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ÉNÉE ET DIDON AU VINGTIÈME SIÈCLE

LES DÉFAILLANCES DU MYTHE


Ce colloque nous a fait redécouvrir Enée et Didon dans un film et dans quelques romans qui sont de purs produits de notre siècle ; ils sont aussi réapparus dans les rêveries en marge de Jules Lemaître, dans un roman d’Hermann Broch et dans les œuvres d’Ungaretti ou de Léopold Sedar Senghor ; nous savons enfin que, de nos jours encore, Tunis ne les a pas oubliés [1]. Il y a donc une incontestable présence des héros virgiliens dans notre vingtième siècle et le sujet de cette intervention semble du coup paradoxal ou déplacé. Il est pourtant possible de le maintenir.

C’est qu’à y regarder de près la situation n’est pas si claire. Deux points doivent être en effet signalés.

Il est évident, en premier lieu, que la plupart des jeunes gens et des jeunes filles ignorent actuellement jusqu’aux noms d’Enée et de Didon. Le cinéma, la télévision, la bande dessinée, quelquefois le théâtre et aussi, dans une très faible part, le roman, leur ont, un jour ou l’autre, fait connaître Andromaque, Ulysse, Thésée, Œdipe, César ou Spartacus, mais seuls les professeurs leur ont parlé d’Enée ou de Didon, et presque toujours à l’occasion d’une explication du chant IV de l’Enéide. Si le texte n’a pas été choisi, si l’attention s’est trouvée défaillante, si les études latines n’ont pas été entreprises ou trop vite abandonnées, Enée peut quelquefois survivre dans les mémoires, mais Didon se trouve infailliblement engloutie dans le Tartare de l’oubli [2].

Cette situation particulière n’est pas seulement le signe de la misère des temps et du réel recul de toute une culture classique, elle exprime aussi une autre réalité qu’il faut en second lieu souligner.

C’est d’abord que l’histoire d’Enée et de Didon n’a pas produit dans l’ensemble de notre littérature d’œuvres essentielles ou majeures ; elle n’a donc pas été relayée, comme Andromaque ou Thésée, par exemple, par les grands classiques ; elle n’a pas davantage nourri comme Œdipe, Electre ou Antigone, la réflexion d’une époque ; elle ne s’est en fait prêtée, ni à l’invention des grands tragiques [3], ni au ciselage des plus fins poètes, ni à l’imagination des romanciers essentiels. Elle n’est donc mentionnée qu’à titre exceptionnel par un enseignement de la littérature qui ne peut, et sans doute ne doit, s’intéresser qu’à ce qui est exemplaire ou fondamental.

C’est aussi que la part de fiction qu’elle comporte n’est pas assez forte, ou pas assez actuelle, pour inspirer vraiment le talent de ceux qui, de nos jours, filment ou dessinent. Les productions qui, dans ce domaine, s’inspirent de Virgile étant en nombre vraiment réduit [4] et ne se trouvant pas en outre soutenues par l’école ou la culture, l’impact des héros du chant IV est logiquement très faible. Le processus ne peut d’ailleurs que s’accélérer ; ceux des jeunes que nous avons interrogés, s’ils deviennent un jour des créateurs, et même s’ils s’intéressent à l’antiquité, puiseront certainement plutôt leur inspiration dans ce qu’ils connaissent que dans ce qu’ils ignorent presque totalement.

Ainsi se trouve justifié notre propos. Malgré quelques exceptions, Enée et Didon ne sont venus, semble-t-il, à aucun des grands rendez-vous que le vingtième siècle pouvait proposer aux héros de la mythologie gréco-latine. C’est donc à cette absence que nous voudrions un instant réfléchir, en remontant d’abord à la source majeure, c’est-à-dire à Virgile même.

Qu’on nous en excuse ; laissant de côté toute la richesse et toute la magie de la poésie virgilienne, nous ne chercherons, tout au contraire, qu’à disséquer l’œuvre, pour en mettre à jour la trame essentielle et pour la réduire, en quelque sorte, à son squelette narratif.

Le schéma de l’aventure d’Enée et de Didon est, en fait, relativement simple ; il repose, d’un côté sur l’épopée, de l’autre sur la tragédie. A l’épopée se rattachent l’ambiance générale, le cadre légendaire et les interventions divines ; à la tragédie, le rythme d’ensemble, le mouvement du récit et l’évolution des personnages.

D’un point de vue antique, le caractère tragique du récit tient essentiellement au furor de Didon : ses fondements sont posés dès l’exposition du chant l, il éclate dans les péripéties du chant IV et se résoud dans la catastrophe du dénouement. Toutefois, en adoptant un point de vue plus moderne, et pour nous plus commode, nous pourrions dire aussi que l’action se joue en quatre actes : l’arrivée d’Enée à Carthage et la substitution de Cupidon à Iule-Ascagne, le triomphe de l’amour et l’orage pendant la partie de chasse, le bonheur interrompu avec l’intervention de Mercure et les préparatifs de départ, la mort de Didon enfin, quand les bateaux troyens s’éloignent pour toujours [5].

S’il s’interprète aisément en termes théâtraux et dramatiques, le récit demeure cependant fondamentalement épique, dans la mesure où ce sont les éléments propres à l’épopée qui régissent l’action et lui fournissent tous ses principes dynamiques : Vénus et Cupidon déclenchent l’amour chez Didon [6], Vénus et Junon machinent la rencontre des deux amants [7], la Renommée déshonore Didon [8], Jupiter ordonne le départ d’Enée [9], les forces obscures de la magie poussent Didon vers la mort [10] et Iris descend du ciel pour couper le cheveu qui seul la tient à la vie [11].

Même si, comme l’a noté P. Grimal [12], les Dieux laissent à Enée une certaine marge de liberté, la psychologie des deux héros s’inscrit ainsi dans un déterminisme presque total. Si Didon est, successivement et à la fois, pulcherrima, furens et infelix [13], il faut noter qu’elle est surtout saucia [4] et que c’est dans une lucidité totale et pathétique qu’elle vit l’amour qui l’anime, la ronge et la détruit. De ce point de vue, Enée apparaît comme entièrement passif, prêt à raconter ses aventures, prêt à l’amour, prêt à rester, prêt à partir, obéissant et presque frêle, pénétré de pitié tout au plus à la vue des ravages que provoquent sa présence et une passion qu’à vrai dire il n’a sans doute pas voulu faire naître [15].

C’est que sa passivité est une forme d’innocence ; il n’est en fait responsable de rien, ni de la mort de Didon, ni des malédictions qu’elle lance du haut de son bûcher ; les malheurs à venir de Rome, que Virgile annonce ici symboliquement, ne sont dus, ce que Tacite rappellera peut-être [16], qu’aux desseins complexes et à la rage aveugle des dieux.

Le récit poétique et légendaire que l’antiquité lègue à notre siècle comporte ainsi des résonances historiques (celles des guerres à venir entre Carthage et Rome), des données psychologiques (l’image d’une femme détruite par une passion sans espoir), une dimension épique et mythologique et une trame dramatique de facture classique.

Si nous versons maintenant, qu’on nous pardonne l’alchimie de cette image, l’histoire ainsi résumée dans le filtre de nos préoccupations modernes, afin d’en extraire le suc et la substance, il est évident que les composantes épiques ou mythologiques ne passeront pas plus que les éléments proprement historiques.

L’aspect nationaliste de l’aventure carthaginoise du Troyen, dont le fils s’appelle Iule, n’intéresse évidemment plus que les savants, sans provoquer d’ailleurs leur émotion ; les œuvres, éventuellement écrites à partir du mythe, ne peuvent donc plus s’enrichir de cet aspect particulier de la tradition [17].

Les éléments mythologiques auraient cependant pu être sauvés. Notre époque aime en effet à s’entendre raconter les mythes des temps originels et les reçoit volontiers comme thèmes de réflexion [18], comme objets poétiques [19] ou comme purs moyens de rêve et d’évasion [20]. Mais la mythologie dont Virgile entoure Enée et Didon n’est, nous l’avons vu, qu’un des moteurs de l’épopée ; loin de fournir aux modernes ce qu’ils en attendent avant tout, elle leur paraît donc au contraire à la fois inutile et conventionnelle.

Il n’est pas vraiment nécessaire en effet de supposer des dieux pour faire naître l’amour chez une femme, et Catulle, décrivant Ariane, avait déjà peint d’une manière plus moderne le coup de foudre et sa violence [21] ; chez lui, Vénus et Cupidon ne représentent que d’une manière allégorique un amour, dont ils ne sont nullement la cause [22]. Pour faire naître les passions, notre époque, pénétrée de scientisme et de psychologie, se passera donc aussi bien des dieux que Catulle ; elle n’aura pas davantage besoin d’eux pour faire périr Didon, que son malheureux amour peut détruire et brûler, comme les dépressions et les mélancolies, et encore moins pour mettre ensemble dans une grotte isolée l’amante et celui qu’elle désire !

Jugées d’emblée inutiles, les données mythologiques du récit n’en paraîtront de nos jours que plus conventionnelles. Les rencontres et les assemblées de dieux sembleront décrire l’action à l’avance, plutôt que la décider vraiment ; elles feront figure d’ornements grandioses, mais lourds ; elles représenteront, pour le moderne, ce que la mythologie a de pire à ses yeux : une imitation classique et froide de l’archaïsme [23]. C’est que le décor légendaire est chez Virgile inexistant ; il n’est sensible que par une compa raison défavorable avec Homère et se réduit en fait au majestueux frons scaenae [24] des décors augustéens. Evoluant sur un fond d’azur et de colonnes à demi-dressées, Didon elle-même, loin de paraître mythique, est en fait dépourvue de véritable magie. Exilée politique et chef de parti, veuve d’abord fidèle à la mémoire d’un grand homme, fondatrice de ville et constructrice de temples, dont les métopes chantent les grands événements contemporains [25], elle a même une allure moderne qui rend paradoxalement sa passion peu compatible avec les valeurs de notre temps : on ne chante pas les amours d’Eva Peron et notre morale condamne tacitement les remariages, même grecs, des veuves de présidents célèbres. Cléopâtre plus que Médée, furens mais infelix, Didon n’a pas pour nous l’aura mystérieuse de celles qui l’ont précédée dans la geste des amoureuses abandonnées au bord des flots, qu’il s’agisse de Circé ou de Calypso, d’Hypsipile ou d’Ariane.

Des quatre éléments qui composent l’histoire d’Enée et de Didon, deux seulement traversent donc le filtre de nos préoccupations modernes, l’histoire psychologique et la succession dramatique des événements [26]. Mais, ces deux éléments, privés de toute visée historique ou symbolique et de tout dynamisme épique ou mythologique, devront, en quelque sorte, s’appuyer l’un sur l’autre. Or Enée, nous l’avons dit, tenu par sa mission et par son fatum, est relativement inactif ; l’histoire n’est donc plus que celle d’une femme en proie à une déchirante passion pour un homme appelé à sortir de sa vie aussi vite qu’il y était un jour entré.

La substance recueillie par filtrage est ainsi bien fade à nos palais endurcis ; elle le paraîtra d’autant plus que l’antiquité nous propose à côté d’elle des élixirs plus forts et plus séduisants.

Il est certain déjà qu’Hypsipile abandonnée par Jason [27], Ariane abandonnée par Thésée [28] nous tentent bien davantage ; Ariane, parce que son aven ture amoureuse s’inscrit dans le contexte véritablement fabuleux de la Crète et du Minotaure, évidemment plus propice à stimuler notre imagination, comme elle a déjà stimulé celle du Moyen-Age ; Hypsipile, parce que l’île des Lemniennes offre l’occasion d’un récit riche en connotations érotiques, auxquelles nous sommes, on le sait, particulièrement sensibles aujourd’hui. Or le fabuleux et l’érotisme sont à peu près totalement absents du récit virgilien.

Pourvue d’éléments mythologiques imités de l’original, l’aventure carthaginoise d’Enée n’offre pas non plus de scènes propres au développement d’une science-fiction de rêve, telle qu’on la trouve parfois dans les bandes dessinées [29]. Même si la position est semblable, Didon, maudissant, du haut de son bûcher, Enée qui s’enfuit sur la mer, ne peut, comme Polyphème attaquant Ulysse, le bombarder au laser ou au rayon vert et les dieux, d’ailleurs peu nombreux, qui animent l’épopée virgilienne ne peuvent ici mettre en œuvre les ressources d’une robotique ou d’une cybernétique, qui serait le reflet perdu dans le passé d’un avenir dont nous approchons lentement.

L’amour passionné de Didon, qui trahit le souvenir et le culte d’un époux défunt pour se donner à un prestigieux et bel aventurier, nous paraît maintenant presque naturel et ne peut, en aucun cas, nous intéresser autant que l’effroyable malédiction qui pèse sur l’union d’Œdipe et de Jocaste. L’amour de Didon pour Enée n’évoque pas le fonctionnement d’une machine infernale contre laquelle s’aliènent tous les efforts humains [30] et n’est pas davantage porteur d’une partie des mythes et des angoisses de l’inconscient moderne [31].

Didon n’est pas non plus, comme Antigone, Electre ou Oreste, l’incar nation d’une passion qui serait à la fois familiale et politique. Les pères et les mères sont absents de l’histoire et les lois de l’Etat ne sont ni défendues contre toute attente, ni violées par devoir. Nul conflit révélateur n’est ici soulevé, nulle puissance terrestre n’interdit vraiment aux deux héros de s’unir, nul crime n’est à venger, nul crime n’est à commettre, seules veillent les mânes de Sychée, seul est rompu le serment jadis prêté à un mort [32].

Ainsi, la substance même de l’histoire ne touche pas vraiment aux intérêts majeurs de notre temps. Peu intéressant en soi pour nos contemporains, l’amour de Didon pour Enée ne stimule en fait, dans sa version originale, ni notre goût pour l’exotisme, ni notre sens du tragique, ni notre besoin de réalisme, ni notre appréhension de l’inconscient, ni notre réflexion philosophique, poétique, ou politique ; il se trouve donc presque naturellement exclu du roman, du théâtre, du cinéma et de la résurrection des grands mythes. Même le personnage de Didon, si pitoyable soit-il chez Virgile, et peut-être pour cette raison, sera laissé de côté; sans doute pouvait-il vivre encore à l’époque de la Princesse de Clèves ou même à celle de Madame Bovary, mais plus radicalement encore qu’au temps de la Nouvelle Héloïse et de Madame de Merteuil, il disparaît au siècle du Repos du Guerrier.

Pourtant, nous l’avons dit dès le début, Enée et Didon ne sont pas totalement absents du vingtième siècle et leur pâle présence apportera, dans sa diversité même, une preuve à tout ce que nous venons d’avancer.

Notons d’abord qu’on écrit, en France et en Allemagne au moins, des tragédies sur Didon jusqu’aux environs de 1925. Qu’il s’agisse d’Hildebrand [33] , d’ Ausserer [34] ou du français Roumégous, ces œuvres ont un point commun : renonçant à l’historique et au mythologique romains, elles ne peuvent que triturer l’anecdote et les principaux personnages virgiliens, pour en extraire une trame plausible ; cherchant à être modernes dans le ton, mais restant dans la forme d’un classicisme éculé jusqu’au ridicule [35], elles ne sont en fait que les descendantes abâtardies d’un genre littéraire défunt depuis deux siècles. Bien caractéristique est à cet égard le schéma de la Didon en cinq actes et en vers qu’Emilien Roumégous publia en 1923 et dont il ne fit heureusement jouer, au théâtre Récamier, que le dernier acte pour les membres de la Ligue Française de l’Enseignement [36] ; dans cette tragédie, la dernière sans doute, Phrygée, personnage inventé, aime larbas, qui aime Didon, qui aime Enée, qui veut partir ! On voit que l’ombre de Racine rôde dans les coulisses et que le mythe, réduit à son anecdote, ne peut plus reproduire au vingtième siècle qu’une forme dérisoire et totalement surannée [37].

C’est la raison pour laquelle les quatre romans contemporains que Claude Aziza présente par ailleurs, doivent, pour être lisibles, enrichir leur propos en y ajoutant, par exemple, les amours d’Ascagne et de la reine [38] ou les errances de Didon [39] ; ils doivent en outre glisser dans le récit quelques-uns des thèmes modernes, qui font précisément, et d’une manière bien plus naturelle, le succès d’autres mythes ; l’archaïsme, la politique, l’érotisme, la psychanalyse, le féminisme [40] y figurent donc maintenant à part entière et leur présence démontre a contrario que l’histoire originelle n’était plus du tout suffisante.

Plus proche de nous encore, puisque ce film a été projeté pour la première fois à Paris le huit décembre 1988 [41], la Didone non è morta de Lina Mangiacapre est en revanche une réussite ; l’auteur y adopte en effet le seul point de vue qui nous reste actuellement accessible, celui de la poésie, que nous avions tout à l’heure laissé de côté. A cet égard toutefois, l’œuvre nous semble être par l’image, le son et la couleur un brillant commentaire du texte de Virgile plutôt que son adaptation véritable ; il faut en outre noter que la mythologie est, ici comme ailleurs, abandonnée et que l’introduction et la conclusion ont été renforcées d’éléments délibérement contemporains.

Oserons-nous cependant faire un pas de plus ? Ce que nous montrent aussi la diversité de ces œuvres contemporaines, c’est que, contrairement à Œdipe, Antigone ou Electre, Enée et Didon nous offrent une intrigue d’autant plus réutilisable qu’elle est au fond plus simple et plus banale. Naissance de l’amour, rencontre dans une grotte, annonce du départ, suicide et catastrophe finale, ces éléments peuvent être interprétés de mille manières différentes, et Adrianne Roberts-Baytop avait en effet raison de parler d’une reine à l’infinie variété littéraire [42].

Que de coups de foudre en effet dans nos romans et nos films, que d’orages ou d’incidents semblables contribuant à réunir, loin de tous les autres, ceux qui sont destinés à des amours heureuses ou tragiques, du porche accueillant dans Quatorze Juillet de René Clair, à l’automobile d’Un Homme et une Femme de Claude Lelouch, en passant par l’affreuse cabane de la Seconde Histoire de Mouchette et, pourquoi pas ? par le « coin de parapluie » de Brassens ! Les hésitations des conservateurs de musées [43] nous ont montré par ailleurs que, dans ce genre de scènes trop répandues, Enée ne se distingue pas nécessairement d’Antoine, ni Didon de Cléopâtre !

Un homme arrive, venu d’ailleurs, une femme en tombe éperdument amoureuse, il doit partir, elle en meurt. N’est-ce pas là un schéma que notre littérature et notre cinéma ne cessent de reprendre avec une infinie variété de formes et de dénouements, du Grand Meaulnes peut-être, à Mes Nuits sont plus belles que vos Jours de Raphaelle Billetdoux, en passant par tant d’ouvrages à l’eau de rose et tant de romans policiers, dans lesquels un héros toujours vainqueur doit sacrifier celle qui l’aime à la mission dont il est chargé par des puissances plus fortes que lui ?

Si Enée et Didon ne sont, de nos jours, pratiquement plus nulle part, c’est peut-être que, pour le meilleur et pour le pire, ils sont en fait presque partout.

En 1922, Camille Senne, prononçant une conférence avant la représentation du cinquième acte de la Didon d’Emilien Roumégous, notait que les professeurs n’expliquent plus guère dans Virgile que le chant IV et ajoutait : l’épopée des conquistadores est devenue banale ; l’intérêt nationaliste s’est évanoui avec la grandeur romaine. En revanche, le roman de passion est éternel et fournira une matière inépuisable aux poètes jusqu’à la consommation des siècles [44].

Le roman de passion est éternel, c’est vrai, mais, de nos jours, il ne le doit sans doute plus à Virgile.

Bourdon Enée Didon

Sébastien Bourdon – Les adieux de Didon et Énée (v. 165).
Musée des Beaux-Arts, Rouen.


NOTES

1. Voir dans ce volume les communications de Claude Aziza, Georges Devallet, Pierre Duroisin, Giovanna Biffino-Galimberti, Azzedine Guellouz et Alya Baccar.

2. Les résultats d’un sondage, rapide et sans valeur scientifique, organisé récemment dans des collèges, lycées et universités du Doubs, du Loiret et des Alpes-Maritimes, sont à cet égard tout à fait révélateurs. A la question Connaissez-vous les personnages suivants : Ulysse, Enée, Moïse, Andromaque, Spartacus, Don Juan, Goliath, Œdipe, Didon, Thésée, Electre ? Enée et Didon viennent très nettement en queue. On connaît quelquefois Enée, pratiquement jamais Didon. Cette connaissance est nulle dans les collèges, où, l’orthographe aidant, on prend souvent Enée pour une femme et Didon pour un homme. Elle est un peu meilleure dans les lycées et les facultés, sans qu’il soit possible d’établir une nette différence entre la terminale et la licence. On ne connaît donc un peu ces deux personnages qu’à partir de 16-17 ans, exceptionnellement avant et, dans ce dernier cas, toujours par l’ouvrage de G. Chandon, Contes et légendes tirés de l’Enéide (Paris, 1962).

3. Le colloque a cependant révélé l’existence, au XVIIe siècle surtout, de nombreuses tragédies, dont certaines mériteraient certainement de sortir de l’oubli.

4. Voir, dans ce volume, la communication de Michel Eloy.

5. Voir A. Schmitz, Quelques aspects du personnage de Didon chez Virgile, Latomus, 92, 1968, 37-39 et, dans ce volume, la communication d’André Arcellaschi.

6. Aen., l, 657-722.

7. Aen., 4, 90-128.

8. Aen., 4, 173-197.

9. Aen., 4, 219-237.

10. Aen., 4, 450-473.

11. Aen., 4, 693-705.

12. Voir, dans ce volume, la communication de P. Grimal.

13. A. Schmitz, op. cit., p. 32.

14. Aen., 4, 1-2.

15. Aen., 6, 460 (invitus), 476 (miseratur).

16. Tac., Hist., l, 3, 3.

17. Le film de Lina Mangiacapre y fait cependant une brève allusion.

18. On peut penser, par exemple, à André Suarès, à Camus, à Sartre, à Michel Serres.

19. On pense à Rilke, à Valéry, Cocteau, Anouilh, etc.

20. On pense aux récits et légendes tirés de l’antiquité, aux "peplums", aux bandes dessinées, aux réinterprétations que nous proposent les téléfilms italiens, américains ou… japonais.

21. Cat., 64, 91-93.

22. Id., 94-102.

23. Elles ont fait en revanche le succès de ce thème dans les livrets d’opéra et ne sont évidemment dans ce cas qu’un prétexte au décor et à la musique.

24. Voir, dans ce volume, les communications de Pierre Grimal et André Arcellaschi.

25. Aen., l, 441-508.

26. On verra plus bas que la plupart des œuvres modernes consacrées à ce sujet ne retiennent en effet que ces deux points.

27. Apollonios de Rhodes, Argonautiques, l, 609-921.

28. Cat., 64, 52-201.

29. Voir, par exemple, Lob et Michard, Ulysse, Glénat, Paris 1981 et Alain Malissard, « De la mythologie antique à la science-fiction contemporaine, ou sommes-nous tous des dieux ? A propos de l’Ulysse de Lob et Pichard », La mythologie, clef de lecture du monde classique, Caesarodunum, 21 bis, 1986, p. 591-606.

30. Il ne peut donc inspirer une pièce comme La Machine Infernale de Jean Cocteau, ni un roman comme Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet.

31. Outre le célèbre complexe d’Œdipe, on sait que, pour illustrer ses théories, la psychanalyse s’appuie très fréquemment sur les mythes antiques. Voir, par exemple, D. Anzieu, F. Carapanos, J. Gillibert, A. Green, N. Nicolaidis, A. Potamianou, Psychanalyse et culture grecque, Paris, 1980.

32. Aen., 4, 15-29.

33. G. Hildebrand, Dido, 1909.

34. A. Ausserer, Dido, die Gründerin von Carthago, 1912.

35. Quand, par exemple, à l’acte deux de la Didon de Roumégous, larbas hésite à tuer Enée, il adresse à son épée ces vers inoubliables : Cependant mon épée dans ma main redoutable / Tressaille de commettre un crime inexcusable. (à l’épée) Je te sens révoltée. Est-ce que tu me fuis ? Et Phrynée, qui le voit, commente : Il porte sur le front une telle détresse / Que dans mon sein je sens la douleur qui m’oppresse.

36. Emilien Roumégous, Didon, Paris, 1923. La représentation a été donnée en février 1922 ; le choix du public nous paraît très caractéristique : il s’agit d’initiés et de fidèles.

37. Parlant des adaptations allemandes de Didon, E. Semrau (Dido in der deutschen Dichtung, Berlin, 1930) écrivait déjà que le mythe n’avait pas trouvé en Allemagne un haut niveau d’interprétation et n’avait inspiré que des poètes de second ou troisième rang.

38. D. Lockie, L’amour d’une reine, Paris, 1982.

39. F. Slaughter, Le sang du dragon, Paris, 1965 ; F. Mellah, Elissa, la reine vagabonde, Paris, 1988.

40. J. Kelen, Les reines noires : Didon, Salomé, la Reine de Saba, Paris, 1987.

41. Achevé en 1988, le film a été projeté à Paris à l’occasion du colloque.

42. Adrianne Roberts-Baytop, Dido, queen of infinite literary variety : the english Renaissance borrowings and influences, Salzburg, 1974.

43. Voir, dans ce volume, la communication de Michel Hano.

44. Préface à la Didon d’Emilien Roumégous, Paris, 1923


Cet article a été publié dans Actes du colloque international Enée et Didon. Naissance, fonctionnement et survie d’un couple mythique (Paris, 6-9 décembre 1988), Paris, 1990, p. 173-180.


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