<==Retour


AU BORD DES ENFERS : ULYSSE ET LA NÉKUÏA

par Nicole LAVAL-TURPIN


 

Ulysse

Comment Ulysse (en) est-il arrivé là ?
Qu'est-ce qu'une nékuïa ?

I. Situation de l'épisode

Signes avant-coureurs
Au pays du surnaturel

II. L'inconcevable voyage, lecture

Fin du chant X et chant XI (vers 1-50 et 90-136)
Comment « rencontrer » les morts ?

III. Un parcours « vers » l'Hadès

Sa durée
Une traversée magique
Itinéraire et localisation

IV. La représentation de la mort

Une survie végétative
Le défilé des ombres

V. Significations de la nekuia

Aux sources du monde
Un homme de l'aventure extrême
Aux confins de l'héroïsme tragique
Le rôle d'Anticlée

Conclure… Poétique des confins et faible postérité


Préalables

Ulysse n'a qu'une obsession, au terme de la prise de Troie : revenir vivant sur son île. La nostalgie du retour vers Ithaque constitue le thème central de L'Odyssée. Or les dieux ou les éléments ne cessent de détourner, retarder, compliquer sa traversée, fournissant ainsi les multiples aventures qui nous enchantent et définissent le genre épique.

Mais celle du chant XI se détache nettement de toutes les autres. Elle n'est pas plus souhaitée par le héros que les précédentes, mais revêt deux singularités : aucune errance, d'abord - on va lui donner un itinéraire ! Aucune lutte, ensuite, ni péripétie ni résistance - il n'aura qu'à suivre des instructions. Or c'est paradoxalement là qu'Ulysse connaîtra sa plus grande peur, puisqu'il aura atteint les limites du monde, la bouche des enfers.

Ce voyage dans le voyage, expérience extrême, infléchira bien sûr le sens de l'œuvre, au point de devenir essentiel – d'ailleurs, dans la composition d'ensemble, n'advient-il pas à la charnière, au cœur même de L'Odyssée (onzième chant sur 24) ?


Comment Ulysse (en) est-il arrivé là ?

Notre héros a échoué avec ses compagnons sur l'île de Circé, qui les régale de festins une année durant. Lorsque le désir du retour se fait poignant chez l'équipage, Ulysse prend les devants.

Au coucher du soleil, quand vient le crépuscule, mes hommes vont dormir dans l'ombre de la salle. Je monte sur le lit somptueux de Circé. Je lui prends les genoux. La déesse m'écoute : « - Tiens parole, Circé : ne m'as-tu pas promis que tu me remettrais à mon foyer ; déjà, tout mon désir y vole, et celui de mes gens. » (…)
Je dis. Elle répond, cette toute divine : « - Fils de Laërte, écoute, ô rejeton des dieux, Ulysse aux mille ruses ! Si, dans cette maison, ce n'est plus de bon cœur que vous restez, partez ! Mais voici le premier des voyages à faire : c'est chez Hadès et la terrible Perséphone, pour demander conseil à l'ombre du devin Tirésias de Thèbes (…).
À ces mots de Circé, tout mon cœur éclata. Pour pleurer je m'étais assis sur notre couche : je ne voulais plus vivre, je ne voulais plus voir la clarté du soleil.
(X, 475-498)

L'immédiate désespérance du héros est à la mesure de ce qu'il apprend.


Qu'est-ce qu'une nékuïa ?

Il n'est plus question d'un exploit, mais d'une épreuve, effroyable et imposée, double de surcroît : une rencontre avec les morts, et la rencontre avec son destin – car Tirésias, on le sait bien, prédit le lot de chacun. C'est ainsi que s'amorce ce que l'on nomme en grec une nékuia, ou « évocation des morts ». Le mot avec son radical nec-, est voisin de nécros ou nécus « le cadavre » (cf. néc-rologie, nec-rophage, etc.). Ulysse va donc toucher aux confins où se frôlent vivants et morts, mais sans jamais, apparemment, descendre au royaume d'Hadès.

Nous y reviendrons. Mais entrons dans l'histoire. Comment notre héros en est-il arrivé là ?

 

I- SITUATION DE L'ÉPISODE

Comprendre cet épisode aux frontières du réel – où les morts vont paraître et parler ! - exige un retour en amont, qui a peu à peu préparé à ce basculement.


1. Signes avant-coureurs, chant X

Après avoir échappé au Cyclope, et grâce aux indications d'Éole, l'équipage est en bonne voie.

Durant neuf jours, neuf nuits, raconte Ulysse, nous voguons sans relâche. Voici que, le dixième, apparaissaient enfin les champs de la patrie ; nous en étions si près qu'on en voyait les feux et les hommes autour. Mais il me vient un doux sommeil ; j'étais brisé : c'était moi qui, toujours, avais tenu l'écoute sans jamais la céder à quelqu'un de mes gens ; j'avais un tel désir d'arriver au pays ! (X, 28-34)

Mais les hommes d'Ulysse ouvrent alors le sac d'Éole, croyant y trouver des trésors ! Tous les vents soudain libérés les entraînent alors sans repères des jours durant, pour les faire échouer au pays des géants, les Lestrygons. De là, les quelques hommes qui ont survécu à ces ogres reprennent la mer, leur seule issue, jusqu'à Aiaié, l'île de la redoutable magicienne Circé.

Homère, magistral narrateur : on touchait au but, au bout de l'aventure, on voyait de ses yeux la terre de son cœur, la renaissance ! Mais une renaissance se mérite ; et sous-entend une mort à certaines croyances. Or l'hybris a frappé les cupides compagnons et tout est à recommencer, à reconquérir, la terre et la sagesse. Et ce, radicalement : arrivés chez Circé, les mêmes étourdis se précipitent sur le breuvage qu'elle leur offre et qui leur ôte instantanément tout souvenir de leur patrie ! Dès lors, l'Odyssée même n'a plus lieu d'être ! Tout s'arrête, en fait comme lorsque vous prend la mort.


2. Au pays du surnaturel

Ulysse se retrouve alors entre les mains de puissances divines, où les décisions lui échappent en partie. Et nous glissons ainsi hors du réel, hors de la vie déjà.

–> Il a d'abord à faire à Hermès

Resté en arrière lorsque ses hommes ont gagné le manoir de Circé, il s'apprête à son tour à affronter « la terrible déesse douée de voix humaine », la fille du Soleil « aux belles boucles ». Or surgit devant lui « Hermès à la baguette d'or ». Nous l'avons rencontré voilà deux mois, ce dieu passeur d'âmes qui circule entre deux mondes, guide des hommes vers le royaume des morts. Voici ses mots à Ulysse :

Où vas-tu, malheureux (…) ? Chez Circé, où tes gens transformés en pourceaux sont maintenant captifs (…). Tu n'en reviendras pas (…). Mais je veux te tirer du péril, te sauver. Tiens ! C'est l'herbe de vie ! Avec elle, tu peux entrer en la demeure, car sa vertu t'évitera le mauvais jour. (…) Ayant fait son mélange, Circé aura beau jeter sa drogue dans ta coupe : le charme en tombera. (…)
Ayant ainsi parlé, le dieu aux rayons clairs tirait du sol une herbe, qu'il m'apprit à connaître : la racine en est noire, et la fleur blanc de lait. (…) Puis Hermès (…) disparut dans les bois.
(X, 277-291)

En fait, Hermès vient d'offrir à son protégé l'herbe môly, la plante la plus fameuse de la pharmacopée magique d'Occident. « Elle a suscité de nombreuses interprétations, païennes, chrétiennes, alchimiques » écrit Pietro Citati, dans La Pensée chatoyante (p. 236). Elle n'appartient pas au pays des hommes : seuls les dieux la connaissent et peuvent l'arracher du sol. Elle contient l'élément ténébreux de la terre et de Circé (la racine noire, vertu chthonienne), et une part lumineuse propre aux dieux olympiens (la fleur blanche, vertu céleste). Hermès connaît les forces obscures et peut les vaincre, en opposant l'enchantement à l'enchantement, et son herbe à celle de Circé. Ainsi paré, Ulysse sera immunisé.

–> Le rôle de Circé

 

Ulysse et Circé

Certes, grâce au môly, Ulysse obtiendra de la déesse de récupérer ses hommes sous leur forme humaine ; certes, il résistera à la drogue de l'oubli, mais il faudra un an complet avant que le désir de reprendre la mer ne se fasse sentir. Que s'est-il passé en ce laps de temps ? Circé comble ses visiteurs, soudain devenue lumineuse, grâce à Hermès. Mais Ulysse ne vit-il pas là dans le royaume de l'étrangeté, de la nuit, d'une forme de mort, déjà ? L'île se révèle d'ailleurs un monde sans hommes. C'est précisément lorsque se réveille l'appel du voyage que son hôtesse lui annonce sa nécessaire visite aux morts.

 

II- L'INCONCEVABLE VOYAGE : LECTURE

Fin du chant X, Chant XI vers 1-50 et 90-136.

Chant X. Ulysse – « Mais qui nous guidera, Circé, en ce voyage ? Jamais un noir vaisseau put-il gagner l'Hadès? »
Je dis. Elle répond, cette toute divine :
- « À quoi bon ce souci d'un pilote à ton bord ? Pars ! Et, dressant le mât, déploie les blanches voiles ! Puis, assis, laisse faire au souffle de Borée qui vous emportera. Ton vaisseau va d'abord traverser l'Océan. Quand vous aurez atteint le Petit Promontoire, le bois de Perséphone, ses saules aux fruits morts et ses hauts peupliers, échouez le vaisseau sur le bord des courants profonds de l'Océan ; mais toi, prends ton chemin vers la maison d'Hadès ! À travers le marais, avance jusqu'au lieu où l'Achéron reçoit le Pyriphlégéthon et les eaux qui, du Styx, tombent dans le Cocyte.
Les deux fleuves hurleurs confluent devant la Pierre : c'est là qu'il faut aller, - écoute bien mes ordres – et là, creuser, Ulysse, une fosse carrée d'une coudée ou presque. Autour de cette fosse, fais à tous les défunts les trois libations, d'abord de lait miellé, ensuite de vin doux, et d'eau pure en troisième ; puis, saupoudrant le trou d'une blanche farine, invoque longuement les morts, têtes sans force ; promets-leur qu'en Ithaque aussitôt revenu, tu prendras la meilleure de tes vaches stériles pour la sacrifier sur un bûcher rempli des plus belles offrandes ; mais en outre, promets au seul Tirésias un noir bélier sans tache, la fleur de vos troupeaux. Quand ta prière aura invoqué les défunts, fais à ce noble peuple l'offrande d'un agneau et d'une brebis noire, en tournant vers l'Érèbe la tête des victimes ; mais détourne les yeux, et ne regarde, toi, que les courants du fleuve. Les ombres des défunts qui dorment dans la mort vont accourir en foule.
Active alors tes gens ; qu'ils écorchent les bêtes, dont l'airain sans pitié vient de trancher la gorge ; qu'ils fassent l'holocauste en adjurant les dieux, Hadès le fort et la terrible Perséphone ; quant à toi, reste assis, mais, le long de ta cuisse, tire ton glaive à pointe, pour interdire aux morts, à ces têtes sans force, les approches du sang, tant que Tirésias n'aura pas répondu. Tu verras aussitôt arriver ce devin : c'est lui qui te dira, ô meneur de guerriers, la route et les distances, et comment revenir sur la mer aux poissons. » (…)

Chant XI. Nous partons tristement, versant des flots de larmes. Or Circé devant nous, était venue lier au flanc du noir vaisseau le couple d'un agneau et d'une brebis noire. Nous atteignons enfin le navire et la mer. On remet le croiseur à la vague divine et, dans la coque noire, on charge mât et voiles. Les bêtes embarquées, nous aussi, nous montons. Pour pousser le navire à la proue azurée, la déesse bouclée, la terrible Circé, douée de voix humaine, nous envoie un vaillant compagnon dans la brise, qui va gonfler nos voiles, et quand à bord on a rangé tous les agrès, on n'a plus qu'à s'asseoir et à laisser mener le vent et le pilote.
Tout le jour, nous courons sur la mer, voiles pleines. Le soleil se couchait, et c'était l'heure où l'ombre emplit toutes les rues, lorsque nous atteignons la passe et les courants profonds de l'Océan, là où les Cimmériens ont leur pays et ville. Ce peuple vit couvert de nuées et de brumes, que jamais n'ont percées les rayons du Soleil, ni durant sa montée vers les astres du ciel, ni quand du firmament il revient à la terre : sur ces infortunés pèsent une nuit de mort.
Arrivés en ce lieu, nous tirons le vaisseau vers le bord du courant, nous en sortons les bêtes et, longeant l'Océan, nous allons à l'endroit que m'avait dit Circé. Là, pendant qu'Euryloque aidé de Périmède, se charge des victimes, je prends le glaive à pointe qui me battait la cuisse et je creuse un carré d'une coudée ou presque ; puis, autour de la fosse, je fais à tous les morts les trois libations, d'abord de lait miellé, ensuite de vin doux, et d 'eau pure en troisième ; je répands sur le trou une blanche farine et, priant, suppliant les morts, têtes sans force, je promets qu'en Ithaque, aussitôt revenu, je prendrai la meilleure de mes vaches stériles pour la sacrifier sur un bûcher empli des plus belles offrandes ; en outre, je promets au seul Tirésias un noir bélier sans tache, la fleur de nos troupeaux.
Quand j'ai fait la prière et l'invocation au peuple des défunts, je saisis les victimes, je leur tranche la gorge sur la fosse, où le sang coule en sombres vapeurs, et, du fond de l'Érèbe, je vois se rassembler les ombres des défunts qui dorment dans la mort. Mais je presse mes gens de dépouiller les bêtes, (…) : ils me font l'holocauste, en adjurant les dieux, Hadès le fort et la terrible Perséphone ; moi j'interdis à tous les morts, têtes sans force, les approches du sang, tant que Tirésias ne m'a pas répondu. (…) Mais son ombre survient, tenant le sceptre d'or, et, m'ayant reconnu, Tirésias de Thèbes m'adresse la parole :

Henry Fuseli (1741–1825), Tirésias apparaît à Ulysse pendant le sacrifice,
Graphische Sammlung der Albertina (Vienne).

« - Pourquoi donc, malheureux, abandonner ainsi la clarté du soleil et venir voir les morts en ce lieu sans douceur ? Allons, écarte-toi de la fosse! Détourne la pointe de ton glaive : que je boive le sang et te dise le vrai! »
Il dit. Je m'écartai et remis au fourreau mon glaive à clous d'argent. Il vint boire au sang noir, puis ce devin parfait me parla en ces termes :
« - C'est le retour plus doux que le miel, noble Ulysse, que tu veux obtenir. Mais un dieu encor te le rendra pénible : car jamais l'Ébranleur du monde, je le crains, n'oubliera sa rancune : il te hait pour avoir aveuglé son enfant… Et pourtant il se peut qu'à travers tous les maux, vous arriviez au terme, si tu sais consentir à maîtriser ton cœur, et celui de tes gens. Aussitôt qu'échappés à la mer violette, ton solide vaisseau vous mettra sur les bords de l'Île du Trident, vous trouverez, paissant, les vaches du Soleil et ses grasses brebis : c'est le dieu qui voit tout, le dieu qui tout entend ! Respecte ses troupeaux, ne songe qu'au retour, et je crois qu'en Ithaque, à travers tous les maux, vous rentrerez encor ; mais je te garantis, si vous les maltraitez, que c'est fini de ton navire et de tes gens ; tu pourrais t'en tirer et revenir, mais quand ?... et dans quelle misère ? Tous tes hommes perdus ! Sur un vaisseau d'emprunt ! Et pour trouver encor le malheur au logis ! Pour y voir des bandits te dévorer tes biens et, le prix à la main, te courtiser ta femme !
Tu rentrerais à temps pour punir leurs excès à la pointe du bronze. Mais lorsqu'en ton manoir tu les aurais tués, par la ruse ou la force, il faudrait repartir avec ta bonne rame à l'épaule et marcher, tant et tant qu'à la fin tu rencontres les gens qui ignorent la mer et, ne mêlant jamais de sel aux mets qu'ils mangent, ignorent les vaisseaux aux joues de vermillon et les rames polies, ces ailes des navires. (…) Tu reviendrais ensuite offrir en ton logis la complète série des saintes hécatombes à tous les Immortels, maîtres des champs du ciel ; puis la mer t'enverrait la plus douce des morts ; tu ne succomberais qu'à l'heureuse vieillesse, ayant autour de toi, des peuples fortunés… En vérité, j'ai dit. »

 

III- LE PARCOURS "VERS" L"HADÈS

1. Sa durée

De manière assez inattendue, l'expédition aller-retour se révèle relativement rapide, et sans chaos.

Tout le jour, nous courons sur la mer, voiles pleines. Le soleil se couchait (…) lorsque nous atteignons la passe et les courants profonds de l'Océan. (…) Arrivés en ce lieu, nous tirons le vaisseau sur le bord du courant, (…) nous allons à l'endroit que m'avait dit Circé. (XI, 28-43)

Il faut comprendre que dès qu'il accoste, Ulysse sans attendre exécute à la lettre les ordres de la déesse. Il n'éprouve nul désir de s'attarder. Sa hâte est à l'image du péril encouru aux portes de la mort. Sa mission accomplie, et surtout Tirésias consulté, le héros craignant que n'apparaissent des entités infernales dangereuses, quitte l'endroit :

Sans tarder je retourne au vaisseau ; je m'embarque et commande à mes gens d'embarquer à leur tour, puis de larguer l'amarre (…) et le flot du grand large nous porte en Aiaié. (…) On aborde ; on échoue le vaisseau sur les sables et nous nous endormons jusqu'à l'aube divine. (fin XI-début XII)

En un jour et une nuit, donc, s'est joué l'épisode central. Les heures noires entre chien et loup convenaient à l'expérience macabre. Et le réveil à l'aurore, en sécurité, les rassure sur leur unité de vivant. Océan les a protégés et ramenés, sur ses eaux éternelles, loin de la stérilité de l'Hadès. Mais cette extrême rapidité nous confirme l'aspect irréel ou rêvé, de leur rencontre avec l'au-delà.


2. Une traversée magique

Les morts vont aux enfers « à pied » ou en volant. Situé au-delà de l'Océan, ce monde reste toutefois fermé aux autres hommes, comme Ulysse le saisit tout de suite. « Jamais un noir vaisseau put-il gagner l'Hadès ? » rétorque-t-il à Circé. C'est bien pour cela que cette magicienne use de ses pouvoirs. Avant leur grand départ, elle a lié « un couple d'agneau et d'une brebis noire » au flanc du navire, les protégeant ainsi des sombres puissances. Et ce rite fonctionne à tel point, que le bateau avancera presque seul !

À quoi bon ce souci d'un pilote à ton bord ? Pars ! dit-elle (…) Puis assis, laisse faire au souffle de Borée qui vous emportera. Ton vaisseau va d'abord traverser l'Océan. (X, 504-507)

Comment ne pas penser au mythe du vaisseau fantôme, du Hollandais volant ? Nous ne sommes plus dans le tangible…


3. Itinéraire et localisation

La destination revêt un double caractère : la prédominance de l'élément humide et l'éloignement.

–> Le cercle des eaux

On retrouve, sans totale similitude, l'obsession de l'eau (étudiée lors d'une autre conférence) sous toutes ses formes, Océan, fleuves et marais. « Il est malaisé de savoir si ces derniers se trouvent à la frontière ou à l'intérieur des enfers ; en revanche, dans l'imaginaire des Grecs et des modernes, ils faisaient bien partie du paysage infernal » spécifie Danielle Jouanna, dans Les Grecs aux enfers. Le rôle d'Océan qui porte nos héros est primordial : on le concevait comme un fleuve, pareil au serpent ouroboros qui entoure la terre. Et de sa fluidité incessante (…), il tirait la vertu de la vie et de la fécondité éternelle. Ainsi parle Pietro Citati (p. 242) :

Chaque soir le soleil s'y plonge, pour chaque matin en émerger de nouveau ; il borde le Champ Élyséen, le domaine des Hespérides, les terres des Éthiopiens, où (…) il fait pousser une végétation toujours verte. Par des voies souterraines, ses eaux alimentent les sources et les fleuves de la terre, et nourrissent le sol ; et elles nous purifient si nous nous immergeons dans leur substance primordiale.

Ainsi Ulysse traverse ce lieu de fécondité pour parvenir précisément à l'opposé, où la stérilité est absolue. Force symbolique des extrêmes, qui tisse nos existences… Circé évoque aussi des fleuves quand elle donne la route au héros :

À travers le marais, avance jusqu'aux lieux où l'Achéron reçoit le Pyriphlégéton et les eaux qui, du Styx, tombent dans le Cocyte. Les deux fleuves hurleurs confluent devant la Pierre. C'est là qu'il faut aller. (X, 513-517)

Nulle trace de Charon. Il n'y a donc pas de traversée. Nous sommes à un nœud originel où terre, mer et fleuves se réunissent : en un point premier, presque à la matrice du monde…

–> Au siège des extrémités

Le monde infernal est vu par les Anciens es peirata, c'est-à-dire, vers les bords, aux confins, à la toute limite. Le mot est neutre, renforçant encore le vague descriptif. En revanche il est orienté précisément à l'Ouest, là où disparaît la lumière, où triomphent la brume et l'obscurité. L'adjectif aeroeis « brumeux » paraît uniquement chez Homère pour les extrêmes régions occidentales. Ulysse est resté impressionné par l'ultime pays rencontré au bout de ce voyage :

Le peuple [Cimmérien y] vit couvert de nuées et de brumes, que jamais n'ont percées les rayons du soleil (…) : sur ces infortunés pèse une nuit de mort. (XI, 13-18)

Il n'existe pas d'autre mention de ce peuple, qui reste insituable, mais l'on pense aux régions du pôle, six mois durant sans lumière. Si c'est le cas, ce voyage express de la Méditerranée aux frontières nordiques relève vraiment de la magie.

–> Le lieu crucial, enfin

Ulysse atteint d'abord le bois de Perséphone, planté de peupliers, arbres chthoniens et de saules, essences infécondes qui ne portent pas de fruit à maturation. Pietro Citati précise que dans la médecine classique, elles procurent la fin du désir érotique et l'avortement. Désormais il continue à pied et son nouveau repère reste ambigu : c'est une roche située au confluent des deux fleuves hurleurs. Est-il déjà dans la maison d'Hadès ou à l'extérieur ? La logique n'est plus efficiente. Mais ces fleuves, semble-t-il, ne forment qu'une frontière, que ne franchira pas le héros.

–> À la jonction des deux mondes

 

Ulysse sacrifiant un bélier pour invoquer l'âme de Tirésias
Cratère lucanien à figures rouges. IVe s. av. J.-C.. Cabinet des médailles de le BNF

 

Les préparatifs de la nékuia entrent dans la plus pure tradition des rituels « sataniques » ou de superstitions conjuratoires. …

Autour de la fosse, je fais à tous les morts les trois libations, d'abord de lait miellé, ensuite de vin doux, et d'eau pure en troisième ; je répands sur le trou une blanche farine et, priant, suppliant les morts (…) je promets qu'en Ithaque, aussitôt revenu, je prendrai la meilleure de mes vaches stériles pour la sacrifier sur un bûcher (…) ; en outre je promets au seul Tirésias un noir bélier sans tache (…). Je saisis les victimes ; je leur tranche la gorge sur la fosse, où le sang coule en sombres vapeurs, et, du fond de l'Érèbe, je vois se rassembler les ombres des défunts qui dorment dans la mort. (XI, 25-58)

Vous aurez identifié les pratiques magiques : la fosse funèbre en lien avec l'espace souterrain, les trois libations traditionnelles – lait miellée, vin et eau – le sacrifice du vivant par victimes propitiatoires, l'association des contraires (blanc / noir, comme vie et mort), le sang nourricier qui régénère un temps les ombres défuntes mais qui, dès le sol, vire au noir. Il s'agit d'apaiser « l'illustre peuple des morts » (X, 525) pour ne pas subir sa colère. On ne s'approche pas impunément de l'outre-tombe.

La question demeure entière de savoir si Ulysse se tient vraiment aux seuls abords. Le texte en effet présente de troublantes contradictions. Certes les âmes montent afin de boire le sang, mais le héros voyant sa mère lui avoue « C'est la nécessité qui m'a fait descendre (kategagen) chez Hadès » (XI, 164). Achille plus loin lui demande comment il a osé descendre là où résident les fantômes, avant de s'éloigner « à travers le Pré de l'Asphodèle ». Et lorsque Ulysse voit les grands damnés, c'est dans le cadre de leur supplice : Tantale « dans un lac, debout et l'eau montait lui toucher le menton » ; et Sisyphe soutient « sa pierre gigantesque (…) vers le sommet du tertre ». Enfin, comment depuis la fosse pourrait-on voir Minos siégeant, rendant la justice aux défunts, emplissant « la maison d'Hadès aux larges portes » ? Toutefois, Circé lui a bien recommandé, quand il sacrifierait les victimes en les orientant vers l'Érèbe, de s'en détourner lui-même ! Que penser ? Seule explication : soit le rhapsode est indifférent à ce genre d'inconséquence, soit, comme l'estiment la plupart des commentateurs, selon Danielle Jouanna, les vers consacrés aux célébrités des enfers ont été interpolés à date plus tardive.

En tous cas, où que se soit tenu le héros, les risques étaient grands. Entre fleuves hurleurs et âmes gémissantes, il se sent « verdir de crainte » à la pensée de tomber sur Gorgo (Méduse) ou sur Perséphone elle-même.

 

IV- LA REPRÉSENTATION DE LA MORT

1. Une « survie » spectrale et végétative

 

Jan Styka, Ulysse rencontre Anticlée aux Enfers (1858)

 

Comme Danielle Jouanna (p.99) le souligne, l'au-delà est sans attraits :

Ce qui frappe le lecteur moderne, habitué soit à la perspective d'une vie future consolatrice proposée par les religions du salut, soit à l'idée d'un néant absolu comme le soutiennent les sceptiques, c'est la grisaille sans espoir des enfers homériques. Certes, ce n'est pas le néant qui attend l'homme (…) mais un univers décoloré et inconsistant, voire effrayant, où la survie n'est qu'un état larvaire, et surtout où sont mêlés indistinctement les méchants et les bons.

La mère d'Ulysse Anticlée, la première à paraître à lui, dresse un sombre tableau :

Pour tous, quand la mort nous prend, voici la loi : les nerfs ne tiennent plus ni la chair ni les os ; tout cède à l'énergie de la brûlante flamme ; dès que l'âme a quitté les ossements blanchis, l'ombre prend sa volée et s'enfuit comme un songe. (XI, 220-224)

Trois fois en vain d'ailleurs, Ulysse souhaitant la prendre entre ses bras, ne saisira que fumée. Et serait-ce de désespoir que ces âmes émettent « des cris d'enfer » ? Assemblées vers le sang de la fosse, elles ressemblent plus à un essaim de vampires qu'à des humains disparus… Même Tirésias n'a pas son pouvoir prophétique tant qu'il ne s'est pas penché vers le sang de l'offrande. Seul celui-là lui rend son intégrité de devin. Anticlée aussi sera alors capable de rassurer Ulysse sur la fidélité sans faille de son épouse.


2. Le défilé des ombres

On s'attendrait à des profils de toutes sortes émergeant de l'Érèbe. Or ne surviennent que ceux qui connurent vie ou mort douloureuse.

Ce n'est pas le tourment de quelque maladie qui me fit rendre l'âme, précise Anticlée à son fils : c'est le regret de toi, c'est le souci de toi (…) qui m'arracha la vie à la douceur de miel. (XI, 201-204)

L'apparition de cette foule spectrale suit un ordre particulier. Viennent d'abord en nombre reines et princesses, dont Antiope, Alcmène, Léda, Phèdre et Ariane. Une deuxième vague les disperse, grosse des héros de Troie, tel Agamemnon contant son assassinat, ou Ajax boudant toujours de n'avoir pu obtenir les armes d'Achille.

Les figures légendaires surgissent en dernier – Tantale et Sisyphe évoqués plus haut, Héraclès même, souffrant encore de ses douze travaux imposés.

Mais c'est évidemment le spectre d'Achille qui donne force et sens à la nékuia. Ce héros n'aime pas Ulysse, même dans l'Hadès. Et sa parole sent l'impatience et l'agacement lorsque son rival l'apostrophe avec solennité:

Achille, lui lance en effet Ulysse, a-t-on vu ou verra-t-on jamais bonheur égal au tien ? Jadis, quand tu vivais, nous tous, guerriers d'Argos t'honorions comme un dieu ; en ces lieux, (…) pour toi-même la mort, Achille, est sans tristesse !
Oh ! ne me farde pas la mort, mon noble Ulysse. J'aimerais mieux, valet de bœufs, vivre en service chez un pauvre fermier, qui n'aurait pas grand-chère, que régner sur ces morts. (XI, 483-493)

Si leur ancienne opposition se renouvelle, c'est par le fait d'Ulysse. Il appartient à la vie et ne peut comprendre la mort, ni qu'elle balaie toute forme de pouvoir, de consolation ou d'orgueil humain. Il croit que la gloire peut résister aux cris stridents des ombres. Alors que pour Achille, la mort est ce que nous venons de contempler : l'horreur, et la désolation. Il écorche magistralement l'image dont l'avait entouré les codes héroïques. Il ne quitte son amertume que lorsque Ulysse lui apprend que Néoptolème son fils vivant a vaillamment conquis Troie. La gloire n'a de sens que dans la lumière de la vie. Aux côtés d'Achille désormais, les héros grecs sont presque tous là. Aucun n'a atteint, comme le croyait Hésiode, les îles des Bienheureux. Comme ses épiques guerriers, la civilisation héroïque tout entière est défunte. Si Ulysse peut retourner parmi les vivants, c'est qu'il appartient déjà à un autre temps, plus proche du nôtre.

Nous voici déjà engagés dans la dernière partie de l'étude. Et nous avons déjà compris que nulle transcendance n'ajoute pour les Grecs au prix de la vie, eux qui, au bout de leur destin, regrettaient seulement la clarté du soleil…

 

V- SIGNIFICATIONS DE L'ÉPISODE

1. Aux sources d'un monde

On chercherait en vain une dimension métaphysique. Nous nous trouvons au cœur d'une épopée liée à une civilisation archaïque, au VIIIe siècle avant notre ère. À ce titre, il faut savoir que les rites imposés par Circé à Ulysse ne sont pas de pure invention. Une pratique fort ancienne de nécromancie existait dans l'Antiquité. On se rendait dans certains sanctuaires (Au Cap Tenare, en Argolide, à Cumes, ou en Épire) réputés pour abriter un nécromantéion, ou « oracle des morts », autrement dit encore « parloir des morts ». Les fidèles soucieux de recevoir conseil de leurs ancêtres se prêtaient à des prières, suivies d'un partage d'agapes composées entre autres de champignons, de vin et de narcotiques qui les mettaient en état second. Après purification et sacrifice d'un mouton, ils étaient conduits par un labyrinthe souterrain jusqu'à des portes de fer qui ne s'ouvraient que contre offrandes. Au bout se tenait le nécromantis, censé entendre les voix de l'Hadès et y trouver réponse aux questions des fidèles. Comme pour la Pythie de Delphes, le célébrant était pris de transes sous l'effet de fumées végétales et d'huile essentielles.

On reconnaît le processus que notre héros a dû suivre scrupuleusement, Tiresias jouant le nécromantis dans un lieu du bout du monde, hors d'atteinte sans la magie.


2. Un homme de l'aventure extrême

Ernst Jünger écrit, dans Le Cœur aventureux (1929) : « Peut-être la mort sera-t-elle notre plus grande aventure, car ce n'est pas sans raison que l'aventurier est constamment en quête de ses lisières dangereuses ». L'aventurier est celui qui pousse des pointes vers les extrémités du réel, et vers les extrémités de la vie. Il s'avance au bord du précipice, sur le seuil, et c'est bien cette position qui définit l'aventure tout entière, à la fois dedans et dehors. Maintes fois spectateur de la mort de ses compagnons, Ulysse pousse le voyage jusqu'aux enfers, pénètre dans ce lieu inaccessible aux vivants, et s'en extrait au dernier moment, quand les âmes rassemblées semblent sur le point de l'emporter avec elles. Le risque de l'aventure contient la mort, tentation suprême, tabou fondateur, dans la mesure où elle représente l'inconnu absolu.

Ulysse a bien compris que les dieux sont changeants. Abandonné à son retour de Troie, il leur est redevable pour fuir la grotte de Polyphème, puis est maudit par eux sur les mers d'Orient, avant de retrouver protection auprès de Circé. Il est ballotté, et ne tire jamais gloire des successives interventions d'Athéna, d'Hermès, ou de la magicienne. Sans eux, il n'est rien. Il est élu, mais malgré lui, jouet des caprices divins. D'ailleurs, au cours de son odyssée, on le surprend souvent en larmes, ce qui peut sembler contraire à la vision du héros parfait. Quand Circé lui apprend sa terrible mission, il éclate même en sanglots devant elle. Ne nous méprenons pas. Nous sommes en pays méditerranéen, où l'émotion s'extériorise aisément. Pensons aux pleureuses professionnelles lors des cortèges funèbres…


3. Aux confins du héros tragique : Le choix de la mortalité

In fine, cette visite aux morts ravive chez Ulysse l'urgent besoin d'une vie de mortel. Nulle fibre romantique en lui. Contrairement à Achille qui défiait follement chaque obstacle de son épée, il n'a pas soif de tragédie. Lorsqu'il pressent que Gorgo peut monter à son tour de la fosse et le pétrifier à jamais, il s'enfuit. Affronter en face, les yeux ouverts, la condition tragique serait à ses yeux un acte d'hybris. Dévoué aux dieux, il a scrupuleusement suivi les conseils de Circé et obéi à son destin. Il repart riche de son avenir, et d'une expérience inouïe, mais dont il ne concevra pas de nostalgie.

Choisir la mortalité découlera tout naturellement de cette nékuia. En effet, après le retour chez Circé, Ulysse devra encore affronter les sirènes, Charybde et Scylla, Calypso qui le retiendra sept années, avant d'échouer chez les Phéaciens, la dernière étape. On se souvient que Calypso lui offre l'immortalité et que le héros la refuse, en toute connaissance de cause, puisqu'il a connu les souffrances qui s'abattent sur les hommes, même après la mort. À l'extrême opposé de l'Iliade, l'Odyssée affirme la valeur supérieure de la vie humaine. Achille s'est trompé.

Dans la logique narrative, Calypso arrive en fin d'aventures. Mais Homère, ainsi réduit ensuite à procéder à rebours, ouvre avec génie son récit par cet épisode, ce qui confère à l'Odyssée sa mise en perspective, la couleur d'un apprentissage : celui de l'humilité, propre à fonder un choix fondamental.


4. Le rôle d'Anticlée

Circé avait bien spécifié à Ulysse qu'il ne devrait laisser boire personne, avant l'apparition de Tirésias, sous peine de manquer à sa mission. Or la première âme à remonter est celle de sa mère, dont il ignorait la mort, et qui après le devin prioritaire, revient longuement l'entretenir. Cette figure apporte à la scène une juste émotion et tout son poids d'humanité. Que les traits maternels se dessinent ainsi au moment crucial où l'on touche à la mort, où l'on entend la sanction du destin, renvoie tout un chacun à son chemin terrestre. À ses derniers instants, l'homme redevient enfant, cherche la primitive protection, l'originelle présence. Inconsciemment, c'est cette âme-là qu'Ulysse a invoqué, afin de soutenir la grande peur qui l'enveloppe.

C'est pour de telles scènes que l'œuvre d'Homère reste à jamais universelle.

 

VI- CONCLURE… POSTÉRITÉ DE L'ÉPISODE

1. La poétique des confins

Nous avons omis de la traiter, dans ce voyage surnaturel. Or, qu'il s'agisse du parcours accompli en un jour et une nuit à peine, sur un navire avançant seul, qu'il s'agisse de ce pays cimmérien de la nuit éternelle, ou des rites magiques sous le signe du blanc et du noir, ou du cortège funèbre enfin, buvant aux marges d'une fosse, nous sommes au cœur du merveilleux. Et la signification de cet espace hors des géographies ne nous sera pas dévoilée. Nous ne buvons pas la drogue de Circé, mais goûtons la plante môly qu'Hermès a confiée à Ulysse : celle qui nourrit l'imagination, et nous préserve du désespoir.


2. Une absence de « suite »

On aurait pu attendre maintes imitations, tant la plaisante magie préside à l'épisode. Or elles n'eurent pas lieu. Il faudra attendre Virgile et sa catabase, pour que la descente aux enfers connaisse une riche prospérité. Ce qui tend à confirmer qu'Ulysse est bien resté à l'orée des enfers, sans y pénétrer vraiment. Mais l'auteur de L'Énéide est hautement redevable au chant XI d'Homère, puisque son héros affronte l'effrayant monde souterrain avant de recevoir lui aussi de son père défunt les lois de sa destinée future.

Les péplums de nos années Soixante n'ont jamais inclus la nékuia dans les aventures d'Ulysse. Pourtant, Dieu sait si cela prêtait à de spectaculaires effets spéciaux. Il n'y eut qu'un roman, dans la littérature hellénistique (c'est-à-dire tardive, post classique), pour raconter de loin et de manière baroque des pratiques propres à convoquer les morts. Nous sommes dans le livre VI des Éthiopiques, d'Héliodore d'Émèse (un Syrien), écrit vraisemblablement dans le second tiers du IIIe siècle après J.C. L'auteur connaît à coup sûr l'aventure d'Ulysse au pays des morts. Mais il en a ôté la grâce et l'on sent même à quel point il stigmatise la magie noire. Voici l'histoire…En Égypte, dans les environs de Memphis, des luttes de pouvoir ravagent les villages alentour et une vieille femme y a perdu un fils. Elle croise la route de Chariclée, l'héroïne à la recherche de son amoureux disparu, Théagène. La jeune fille lui demande l'hospitalité pour elle et son mentor, le temps d'une nuit. La vieille exige un délai et les somme, en attendant, de rester à l'écart. L'endroit est couvert de morts d'une récente mise à sac. Chariclée va observer la vieille de loin, malgré les recommandations.

Chariclée (…) s'assit en prenant sa besace comme siège. (…) C'était le troisième jour après la pleine lune (…). La vieille, pensant que personne ne la voyait ni ne la dérangerait, commença par creuser une fosse de part et d'autre de laquelle elle alluma un feu et, entre les deux bûchers, elle étendit le cadavre de son fils, ensuite elle prit, sur un trépied qui se trouvait auprès, un récipient de terre cuite plein de miel, et le versa dans la fosse, puis avec un autre elle fit une libation de lait et avec un troisième, une autre, celle-là de vin. Ensuite elle prit une figurine de pâte en forme d'humain, la couronna de laurier et de fenouil et la jeta dans la fosse. Après tout cela, elle prit une épée et, gesticulant comme si elle était saisie d'un transport frénétique, elle adressa à la lune une longue prière avec des mots barbares et au son étrange. Puis elle se fit une incision au bras, essuya le sang avec un rameau de laurier et en aspergea le foyer. (…)
Finalement elle se pencha sur le cadavre de son fils, lui murmura quelque chose à l'oreille et réussit, par la puissance de sa magie, à l'éveiller et à le faire mettre debout. (…) La vieille, maintenant, interrogeait le mort à haute et intelligible voix. La question était si le frère du mort, le fils qui lui restait à elle, reviendrait vivant. Le mort ne répondit rien, il eut seulement un geste de tête qui permettait à la mère de comprendre à son gré, ce qu'elle voudrait, et brusquement, il tomba le visage en avant. Alors elle retourna le corps sur le dos (…) chantant incantation sur incantation à ses oreilles, bondissant, l'épée en main, tantôt vers le feu, tantôt vers la fosse ; elle finit par l'éveiller une nouvelle fois et quand il fut debout, elle renouvela ses questions le contraignant (…) à exprimer son oracle avec des paroles et sans aucune équivoque. (…) Le cadavre, d'une voix qui paraissait sortir de sous la terre ou d'une caverne profonde, une voix sourde et roque, murmura :
« J'ai commencé, ma mère, par vouloir t'épargner, bien que tu aies violé les lois de la nature humaine, transgressé les décrets des Moires et que tu cherches, par tes sortilèges, à mettre en branle l'immuable (…). Mais puisque tu détruis toi-même ce respect et que tu en viens (…) à pousser le crime au-delà de toutes les limites, que tu contrains un cadavre non seulement à se dresser et à faire des signes, mais encore à parler, sans te soucier de mon intérêt à moi, en m'empêchant de me mêler aux autres âmes et en faisant de moi simplement un instrument pour toi, apprends donc ce que j'hésitais depuis longtemps à te révéler. Non, ton fils ne reviendra pas vivant, et toi-même tu n'échapperas pas à une mort violente ; toi qui as passé toute ta vie à ces pratiques sortilèges comme celles-ci, tu n'as plus longtemps à attendre la fin brutale réservée à ceux qui s'y livrent. »
Après ces paroles, il s'effondra.

 

Mes chers amis, n'avons-nous pas nous-mêmes, par des rites intimes, des commémorations personnelles, un peu de pensée magique, notre façon de convoquer nos morts ? La mémoire les fait remonter de la fosse inconsciente où ils se réfugient, lorsque nous ne croyons pas à un au-delà. Alors gardons longtemps au coeur Ulysse, notre frère en humanité.


 

BIBLIOGRAPHIE

- L'Odyssée, traduction de Victor Bérard, Poche.

- CITATI Pietro, La Pensée chatoyante, 2002, Folio n°4453

- JOUANNA Danielle, Les Grecs aux enfers, d'Homère à Épicure, Les Belles Lettres, 2015.

- HÉLIODORE d'Émèse, Les Éthiopiques, in Romans grecs et latins, Pléiade (p. 517-789), traduction Pierre Grimal.


© Association orléanaise Guillaume-Budé


<==Retour