Alain Malissard, Tu penses à quoi, Papy ? - Deux extraits
"Il y a tout, là, dans ce livre, de ce qu'on pourrait se souhaiter de meilleur, à soi et aux autres, et y compris une sagesse à l'antique, je veux dire: de celles qui sont à la fois acceptation du temps, amour de la vie, et en même temps distance d'humour, très belle pudeur… et puis aussi cruauté implicite et objective, qui ne s'en laisse pas conter, et qui révèle la distance irréductible qu'il y a en chacun de nous entre les autres et soi : les autres les plus proches, leur apparente insouciance, leurs adhésions aux "valeurs" du temps, qui parfois heurtent (et, chez les plus étrangers, leur fascination pour les modes) : celle des petits enfants par exemple, qui tranchent de tout sans malice ni méchanceté, mais qui tranchent, et qui par la même vous excluent de leur monde." (Jean-Marie Barnaud)
UNA LACRIMA SUL VISO
Deux chanteurs sur scène, un homme, une femme et un pianiste. Ils chantent, en les parodiant avec humour, ce qu'ils ont appelé des chansons débilitantes, autrement dit de vieux tubes à grand succès des années 60. Du punch, beaucoup de rythme, et du talent dans la caricature et le détournement du tempo, des paroles et des intonations. Brouhaha, bruits de verres et de fourchettes, applaudissements, rumeurs, grands rires et reprises ironiques ; on se souvient et on se moque d'un passé qui n'est plus à la mode. « L'été indien, c'était l'automne ». À sa table, Papy s'amuse comme les autres, applaudit et marque la cadence en frappant comme les autres dans ses mains. « Je me souviens des marées hautes ». Une impression soudaine, un souffle venu de loin, fugace, un bruit de mer, une odeur de prairie, quelque chose de tendre et de troublant sur le corps, de trouble et de profond dans le corps, évanescent mais insistant, comme si quelqu'un venait de passer tout à coup près lui, le touchant à peine et cherchant pourtant à se glisser en lui. Papy saisit machinalement sa coupe et boit lentement une gorgée de champagne, étonné, maintenant attentif à lui-même. « Laisse les gondoles à Venise » et c'est dans le rire une boule à la gorge, un souvenir ou plutôt du souvenir ; pas de lieu, pas de date et pas de forme encore, une grande vague envahissante, un soudain retour de sensations qui se heurte au plaisir de l'instant, un reflux du passé qui contrarie l'élan du présent. « L'avventura, c'est dormir chaque nuit dans tes bras ». Papy découvre, lovée contre lui, la chaleur d'un moment de désir, de plaisir, de bonheur, quelque part, un jour, autrefois, l'été, jadis, un regret peut-être qui surgit, comme un voleur, souriant et sensuel dans l'émotion d'un autre plaisir. Dans le remuement brutal des rires et des applaudissements, c'est un corps à corps avec le temps qui flaire, retrouve et rapporte. « Ma jalousie a brisé notre amour ». C'était où ? c'était quand ? 40 ans, 30 ans, 50 ans ? c'était qui ? c'est fini, c'est perdu, mais c'est encore un souffle dans le cou, le bleu d'un regard, un slow presque immobile et le bref acquiescement d'un sourire, une insaisissable et douce présence qui s'installe, avec la musique, au ventre, à la gorge, aux yeux, dérisoire, ambiguë, douloureuse, comme le clown qui tombe, se relève, retombe et fait rire du mal qu'il a l'air de se faire, qui fait pleurer de rire et rire de ce qui fait pleurer. Papy ne sait pas ce qui lui arrive à contresens des autres. Il est bien là, il tape bien dans ses mains comme les autres, il rit gentiment avec les autres et tout son corps au plus profond vit ailleurs et dans le même instant quelque chose d'autre. Il rit, Papy, mais sa gorge est nouée ; il rit, mais il est dans l'ombre de ce qui fut un jour, quand ces chansons lui disaient naïvement la jeunesse et l'amour, le contact des corps, une plénitude heureuse dont l'absence se répand en lui. Personne ne regarde à cet instant Papy que cette ombre furtive aux yeux pâles ; personne ne surprend ce qui se passe à l'intérieur de Papy, qui boit du champagne et qui rit ; personne n'aperçoit dans son œil une larme. Personne ne voit que Papy rit en pleurs.
– « Una lacrima sul viso » [Une larme sur ton visage] : chanson de Bobby Solo, 1964.
– « C'était l'automne… Je me souviens des marées hautes » : chanson L'Été indien de Joe Dassin, 1975.
– « Laisse les gondoles à Venise » : chanson Les Gondoles à Venise, par Sheila et Ringo, 1973.
– « L'avventura c'est dormir chaque nuit dans tes bras » : chanson L'Avventura de Stone et Charden, 1971.
– « Ma jalousie a brisé notre amour »: chanson Ma Jalousie, par Ringo (Guy Bayle), 1972.
DE MON TEMPS
Le soleil déclinant déjà de la fin d'une belle journée de juin colore d'ambre et d'or les branches du grand arbre et Papy rêvasse assis dans le vieux fauteuil d'osier qu'on ne sort qu'aux beaux jours. Il a bien mangé, bien bu sans doute, un peu trop peut-être, il le sent, mais c'est agréable et les rires dans le jardin, les voix lointaines, un souffle léger de vent le bercent. « De mon temps », Papy se rappelle avoir dit plusieurs fois « de mon temps » pendant le repas commencé tard et prolongé, qui cette année rassemblait toute la famille autour des vingt ans de Léa, sa maintenant si grande petite-fille. Pourquoi « de mon temps » ? Si « de mon temps » veut dire autrefois, jadis, pourquoi ne pas dire autrefois, jadis ou dans le temps ? Pourquoi faire comme si le temps pouvait être acquis, possédé par quelqu'un, lui appartenir en propre et ne dépendre que de lui ? Dire ainsi toujours « de mon temps », n'est-ce pas s'enfermer dans le maussade regret du passé pour exclure les autres et pour dire aussi que c'était mieux auparavant, plus difficile à coup sûr, mais, sur le fond, beaucoup mieux, quand on faisait, de mon temps si merveilleux, comme ci, de mon cher et vieux temps, comme ça. De mon temps, se dit Papy, qui entend au loin les enfants rire dans le jardin, les parents discuter politique et travail dans la clarté jaunie du couchant qui s'approche, mon temps songe Papy, c'est ce jour-ci, qui décline au terme d'une grande et unique après-midi de fête, c'est aujourd'hui, cet instant qui vient de disparaître et cet autre qui le remplace aussitôt, mon temps, c'est le leur et c'est le nôtre, ce que j'ai, qu'ils ont encore à apprendre, à découvrir, à voir, à savoir, à vivre, c'est hic et nunc, ce n'est plus ce qui fut, dont je ne suis que le résultat actuel et momentané, mon temps ce n'est pas un passé qu'on rabâche, rumine et ressasse en vain, c'est la nuit qui tombe et le jour qui suivra ; rien n'est jamais maintenant comme avant, se dit-il, mon temps a fait son temps, et, tout heureux de sa trouvaille, il s'endort dans son fauteuil.