas cependant, cette endurance n’est pas de l’héroïsme, mais une sorte de surexcitation provoquée par la convoitise et par la cupidité [38] ; c’est pour prendre et pour piller une ville florissante [39] que les Flaviens trouvent la force de se battre de la cinquième heure jusqu’à l’aube, et puis le lendemain encore.
Les indications d’espace et de temps se rejoignent ainsi dans une même intention ; tout le combat est tendu frénétiquement vers Crémone toujours visible et toujours plus proche ; quand la ville est accessible enfin, plus n’est besoin d’indiquer le temps nécessaire à sa destruction ; les faits suffisent : maintenu dans toute sa violence pendant d’interminables heures, l’acharnement des troupes atteint son paroxysme et la ville disparaît dans le pillage et dans les flammes.


b) Tableaux :

C’est dans ce mouvement de folie meurtrière que réside certainement, pour Tacite, la vérité historique des deux batailles. Dans le seconde, comme dans la première, cette vérité s’exprime d’abord par une succession de tableaux, qui ne reproduisent certainement pas les faits dans leur exactitude historique, mais en font ressortir les significations profondes et éternelles.
Sans entrer dans les détails, disons que l’un d’entre eux est à cet égard d’autant plus caractéristique qu’il est le dernier et sert donc à la fois de conclusion à la seconde bataille et d’introduction à la chute de Crémone ; c’est l’épisode du père tué par son fils (25, 6-11).
Ce tableau, proche à la fois de la scène de genre et de la sculpture classique [40], est marqué aussi par le "pathétique de la tragédie" et par des "procédés de rhéteur" [41] ; surtout, et par là-même, il est, d’un point de vue historique, aussi totalement invraisemblable que certaines indications d’espace contenues, par exemple, dans la première bataille [42]. Mais cette inexactitude est sans importance pour Tacite ; ce qui compte en effet, c’est que le tableau présenté au lecteur soit symbolique et résume, à lui seul et pour conclure, l’horreur, pour ainsi dire essentielle, des guerres civiles, qui sont en effet fraticides à Crémone et à Bédriac, et seront parricides au Capitole. La sententia finale [43], l’une des plus frappantes de Tacite, exprime et fait comprendre tout l’enchaînement des faits depuis le début ; ce sont des crimes qui se commettent et on ne cesse de les commettre ; de Bédriac à Crémone et de Crémone au Capitole, on fera même toujours pire.

c) Ensemble ouvert :

Les indications d’heures contenues dans le texte viennent renforcer encore cette idée. Loin d’introduire l’action dans un cadre ordonné, elles tendent à lui donner un rythme purement répétitif et presque machinal. Une fois prise la décision d’Antonius, une fois les premiers combats engagés, les choses semblent, à partir de la cinquième heure, ne plus jamais devoir finir ; elles ne sont plus en effet, les unes par rapport aux autres, dans un rapport de cause à conséquence, mais paraissent s’ajouter sans cesse les unes aux autres, et presque par hasard, d’une manière qui pourrait être, et qui est peut-être, infinie.
On assiste à une série d’entrées en scènes, qui sont autant de péripéties et de rebondissements inattendus. Tout est fini, quand le soleil se couche, mais le reste de l’armée flavienne arrive ; tout est fini, au début de la nuit, mais les légions vitelliennes se présentent ; tout est fini à l’aube, mais Crémone est toute proche ; les habitants se rendent, mais un ordre mystérieux (32, 8) déclenche le pillage et l’incendie.
L’action ne s’organise donc plus, comme dans le récit de la première bataille, en actes distincts, liés entre eux par une certaine logique ; elle se décompose au contraire en tableaux successifs, ayant chacun leur début et leur fin, mais toujours immédiatement suivis d’un autre commencement et d’une autre fin. On est passé d’un ensemble clos à un ensemble totalement ouvert.
On ne peut pas alors ne pas penser que la seconde bataille de Bédriac est elle-même le recommencement de la première, qu’Othon avait cru empêcher par sa mort [44], et que, de même, quelque temps plus tard (H., 3, 71), l’incendie du Capitole ne sera que le recommencement, plus significatif encore, de l’incendie de Crémone. Toute l’action des Histoires s’engage ainsi dans un mouvement fatal, qui est celui de l’année 69, et celui sans doute de toutes les guerres civiles ; il paraît ne pas devoir finir, produit des actions toujours plus effroyables et porte, comme Tacite l’avait dit au livre un et redit au livre deux [45], la marque de la colère des dieux s’exprimant à travers la rage et la cupidité des hommes et des princes.
Les vainqueurs et les vaincus de la première bataille ne se sont auparavant réconciliés que pour être vaincus et tués quelques mois plus tard au même endroit ; mais les vainqueurs d’aujourd’hui ne se sont battus avec tant d’endurance et d’âpreté que pour se déshonorer par le sac et l’incendie d’une ville, dont seul subsistera le temple de Mefitis (33, 7), apparemment mieux protégé par sa divinité maléfique que le Capitole par les dieux de Rome. Les choses ainsi se reproduisent en s’aggravant toujours.
La vérité tacitéenne s’exprime donc autant dans le récit lui-même que dans les rapports qui s’établissent d’un récit à l’autre : il n’est plus possible de comprendre une bataille sans l’autre, et peut-être n’est-il pas possible de comprendre l’une et l’autre, indépendamment de l’ensemble des Histoires ; les deux batailles forment un tout, qui n’est lui-même qu’un des éléments d’une démonstration plus générale.

B) DEUX RÉCITS OPPOSÉS ET COMPLÉMENTAIRES.

Déjà liés par le caractère fatal et répétitif des événements qu’ils rapportent, les deux récits sont unis encore par leurs constructions, fondées sur un parallélisme si précis qu’il ne peut être que volontaire, et par leurs contenus, si rigoureusement opposés qu’ils ne peuvent que se compléter mutuellement.

a) Parallélismes :

Le parallélisme des deux récits apparaît déjà dans la structure des ensembles 31 à 50 du livre deux et 1 à 35 du livre trois ; dans les deux cas en effet la démarche est la même : un conseil de guerre (H., 2, 31-33 / H., 3, 1-3) choisit, entre plusieurs solutions, celle qui est la plus mauvaise ; attaquer au lieu d’attendre ; une fois les décisions prises, on assiste au déroulement fatal d’événements qui échappent en fait à ceux qui s’en croyaient les maîtres (H., 2, 37-50 / H., 3, 15-35) : la hâte, qui ruine les Othoniens, ne réussit en effet aux Flaviens qu’au prix d’un massacre, dont Vespasien aurait préféré faire l’économie.
Ce parallélisme des structures d’ensemble pourrait cependant ne provenir que du caractère stéréotypé d’un récit semblable, en fait, à tous les autres récits de campagnes militaires ; il paraît, d’autre part, assez peu rigoureux, puisque les événements qui précèdent l’engagement définitif sont présentés avant le conseil de guerre au livre deux, mais après lui au livre trois (H., 2, 17-30 / H., 3, 4-14).

Il faut remarquer toutefois que juste avant la première bataille de Bédriac prennent place quelques engagements (H., 2, 34-36) qui sont dans la même position, par rapport au conseil de guerre, que les premiers combats du livre trois. On se trouve donc en présence de deux structures, qui répondent bien au même schéma d’ensemble ; elles ont été subtilement arrangées de manière à provoquer chez le lecteur, à travers une impression globale de ressemblance et d’apparentement, un sentiment de répétition (tableau 3).

Tableau 3

Ce jeu sur la composition narrative est plus sensible encore si l’on regarde le parallélisme, absolu pour la forme, qui existe entre la première ba taille (H., 2, 41-43) et le début de la seconde (H., 3, 16-18).

Remarquons d’abord que lorsque Antonius se décide à l’attaque, il utilise des arguments presque semblables (H., 3, 15, 2-4) à ceux que Suetonius avait avancés pour expliquer qu’il fallait attendre (H., 2, 32, 2-4) ; dès le début se trouve ainsi mise en avant une particularité fondamentale de la cons truction des deux ensembles : le contraste et le parallélisme.

Il est facile en effet de voir que les deux batailles se déroulent suivant un schéma semblable, sans qu’on puisse dire qu’il s’agit ici d’un stéréotype. On assiste, en effet, dans les deux cas, à une attaque inattendue (H., 2, 41, 1- 3 / H., 3, 16, 1), presque immédiatement suivie par une contre-attaque de cavalerie (H., 2, 41, 4 / H., 3, 16, 2), que l’assaillant repousse aussitôt. Le désordre s’installe alors dans les rangs othoniens (H., 2, 41-42, 3) ou dans les rangs flaviens (H., 3, 16, 3-17, 3), mais les troupes parviennent à se ressaisir (H., 2, 42, 4-6 / H., 3, 17, 4-8) ; ce sont ensuite deux légions qui entrent en scène (H., 2, 43, 1-3 / H., 3, 18, 1-3) et des secours arrivent à celui qui est déjà pratiquement vainqueur (H., 2, 43, 4-5 / H., 3, 18, 4-5). Seule différence, la première bataille se termine par la fuite des Othoniens vers Bédriac (H., 2, 44, 1), tandis qu’à la fin de la seconde Crémone paraît offrir un refuge aux vaincus, qui n’ont pas été mis en déroute et contre lesquels on pourra se battre encore (H., 3, 18, 5) (tableau 4).

Tableau 4

b) Contrastes :

Pourtant, si dans les deux batailles tout se passe de la même manière, rien n’est en fait exactement semblable ; c’est que le parallélisme des structures est doublé par toute une série de contrastes dans le détail des faits.

Quand des patrouilleurs se pressent d’annoncer à Caecina l’arrivée des ennemis, ces derniers sont déjà là [46] ; Antonius, au contraire, est prévenu quelques temps à l’avance de l’approche des adversaires [47]. Il arrive pourtant aux deux chefs la même mésaventure ; la cavalerie charge l’ennemi sans qu’ils en aient donné l’ordre et pendant qu’ils sont occupés à autre chose [48] ; pour Caecina cependant l’affaire est sans grande con séquence et le désordre qui suit s’installe dans les rangs de ses ennemis qui se ressaisissent trop tard ; pour Antonius, au contraire, elle prend des allures dramatiques et plonge ses troupes dans une panique qu’il parvient difficilement à maîtriser. Dans la première bataille, d’autre part, les deux légions qui se heurtent en rase campagne ne constituent qu’un épisode de l’ensemble, sur lequel le récit se terminera ; dans la seconde, c’est une péripétie qui relance, pour la première fois, une action que l’on croyait déjà finie ; et si la Rapax se bat avec vaillance contre les Othoniens, elle demeure immobile et comme égarée devant les Flaviens (H., 2, 43, 2 / H., 3, 18, 3).

Résultant des différences historiques entre les deux batailles, ces contrastes ne sont, en quelque sorte, que de détail ; ils soulignent cependant bien le parallélisme des deux récits, qui auraient pu, puisque les faits n’étaient pas semblables, être présentés de deux manières totalement différentes. Il existe toutefois des contrastes plus forts.

Dans la première bataille, en effet, les chefs othoniens, et Caecina lui-même, disparaissent, nous l’avons vu, totalement de l’action dès le début des combats et ne réapparaissent qu’à la fin. Les soldats des deux armées sont donc abandonnés à eux-mêmes ; c’est sans qu’on le lui commande que la cavalerie vitellienne attaque, et sans ordre que la légion ltalica la repousse vers l’ennemi (H., 2, 41, 4) ; c’est sans chefs [49] que les Othoniens, remis de leur panique, résistent avec courage aux Vitelliens qui les chargent sans être eux-mêmes dirigés (H., 2, 42, 4-6) ; les légions qui s’affrontent ne sont pas davantage commandées [50] et les chefs vitelliens ne semblent occupés, lorsqu’on les retrouve (H., 2,43, 4), qu’à fournir des renforts, alors que les généraux othoniens ont, depuis longtemps, quitté le terrain. Dans cette affaire, il n’existe pas d’autre commandement que le hasard [51].

Dans la seconde bataille, au contraire, les chefs sont partout présents ; c’est Varus, qui lance imprudemment la cavalerie (H., 3, 16, 2) ; c’est Antonius qui met tout en œuvre pour corriger cette erreur (H., 3, 16, 3-4) et qui, par la parole et par l’exemple, parvient à ranimer le courage défaillant de ses troupes (H., 3, 17, 1-4) ; c’est Messala plus tard qui, avec ses auxiliaires, achèvera la victoire (H., 3, 18, 4) ; c’est Antonius (H., 3, 18, 6) qui décidera, mais en vain, de ne pas pousser plus loin l’avantage.

Il est évident alors que les deux batailles ont été rendues parallèles afin d’être encore plus antithétiques ; la différence de nature entre les événements a été gommée au profit d’une différence de sens. Dans un cas, ce sont des soldats, vaillants, mais mal dirigés, qui conduisent eux-mêmes le combat ; heureux ou malheureux, ils pourront se réconcilier dans le chagrin, mais dans l’honneur ; ils n’ont pas encore démérité. Dans l’autre, ce sont des troupes molles et indisciplinées, que mène, par la menace, par le verbe ou par l’exemple, un chef tout puissant sans lequel elles ne sont rien ; cupides, elles finiront dans un crime, ce qui aurait pu n’être qu’une victoire assez facile. En face d’elles, qu’avec Antonius commandent encore Varus l’imprudent et Messala l’efficace, la légion Rapax, si vaillante dans la première bataille, se trouve soudainement paralysée, justement parce qu’elle n’a pas de chef. C’est dire l’importance que Tacite donne à ce thème et le soin avec lequel il le développe au long des deux combats [52].

On peut se demander pourtant si Antonius commande vraiment ses troupes et si ce n’est pas, en fait, et comme dans la première bataille, le hasard qui reste le maître. Les efforts du général demeureront en effet presque toujours inutiles, et, s’il obtient facilement ce qu’il désire, c’est qu’il a beaucoup de chance [53]. Quand il organise l’accueil de la cavalerie de Varus en retraite, (H., 3, 16, 3-4) la panique, au lieu de prendre fin, s’étend à l’armée entière (H., 3, 16, 5) ; il paye alors de sa personne afin de rétablir l’ordre, mais c’est un pont rompu qui arrête les fuyards (H., 3, 17, 4-5) et le hasard qui cause la défaite des deux légions vitelliennes (H. 3, 18, 3). La suite du récit confirme bien cette première impression ; les légions qui veulent attaquer Crémone sont arrêtées par l’arrivée des Vitelliens plutôt que par les exhortations d’Antonius ; la mise en ordre de bataille qu’il règle à ce moment se traduit par un effroyable désordre (H., 3, 21, 3-4) [54] et quand, à l’aube, il adresse à ses troupes l’un de ses plus brillants discours, la clameur, qui en ponctue la fin, est celle des Syriens saluant le soleil (H., 3, 24, 6) ; cette clameur pourtant décidera de la victoire. Le seul ordre auquel aient obéi les soldats d’Antonius est celui d’incendier Crémone, qu’il n’a sans doute pas donné (H. 3, 32, 8).

c) Significations :

Le récit des deux batailles de Bédriac nous invite ainsi, autant qu’à une découverte historique des deux événements, à une réflexion sur les guerres civiles et à une méditation sur ceux qui les provoquent.

On voit alors que les guerres civiles sont des guerres absurdes, où les choses perdent leur sens ; elles se reproduisent les unes les autres et sont ainsi toujours leur propre négation ; les troupes les plus vaillantes sont décimées pour rien, et les batailles gagnées ne servent qu’à en produire d’au tres plus cruelles.

Mais les guerres civiles sont aussi la négation de toutes les qualités humaines et de toutes les vertus militaires, car il ne peut y avoir de bons chefs et de bons soldats dans une guerre où le père et le fils vont s’entretuer. Dans la première bataille, les soldats sont encore vaillants, mais les chefs sont déjà sans force ; dans la seconde, les soldats sont devenus rebelles et le chef, apparemment plein de dynamisme, ne réussit qu’à force d’échecs, parce qu’il n’est lui-même qu’un lieutenant qui désobéit à Vespasien [55]. On voit ainsi, d’une guerre à l’autre, les soldats découvrir la faiblesse de ceux qui les commandent et apprendre la désobéissance en découvrant la cupidité ; si la première bataille est en effet livrée contre un ennemi, la seconde l’est plutôt pour un butin ; d’un combat à l’autre également disparaissent les chefs modérés et respectables, comme Suetonius, en même temps que s’affaiblissent les notions de discipline, d’autorité et d’humanité ; d’une guerre à l’autre, le soldat et son chef deviennent des criminels.

On comprend alors que la maîtrise des événements leur échappe et qu’ils ne puissent en éviter, ni la répétition, ni la détérioration. Tout dépend en fait du hasard et de la fortune [56], c’est-à-dire des dieux peut-être et de leur colère. C’est pourquoi du bûcher d’Othon à l’incendie de Crémone et à l’embrasement du Capitole, tout paraît finir en véritable purification ; mais la première sauve l’honneur d’un homme, la seconde est un crime et la dernière un sacrilège. Il s’agit bien d’une expiation qui frappe les hommes pour la folie de leurs princes : Othon ne sera grand que par sa mort, Vitellius ne le sera jamais, Vespasien est une exception [57], à laquelle il ne faut pas trop se fier ; tous en effet tirent leurs forces et une autorité pervertie de la volonté de leurs troupes, qui s’arrogent ainsi un pouvoir qui appartient à d’autres. On pense alors aux discours de Galba et de Mucien (H. 1, 16 / H., 2, 76-77) et l’on voit que de la mort d’Othon à celle de Vitellius, de la première bataille de Bédriac à la seconde et de l’incendie de Crémone à celui du Capitole, tout se tient.

Rien de tout cela pourtant n’est explicitement dit ; tout s’exprime en effet à travers un jeu savant d’antithèses et de parallélismes, que soutiennent seulement quelques remarques plus directement exprimées [58].
Cette mise en rapports signifiants d’éléments divers du récit, fondée sur une organisation rigoureuse et concertée de la composition dans son ensemble et dans ses détails, nous semble être, au même titre que le style proprement dit, l’une des grandes caractéristiques de l’art tacitéen [59].

Évidemment marqué par son temps, cet art s’apparente à la sculpture de l’époque et particulièrement à celle qui trouve son apogée sur la frise de la Colonne Trajane [60]. Il s’agit en effet, tout en respectant la succession chronologique des faits, d’attirer l’attention sur le contenu spécifique de certains événements, qui se détacheront ainsi de l’ensemble et entreront, pour ainsi dire, en contact direct avec d’autres ; la scène écrite ressemble alors au tableau muet de la sculpture dans la mesure où elle exprime une esthétique et reste cependant proche du fait historique brut, puisque l’écrivain, comme le sculpteur, n’intervient que par son art et ne se livre presque jamais à des commentaires personnels ; c’est en fait le lecteur [61] qui doit tirer les conséquences de ce qu’il a lui-même découvert ou ressenti [62]. En tant qu’esthétique, cette méthode est évidemment liée au développement dans l’œuvre du tragique, du dramatique, voire du sublime et même du théâ tral, qui permettent de détacher certains moments exceptionnels sur une trame plus neutre ; en tant qu’historique, elle réduit le rôle du temps et de l’espace, dans un type de récit auquel ces éléments fondamentaux devraient toujours servir de cadre. Contrairement au récit césarien, le récit tacitéen n’est donc plus un commentaire de l’espace et du temps, mais une narration dramatisée qui tend toujours à se commenter elle-même.

Ces techniques de composition jouent un rôle essentiel dans l’organisation interne des Histoires ; favorisées par une disposition annalistique encore plus nette, elles s’épanouissent vraiment dans les Annales.
Répondant à une préoccupation esthétique, et certainement issues de la rhétorique [63], elles sont pour Tacite un moyen littéraire et « oblique » de juger l’histoire et les hommes sans prendre ouvertement parti ; dans le cas des deux batailles de Bédriac, comme dans l’ensemble de son œuvre, il parvient ainsi à « faire entendre plus qu’il ne dit et à faire trouver au lecteur plus qu’il n’ose ou ne veut lui-même révéler en clair » [64].

 


NOTES

1. J. Cousin, Rhétorique et psychologie chez Tacite. Un aspect de la "deinôsis", R.E.L., 29, (1951) 1952, p. 244.

2. Du point de vue historique ou militaire, voir, par ex. ; A. Briessmann, Tacitus und das flavische Geschichtsbild, Wiesbaden, 1955 ; R. Syme, Tacitus, Oxford, 1958, p. 157-175 ; G.E.F. Chilver, The war between Otho and Vitellius and the North ltalian towns, C.S.D.I.R., III, 1970-1971, 101-114 ; E.R. Schwinge, Die Schlacht bei Bedriacum. Ein Betrag zur Frage der historischen Wahrheit bei Tacitus, Silvae, Festschrift Zinn, Tübingen, 1970, 217-232. Du point de vue topographique ; A. Passerini, Le due battaglie presso Bedriacum, Studi di antichita classica offerti a E. Ciaceri, 1940, 178-248, et P. Tozzi, Tacito e la geografia della valle del Po, Athenaeum, XLVIII, 1970, 104-131, avec bibliographies jusqu’en 1931 et 1970 ; on peut y ajouter C. Brugnoli, Come scomparve un fiume che in antico attraversava il territorio dei Galli Insubri, Archivo Storico Lombardo, IX, 1966-1967, (1968), 101-106 ; A. Albertini, Osservazioni intorno ad alcuni problemi riguardanti la prima campagna di Bedriaco, Bedriacum nel XIX centenario delle bataglie, Archeologia e storia nella lombardia padana, Come, 1972, 55-87 ; U. GuaIazzini, La seconda battaglia betriacense e la distruzione di Cremona, id., 17-53.

3. Les problèmes relatifs à la composition de l’œuvre ont été cependant fréquemment abordés, mais jamais de manière totale et systématique. Voir, par ex. ; P. Ammann, Der künstlerische Aufbau von Tacitus, Historien 1, 12-2, 51, Diss. Berne, 1931 ; R. Syme, Tacitus, Oxford, 1958, p. 253-270 ; E. Paratore, Tacitea, Rivista di cultura classica e medioevale, 2, 1960, p. 65-66 ; F. Paschoud, Tacite, Histoires, l, 50. Art de la composition et vérité historiqe, Lemmata W. Ehlers, Munich, 1968, 232-245 ; K. Büchner, Die Reise des Titus, Studien zur römischen Literatur, 4, Tacitus und Ausklang, Wiesbaden, 1964, p. 83. Voir aussi note 59.

4. Suétone, Othon, 9-11, Vitellius, 15 - Plutarque, Othon, 8-18, Flavius Josèphe, B.I., IV, 634 - Dion Cassius, Ep., 65, 10, 2.

5. Cf. note 2.

6. Il n’y a, pour l’ensemble du texte, que 4 indications de distance en 39, 2, 40, 1, 40, 2 et 45, 1. Or la seconde (40, 1) ne s’accorde pas avec les données géographiques (sur les problèmes posés par le texte, voir un bon résumé dans Tozzi, 124-126) et la quatrième (45, 1) répète la première (39, 2), puisqu’il s’agit, dans les deux cas, du camp des Othoniens. Surtout, ces indications, fournies sans orientation, ne permettent pas vraiment de situer les lieux. D’autre part, nous ne savons rien des itinéraires, ni des emplacements de troupes (à cet égard voir encore Tozzi, 107-109 et 117-122). Enfm le détail même des lieux est très confus ; comment, par ex., tant d’hommes et de voitures peuvent-ils tenir sur la route étroite décrite en 41, 6-7 et s’y déplacer en tous sens? (cf. cependant, Albertini, 79, n. 68). Où situer le flanc de l’ar- mée othonienne (43, 5) et son centre (44, 1) ? etc… Pour la précision des lieux décrits, il est intéressant de comparer avec César, B.G., 2, 18.

7. A contrario, Tozzi, 129, qui trouve précise la description du territoire de Crémone. Il est à remarquer pourtant combien sont vagues les cartes qu’on essaie d’établir à partir du texte ; voir, par ex. Wellesley, The long year, London, 1979, p. 75 et 146.

8. Pour la bataille proprement dite et le dernier acte, les repères sont très nets ; eodem die (41, 1), multo adhuc die (44, 5 ), postera die (45, 2), puis vesperascente die (49, 4), noctem (49, 6), luce prima (49, 6). Une seule indication précise fait défaut vers la fin ; celle du jour où Othon apprend sa défaite ; que Tacite ne l’ait pas indiqué montre bien qu’il s’intéresse plus à l’action qu’aux détails de temps et de lieu. On peut penser cependant qu’il l’apprend le lendemain ; l’indication postera die (45, 2) ouvrirait alors, en deux lieux différents, toute la durée jusqu’à vesperascente die (49, 4), dans le cadre d’un récit très clair du point de vue chronologique. Cf. infra, notes 9 et 12. Nous renvoyons au texte de l’édition des Belles Lettres (1968).

9. L’acte 1 (conseil) est au camp d’Othon, l’acte 2 (engagements) sur les bords du Pô, l’acte 3 (bataille) autour de Bédriac, l’acte 4 (suicide) à Brixellum. Une légère distorsion cependant entre l’acte 3 et l’acte 4 ; soit l’acte 4 commence au chapitre 45 et se déroule en deux lieux différents dans un cadre chronologique uni ; soit l’acte 4 commence au chapitre 46 et l’acte 3 doit s’étendre jusqu’au lendemain. Dans les deux cas, il faut choisir entre l’unité de temps et de lieu ; nous avons préféré l’unité de lieu de l’acte 4. Cf. note 8.

10. Dans le conseil de guerre, par ex., le temps passe d’abord au rythme du discours de Suetonius (32) ; il est incertain pendant la discussion qui n’est que résumée (33, 1-2) ; il avance brutalement quand on passe du débat à l’exécution même de la décision (33, 5) ; is primus dies désigne à la fois le jour de la décision et celui de l’exécution.

11. Il n’y a pas, par ex., de rapport de temps très net entre les combats qui se déroulent près de la route (42, 4-6) et ceux qui opposent les deux légions (43, 1-3). Il est notable aussi que le désordre final s’exprime (43, 4-5), entre autres procédés, par une utilisation complexe et subtile des temps verbaux.

12. Les derniers moments de l’empereur sont, par ex., décrits en détail et dans un mouvement chronologique presque parfait (49, 1-7). C’est qu’il s’agit d’un récit pathétique, dans lequel la succession régulière des actions est essentielle pour faire ressortir la maîtrise de soi d’Othon. En ces moments exceptionnels, le temps prend toute sa valeur et semble presque s’épanouir. Sur le caractère variable du temps tacitéen, voir E. Cizek, La structure du temps et de l’espace dans l’Agricola de Tacite, Helikon, VIII, 1968, 238-249 et Structure du temps et de l’espace dans la Germanie et dans le Dialogue des Orateurs de Tacite, Analele Univ. Bucuresti, 20, 1971, 15-26.

13. L’objectivité subsiste cependant ; elle dépend en fait du lecteur qui peut réfléchir, comparer, accepter ou refuser. Chez Tacite, les prises de position de l’auteur devraient être admises par tous, dans la mesure où elles se réfèrent à un idéal hautement moral.

14. Cf., par ex., les scènes VI à XXIV de la Colonne Trajane.

15. L’étude complète des rapports de signification repose également sur une étude approfondie du style que nous ne pouvons, faute de place, conduire ici.

16. On ne peut cependant négliger totalement la précision historique ; les entor ses à la chronologie, par ex., ou le déplacement de certains faits sont évidemment révélateurs des intentions de l’auteur.

17. Dans le détail, le caractère clos de cet ensemble est bien souligné par la pré- sence, à la première et à la dernière ligne, du mot exitus ; ante utriusque exitum (31, 1), cum Othonis exitu (50, 5).

18. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui décident Othon à se tuer ; cf. 47, 5 et 9.

19. Ante utriusque exitum (31, 1).

20. Eadem illos deum ira, eadem hominum rabies, eaedem scelerum causae in discordiam egere (38, 5). Cf. A. Michel, Tacite et le destin de l’empire, Paris, 1966, p. 198 et suiv. On ne peut oublier, d’autre part,le début du livre I (H., 1, 3, 3).

21. Par ex., en 23, 5-10 et en 24-26. L’engagement au lieu dit des « Castors » (24-26) est plus important en soi que les combats près du Pô (34-36) ; il est cependant de même nature, puisqu’il n’aboutit qu’à provoquer le mécontentement des soldats othoniens.

22. Les chapitres 34-36 sont unis au récit de la bataille, puisqu’on trouve en 41, 1 Caecina près du pont décrit en 34, et qu’il est fait allusion en 43, 5 aux Bataves et aux gladiateurs qu’on voit se battre en 35. Signalons à ce propos l’anomalie qui consiste à montrer en 41, 1 Caecina surveillant la construction d’un pont, que Tacite présente achevé en 34, 3-4.

23. On notera que ce sont les deux scènes de combat, qui ne participent pas, pour des raisons différentes, au jeu des symétries. On remarquera cependant, au tableau l, la présence d’Othon en 1 et 4, celle des comoats en 2 et 3.

24. Cf. notes 21, 22, 23.

25. Pendant toute la première bataille, à l’exception de ces 2 moments, personne ne décide jamais quoi que ce soit ; c’est le contraire pendant la seconde bataille.

26. Le contraste est renforcé par le fait qu’on décide, au début, de la guerre, à la fin, de la paix.

27. La fuite unit en effet celui qui avait tort à celui qui avait raison.

28. Par ex., en 33, 39, 1, 40, 2.

29. Si l’on ne tient pas compte de la liaison (34-36), il y a 7 chapitres avant la bataille (31-33 / 37-40) et 7 après (44-50). Mais nous pensons qu’il ne faut pas se fier à la répartition en chapitres. Voir, à cet égard, les difficultés rencontrées par F. Giancotti, Strutture delle monografie di Sallustio e di Tacito, Biblioteca di cultura contemporanea, CVIII, Messine et Florence, 1911, p. 262-263, 355-395. Notons cependant que ce type de composition, caractéristique de l’esthétique romaine, est fréquent sur la Colonne Trajane (tableau XCIII, par ex.) et se rencontre souvent dans les vers virgiliens, pu ex. ; hic viridis tenera praetexit harundine ripas / Mincius, eque sacra resonant examina quercu (Buc., 7, 12-13).

30. Le premier groupe (1-7) décrit le conseil de guerre et les chefs flaviens, le second (8-14) les premiers engagements en Italie du Nord et les conflits qui opposent, dans les deux camps, les chefs à la troupe.

31. Et même 24, si l’on ajoute le conseil de guerre (1-3).

32. Placé à la fin de la bataille (25), le meurtre d’un père par son fils vient accroître l’impression d’horreur. Cf. infra.

33. Les seules indications proposées par le texte se trouvent en 15,5, 15,6, 18,1, 18,2, 18,5, 21,1. Le seul renseignement qu’on en tire est qu’on se trouve entre Bédriac et Crémone, dont on s’approche toujours davantage. On ne connaît jamais, par ailleurs, l’itinéraire des troupes (par ex., en 16,1, 22,1 et même 19,1).

34. On sait seulement qu’il y a des chemins étroits (16,6), une route avec un pont (17,4), (la via Postuniia en 21,3 et peut-être en 23,3 et 25,5), des fossés (21,3) et des arbustes (21,3 et 23,3). Aucun décor cependant derrière le combat des légions (18), ni pendant la nuit (22). En revanche, deux belles évocations de l’espace en 16,1 et 18,1.

35. 5e heure du jour (16,1) - tombée du jour (19,1) - 3e heure de nuit (22,1) - lever du soleil (24,6).

36. L’indication du soleil levant, en fin de chapitre, introduit la fin du développement, dont la 5e heure indiquait le début.

37.19,2 : recentia caede vestigia.

38. Cette motivation des soldats, la seule qu’on puisse trouver dans le texte, s’exprime particulièrement en 19, 4-6.

39. 32,5 : ditem… coloniam.

40. On pense, par ex., à la scène CXXI de la Colonne Trajane, dans laquelle un vieillard tient dans ses bras un jeune homme mourant. Chez Tacite, l’inversion du thème le rend encore plus pathétique.

41. Nous empruntons ces deux expressions à J. Cousin, 246.

42. Comment une telle scène peut-elle se produire au milieu d’une bataille et être remarquée de tous sans arrêter le combat ? Ce n’est pas l’acte cependant qui est invraisemblable, mais sa mise en scène et sa présentation littéraire ; la transposition n’est pas exacte et cette inexactitude est volontaire. Or l’auteur prétend à l’objectivité ; c’est donc que son objectivité se place, non pas dans l’adéquation du récit au fait, mais dans le sens et dans la portée que le récit donne au fait.

43. Factum esse scelus loquuntur faciuntque (25, 11).

44. Cf. note 18.

45. H., 1,3,3 et H., 2, 38, 5.

46. Praecipites exploratores adesse hostem nuntiavere (H., 2, 41, 1).

47. Citus eques adventare hostes… nuntiavit (H., 3, 16, 1).

48. Dum legiones de ordine agminis sortiuntur… (H., 2, 41, 4); dum Antonius quidnam agendum consultat (H., 3, 16, 2).

49. En réalité les chefs othoniens ont peur de leurs soldats : pavidi duces, miles ducibus infensus (H., 2 ;41,6).

50. Seul est nommé, quand il est tué, Orfidius Benignus, légat de la 1ère légion Adjutrix (H., 2, 43, 2). Même absence de chefs lors de l’incendie du Capitole (H., 3, 71,1).

51. Remarquer la place de forte en tête de chapitre (H., 2, 43, 1).

52. S’agissant d’Antonius, voir déjà en 3, 1, puis, dans le combat, en 17,1 et 20,1, et, par opposition, le désarroi de la Rapax sans chef en 18,3.

53. Forte est employé deux fois (H., 2, 43, 1 et H., 3, 18, 3), mais c’est fortuna qui est utilisé pour Antonius (H., 3, 17, 5).

54. Le texte prend ici (H., 3, 21, 3) l’allure d’un pastiche de César et l’ensemble (21, 3-4) se teinte d’humour noir. On peut donc douter que le lever de soleil exprime, comme le dit H. Bardon (Tacite, H., 3, 21-24 - Thucydide, 7, 43-44, Hommages à Max Niedernann, Bruxelles, 1956, p. 37) le triomphe de la ratio ; il est sûr en revanche que la fin du chapitre 24 (soleil) fait contraste avec la fin du chapitre 23 (lune).

55. Voir notamment H., 3, 8, 5.

56. Cf. note 53. Sans doute s’agit-il déjà de la Fortuna de Vespasien.

57. Cf. H., 1, 50, 7.

58. Cf. notes 20, 38, 43, 45, 49, 52, 53.

59. L’importance du rôle joué par la construction est bien Soulignée par M. Fuhrmann, Das Vierkaiserjahr bel Tavitus. Uber den Aufbau des Historien Buch I-III, Philologus, 104, 1960, 250-278, et par E. Schäfer, Domitians Antizipation im vierten Historienbuch des Tacitus, Hermes, 105, 1977, 455-477, qui l’utilise notamment, et à juste titre, pour critiquer (p. 476) les thèses de D. Flach (Tacitus in der Tradition der antiken Geschichtsschreibung, Göttingen, 1973). Le récit des mêmes faits par Plutarque (Othon, 8-18), bien que très proche de celui de Tacite, en est très différent en effet par la structure ; l’originalité et l’habilité de la composition montrent que Tacite domine ses sources et même les interprète (cf. Syme, 181). Il est dommage cependant qu’on ait perdu la Vie de Vitellius. Voir aussi note 3.

60. Cf. notes 14, 29, 40.

61. Cf. J. Cousin, 244.

62. Ainsi pourrait se trouver réintroduite une objectivité, qui ne serait plus celle de l’auteur, mais celle du lecteur "réfléchi". Cf. note 13.

63. Ces techniques se rapprochent en effet de "l’emphasis", définie par Quintilien IX, 2, 64-66 et dont J. Cousin a montré l’utilisation par Tacite (voir notamment p. 244-246).

64. J. Cousin, 244.


Cet article a été publié dans Hommages à Jean Cousin, Rencontres avec l’antiquité classique,
Annales littéraires de l’Université de Besançon, 273, 1983, pp. 159-179.


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