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L’EAU ET LE POUVOIR AU TEMPS DE L’EMPIRE ROMAIN


Résumé

La conquête romaine n'est pas seulement militaire. Si, dans les régions qu'ils soumettent, les Romains créent de nouvelles structures urbaines dominées par les capitoles, ils introduisent aussi des habitudes que Tacite évoque, par exemple, dans l'Agricola [2] : peu à peu on se laissa séduire par nos vices, par le goût des portiques, des bains et des festins raffinés. A côté des constructions et des habitudes alimentaires, l'eau est en effet toujours présente comme agent de civilisation et peut-être d'asservissement. L'extraordinaire multiplication des monuments des eaux est le résultat d'une volonté politique qui a cherché d'abord, au temps de la République, à satisfaire les besoins d'une ville en plein développement; utilisant sa richesse et les progrès de la technique, l'Empire a pu procurer plaisirs et loisirs à un peuple soumis, mais il a dû répondre ensuite et sans cesse aux besoins qu'il avait lui-même suscités. On est progressivement passé de l'utilitas, à la voluptas et à la démesure.



L'UTILITAS RÉPUBLICAINE

La République a fait construire trois aqueducs, le premier en -312, les deux autres en -272 et -144, et ces constructions sont manifestement liées à la conquête et aux énormes profits qu'elle procure à l'Etat. C'est, par exemple, après la destruction de Carthage, en -146, qu'est installé, en -144, le plus important des trois aqueducs, l'aqua Marcia. De l'un à l'autre, les progrès sont remarquables, puisque l'on passe d'un débit théorique de 74000 m3 pour le premier [3] à un débit de 190000 m3 pour le troisième. Ce spectaculaire accroissement des rendements marque déjà l'apparition d'un esprit nouveau dans le système républicain. L'image du vieux romain austère, puisant l'eau de la rivière ou la tirant d'un puits, s'efface au profit d'une vision plus citadine: celle d'un homme ou d'une femme emplissant leur amphore ou leur seau de l'eau d'une fontaine.

En dotant Rome de ses premiers aqueducs, le pouvoir républicain entreprenait en fait de placer la Ville à la hauteur de ses conquêtes et créait un nouvel urbanisme dans lequel l'eau était appelée à tenir un rôle primordial. Il s'agissait cependant toujours d'utilité publique plutôt que de confort individuel et la gestion répond alors à des normes très précises: l'eau est publique, c'est l'aqua publica, c'est-à-dire qu'elle appartient au peuple et n'est destinée qu'à l'alimentation des fontaines qu'on installe en même temps dans les rues. Elle ne peut donc être concédée à des particuliers que dans des conditions bien définies; seul peut être en effet accordé l'usage des eaux de trop-plein, les aquae caducae, qui coulent par-dessus le bassin des fontaines et qui se trouvent ainsi sans possesseur et sans immédiate utilité; ne peuvent en outre en profiter que les propriétaires de bains ou de blanchisseries qui doivent s'acquitter d'une redevance et les transporter à leurs frais. Même ainsi livrée à des particuliers, l'eau reste de la sorte à la disposition de tous, puisqu'elle enrichit le domaine public et sert à des activités dont chacun peut profiter.

Cependant, mais à titre exceptionnel et après accord du Sénat, l'eau peut être gratuitement conduite aux maisons de certains citoyens méritants. Là encore, et malgré les apparences, elle conserve son caractère public et commun: le peuple dispose en effet d'un bien qui lui appartient en propre et dont il use comme d'une récompense assez semblable dans l'esprit à celle du Prytanée dans lequel la démocratie athénienne pouvait nourrir et loger à vie certains de ses grands hommes.

Sur le parcours de l'aqueduc, la réglementation républicaine était de même nature: certains propriétaires pouvaient éventuellement tirer de l'eau, à condition toutefois de ne recueillir que ce qui coulait des fissures ou de ne la prendre qu'à la source et aux bassins qui se trouvaient à l'air libre. Les quantités récupérables étaient donc assez faibles et les amendes importantes en cas de fraude: 100000 sesterces pour une irrigation ou une tentative d'irrigation, même commise par un esclave pourtant jugé irresponsable.

Ces grands principes étaient bien ceux d'un pouvoir qui se voulait au seul service du peuple et ne gérait les affaires que dans l'intérêt de la communauté. Quelques signes portent cependant déjà la marque de l'évolution à venir. Les censeurs [4] Appius Claudius Caecus et Caius Plantus Venox décidèrent par exemple, ensemble et conformément à la loi, d'ouvrir une route vers le sud et de construire le premier des aqueducs romains, mais Appius Claudius n'hésita pas à duper Plantus en annonçant la fin de leur mandat et en faisant ainsi démissionner son collègue. Resté seul en charge, il put, grâce à cette manœuvre hautement politicienne, donner son propre nom à leurs deux grandes réalisations communes: l'aqueduc s'appela aqua Appia, la route s'appelle encore via Appia. De même les descendants du préteur Marcius Rex, qui avait donné son nom au troisième aqueduc, l'aqua Marcia, firent reconnaître à leur famille le droit de l'entretenir.

On voit ainsi que la construction des aqueducs est, dès l’époque républicaine, un moyen de promotion personnelle et que leur entretien peut passer de l'Etat à de riches particuliers, ce qui est une des premières manifestations de cet évergétisme [5] que l'empire se réservera dans la Ville, mais qu'il encouragera systématiquement dans les provinces.

AGRIPPA OU LA TRANSITION

L'Empire, qui naît en -27, va d'abord restaurer et consolider les apports républicains mis à mal par des années de guerre civile, et la transition entre la République et l'Empire sera brillamment assurée par Marcus Vipsanius Agrippa, compagnon fidèle et gendre d'Octave-Auguste. En -33, six ans avant l'instauration du principat, Agrippa accepte en effet de devenir édile, alors qu'il avait été consul, c'est-à-dire de revenir à un rang bien inférieur, afin de pouvoir prendre en main la gestion des eaux de Rome, mission qu'il assumera avec beaucoup d'autres jusqu'à sa mort en -12.

Trois traits marquent nettement la grande œuvre d'Agrippa.

Le principe d'utilité publique demeure prioritaire et l'alimentation en eau de Rome est renforcée par la densification du réseau et par la construction d'un nouvel aqueduc d'importance moyenne, l'aqua Julia.

Cependant, si le principe d'utilité publique reste prioritaire, les notions de confort, d'esthétique et de plaisir font en même temps leur apparition. C'est ainsi que les premières fontaines décoratives se dressent maintenant à côté des points d'eau ordinaires et que l'on entreprend la mise en place d'un bassin spécial uniquement destiné aux naumachies, c'est-à-dire à la reconstitution spectaculaire de grandes batailles navales. En même temps, Agrippa réaménage le Champ de Mars en y installant une vaste pièce d'eau, des portiques et le premier bâtiment méritant le nom de thermes. Surtout, il fait ouvrir ou restaurer près de deux cents établissements de bains qu'il met gratuitement à la disposition du peuple en les prenant entièrement à sa charge.

Pour répondre, au moins partiellement, à ces nouveaux besoins, un autre aqueduc est construit, l'aqua Virgo, qui fournit essentiellement l'eau nécessaire aux installations du Champ de Mars. Cette dernière adduction est administrée par une équipe spéciale, la familia propria, qui, comme son nom l'indique, appartient à Agrippa et ne dépend que de lui. L'aqueduc devient ainsi la propriété de celui qui le fait construire ; même s'il sert à, tous, il n'appartient qu'à un seul; il passe de la res publica au princeps, de l'Etat à celui qui dirige l'Etat. A la mort d'Agrippa, la loi de 11 av. J.C. créera un véritable ministère des eaux, la cura aquarum publicarum, dont le fonctionnement sera assuré par la familia propria, devenue équipe impériale, et le financement directement garanti par le fiscus [7].

On voit qu'avec Agrippa la politique de l'eau change nettement de direction. Le pouvoir assure le nécessaire, propose quelque chose en plus et se donne à titre personnel les moyens de réussir en créant ses propres aqueducs. La voie de la politique impériale est ouverte: on ne se contentera plus de répondre aux besoins, on en créera de nouveaux pour se rendre populaire en les satisfaisant. Dès l'an 2 ap. J.C., Auguste fera construire un aqueduc uniquement destiné à l'alimentation de sa naumachie [8].

En s'inspirant des traditions républicaines et en les resserrant autour du prince, l'édilité d'Agrippa avait en fait mis en place un nouveau système administratif et surtout une nouvelle conception qui deviendrait, jusqu'à l'extrême, celle de l'Empire. En 52 ap. J.-C., les deux aqueducs inaugurés par l'empereur Claude, l'Anio novus et l'aqua Claudia, apportent à eux seuls autant d'eau que tous les autres réunis. Avec cet énorme accroissement des débits, l'évolution se confirme et le pouvoir s'engage dans une gestion de l'eau qui organise, à Rome et dans les provinces, les loisirs et les plaisirs du peuple. On passe de l'utilitas à la voluptas.

UNE POLITIQUE DE LA VOLUPTAS

À la fin du Ier siècle toutes les villes importantes sont, comme Rome, équipées d'aqueducs. L'eau coule aux fontaines publiques et ruisselle dans les nymphées splendidement décorés; elle emplit les cuves des foulons, nettoie les latrines et purge les égouts. La vie, l'hygiène et la sécurité sont partout assurées. La fin du Ier siècle voit aussi s'élever les grands thermes, qui, après l'abandon des naumachies, trop répétitives, trop coûteuses ou politiquement gênantes, vont devenir un instrument essentiel du pouvoir impérial.

Ce type d'établissement, d'origine grecque, existait déjà, mais à une échelle restreinte, en Italie du sud, à Herculanum ou à Pompéi par exemple, mais l'abondance des eaux, les progrès de la construction et surtout la volonté du pouvoir impérial vont leur donner une ampleur considérable.

Il s'agit de très grands établissements de bains dans lesquels on passe, après s'être dévêtu dans l'apodyterium, d'une salle tiède (tepidarium) à une salle chaude (caldarium), avant de revenir à une salle froide (frigidarium) équipée le plus souvent d'une vaste piscine. A Rome, on l'a dit, les premiers thermes, de dimensions encore modestes, ont été construits par Agrippa, Néron en lnstalle de plus importants, Titus ensuite, mais le modèle canonique est fourni par Trajan, qui établit symboliquement les siens sur les ruines et l'emplacement de la Maison Dorée néronienne.

Le tepidarium, le caldarium et la grande piscine du frigidarium, encore appelé aula ou basilica, forment désormais un bâtiment compact et cohérent qui comporte, à droite et à gauche des trois salles traditionnelles et symétriquement, des vestiaires, des étuves sèches et des pièces utilisées pour les massages, les soins esthétiques ou le repos. Le balnéaire et ses annexes se dressent en outre au cœur d'une extraordinaire composition de jardins, d'exèdres, de portiques et de palestres en plein air. Enfermé dans une enceinte à quatre portes monumentales, l'ensemble peut accueillir chaque jour des milliers de visiteurs et se présente comme un immense et féerique monde à part.

C'est d'un monde à part en effet qu'il s'agit, car les thermes offrent bien autre chose que de l'eau et des bains. Ils constituent une sorte de microcosme des loisirs dans lequel les baignoires et les piscines abolissent toutes les hiérarchies sociales. On y trouve l'occasion de se rencontrer, de pratiquer des sports, de se détendre en contemplant les œuvres d'art installées dans la basilica, de fréquenter la bibliothèque ou d'écouter des conférences et des concerts, l'occasion en fait d'être un instant ailleurs et d'oublier pour un temps les tracas et les difficultés de la vie quotidienne.

Surtout, enfermés dans leurs murs et protégés comme par un limes [9], les thermes, comparables, dit un auteur, à des provinces, offrent délibérément une sorte de reflet d'un monde idéal, avec ses villes, figurées par les bâtiments en dur, ses campagnes et ses montagnes, figurées par les bassins, les canaux, les jardins et la profusion des mosaïques et des œuvres d'art. L'organisation des thermes exprime ainsi symboliquement l'ordre d'un monde administré et protégé par un pouvoir autoritaire et bienveillant qui peut en outre en reproduire à volonté les agréments et les bienfaits.

En construisant ces palais du peuple, auxquels il donne toujours son nom, l'empereur magnifie son pouvoir et se présente comme le maître tout puissant de l'univers. Déjà capable de soumettre à sa volonté les animaux sauvages et dangereux qu'il produit dans les amphithéâtres, il se montre aussi capable de dominer la nature en maîtrisant les feux qui ronflent dans les fours, en amenant les fleuves en ville et en soumettant l'eau aux plaisirs et aux agréments de son peuple. Maître de l'eau, l'empereur-dieu assure à la fois la vie et les plaisirs de la vie. Dans les thermes, il n'occupe pas seulement l'espace, il annexe aussi le temps: il crée des habitudes et des besoins dont la satisfaction lui assure l'ordre et la paix sociale.

Fonctionnant comme un véritable service public permanent et quasiment gratuit, les thermes installèrent rapidement dans toute l'étendue de l'Empire une pratique et un art de vivre qui étaient ceux de Rome et de l'Italie, centres du pouvoir. Plus efficacement que les spectacles et que les jeux, plus facilement que la langue, ils contribuèrent à assurer l'unité de l'Empire et la stabilité du pouvoir central en diffusant partout un message de paix, de puissance et de bien-être. L'eau devint de la sorte un puissant instrument de romanisation. Pour reprendre, en la complétant, la célèbre formule de Juvénal, le peuple ne cessa plus de réclamer panem, aquam et circenses, du pain, de l'eau et des jeux.

Qu'il s'agisse de fontaines décoratives ou d'immenses établissements luxueux et coûteux, le pouvoir impérial se présentait ainsi comme un bienfaiteur et pratiquait un évergétisme qui devait lui attirer la reconnaissance des peuples soumis et privés de liberté. Les loisirs du peuple justifiaient en fait les droits du prince.

Dans les provinces, la politique de l'eau permettait aussi de rallier les élites enrichies qui participaient à la vie collective en consacrant une partie de leur fortune à l'embellissement de la cité et s'y trouvaient ainsi reconnues comme bienfaiteurs, au même titre que l'empereur à Rome. Mise à part une personnalité comme Hérode Atticus, la plupart des grands notables ne pouvaient construire ni aqueducs ni thermes et ces grandes réalisations restèrent toujours l'apanage du pouvoir central; ils pouvaient cependant offrir des fontaines monumentales, des bassins décorés ou même, à Sens par exemple, la façade des thermes. Comme celle des empereurs, la générosité du donateur était toujours rappelée sur une plaque indiquant que les travaux avaient été réalisés à ses frais. A côté du grand évergétisme impérial, l'évergétisme local contribuait aussi à l'équilibre de l'Empire en permettant au pouvoir central de bénéficier à la fois des faveurs de la plèbe et du ralliement des élites.

LA DÉRIVE D'UNE POLITIQUE

Une fois mise en place, et comme emportée par l'accroissement des populations et des besoins, la politique de l'eau parut cependant si profitable qu'elle en devint systématique. C'est la raison pour laquelle, à la chute des Flaviens en 96, et dans une grave crise économique, le premier des Antonins, Nerva, eut comme immédiate préoccupation de faire établir ce qu'on appellerait maintenant un audit des eaux de Rome. La tâche fut confiée à un haut fonctionnaire intègre et consciencieux, Sextus Julius Frontinus, qui mena l'enquête avec diligence et produisit un rapport accablant pour les deux dynasties précédentes. Ce document, qui fut rendu public en 98 et nous est parvenu sous le titre de Aquaeductu Urbis Romae, relevait en fait un certain nombre de graves anomalies: d'un point de vue technique, mauvais entretien des aqueducs, d'un point de vue administratif, détournement du personnel public à des tâches privées, présence d'agents rétribués par le service des eaux mais employés ailleurs, détournements de taxes et de fonds. Mais le rapport dénonçait surtout toute une série de fraudes qui entraient évidemment en contradiction avec les principes fondamentaux que la République avait édictés et dont le nouveau pouvoir désirait, au moins théoriquement, se rapprocher: l'eau, appartenant en principe à tous, était fréquemment détournée pour des usages privés grâce à la complicité des agents du service des eaux qui acceptaient, moyennement récompense, de pratiquer des piqûres sur les canalisations publiques.

Trajan, qui succéda à Nerva en 98, suivit certainement les conseils de Frontin et les conclusions de son rapport: il réprima les abus, remit certaines des lois anciennes en vigueur, punit les fraudeurs et réforma pour longtemps la cura aquarum. Il profita cependant aussi de la réforme pour affirmer la mainmise impériale sur les eaux en autorisant les concessions à des particuliers; ces derniers devaient cependant en faire la demande à l'empereur qui acceptait ou refusait selon son bon vouloir et la qualité des demandeurs. Comme celle du peuple, l’eau des familiers autorisés devenait ainsi le don bienveillant du prince à ses fidèles et loyaux sujets. Après Agrippa, Claude et Titus, Trajan avait en effet parfaitement compris tout le profit que le pouvoir pouvait tirer de l'abondance des eaux et des plaisirs d'un peuple toujours privé de liberté démocratique.

C'est pourquoi sans doute il fit construire en 109, après sa victoire sur les Daces, à la fois les grands thermes et un nouvel aqueduc, l'aqua Traiana, qui permit d'alimenter certains quartiers encore défavorisés de Rome, comme le Trastevere.

Ce retour à une politique de construction, qui s'explique par la fin de la crise économique obtenue grâce à l'arrivée de l'or pris aux Daces, marque l'apogée de la politique des eaux mais est aussi le premier signe d'une dérive très caractéristique.

Au IIIe siècle l'Empire s'affaiblit, son unité se défait, son intégrité est mise en péril par les pressions barbares et le pouvoir semble ne plus pouvoir se défendre que par la construction de nouveaux monuments des eaux. Caracalla fait construire en 216 des thermes gigantesques [10], encore bien visibles à Rome et qu'alimente une dérivation de l'aqua Marcia. Alexandre Sévère dresse en 226 un dernier aqueduc particulièrement élégant qui n'alimente plus que les thermes qu'il fait établir par-dessus ceux que Néron avait installés [11]. Dioclétien enfin, au moment même où le pouvoir se partage entre deux Augustes et deux Césars dont aucun ne réside [12] à Rome, construit vers 300 les derniers et les plus vastes de tous [13] ; il les dédie « à ses chers Romains », qu'il connaît à peine puisqu'il siège en permanence à Split ou à Nicomédie.

Ces dernières constructions sont peu utiles, mais elles ont une valeur de symbole. Leurs dimensions, leur élégance ou leur gratuité servent en effet de force. Elles disent la grandeur et la richesse de Rome et suggèrent l'idée que la Ville peut encore tirer d'elle-même d'importantes ressources. Elles font croire à la puissance et à l'éternité d'un Empire qui pourtant se délite; seul en effet un pouvoir riche et sûr de lui peut élever ainsi des monuments splendides et sans autre objet que ses plaisirs; elles créent l'ilfusion d'une force qui n'agit que par la beauté. A cette époque, il y avait à Rome 12 grands thermes, 950 établissements de bains, 1352 fontaines monumentales et les canaux d'aqueducs s'enchevêtraient et se superposaient à l'entrée de la Ville; en reproduisant sans trêve les monuments qui avaient le mieux exprimé l'extension de sa puissance, l'Empire se noyait dans sa propre politique et cherchait encore l'éternité dans l'écoulement continu des eaux.

La grande politique de l'Empire romain unit ainsi curieusement deux éléments qui paraissent l'un et l'autre msaisissables : l'eau et le pouvoir. C'est maintenant dans le marbre sec des grandes fontaines, dans les murs gigantesques, les mosaïques et les pavements des grands thermes, dans les canaux vides et les hautes arcades des aqueducs que Rome reste pour nous la plus présente: l'eau et le pouvoir se sont figés dans la pierre.

 


DISCUSSION


Bernard Bonneviot: La quantité d'eau arrivant à Rome en 52 ap. J.C. est du même ordre de grandeur que celle qui est actuellement distribuée à Paris "intra muros" pour une population qui est environ cinq fois plus importante. Il est à noter que ce sont les Gaulois qui ont inventé le savon; à Rome on se grattait pour se nettoyer.

Alain Malissard: En effet, mais le principe de distribution n'est pas le même. À Rome l'eau coule sans arrêt dans les fontaines publiques et se déverse ensuite dans le grand égout qu'elle contribue à entretenir et à purger. On se gratte en effet avec le strigile qui est un instrument d'origine grecque essentiellement utilisé par les sportifs qui doivent enlever de leur corps l'huile dont ils se sont enduits et la poussière qui y adhère. Pour se laver, au sens courant du mot, on utilise une substance végétale, la racine de saponaire. Les saponarii, marchands de savon, ne sont attestés à Rome qu'à partir du IVe siècle.

Pierre Bonnaire : Dans le rapport de Frontin, existe-t-il des données sur la ressource en eau? Des données qui pourraient nous donner une idée du climat?

Alain Malissard: Non. Frontin ne s'intéresse en quelque sorte qu'à l'eau qui circule dans Rome et qu'à sa gestion. La question de la ressource n'est pas posée. Elle ne l'est pas davantage par Vitruve ou Pline l'Ancien.

Henri Dransard: Vous nous avez parlé de l'importance des ouvrages construits pour l'amenée de l'eau. Qu'en était-il pour son évacuation?

Alain Malissard: C'est un vaste problème. Pour faire simple, disons qu'il existe, à partir de l'époque impériale, deux types de villes: les cités "modernes" qui sont équipées d'égouts et les villes plus anciennes qui n'en disposent pas. Dans les villes anciennes, l'eau de trop-plein s'écoule dans la rue pour être rejetée dans un fleuve ou dans la mer. Le cas de Pompéi est à cet égard très caractéristique; ville ancienne dotée d'un aqueduc à l'époque d'Auguste, l'aqueduc de Serino, elle ne comportait pas d'égout et toutes les eaux usées, produites par les foulons, les thermes ou les latrines publiques et privées, s'épanchaient dans les rues jusqu'au Forum; ce n'est qu'à partir du Forum que des canalisations souterraines conduisaient les eaux jusqu'à la mer; cette situation explique qu'on ait fait placer, en travers des voies, ces larges blocs de pierre, suffisamment espacés pour ne pas entraver le passage des chariots, qui permettaient aux passants de traverser sans se tremper les pieds dans un mélange peu ragoûtant. Dans les villes construites à partir du 1er siècle ap. J.C., l'égout est en revanche toujours prévu en même temps que l'aqueduc et le tracé des voies; c'est le cas, par exemple, à Saint-Romain-en-Gal. Rome, ville ancienne, est un cas particulier, puisque le grand égout, la cloaca maxima, avait été construit vers la fin de l'époque royale au VIe siècle avant J.C. C'est que les premiers habitants s'étaient installés sur des collines qui dominaient un site rendu marécageux par le cours irrégulier du Tibre; pour étendre la ville dans la plaine qui allait devenir le Forum, il avait été nécessaire de drainer tout l'espace et ce travail avait été effectué par les Etrusques, qui était d'excellents constructeurs, d'où l'attribution du grand égout aux rois étrusques, les Tarquins.

Georges Lienhardt: À propos de "l'abonnement" par écoulement libre, je rappelle que ce principe existait encore il y a juste quelques décennies à Marseille. Le coût de l'abonnement était fonction du diamètre de la buse. Est-ce là un héritage direct comme tant d'autres des Romains?

Alain Malissard: Oui. Ce système était une survivance du système antique. Les Romains contrôlaient en effet la quantité d'eau délivrée au moyen d'une prise de bronze calibrée, poinçonnée par le service des eaux et nommée calix, qu'on adaptait au conduit ou au réservoir et qui réglait le débit. C'est ce calix qui était à l'origine de certaines fraudes dénoncées par Frontin : moyennant récompense les fontainiers acceptaient de placer un calix d'un calibre supérieur à celui qu'ils déclaraient officiellement.

Georges Lienhardt: Ce n'est pas l'objet de la conférence, mais peut-on avoir une idée de la ressource. Où les Romains puisent-iIs cette eau qui ne peut arriver à Rome que par gravité et d'après la longueur des aqueducs, au maximum à une centaine de kilomètres?

Alain Malissard: Pour tous les aqueducs jusqu'à Trajan l'eau provient du fleuve Anio. L'aqueduc de Trajan conduit l'eau à partir du lac de Braciano, à l'ouest de Rome; celui de Sévère Alexandre la prend sur les pentes des Monts Albains.

Georges Lienhardt: Les naumachies devaient être l'occasion d'un gâchis considérable. Comment étanchéiser les arénes que l'on transformait en lac?

Alain Malissard: La naumachie d'Auguste est un bassin, comparable à une vaste piscine et probablement étanchéisé, comme les citernes, au mortier rouge (opus signinum). Les amphithéâtres n'ont probablement jamais été utilisés pour des naumachies. Au Colisée, elles n'ont pu être données que lorsque l'arena, c'est-à-dire la piste, n'était pas encore complètement installée. Quand l'édifice a été terminé, il est devenu impossible de le remplir et de le vider. En outre on pense maintenant de plus en plus que ces combats navals se déroulaient dans peu d'eau et ne comportaient pas l'intervention de vrais bateaux; il s'agissait plutôt de décors ou de machineries de théâtre.

Jacques-Henri Bauchy : Quid de la valorisation sacrale des eaux gallo-romaines?

Alain Malissard: Il n'est pas possible d'entrer ici dans les détails de ce très vaste sujet. Disons seulement que cette valorisation des eaux sacrales est à l'origine d'un bon nombre de nos stations thermales et qu'elle a été aussi un facteur de résistance à la romanisation; c'est la raison pour laquelle les noms des dieux gaulois comme Burbo, Luxio, Lucho se sont maintenus jusqu'à nos jours (Bourbon, Luchon, Luxeuil) à côté des noms d'origine latine (Aix, Aigues, Dax).

Pierre Gillardot: Quelle était la qualité de l'eau distribuée à partir des aqueducs?

Alain Malissard: L'eau distribuée était l'eau du fleuve Anio, certainement peu pollué, surtout si on le compare au Tibre. L'aqueduc de Trajan ne prenait pas l'eau directement dans le lac de Braciano, mais dans les sources voisines. Selon Pline l'Ancien et Frontin, l'eau de l'aqua Marcia était particulièrement pure et Frontin s'indigne de voir que l'impéritie et la négligence des fontainiers conduisent à la mélanger, lors de son arrivée à Rome, avec l'eau moins bonne de l'Anio vetus. On voit aussi Trajan faire remonter, au prix d'importants travaux, les sources de l'Anio novus jusqu'au lac des environs de Subiaco. On se préoccupait donc de la qualité de l'eau, mais nous ne pouvons pas en savoir davantage.

Pierre Gillardot: Y-avait-il une inégalité entre les habitants devant l'accès à l'eau?

Alain Malissard: Oui. Le petit peuple ne dispose que de l'eau des fontaines publiques. L'eau à domicile n'est attribuée qu'aux citoyens méritants sous la République; sous l'Empire elle est sans doute soit payante, soit réservée aux favoris de l'empereur.

Pierre Gillardot: Comment les porteurs d'eau travaillaient-ils: moyen de portage, organisation éventuelle de la profession, qui sont les porteurs?

Alain Malissard : Les porteurs d'eau ne sont guère connus que par la comédie latine. Elle les présente comme de solides gaillards qui portent une amphore à l'épaule et peuvent entrer dans les maisons pour rendre aux dames seules d'autres services que la simple fourniture d'eau.

Claude Hartmann : Un rapprochement. Vous avez insisté sur le rôle que tenaient les bains dans la vie de la société romaine. En quittant ses vêtements, le citoyen gomme pour un temps les différences sociales. Les choses ne sont pas tout à fait comparables, mais j'ai pensé au Japon, où, depuis très longtemps, les bains publics ont une grande importance. Dans un établissement public, le plaisir de la conversation est une attraction au même titre que la détente procurée par un bain brûlant. Si les petits établissements disparaissent peu à peu, les sources thermales restent très prisées. Dans les grandes viIles – les préoccupations commerciales n'en sont certes pas absentes – s'ouvrent de très importants établissements de bains... On songe aux thermes de Caracalla que vous venez d'évoquer.

Alain Malissard: En effet. La civilisation japonaise est une civilisation du bain familial ou collectif; un proverbe japonais dit même que les amis du bain sont les meilleurs amis. Il en va de même pour la civilisation arabe: le hammam est l'héritier direct des bains romains.

Dominique Schaefer : Sur la qualité de l'eau. Vous nous avez dit que l'eau provenait essentiellement d'une rivière. Sans doute était-elle choisie pour sa qualité. Néanmoins, dès lors qu'il n'existait pas de traitement, quid de l'eau utilisée pour l'alimentation? Certains d'entre nous se rappellent sans doute le temps où, à Paris, il y avait deux réseaux de distribution: l'eau de Seine pour l'arrosage des jardins, le nettoyage des sols d'une part, l'eau de source dite eau potable pour la consommation disons "humaine".

Alain Malissard: On boit évidemment l'eau de la rivière, comme encore au XIXe siècle, puisque Chateaubriand dit quelque part qu'il a bu de l'eau de tous les fleuves près desquels il a médité dans ses voyages! On s'efforce évidemment de capter une eau propre et Frontin désire que l'on réserve l'eau trouble de l'Anio vetus pour l'arrosage des jardins. Pour s'assurer de la qualité de l'eau, Vitruve et Pline donnent quelques recettes intéressantes comme de s'enquérir soigneusement de l'état de santé de ceux qui habitent près des eaux que l'ont veut capter ou de regarder si de petits vers y vivent, dans ce cas l'eau est potable!

Dominique Schaefer: Dans l'encadré final du très intéressant et clair tableau, je comprends bien le système "pour l'empereur", " pour les services publics". Il semble que ce soit pour les maisons et entreprises privées qu'existait un système de concessions. En quoi peut-on le comparer avec nos concessions d'exploitation actuelles?

Alain Malissard: Il n'est guère, je pense, comparable. L'eau dépend entièrement de l'État; pour en obtenir à domicile, il faut en faire, à partir de Trajan, la demande à l'empereur qui, s'il accepte, transmet au curateur des eaux pour exécution et contrôle; le privilège ainsi obtenu est strictement personnel et l'eau est gratuite. S'agissant d'entreprises (foulons, petits établissements de bains) l'eau est soumise à redevance et la demande doit être renouvelée quand l'entreprise change de propriétaire.


NOTES

1. Séance de l’Académie d’Orléans du 15 avril 2004.

2. Tacite, Agricola, 21,3 : "paulatimque discessum ad delenimenta vitiorum, porticus et balnea et conviviorum elegantiam." Il s'agit ici des Bretons et Tacite ajoute: "idque apud imperitos humanitas vocabatur, cum pars servitutis esset" ("dans leur inexpérience, ils appelaient civilisation ce qui contribuait à leur asservissement").

3. L'aqua Appia.

4. Elus pour 18 mois tous les cinq ans, les censeurs avaient, entre autres charges, celle de s'occuper des adjudications publiques pour les cinq années à venir.

5. D'origine grecque, le mot désigne le fait de contribuer personnellement au bien-être de ses concitoyens. L'évergète est donc un bienfaiteur.

6. Les édiles avaient dans leurs fonctions l'hygiène et l'entretien de la ville.

7. Et non par l'aerarium. Trésors publics l'un et l'autre, le fiscus dépend directement de l'Empereur, alors que l'aerarium dépend du Sénat.

8. L'Alsietina.

9. C'est le nom donné à la frontière fortifiée qui protège l'empire à partir du Ier siècle.

10. Ils s'étendent sur une superficie de 140000 m2.

11. L'aqua Alessandrina.

12. Leurs résidences se trouvent à Milan, Nicomédie, Trèves et Sirmium.

13. Etablis sur 150000 m2, ils peuvent accueillir 3000 baigneurs et ont été construits au temps de la grande persécution par 40000 esclaves chrétiens.


Cet article à été publié dans les Mémoires de l'Académie d'Orléans,
VIe série, tome 14, 2004


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