Non te nullius exercent numinis irae ;
magna luis commissa : tibi has miserabilis Orpheus
haudquaquam ob meritum poenas, nisi fata resistant,
suscitat, et rapta graviter pro conjuge saevit. |
C'est la colère d'un dieu que tu subis. Tu expies un grand forfait. C'est le déplorable Orphée, victime d'un malheur qu'il ne méritait en rien, qui suscite contre toi ce châtiment (à moins que les destins finalement ne s'y opposent) ; c'est lui qui s'acharne durement, à cause de l'épouse qui lui a été enlevée. |
Illa quidem, dum te fugeret per flumina praeceps,
immanem ante pedes hydrum moritura puella
servantem ripas alta non vidit in herba.
At chorus aequalis Dryadum clamore supremos
implerunt montes ; flerunt Rhodopeiae arces,
altaque Pangaea et Rhesi Mavortia tellus
atque Getae, atque Hebrus et Actias Orithyia.
Ipse cava solans aegrum testudine amorem
te, dulcis conjux, te solo in litore secum,
te veniente die, te decedente, canebat. |
Alors que cette jeune femme, éperdue, te fuyait le long du fleuve [l'Hèbre], elle ne vit pas à ses pieds, dans de hautes herbes, un énorme serpent qui vivait sur la rive. Elle allait en mourir.
Alors, en chœur, les Dryades ses compagnes remplirent de leur clameur les plus hauts sommets des montagnes ; alors pleurèrent les cimes du Rhodope, les hauteurs du Pangée, la terre de Rhésus chère à Mars, et les Gètes, et l'Hèbre, et Orithye l'Attique.
Et lui, seul sur le rivage, apaisant sur sa lyre sonore son douloureux amour, il te chantait, ô tendre épouse, il te chantait quand venait le jour, il te chantait quand le jour finissait. |
Taenarias etiam fauces, alta ostia Ditis,
et caligantem nigra formidine lucum
ingressus Manesque adiit regemque tremendum
nesciaque humanis precibus mansuescere corda. |
Et puis, ayant pénétré dans les gorges du Ténare, le profond accès au royaume de Pluton, et dans le bois qu'enveloppe une nuit effroyable, il aborda les Mânes et leur roi terrifiant, eux dont les cœurs sont incapables de s'attendir aux prières des hommes. |
At cantu commotae Erebi de sedibus imis
umbræ ibant tenues simulacraque luce carent(i)um,
quam multa in foliis avium se millia condunt,
Vesper ubi aut hibernus agit de montibus imber,
matres atque viri defunctaque corpora vita
magnanimum heroum, pueri innuptaeque puellae
impositique rogis juvenes ante ora parentum ;
quos circum limus niger et deformis harundo
Cocyti tardaque palus inamabilis unda
alligat et noviens Styx interfusa coercet. |
Cependant, émus par son chant, venaient des profondeurs de l'Érèbe des ombres ténues et les fantômes des êtres privés de lumière, aussi nombreux que les milliers d'oiseaux qui se cachent dans les feuillages quand Vesper ou la pluie d'orage les chassent des montagnes ; c'étaient des mères, des époux, les corps privés de vie de héros magnanimes, des enfants et des filles encore vierges, des jeunes gens qui avaient été mis sur le bûcher sous les yeux de leurs parents, tous ceux qu'emprisonnent le noir limon et les roseaux affreux du Cocyte, un marais repoussant avec ses eaux dormantes, tous ceux qu'enserrent neuf fois les boucles du Styx. |
Quin ipsae stupuere domus atque intima Leti
Tartara caeruleosque implexae crinibus angues
Eumenides tenuitque inhians tria Cerberus ora
atque Ixionii vento rota constitit orbis. |
Alors ont été frappés de stupeur les demeures de la Mort, les profondeurs du Tartare, et les Euménides dont les cheveux sont mêlés à des serpents violets ; Cerbère resta ses trois gueules ouvertes ; dans le vent qui la fait tourner la roue d'Ixion s'arrêta. |
Jamque pedem referens casus evaserat omnes
redditaque Eurydice superas veniebat ad auras
pone sequens (namque hanc dederat Proserpina legem),
cum subita incautum dementia cepit amantem,
ignoscenda quidem, scirent si ignoscere Manes :
restitit Eurydicenque suam jam luce sub ipsa
immemor heu ! victusque animi respexit. Ibi omnis
effusus labor atque immitis rupta tyranni
foedera, terque fragor stagnis auditus Averni. |
Déjà, revenant sur ses pas, Orphée avait échappé à tous les dangers et Eurydice, qui lui avait été rendue, arrivait à l'air supérieur, en marchant derrière lui (en effet Proserpine avait imposé cette condition), lorsqu'une folie soudaine s'empara de l'amant imprudent (pourtant bien pardonnable, si les Mânes savaient pardonner).
Il s'arrêta et, alors que son Eurydice était déjà dans la lumière, oubliant tout, hélas ! vaincu par son amour, il se retourna pour la regarder. En ce moment, tous ses efforts furent anéantis, le pacte conclu avec l'impitoyable tyran fut rompu et un triple fracas se fit entendre sur les marais de l'Averne. |
Illa : « Quis et me, inquit, miseram, et te perdidit, Orpheu ?
quis tantus furor ? En iterum crudelia retro
fata vocant conditque natantia lumina somnus.
Jamque vale : feror ingenti circumdata nocte
Invalidasque tibi tendens, heu ! non tua, palmas. »
Dixit et ex oculis subito, ceu fumus in auras
commixtus tenues, fugit diversa, neque illum
prensantem nequiquam umbras et multa volentem
dicere praeterea vidit ; nec portitor Orci
amplius objectam passus transire paludem. |
Et elle de dire : « Quelle grande folie m'a perdue, moi malheureuse, quelle folie t'a perdu, toi, Orphée ? Voici que pour la seconde fois les cruelles destinées me rappellent en arrière et que le sommeil ferme mes yeux qui défaillent. Et maintenant, adieu ! Je me sens emportée par une immense nuit qui m'enveloppe, tendant vers toi mes mains impuissantes, moi qui ne suis plus à toi. » Elle dit et soudain elle retourna en arrière et, comme une fumée qui se dissipe dans l'air léger, elle disparut ; et lui, qui étreignait en vain les ombres et qui voulait tant lui dire, désormais elle ne le vit plus, d'autant que le portier d'Orcus n'accepta pas de lui faire franchir à nouveau l'obstacle du marais. |
Quid faceret ? quo se rapta bis conjuge ferret ?
Quo fletu Manes, qua Numina voce moveret ?
Illa quidem Stygia nabat jam frigida cymba.
Septem illum totos perhibent ex ordine menses
rupe sub aeria deserti ad Strymonis undam
flevisse et gelidis haec evolvisse sub antris
mulcentem tigres et agentem carmine quercus.
Qualis populea maerens Philomela sub umbra
amissos queritur fetus, quos durus arator
observans nido implumes detraxit ; at illa
flet noctem, ramoque sedens miserabile carmen
integrat, et maestis late loca questibus implet. |
Que pouvait-il faire ? Où pouvait-il aller, alors que, par deux fois, on lui avait enlevé son épouse ? Par quels pleurs pouvait-il émouvoir les Mânes, par quels chants pouvait-il toucher les dieux ?
Quant à elle, elle voguait déjà transie sur la barque du Styx. Et on dit que lui, pendant sept mois consécutifs, il pleura près de l'onde du Strymon désert et déroula ses malheurs sous des antres glacés, par son chant apaisant les tigres et tirant à lui les chênes. Ainsi dans l'ombre d'un peuplier, Philomèle affligée se désole de la perte de ses petits qu'un laboureur cruel, qui les avait guettés, a tirés, encore sans plumes, de leur nid ; dans la nuit elle pleure et, perchée sur une branche, elle recommence son chant lamentable et remplit les lieu d'alentour de ses plaintes pathétiques. |
Nulla venus, non ulli animum flexere hymenaei.
Solus Hyperboreas glacies Tanaimque nivalem
arvaque Rhiphaeis numquam viduata pruinis
lustrabat, raptam Eurydicen atque inrita Ditis
dona querens ; spretae Ciconum quo munere matres
inter sacra deum nocturnique orgia Bacchi,
discerptum latos juvenem sparsere per agros.
Tum quoque marmorea caput a cervice revulsum
gurgite cum medio portans Oeagrius Hebrus
volveret, Eurydicen vox ipsa et frigida lingua
ah ! miseram Eurydicen anima fugiente vocabat ;
Eurydicen toto referebant flumine ripae. |
Aucun amour, aucun hymen ne touchèrent le cœur d'Orphée. Solitaire, il parcourait les glaces hyperboréennes, les bords neigeux du Tanaïs, les plaines jamais à l'abri du froid qui vient des monts Riphées et il pleurait son Eurydice qu'on lui avait prise et les vains présents de Pluton.
Humiliées par cet hommage, les femmes des Cicones, pendant les sacrifices aux dieux et les orgies rendues la nuit en l'honneur de Bacchus, mirent le jeune homme en pièces et les dispersèrent au loin dans les champs.
Alors que d'Hèbre de Thrace roulait sa tête séparée de son cou d'albâtre, l'emportant au milieu de son cours, d'elle-même sa voix et sa langue glacée appelaient "Eurydice, ah! malheureuse d'Eurydice", tandis que son âme s'enfuyait. Et tout le long du fleuve les rives répétaient "Eurydice !" |
Inde per inmensum croceo velatus amictu
aethera digreditur Ciconumque Hymenaeus ad oras
tendit et Orphea nequiquam voce vocatur.
Adfuit ille quidem, sed nec sollemnia verba
nec laetos vultus nec felix attulit omen.
Fax quoque, quam tenuit, lacrimoso stridula fumo
usque fuit nullosque invenit motibus ignes.
Exitus auspicio gravior ; nam nupta per herbas
dum nova Naiadum turba comitata vagatur,
occidit in talum serpentis dente recepto. |
De là Hyménée, vêtu d'un manteau couleur de safran, s'éloigne à travers l'immensité des airs et se dirige vers le pays de Ciconiens. C'est en vain que l'appelle la voix d'Orphée. Il y vint certes, mais il n'apporta ni paroles solennelles, ni un visage riant, ni un heureux présage. La torche qu'il tenait ne fit que siffler en répandant une fumée qui faisait pleurer et, même en l'agitant, il ne put en faire jaillir des flammes.
La suite fut plus affreuse que ce présage: en effet la jeune mariée, alors que, accompagnée d'une troupe de Naiades, elle se promenait au milieu des herbes, mourut, mordue au talon par un serpent. |
Quam satis ad superas postquam Rhodopeius auras
deflevit vates, ne non temptaret et umbras,
ad Styga Taenaria est ausus descendere porta
perque leves populos simulacraque functa sepulcro
Persephonen adiit inamoenaque regna tenentem
umbrarum dominum pulsisque ad carmina nervis,
sic ait : « O positi sub terra numina mundi,
in quem reccidimus, quicquid mortale creamur,
si licet et falsi positis ambagibus oris
vera loqui sinitis, non huc ut opaca viderem
Tartara descendi, nec uti villosa colubris
terna Medusaei vincirem guttura monstri ;
causa viae est conjunx, in quam calcata venenum
vipera diffudit crescentesque abstulit annos. |
Lorsque le chantre du mont Rhodope l'eut suffisamment pleurée sur la surface de la terre, afin d'essayer de fléchir les ombres il osa descendre vers le Styx par la porte du Ténare et, passant au milieu des peuples légers et des fantômes qui ont reçu une sépulture, il alla trouver Perséphone et le maître des ombres qui occupe ce lugubre royaume ; après avoir touché les cordes de sa lyre comme prélude à son chant, il dit :
« O divinités du monde souterrain dans lequel nous retombons nous tous qui sommes nés mortels, si cela est permis et si vous permettez que, laissant là les détours d'une bouche trompeuse, je dise la vérité : je ne suis pas descendu ici pour voir le sombre Tartare, ni pour enchaîner les trois cous hérissés de serpents du monstre fils de Méduse [Cerbère] ; la cause de mon voyage est mon épouse, à qui une vipère, sur laquelle elle avait marché, a injecté son venin, la privant des années qu'elle avait encore à vivre. |
Posse pati volui nec me temptasse negabo:
vicit Amor. Supera deus hic bene notus in ora est ;
an sit et hic, dubito ; sed et hic tamen auguror esse ;
famaque si veteris non est mentita rapinae,
vos quoque junxit Amor. Per ego haec loca plena timoris,
per Chaos hoc ingens uastique silentia regni,
Eurydices, oro, properata retexite fata.
Omnia debemur vobis, paulumque morati
serius aut citius sedem properamus ad unam.
Tendimus huc omnes, haec est domus ultima, vosque
humani generis longissima regna tenetis.
Haec quoque, cum justos matura peregerit annos,
juris erit vestri ; pro munere poscimus usum.
Quod si fata negant veniam pro conjuge, certum est
nolle redire mihi : leto gaudete duorum. » |
J'ai voulu pouvoir supporter ce malheur et je ne nierai pas que j'ai essayé : l'Amour a été le plus fort. Ce dieu est bien connu dans le monde d'en-haut ; l'est-il ici, je ne sais ; pourtant je suppose qu'il l'est aussi : si ce qu'on dit à propos d'un enlèvement qui s'est fait autrefois [Proserpine enlevée par Pluton] est vrai, c'est l'Amour qui vous a unis, vous aussi. Par ces lieux pleins d'effroi, par cet immense Chaos [les Enfers], par les silences de ce vaste royaume, recommencez, je vous en prie, à tisser les destins d'Eurydice, auxquels on a mis fin trop tôt. Vous avez droit sur toutes choses et sur nous : après un court délai, plus tard ou plus tôt, nous nous hâtons vers le même séjour. Tous nous venons ici ; ici est notre dernière demeure ; c'est vous qui régnez le plus longtemps sur le genre humain. Elle aussi, quand, ayant fait son temps, elle aura vécu un nombre régulier d'années, elle sera légalement à vous ; ce n'est pas un don que nous demandons, mais l'usufruit. Si les destins refusent cette faveur pour mon épouse, il est sûr que je ne veux pas m'en retourner : vous pourrez alors vous réjouir d'avoir fait deux victimes. » |
Talia dicentem nervosque ad verba moventem
exsangues flebant animae ; nec Tantalus undam
captavit refugam, stupuitque Ixionis orbis,
nec carpsere jecur volucres, urnisque vacarunt
Belides, inque tuo sedisti, Sisyphe, saxo.
Tunc primum lacrimis victarum carmine fama est
Eumenidum maduisse genas. Nec regia coniunx
sustinet oranti nec qui regit ima negare :
Eurydicenque vocant: umbras erat illa recentes
inter et incessit passu de vulnere tardo. |
Devant cet homme qui prononçait ces paroles et qui les accompagnait en touchant les cordes de sa lyre, les ombres privées de sang pleuraient. Tantale ne chercha plus à prendre l'eau qui se dérobait, la roue d'Ixion s'arrêta, les oiseaux ne déchirèrent plus le foie [de Tityos], les petites-filles de Bélus [les Danaïdes] ne s'occupèrent plus de leurs tonneaux et toi, Sisyphe, tu t'es assis sur ton rocher. On dit qu'alors pour la première fois les joues des Euménides, vaincues par ces accents, se mouillèrent de larmes.
Ni l'épouse royale ni celui qui règne sur les enfers ne peuvent opposer un refus à une telle prière : ils appellent Eurydice, qui se trouvait parmi les ombres récemment arrivées ; elle s'avança d'un pas ralenti par sa blessure. |
Hanc simul et legem Rhodopeius accipit heros
ne flectat retro sua lumina donec Avernas
exierit valles ; aut irrita dona futura.
Carpitur acclivis per muta silentia trames,
arduus, obscurus, caligine densus opaca.
Nec procul afuerunt telluris margine summae ;
hic, ne deficeret metuens avidusque videndi
flexit amans oculos, et protinus illa relapsa est ;
bracchiaque intendens prendique et prendere certans,
nil nisi cedentes infelix arripit auras.
Jamque, iterum moriens, non est de conjuge quicquam
questa suo (quid enim nisi se quereretur amatam ?)
supremumque « vale », quod jam vix auribus ille
acciperet, dixit revolutaque rursus eodem est. |
Le héros du Rhodope la reçoit, à la condition qu'il ne tourne pas ses yeux derrière lui jusqu'à ce qu'il soit sorti des vallées de l'Averne ; sinon la faveur qui lui est faite sera annulée.
Dans un profond silence, ils prennent un sentier en pente, escarpé, obscur, enveloppé d'un brouillard opaque. Ils n'étaient pas loin de la limite de la terre supérieure ; là, craignant qu'elle ne lui échappe et impatient de la voir, son amant tourna les yeux : aussitôt elle s'affaissa en arrière.
Tendant les bras, luttant pour qu'il la saisisse ou qu'elle-même le saisisse, l'infortunée ne saisit rien d'autre que l'air qui se dissipe. Et déjà, mourant pour la seconde fois, elle ne se plaignit en rien de son époux (de quoi en effet se plaindrait-elle, sinon d'être aimée ?) ; elle lui dit un dernier "adieu", qui parvint à peine à ses oreilles, et elle roula de nouveau dans le même abîme. |
[…] Stupuit gemina nece conjugis Orpheus […]
Orantem frustraque iterum transire volentem
portitor arcuerat ; septem tamen ille diebus
squalidus in ripa Cereris sine munere sedit ;
cura dolorque animi lacrimaeque alimenta fuere.
Esse deos Erebi crudeles questus, in altam
se recipit Rhodopen pulsumque aquilonibus Haemum.
Tertius aequoreis inclusum Piscibus annum
finierat Titan, omnemque refugerat Orpheus
femineam Venerem, seu quod male cesserat illi,
siue fidem dederat. Multas tamen ardor habebat
jungere se vati, multae doluere repulsae.
Ille etiam Thracum populis fuit auctor amorem
in teneros transferre mares citraque juventam
aetatis breve uer et primos carpere flores. |
Orphée resta saisi par cette seconde mort de son épouse. […] Alors qu'en vain il priait le nocher des enfers et voulait traverser une seconde fois, celui-ci l'avait repoussé. Pendant sept jours, il resta assis sur la rive, sans faire sa toilette et sans prendre la nourriture que nous offre Cérès ; ses seuls aliments ont été son amour, sa douleur et ses larmes.
Puis, accusant de cruauté les dieux de l'Érèbe, il se retira sur les hauteurs du mont Rhodope et sur l'Hémus que battent les vents du nord.
Alors que pour la troisième fois le Titan avait mis fin à l'année que ferment les Poissons de la mer, Orphée avait fui tout commerce amoureux avec des femmes, soit parce que cela ne lui avait pas réussi, soit parce qu'il avait engagé sa foi. Pourtant beaucoup de femmes brûlèrent du désir de s'unir au poète, et beaucoup eurent la douleur de se voir repoussées. Ce fut lui qui engagea les peuples de Thrace à reporter leur amour sur de jeunes garçons, à profiter du bref printemps de la vie qui précède la jeunesse en en cueillant les premières fleurs. |
Collis erat collemque super planissima campi
area, quam viridem faciebant graminis herbae.
Umbra loco deerat ; qua postquam parte resedit
dis genitus vates et fila sonantia movit,
umbra loco venit. […] |
Il y avait une colline et, sur cette colline, un champ très plat, que du gazon rendait très vert. L'endroit manquait d'ombre ; mais dès que le poète issu des dieux se fut assis en cet endroit et qu'il eut touché ses cordes sonores, il y vint des ombrages. |
Carmine dum tali silvas animosque ferarum
Threicius vates et saxa sequentia ducit,
ecce nurus Ciconum, tectæ lymphata ferinis
pectora velleribus, tumuli de vertice cernunt
Orphea percussis sociantem carmina nervis.
E quibus una, leves jactato crine per auras :
« En, ait, en hic est nostri contemptor ! » et hastam
vatis Apollinei vocalia misit in ora,
quæ foliis præsuta notam sine vulnere fecit.
Alterius telum lapis est, qui missus, in ipso
aere concentu victus vocisque lyræque est,
ac veluti supplex pro tam furialibus ausis
ante pedes jacuit. Sed enim temeraria crescunt
bella, modusque abiit, insanaque regnat Erinys.
Cunctaque tela forent cantu mollita ; sed ingens
clamor, et inflato Berecynthia tibia cornu,
tympanaque, plaususque, et Bacchei ululatus,
obstrepuere sono citharae. Tum denique saxa
non exauditi rubuerunt sanguine vatis. |
Tandis que, par ce chant, le chantre de Thrace attire les esprits des bêtes sauvages et les rochers qui le suivent, voici que des femmes des Ciconiens, la poitrine couverte de peaux de bêtes, en proie au délire, aperçoivent, du haut d'un tertre, Orphée qui accompagne ses chants du son des cordes qu'il frappe. Une d'entre elles, secouant ses cheveux dans l'air léger, dit : "Le voilà, le voilà celui qui nous méprise !" et elle frappa de son thyrse la bouche harmonieuse du chanteur, fils d'Apollon ; mais, comme son extrémité était garnie de feuilles, il ne laissa qu'une marque, sans véritable blessure.
L'arme d'une autre est une pierre, qui, une fois lancée, a été vaincue, en l'air, par l'accord de la voix et de la lyre ; elle se retrouva devant ses pieds, comme quelqu'un qui voudrait se faire pardonner des forfaits si furieux.
Mais l'attaque se fait plus violente, sans retenue, la folle Erinys les domine. Tous leurs traits auraient pu être attendris par le chant ; mais une clameur immense, le flûte phrygienne au pavillon recourbé, les tambours, les battements des mains, les hurlements à Bacchus couvrirent le son de la cithare. Finalement les pierres devinrent rouges du sang du poète qu'elles n'entendaient pas. |
Ac primum attonitas etiamnum voce canentis
innumeras volucres anguesque agmenque ferarum
Maenades Orphei titulum rapuere triumphi.
Inde cruentatis vertuntur in Orphea dextris,
et coeunt, ut aves, si quando luce vagantem
noctis avem cernunt ; structoque utrinque theatro,
ceu matutina cervus periturus arena
praeda canum est, vatemque petunt et fronde virentes
conjiciunt thyrsos, non haec in munera factos.
Hae glaebas, illae dereptos arbore ramos,
pars torquent silices. Neu desint tela furori,
forte boves presso subigebant vomere terram ;
nec procul hinc, multo fructum sudore parantes,
dura lacertosi fodiebant arva coloni ;
agmine qui viso fugiunt, operisque relinquunt
arma sui ; vacuosque jacent dispersa per agros
sarculaque, rastrique graves, longique ligones.
Quæ postquam rapuere ferae cornuque minaci
divulsere boves, ad vatis fata recurrunt.
Tendentemque manus, atque illo tempore primum
irrita dicentem, nec quidquam voce moventem,
sacrilegae perimunt ; perque os (proh Jupiter !) illud
auditum saxis intellectumque ferarum
sensibus in ventos anima exhalata recessit. |
D'abord, ces Ménades firent disparaître ceux qui était restés figés d'admiration par la voix du chanteur, d'innombrables oiseaux, des serpents, toute une troupe de bêtes sauvages, éliminant ainsi la preuve du triomphe d'Orphée.
Ensuite elles se tournent contre Orphée avec leurs mains couvertes de sang et elles se rassemblent, comme des oiseaux lorsqu'ils voient un oiseau de nuit qui s'est égaré en plein jour. Et comme, dans un amphithéâtre qui l'entoure, un cerf, qui doit mourir le matin dans l'arène, est la proie des chiens, elles s'approchent du poète et jettent contre lui leurs thyrses ornés d'un vert feuillage, qui n'étaient pas faits pour un tel usage. Les unes lancent des mottes de terre, d'autres des branches arrachées à un arbre, d'autres des pierres.
Pour que des armes ne manquent pas à leur fureur, il se trouva que des bœufs labouraient la terre sous le poids de la charrue ; non loin, des paysans robustes creusaient le sol dur, préparant la récolte à force de sueurs ; à la vue de cette troupe, ils s'enfuient et abandonnent les instruments de leur travail : dans les champs désertés gisent épars des sarcloirs, de louds râteaux et de longs hoyaux. Après que les femmes en furie eurent ramassé tous ces objets et mis en pièces les bœufs aux cornes menaçantes, elles reviennent en courant pour achever le poète. Celui-ci tendait les mains vers elles et, pour la première fois ce jour-là, disait des mots qui restaient sans effet et n'émouvait plus rien par sa voix ; alors ces femmes sacrilèges le tuent. Par cette bouche (ô Jupiter !) qu'entendaient les rochers et que comprenaient les bêtes sauvages, son âme s'exhala et s'évanouit dans les airs. |
Te maestae volucres, Orpheu, te turba ferarum,
te rigidi silices, tua carmina saepe secutae
fleverunt silvae ; positis te frondibus arbor
tonsa comam luxit ; lacrimis quoque flumina dicunt
increvisse suis obscuraque carbasa pullo
Naides et Dryades, passosque habuere capillos.
Membra jacent diversa locis : caput, Hebre, lyramque
excipis ; et (mirum !) medio dum labitur amne,
flebile nescio quid queritur lyra, flebile lingua
murmurat exanimis, respondent flebile ripae.
Jamque mare invectae flumen populare relinquunt
et Methymnaeae potiuntur litore Lesbi.
Hic ferus expositum peregrinis anguis arenis
os petit, et sparsos stillanti rore capillos.
Tandem Phœbus adest, morsusque inferre parantem
arcet, et in lapidem rictus serpentis apertos
congelat, et patulos, ut erant, indurat hiatus.
|
O Orphée, les oiseaux désolés, la foule des bêtes sauvages, les durs rochers t'ont pleuré, et aussi les forêts qui ont été souvent attirées par tes chants ; l'arbre t'a pleuré, après s'être dépouillé de son feuillage et avoir élagué sa chevelure ; les fleuves, dit-on, ont grossi de leurs propres larmes ; les Naïades et les Dryades se voilèrent de noir et laissèrent leurs cheveux épars.
Ses membres sont dispersés çà et là : tu reçois, ô fleuve de Hèbre, la tête et la lyre ; et alors, ô miracle, tandis que la lyre est emportée en plein courant, elle gémit je ne sais quoi de plaintif, et sa langue, pourtant sans vie, murmure comme une plainte et les rives lui répondent par une plainte.
Maintenant elles quittent le fleuve de son pays et sont portées vers la mer ; elle se retrouvent alors sur le rivage de Lesbos, à Méthymne. Là un farouche serpent s'approche de cette tête déposée sur une plage étrangère et de ses cheveux encore humectés de gouttes d'eau. Enfin Phébus arrive ; il repousse la bête qui se préparait à mordre ; il change en pierre la gueule ouverte du serpent et la pétrifie largement ouverte, telle qu'elle était. |
Umbra subit terras et quæ loca viderat ante
cuncta recognoscit ; quærensque per arva piorum
invenit Eurydicen, cupidisque amplectitur ulnis.
Hic modo conjunctis spatiantur passibus ambo ;
nunc praecedentem sequitur, nunc praevius anteit
Eurydicenque suam jam tuto respicit Orpheus. |
L'ombre d'Orphée descend sous la terre et il reconnaît tous les lieux qu'il avait vus auparavant. En cherchant dans les champs où sont les âmes pieuses, il trouve Eurydice et la serre dans ses bras avides. Alors ils se promènent en marchant tous deux d'un même pas ; tantôt elle le précède et il la suit, tantôt il marche devant elle ; mais alors Orphée peut sans risque se retourner pour regarder son Eurydice. |