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LE TIBRE, MYTHOPOÉTIQUE D'UNE MÉMOIRE TRANSITOIRE AU CŒUR DE LA VILLE

par Franck COLLIN,
MCF de Littératures Antique et Médiévale, Université des Antilles-Martinique


 

1. Mémoire mythique d'un fleuve sans mythe

1.1. Le « lieu certain » où fonder la ville
1.2. Le marais d'où sortit la Ville
1.3. Les avertissements du Tibre à la Ville

2. Le Tibre démythifié

2.1. La renaissance avortée de la Ville et de son fleuve
2.2. Un ruisseau bourbeux
2.3. Révérences tibrantiques
2.4. « Le Tibre très indigne du nom de fleuve »

3. Le Tibre désenchanté et remythopoétisé

3.1. La promenade du Poussin
3.2. « Paroi tibérine »
3.3. « Sous la vase du fleuve »

Bibliographie sélective

Notes

 

Les fleuves ont puissamment irrigué la vie des hommes et leur imaginaire poétique. Admirés, craints, divinisés, ils tissent un lien originaire avec les hommes, suscitant mythes et histoires, qu'ils s'agissent du Nil ou du Scamandre, del' Amazone ou du Congo, du Rhin ou du Danube, pour ne citer qu'eux [1]. Les fleuves, parleur fertilité et leurs facilités d'accès, font naître les cités. Tel fut le cas de Rome, que le Tibre sema au VIII' siècle avant notre ère. Si ce lien semble exclusif, certains rappellent néanmoins que le Tibre prend sa source loin en amont de Rome, qu'il n'a en soi rien d'insigne [2], et ne doit sa notoriété qu'au prestige antique de la Ville.

Ses mythèmes sont très lacunaires : à l'origine, on le nomme Albula, ce qui renseigne sur l'aspect ancien de ses eaux blanches et sulfureuses [3] ; un roi d'Albe, la ville voisine, s'y noya lors d'un assaut, et lui transmit son nom : Tiberinus. Mot peu latin qui comporte plusieurs variantes : Tiberis, Tibris, Thybris ou Tebris [4]. Ce sont surtout les crues du Tibre qui marquèrent la vie de Rome au fur et à mesure de son expansion. Longtemps interprétées comme les prédictions du dieu-fleuve, la Ville ne s'ingénia pas moins à les contenir [5].

De ces rapports complexes entre la ville et le fleuve, qui nourrissent légendes et histoire, Alain Malissard a tout dit, avec l'élégance et la rigueur qui le caractérisaient [6]. Car les zones marécageuses créées par les inondations ont bien été le premier cœur vivant de Rome dans un périmètre restreint que délimitaient l'isola Tiberina, le forum boarium et le Vélabre, au pied du Capitole et du Palatin [7]. C'est là que Romulus et Rémus sont censés avoir échoué. Là que les poètes latins, à défaut d'un mythe initial plus consistant, ont mythifié le Tibre, moins par désir d'anoblissement [8], que par souci d'ancrer par le mythe la réciprocité entre le fleuve et la ville. C'est la symbolique de cette mythopoétique que nous analyserons en premier lieu [9].

Mais nous envisagerons encore ce que devient la dyade Rome-Tibre, lorsque la Rome antique n'est plus. À cet égard, rappelons qu'Alain Malissard, décrypteur avisé des vestiges, ne cloisonnait pas Rome dans son passé, mais, en humaniste soucieux du présent, l'articulait constamment à la modernité [10]. Or les poètes, en inventant un visage et une bouche au Tibre, lui font dire sa relation avec la Ville, et leurs représentations, irriguant la conscience collective d'une autre manière que ne le font les récits historiques, suscitent un imaginaire fondamental où se dit la jonction intime de la ville-fleuve, la rencontre de la nature et de la culture. Nous montrerons donc comment le socle défini par les poètes latins a influencé et déplacé la sensibilité modeme, avant de nous demander si l'expression de cette mythopoétique urbano-fluviale est encore opérante chez les auteurs les plus contemporains.


1. Mémoire mythique d'un fleuve sans mythe

1.1. Le « lieu certain » où fonder la ville

Le Tibre coule bien avant Rome. C'est à son action bénéfique que les anciens Romains attribuaient leur naissance, en dépit des crues, et mieux grâce à elles. Lors de l'une d'elles, dit la légende, le Tibre ne noya pas la corbeille flottante des jumeaux fondateurs [11]. Sous les rois, l'espace palustre qui s'étendait des proches collines du fleuve jusqu'au forum était une zone fertile que les efforts étrusques de drainage, au VIe s. avant J.-C., bonifièrent. Virgile est remonté plus haut pour situer la fondation. Il invente le moment mythique où le Tibre élit le lieu où la Ville verra le jour. Nous sommes au chant 8 de l'Énéide (v. 18-101). L'enjeu poétique est de taille : Énée ne connaîtra jamais la cité que ses descendants fonderont quatre siècles plus tard. Le poète doit donc faire pressentir à son héros l'importance d'une cité qui n'est pas encore ! Et montrer que la terre latine, pas seulement les Laurentes de Latinus, accueille l'étranger venu d'orient. De cette double tâche, il charge le fleuve de s'acquitter. Déjà, quand il aborde au Latium, c'est le Tibre qu'Énée voit en premier, à son embouchure, mystérieux et sombre (opacum), environné d'oiseaux et d'un bois sacré (Aen. 7, 30-36). Mais lorsqu'il s'est endormi sur sa rive, le dieu-fleuve Tiberinus – nom donné par prolepse, car il n'est encore qu'Albula – sort de ses profondeurs [12], et lui apparaît (visus) en songe:

Huic deus ipse loci fluuio Tiberinus amoeno,
populeas inter senior se attollere frondes
uisus ; eum tenuis glauco uelabat amictu
carbasus, et crinis umbrosa tegebat harundo
(Aen. 8, 31-34)

À lui, le dieu même du lieu, Tiberinus, au cours plaisant,
soulevant, bien âgé, sa tête parmi les feuillages des peupliers,
se fit voir; d'un voile glauque l'enveloppait une fine étoffe
de lin, et le roseau ombreux couvrait ses cheveux.

Si cette apparition est conforme à la plastique normative d'un dieu-fleuve antique [13], Tiberinus n'est, malgré son âge, ni placide ni allongé, mais en mouvement, saisi d'une urgence qui le pousse à sortir sa tête de l'eau pour manifester sa divinité. Toute l'ekphrasis traduit ce caractère sacré qui se lit antérieurement chez Ennius : un sage (senior), plutôt qu'un vieillard; un long voile qui le couvre à la façon d'un pontifex; le vert intense (glauco) des profondeurs, comme celles du songe, et non la blondeur sablonneuse (flauus) de sa surface [14]. Malgré cette solennité, le Tibre garde, dans la poétique virgilienne, une bienveillance patemelle, et même une tendresse. Car sa description a quelque chose du Mincio natal, cher au poète, que l'on trouve exprimée dès les Bucoliques : le cours lent et plaisant (amoeno), les bords plantés de peupliers (populeas), les grands roseaux et la couleur verdoyante [15]. Affectivement le Tibre virgilien rappelle qu'il vient du nord et, dès ses premières paroles, il vient rassurer le héros troyen en lui confirmant qu'il a enfin trouvé en ces terres latines (aruis Latinis) le lieu d'élection attendu pour ses pénates et pour lui :

Hic tibi certa domus, certi, ne absiste, penates. (Aen. 8, 39)

Ici, tu as une demeure certaine, des pénates certains : ne renonce pas.

Le fleuve cautionne le territoire. Certi, « certains », entre les deux coupes fortes, assone avec tibi (à toi), et, répété après certa, porte une assurance enjouée soutenue par le rythme dactylique du premier hémistiche. Si subsiste une légère réserve dans la défense ne absiste, c'est avant tout pour affermir le courage d'Énée et lui dire qu'il est presque au bout de ses peines. Le Tibre donne au héros sa légitimité dans la lignée et dans le temps : car Énée ne fait que ramener (reuehisAen. 8, 37) en Italie, leur terre d'origine, les pénates que son ancêtre Dardanus a fondés jadis à Troie [16]. Le dieu-fleuve « bien âgé » pénètre ainsi les arcanes du temps, représente la mémoire des lieux, discerne les causes anciennes et lit l'avenir. De cette dimension oraculaire, Virgile est familier. Régulièrement il associe mantique et poésie, comme l'attestent son usage du verbe canere (« chanter / prédire ») et son respect des Camènes [17]. Parce que la nature est, pour le poète, profondément divine, le rôle de la poésie consiste à la faire parler, à la rendre audible [18]. Pour Énée, la venue dans le Latium est un retour au berceau italique ancestral [19]. Il suivait jusque là ce destin sans le comprendre. La parole du fleuve lui donne son évidence et sa fluidité [20].

À la caution indispensable du lieu fondateur, le dieu ajoute deux autres prédictions : la découverte de la truie blanche qui déterminera la fondation de Lavinium, la cité d'Énée [21] ; puis la rencontre des Arcadiens d'Évandre qui seront ses alliés. De ce dernier point il doit l'instruire (docebo), car ces Arcadiens occupent en amont la cité de Pallantée, le site futur de Rome. Par-delà le jeu des alliances face aux Latins hostiles (v. 56- 60), Énée aura là l'occasion de rentrer en contact avec la ville pré-romaine. Et le Tibre en facilite l'accès :

Ipse ego te ripis et recto fiumine ducam,
Adversum remis superes subvectus ut amnem.
(Aen. 8, 57-58)

Moi-même je te conduirai par mes rives et sur mon cours direct,
Afin que transporté, tu vainques avec tes rames le courant contraire.

En apaisant ses eaux pour les rendre mieux navigables [22], en « droite ligne » (recto), le fleuve favorise la rencontre avec le roi arcadien. Voyage aussi spatial que temporel. Car Évandre montrera à Énée la Ville originaire à travers ses plus anciens vestiges (Aen. 8, 306-369). Une Rome primitive, habitée par un peuple pastoral, pacifique, respectueuse des dieux, mais obligée de se défendre contre les agressions de ses voisins [23]. L'originelle Pallantée est en réalité plus vertueuse que la Rome dorée, contemporaine de Virgile, qui s'est édifiée sur la guerre et les luttes fratricides [24]. D'elle seule Virgile donne une vision positive en contrepoint nostalgique. Aussi les dernières recommandations du Tibre à Énée vont-elles en faveur de la paix : à apaiser la rancunière Junon par des rites ; à l'honorer lui aussi, le fleuve, qui est l'essence de cette sérénité tant recherchée :

Ego sum, pleno quem flumine cernis
Stringentem ripas et pinguia culta secantem,
Caeruleus Thybris, caelo gratissimus amnis.
Hic mihi magna domus, celsis caput urbibus exit
. (Aen. 8, 62-65)

Je suis celui que tu vois de son cours plein
Serrer les rives et couper les grasses cultures,
Moi Thybris azuré, fleuve très agréable au ciel.
Ici s'élève pour moi une grande demeure, un chef pour de hautes cités.

Le Tibre est encore comparable au Mincio mantouan : son eau abondante à bords pleins révèle moins le risque d'inondations que l'offrande de sa fertilité. Il abreuve facilement les troupeaux, il rend abondants (pinguia) les champs. Sa couleur céruléenne répond symboliquement à celle du ciel (caerulus / caelo) et souligne sa grandeur, reconnue des dieux d'en haut. L'édification de Rome en semble la récompense. En effet, en écho au v. 39 (Hic tibi certa domus), le v. 65 (Hic mihi magna domus) désigne ce lieu fluvial (hic) comme prédestiné, comme « demeure » idéale devant accueillir la descendance d'Énée, et devenir la « tête » (caput) la plus altière des plus grandes cités [25]. Mais Virgile, parce qu'il est plus sensible à la fluvialité qu'à l'urbanité, célèbre avant tout les qualités intrinsèques du dieu-fleuve, qui seront l'âme de la Ville tant qu'elle demeurera proche de lui. Cette Rome de paix contraste avec la Rome « historique » édifiée sur la violence guerrière et l'appétit du gain, qui figure, à la fin du même chant 8, sur le bouclier forgé par Vulcain. Énée honore d'abord le dieu-fleuve « cornu qui règne sur les eaux de l'Hespérie » (Aen. 8, 77). Lorsqu'il remonte son cours, de Laurente à Pallantée (8, 86-96), c'est tout le paysage qui l'accueille : les ondes s'étonnent (undae mirantur); la forêt inaccoutumée s'étonne (miratur nemus insuetum); des arbres variés protègent l'équipage. Le Tibre est l'âme de cette nature qui veille sur le destin de la Ville, et, en conduisant son fondateur indirect jusqu'à elle, il se montre, lui, comme son véritable fondateur.

1.2. Le marais d'où sortit la Ville

Là où Virgile montre un fleuve mâle, sage, protecteur, Ovide évoque, dans les Fastes ( 6, 401-414), l'espace palustre dû à ses crues. À l'époque archaïque, un marais couvrait la rive du Vélabre jusqu'à la zone plus reculée du Forum. Au début du principat, un nouvel ensemble monumental y avait été édifié. Cette évolution inspire au poète une anamnèse étiologique. Une vieille matrone y incarne la Mémoire du fleuve. Ovide la rencontre à la Nova Via (Rue nouvelle), l'intersection récente qui réunit le Vélabre au Forum. L'état initial des lieux était, dit-elle, celui-ci:

« Hoc, ubi nunc fora sunt, udae tenuere paludes;
amne redundatis fossa madebat aquis. »
(Fastes 6, 401-402)

Cet endroit, où se trouvent à présent les forums, d'humides marais l'occupèrent;
C'était une fosse que remplissait le fleuve aux eaux débordantes.

La zone stagnante grouillait de vie : un « lac » (lacus ante fuit) occupait le forum; en s'y noyant Curtius lui donna son nom [26]: Le Vélabre détrempé, bordé de saules et de roseaux, avait ses mariniers (nautas) et ses clients ; on ne pouvait le traverser « le pied enveloppé » (pede uelato), dit la matrone, c'est-à-dire avec ses chaussures, occasion, pour Ovide, de glisser une sémasiologie fantaisiste (uelabra / uelato) pour expliquer le nom du Vélabre [27]. Les antiquaires avaient inventé d'autres parétymologies : Servius rapproche la Vélia, déclivité entre le forum et le Colisée, du grec Hélos (marais); Varron associe l'Aventin (Auentinus) au participe aduectus (« transporté [sur l'eau] ») [28]. Cette représentation forestière et palustre de la protohistoire romaine est conforme à celle qu'expriment Lucrèce et Varron [29] : la friche sauvage permet de mesurer le progrès parcouru. Elle montre les Romains moins comme les fils des sept collines que comme des enfants du marais, bénéficiant des eaux maternelles d'un Tibre débordant [30].

Les points de vue de Virgile et d'Ovide divergent. Virgile, on l'a vu, focalise le regard sur la Pallantée d'Évandre, à partir de laquelle il projette son opposé, la Rome augustéenne, de marbre et d'or, celle de la démesure urbaine, non de la paix pastorale, que la poésie des Bucoliques nous a habitués à entendre. Pour sa part, Ovide nous rend furtivement témoins de l'inconfort des premiers temps envahis par des marais humides (udae paludes), où il n'y avait rien d'autre que (nil praeter) des saules ou des roseaux, où le fêtard nocturne confiait son chant aux mariniers. L'écart est grand avec aujourd'hui, car les autels (aras), dit-il, occupent désormais l'emplacement du lac Curtius, des pompes solennelles traversent le Vélabre en direction du grand Cirque (Circum). C'est une manière claire de louer la politique urbaine du principat, qui restaure les cultes et les cérémonies, qui transforme en lieux de mémoire les lieux disparus. Hommage paradoxal, car il montre que l'extension et les nécessités urbaines pousse la ville, née sur le fleuve, à se construire désormais contre lui, loin de lui, sur de la terre solide et sèche [31]. Aussi Ovide élude-t-il le Tibre pour parler plutôt de celui qui le détourna:

'Nondum conueniens diuersis iste figuris
nomen ab auerso ceperat amne deus. […]
Stagna recesserunt et aquas sua ripa coercet,
siccaque nunc tellus: mos tamen ille rnanet.'
(Fastes 6, 409-410 & 413-414)

Le nom convenant à ses diverses figures n'avait pas encore
Été donné à ce dieu, pour avoir détourné le fleuve. […]
Les eaux stagnantes se retirèrent, et sa rive contraint ses eaux,
Maintenant la terre est à sec : cependant l'ancien usage demeure.

Ce dieu-détourneur, c'est Vertumne. L'idée était déjà chez Properce si bien qu'Ovide n'a pas besoin de le nommer [32]. Vert-umnus a « dévié » (auerso < a-uertere) le « fleuve » (-umne < amne), pour assécher la rive du Vélabre. Le dieu, qui a pour fonction de changer les saisons et de ramener le cycle végétatif, a ainsi apporté une autre prospérité. Il avait son temple sur le forum boarium, et une statue à l'angle du Vicus Tuscus et du Forum [33]. Ne pas nommer Vertumne a ici une autre vertu. Celle de flatter à mots couverts le nouveau « dieu » qui a restauré les digues du Tibre et éloigné le risque des crues [34], à savoir Auguste. Est ainsi mise en avant la politique urbaine d'embellissement que le princeps poursuivait, après César [35]. Rappeler les humbles origines c'est donner avant tout à voir le destin exceptionnel de la Ville, la parer d'une mythologie, au sens de Barthes, en faisant d'objets du quotidien des symboles destinés à traduire un ethos collectif et social, à être un marqueur de son temps. Auguste, mieux que César, a dompté le Tibre, permis son accroissement et sa stabilité. Le mythe de Vertumne révèle une discrète mais claire finalité idéologique. Pour sa part, la mythopoétique, en tant que faculté fictionnante, n'instrumentalise pas les mythes dans un but politique, mais les retravaille sans cesse pour en approcher le sens inépuisable.

Le poème ovidien n'en produit pas moins ce qui reste pour nous une belle vision, transitoire, de la Rome des premiers temps, de cette conjonction de la ville et du fleuve dont sortit la première communauté (de Romains et de Sabins) rassemblée autour de l'espace palafitte et protégée par ses collines. Le Tibre fut la vraie louve des Romains. Mais, avec l'urbanisme croissant, il fut peu à peu mis à distance. La matrone d'Ovide est comme une femme qui se souvient de son premier né même quand l'époque en est devenue lointaine. C'est une autre différence avec Virgile : chez lui, on est saisi par un état primitif dont le fleuve est toujours l'image vivante et créatrice ; pour Ovide, ce temps est beau mais ne reviendra pas.

1.3. Les avertissements du Tibre à la Ville

Dans l'Ode 1, 2, Horace expose un fait contemporain, celui d'une crue qui s'est produite entre -29 et en -22 [36]. L'événement n'est pas moins le prétexte pour remonter au lien fondateur qui unit Rome à son fleuve. Le forum fut en effet recouvert et ses plus anciens monuments affectés :

Vidimus flauom Tiberim retortis
litore Etrusco uiolenter undis
ire deiectum monumenta regis
templaque Vestae,

lliae dum se nimium querenti
iactat ultorem, uagus et sinistra
labitur ripa loue non probante
uxorius amnis.

(Odes 1, 2, 13-20)

Nous avons vu le Tibre blond, aux ondes
violemment repoussées loin du rivage étrusque,
venir renverser le monument du roi
et le temple de Vesta ;

Comme Ilia se plaint à discrétion, il s'offre
D'en être le vengeur et, vagabond, par la gauche
De sa rive, il déborde, sans l'accord de Jupiter,
Lui le fleuve dévoué à sa femme.

La « blondeur » indique l'aspect fougueux et agité que prend le Tibre avant d'arriver dans la plaine romaine [37]. Sa rive droite, ou « bord étrusque » (litore [38] etrusco), était plus abrupte que la rive gauche (sinistra ripa) où s'étendait la Ville. Après le Champ de Mars, le fleuve coulait dans un lit plus étroit ce qui accentuait d'autant la montée de son niveau, et donnait l'impression que ses eaux étaient brusquement « rejetées de côtées » (retortis) pour s'épandre sur cette rive gauche [39]. Mais à ces causes hydrauliques Horace préfère une raison morale. Les monuments qui ont le plus pâti de la crue étant les plus anciens et les plus sacrés de Rome – le Palais royal (Regia), le temple de Vesta, ou l'atrium des Vestales édifiés par Numa Pompilius [40] – le poète veut y voir une sanction divine. Elle vient moins de Jupiter, qui scrute avec bienveillance les destinées de Rome, que du dieu-fleuve qui venge son épouse Ilia [41] : le Tibre a épousé Ilia, aïeule de Romulus et Rémus, et, en bon époux (uxorius), il se montre très prévenant à son égard puisque à sa plainte il surréagit par une puissante inondation ! La suite de l'ode révèle qu'Ilia déplore l'état actuel de Rome due à l'absence de descendants d'Énée et d'Iule : César a été assassiné ; Octave, son fils adoptif, n'est pas rentré de ses campagnes. Des dissensions intérieures gagnent donc Rome, et une immoralité certaine sape ses fondements sacrés.

Tout cet appareillage mythologique institutionnalisé sert encore la propagande officielle du chef providentiel. Le Tibre rappelle les Romains à leurs devoirs en suscitant leur crainte religieuse. Le début de l'ode (v. 1-12) compare les derniers orages à un nouveau Déluge qui a terrifié la Ville (terruit Urbem, v. 4). Horace use d'un procédé classique interprétant les phénomènes physiques comme des réponses divines aux comportements humains. Dans la seconde moitié de l'ode (v. 25-52), très flagorneuse, une question toute rhétorique vise à savoir à quel dieu Jupiter devra confier l'expiation du crime de la cité (scelus expiandi, v. 29), et conclut que seul le fils d'une divinité, Octave bien entendu, pourra être le « vengeur de César » (Caesaris ultor, v. 44). La présence du Tibre, sur deux des onze strophes saphiques, ne semble donc servir que la mythologie du pouvoir, et faire craindre un châtiment plus haut. On remarquera toutefois qu'Horace mythifie ici la « noyade » intempestive des monuments, moins peut-être pour suggérer leur destruction que leur préservation, comme sous un voile qui en écarterait les ennemis. En avertissant les Romains responsables, le fleuve continue de sceller avec la ville un rôle totalement fondateur et mythique. Horace respecte donc bien dans la mythopoétique du fleuve qui crée, nourrit, et protège Rome, bien qu'il la raidisse à des fins politiques.

Les trois poétiques analysées dans cette partie révèlent trois mythifications du fleuve : Virgile invente le « lieu certain » celui de la ville pacifique et humble (Pallantée) tout en contraste avec la Rome fratricide fondée par Romulus ; Ovide indique le lien matriciel entre la ville et le fleuve et la distance qui s'est installée entre eux avec le temps ; Horace traduit l'intrication divine du Tibre et de Rome, le fleuve rappelant à l'ordre la ville lorsque celle-ci transgresse ses principes. La crue est ainsi le lien mythique le plus fécond qui unit les deux partenaires au point d'éclipser les rapports du Tibre avec d'autres villes-fleuves. Mais que devient cette relation quand la Rome antique n'est plus ?

 


2. Le Tibre démythifié

La destruction des aqueducs, à la fin de l'Antiquité, concentra l'habitat romain sur les rives du Tibre au détriment des collines. Durant le Moyen-âge la ville vécut dans la proximité archaïque du fleuve malgré la violence des inondations et l'insalubrité. Très peu de textes transmis relatent cette conjugaison et aucun la mythopoétique de la ville-fleuve. Puis le Rinascimento mesura la distance qui séparait la Ville antique, réduite en ruines, de la Rome actuelle, et entreprit de la réinventer. De là naquit un imaginaire fantasmatique qui tenta de rendre son lustre au fleuve.

2.1. La renaissance avortée de la Ville et de son fleuve

Joachim du Bellay dédia sa Troisième Élégie à Jean d'Avanson, ambassadeur d'Henri II, lors de sa prise de fonction à Rome en mars 1555. Son poème est une réécriture du chant 8 de l'Énéide, et le dieu Tibre adresse cette fois à l'émissaire cultivé une prophétie annonçant que Rome, sous l'impulsion de la France, va renaître [42]. Cet espoir – qui contraste avec la Ville en ruines de l'Élégie 2, Romae descriptio – est amplifié par la majestueuse vigueur du dieu-fleuve :

Mais lui-même le vénérable Tybris, étendu, au corps gigantesque,
Chauffant ses membres velus sur sa couche moussue,
Dans le vestibule de sa chambre, le coude appuyé sur son urne,
en homme bien âgé dictait ses lois aux peuples soumis. (El. 3, 30-33) [43]

De l'intertexte virgilien, la description du Fleuve a perdu l'aspect bucolique et végétal – la « couche moussue » (muscoso toro) exceptée – pour prendre la pose sculpturale du sage (senior, v. 33 = Aen. 8, 32). Son corps massif, l'urne et la chambre (métaphore de sa source souterraine que Virgile nommait lacus) incarnent un législateur prescrivant le droit (iura) à des nations assujetties (subiectis). Au lieu de présenter un cours placide à d'Avanson, le Tibre bouillonne d'impatience, répand le vacarme (ingenti strepitu) depuis ses « gouffres profonds » (imis murmur uorticibus, v. 45-46). Cette effervescence démonstrative prélude à la prosopopée du fleuve. Ce n'est plus le temps d'Évandre où le Tibre virgilien, élu des dieux, prédisait l'élection, à ses bords latins, de la Ville sur tant d'autres ; le Tibre bellaïen revendique quant à lui l'héritage d'une gloire universelle qui demande à revivre :

Je suis ce célèbre Tybris, très connu du monde entier
Et la plaine que tu vois fut Rome la très grande.
À présent, elle gît abandonnée, hérissée de buissons sauvages,
Et une si grande ruine n'enseigne pas bien ce qu'elle fut.
Rome pourtant survit : le roc du Capitole reste
Inébranlable, et l'ombre de son nom immense demeure. (El. 3, 61-6644)

Les syntagmes virgiliens, ici en gras [45], répondent la plupart à une construction en miroir inversé. Tybris atteste de la grandeur déchue d'une Rome à l'état de « ruine », « ombre » d'elle-même. Ce ne sont plus les ressources agraires ni la protection divine qui témoignent de cette majesté, mais bien l'histoire de Rome (« ce qu'elle fut »), incarnée par le port nu et altier du Capitole [46]. Le Tibre est l'allégorie d'un vieux combattant. Il a besoin du bras secourable d'un allié jeune et vigoureux. Aussi accueille-t-il d'Avanson avec joie (laetus, v. 50), tel un héros providentiel: « Tu es venu enfin, attendu que tu étais des terres latines [47] ».Le « lieu certain » exprimé ici n'est plus celui du retour au pays d'un enfant éloigné (Énée), mais la caution douteuse apportée par le fleuve à une légitimité française en sol romain [48] ! Car d'Avanson, sous prétexte de restaurer la grandeur de Rome, est avant tout venu pour défendre les intérêts de la France dans les états pontificaux.

Le Tibre convie donc l'ambassadeur à une visite des plus artificielles de la Ville. Il s'est substitué à l'Évandre virgilien lequel conduisait Énée dans l'humble Pallantée, et tournait le dos à la Rome dorée. La visite du Tibre bellaïen est tout autre : la suite d'impératifs, les anaphores incitant à « voir » (aspice [49])les lieux décrépits – le forum réduit à un champ (campum, v. 62), le Capitole à un rocher (saxum, v. 65), les temples à quelques colonnes (columnis, v. 67) – forment une supplique par laquelle le poète prête à d'Avanson le pouvoir de relever la Rome dorée, de lui rendre un « front ressuscité » (frons rediuiua, v. 70). Tout passe par le regard. Et le peuple est rassemblé lui aussi « pour voir » (uisendi studio, v. 55), mais avant tout le personnage devant rendre possible cette renaissance. Il n'y a plus rien de la discrétion du songe envoyé au seul Énée. Il ne s'est, de même, jamais agi pour Énée de prendre un quelconque pouvoir sur Pallantée. Toute la respiration des deux poèmes diverge singulièrement comme le montrent ces deux vers :

[Le Capitole] D'or maintenant,jadis hérissé de buissons sauvages. (Virgile)
[Rome] Maintenant gît abandonnée, hérissée de buissons sauvages. (Du Bellay) [50]

Chez Virgile, le contraste de la Rome actuelle (nunc) avec la Pallantée plus « sauvage » de jadis (olim) dessine un horizon nostalgique vers la ville originaire. Chez Du Bellay, le balancement avec jadis a disparu, et la déchéance romaine de maintenant (nunc) n'est audible que dans la perspective de sa restauration. Là où Évandre était un anti-Auguste, le Tibre prédit en d'Avanson l'avènement d'un nouvel Auguste. Évandre a disparu. Toute la marqueterie mythologique magnifie avec un maniérisme grandiloquent la politique d'Henri II. La visée encomiastique y côtoie l'ironie [51], et l'emphase allégorique efface la présence du fleuve dans son rapport à la ville. Malgré le respect de la codification poétique, le mythe s'épuise dans la sophistication. Le Tibre tente de réanimer les symboles moribonds d'une ville qui n'est plus que l'ombre d'elle-même. Vainement.

2.2. Un ruisseau bourbeux

Une fois disparue la notoriété antique de Rome, le fleuve apparaît nu et ordinaire à toute une sensibilité modeme qui s'emploie à le considérer avec des yeux plus « vrais », sans complaisance. Saint-Amant s'en charge dans La Rome ridicule (1643), un poème d'humeur qu'il sous-titre « caprice » [52] où il déconstruit toute la mythologie fantasque et maniériste des hommages institués en faveur de la Ville-fleuve. On ne saurait lui reprocher de travailler d'après des sources livresques, car il connut aussi Rome, un siècle après Du Bellay, et la vit sans concession [53]. Les huit premiers dizains s'attaquent d'emblée à la renommée usurpée du fleuve : « Je m'étais figuré…» (RR 3, 1), dit le poète déçu par sa rencontre avec « Monsieur le Tibre » (RR 1, 1). Il lui apparaît moins qu'un fleuve, plutôt un« ruisseau », sale et malodorant, loin de sa blondeur poétique. Aucune divinité – ni « Flore », ni « Cornes superbes », ni « Nymphes » – n'en réjouissent les abords. Saint-Amant veut rétablir sa vérité, celle d'un lieu« sauvage », dénotant moins une belle nature enchevêtrée (le siluestribus virgilien), qu'un Tibre « malade et blême » (RR 6, 9) :

Mais maintenant à vostre honte,
Trop instruict de la vérité,
Je veux que la postérité
Sçache les graces que j'en conte :
Bain de crapauds, ruisseau bourbeux
Torrent fait de pissat de boeufs,

Canal fluide en pourriture
Dégobillis de quelque mont... (RR 7, 1-8)

Le débit du fleuve, qui varie selon les saisons, est minoré tour à tour en termes peu amènes – « bain », « ruisseau », « pissat », « dégobillis » – et ne charrie, selon le satiriste, que des déjections. La boue de son lit ou les urines bovines donnent une autre idée de sa couleur et détruisent tout lustre de poésie pastorale. Les limons que le fleuve transporte ne sont plus que des déchets vomis par les montagnes en amont, qui se concentrent dans la Ville, et y pourrissent. L'ordure, la puanteur, l'impur s'accumulent ainsi dans Rome et se décomposent dans une stagnation morbide, que soulignent les crapauds, associés ici à l'image funèbre d'un sombre marais. Le Tibre a perdu son image de vie pour devenir un Styx de mort. Toutes les grâces poétiques dont le fleuve avait été paré se voient désacralisées par un réalisme cru et outrancier. Contenant sans nul doute leurs vérités, elles empêchent toute rêverie déférente.

De façon identique, s'agissant de la Ville, Saint-Amant s'applique à en démolir l'histoire, arguant que sa grandeur est usurpée : le château Saint-Ange n'est que le mausolée d'« un fol Prince et de son Mignon » (R.R. 10, 2), un monument consacré aux amours dissolues d'Hadrien et d'Antinoüs ! Le Colisée et ses « ruines criminelles » devraient être « rasé[s] » (R.R. 13, 7), car laissant pour toujours leurs « marques solennelles d'horreur et d'inhumanité ». Le Capitole n'est qu'une « motte » qui abrita, en son temple, un « faux Jupin » dont le temple fut sauvé par des oies (R.R. 20) ; les légendes romaines sont l'objet des mêmes moqueries : Romulus le « rusé tétteur de louve» (R.R. 23) conçut le « grotesque rapt des Sabines» (R.R. 25) pour satisfaire ses désirs… La satire s'inscrit en faux contre tous les habiles et mortifères thuriféraires : sa qualité indéniable est de raviver et d'aiguiser le regard.

Louis de Jaucourt connaît manifestement La Rome capricieuse. Sa notice « Tibre » (1751), rédigée pour L'Encyclopédie, est introduite par une description du Tibre tirée de l'Énéide, et assortie de citations admiratives. Toutefois, son jugement se tempère aussitôt :

Que ne peut point un poëte ? Il ennoblit tout. Le Tibre, ce ruisseau bourbeux, peint par Virgile devient le premier fleuve du monde. Voilà l'art magique des hommes de génie. (D. J.)

L'hémistiche « ruisseau bourbeux » est si connu qu'il se passe de référence à Saint-Amant. Mais la révérence que le XVIIIe siècle voue aux grands poètes permet de louer le mensonge de Virgile : le Tibre a beau être sale, le poète en a fait le premier des fleuves ! Tel est le génie de ses vers. Cependant, une fois rendu son hommage, la notice s'impose un contenu plus scientifique et géographique, qu'il tire cette fois de Pline [54]. Et sa conclusion s'accorde à l'esprit de Saint-Amant:

Le Tibre si chanté par les poëtes, n'est bon à rien, & n'est redevable de l'honneur qu'il a d'être si connu qu'à la poésie, & à la réputation de la célèbre ville qu'il arrose; les grands fleuves ont eu raison de la traiter de ruisseau bourbeux; son eau est presque toujours chargée d'un limon qu'on assure être d'une qualité pernicieuse; les poissons même du Tibre ne sont ni sains, ni de bon goût. Aussi de tout tems Rome payenne & chrétienne s'est donné des soins infinis pour se procurer de l'autre eau, & avoir un grand nombre de fontaines pour suppléer à la mauvaise eau du Tibre. (D. J.)

En somme, ne seraient l'histoire de Rome et le chant des poètes latins, le Tibre jouirait d'une bien maigre considération pour ses qualités propres : d'une faible longueur, comparé au Pô, d'une insalubrité notoire en raison du limon qui se mêle à ses eaux, la rendant, comme ses poissons, impropres à la consommation [55], Rome doit sa survie à ses nombreuses fontaines, plutôt qu'au Tibre. Tout en estimant la beauté poétique, Jaucourt ne reconduit donc pas la mythopoétique du fleuve.

2.3 Révérences tibrantiques

A contrario du désenchantement, le voyage que les romantiques effectuent en Italie, dès la fin du XVIIIe siècle [56] appelle en eux une poétique du vestige par laquelle ils recréent la sublimité perdue. C'est la considération pour la grande histoire de Rome qui vient habiller le fleuve et le réhausser. On a nommé cette esthétique romantique, et non tibrantique, ce qui montre combien la culture de la Ville en impose désormais au fleuve. Ainsi Corinne, visitant avec Oswald le Capitole, n'hésite pas à dire :

On ne prononce pas le nom du Tibre comme celui des fleuves sans gloire; c'est un des plaisirs de Rome que de dire : Conduisez-moi sur les bords du Tibre; traversons le Tibre. Il semble qu'en prononçant ces paroles on évoque l'histoire et qu'on ranime les morts. (Corinne, IV. « Rome », chap. 4)

Aller au bord du fleuve, c'est se retremper dans le passé prestigieux, s'adonner à cette evocatio antique qui convoque les morts. Impossible alors de voir la médiocrité du Tibre puisqu'il n'est que le prétexte à un voyage fantasmé aux sources du temps. Chateaubriand oscille lui-même entre la vision d'un Tibre inchangé et celle d'un Tibre anonyme :

Quant au Tibre, qui baigne cette grande cité et qui en partage la gloire, sa destinée est tout à fait bizarre. Il passe dans un coin de Rome comme s'il n'y était pas; on n'y daigne pas jeter les yeux, on n'en parle jamais, on ne boit point ses eaux, les femmes ne s'en servent pas pour laver; il se dérobe entre de méchantes maisons qui le cachent, et court se précipiter dans la mer, honteux de s'appeler le Tevere. (Voyage en Italie, « Voyage de Naples » – À M. de Fontanes – Rome, 10 janvier 1804)

Et en effet, le cours du Tibre, passant à l'ouest de la cité, ne semble plus concerné par sa gloire. « Honteux », il se dissimule derrière de pauvres maisons pour faire oublier son indignité : petiesse et impropreté, même aux lavandières. Mais, dans la même lettre, Chateaubriand renoue avec la mythopoétique du fleuve, et traduit son envie tibrantique de raviver la mémoire. Il évoque Virgile, les « boeufs blancs » se désaltérant. Il donne l'impression d'être « transporté » au temps des vieux Sabins ou de l'Arcadien Évandre [57]. Et il finit par concéder:

[…] le Tibre est toujours le flavus Tiberinus de Virgile. On prétend qu'il doit cette couleur limoneuse aux pluies qui tombent dans les montagnes dont il descend. Souvent, par le temps le plus serein, en regardant couler ses flots décolorés, je me suis représenté une vie commencée au milieu des orages : le reste de son cours passe en vain sous un ciel pur ; le fleuve demeure teint des eaux de la tempête qui l'ont troublé dans sa course. (ibid.)

Contrairement à la Ville, le fleuve n'a pas de ruines qui attestent son histoire. La poésie invente ainsi une couleur identifiable à son impermanence, la blondeur tibérine (flavus) des poètes latins. Cette couleur, précise Chateaubriand, le Tibre la doit aux orages en amont, et il la garde ensuite, quelque peu « décoloré[e] » comme celle d'un voyageur dans le temps. En somme, le Tibre ressemble à Chateaubriand. Comme lui, sa destinée très orageuse est celle d'un moribond traversant des années de sursis [58]. L'homme ballotté traverse l'Histoire et, entre passé et présent, survit comme un étranger à ses accidents. La vraie couleur du Tibre est celle de l'épreuve. Cette couleur poétique de la fuite du temps que déjà lui avait reconnue Virgile quand il avait vu l'ancienne République devenir Empire, Évandre être remplacé par Auguste. Le Tibre est le témoin mouvant de l'impermanence de l'Histoire.

Sans cette fluidité, l'union de la ville et du fleuve aurait quelque chose de fatal, de profondément narcissique, exerçant l'effet d'un somptueux décor. La beauté pétrifiée en absorbe le spectateur fasciné, comme le note Stendhal :

Les collines élevées qui dans Rome bordent le Tibre, forment des vallées tortueuses et profondes. Les labyrinthes produits par ces petites vallées et les collines semblent disposés, suivant le mot du fameux architecte Fontana, pour donner lieu à l'architecture d'étaler ce qu'elle a de plus beau.
J'ai vu des Romains passer des heures entières dans une admiration muette, appuyés sur une fenêtre de la villa Lante, sur le mont Janicule. (Promenades à Rome, p.104)

Dans la contemplation qu'elle se porte, et dans laquelle elle assujettit la campagne alentour, la Ville semble se détacher de son origine fluviale, comme si les collines, les vallées n'étaient qu'un prétexte à sa mise en valeur esthétique. Mais c'est omettre le bouleversement des crues par lequel le Tibre emportait des maisons, reconfigurait des façades. Car la force tibrantique du fleuve impose pour sa part, et c'est l'essence de sa mythopoétique, de ne pas sombrer dans l'iconolâtrie, de renouveler les symboles de son union avec les hommes, sans rien considérer comme achevé. C'est elle que Virgile a magnifiée. C'est en se laissant fertiliser par le fleuve que la Ville continuera d'aller de l'avant.

2.4. « Le Tibre très indigne du nom de fleuve »

À la fin du XIXe siècle, les travaux d'endiguement ont consacré durablement la rupture de Rome avec le Tibre. La sécurité des habitations et des vies accumulées sur les rives est devenue prioritaire. Julien Gracq, qui effectue un voyage tardif en Italie, constate, du regard du géographe, que la construction des digues « n'a pas servi Rome » comme elle a servi Paris. Elle a plutôt consacré la mise à l'écart et la minimisation de son fleuve emblématique :

Le cours d'eau étroit qui traverse la ville, et qui tient le milieu entre un fleuve côtier et un torrent apennin en voie de s'assagir, provincialise ces quais sans ampleur, auxquels la largeur a été trop mesurée, tandis que les quais de pierre de taille, à leur tour, soulignent la médiocrité d'un ravin trop souvent mal rempli par un fiumare sans débit [59]. Il n'y a nulle part dans Rome de « vue du Tibre » digne de ce nom [60]. Le Tibre, très indigne du nom de fleuve, n'est même pas une rivière : c'est un thalweg [61] symbolique qui ne canalise plus réellement pour le visiteur que le flot de l'Histoire, et dont la coulée liquide n'a pas plus de consistance réelle que celle du Rubicon. (Autour des sept collines, Pléiade, p. 912)

La ville fluviale que voyait Ovide, que voyait encore Stendhal, a été contenue, et son fleuve, un simple « cours d'eau », est devenu anecdotique, réprimé, sans âme, perdant en tout cas celle que lui avait donnée les Apennins. C'est un choix d'urbanisme: de hauts murs surplombent et emprisonnent ce Tibre dont le débit est ralenti après les premiers méandres de Rome. Cela suscite une impression de tranchée vide, que renforcent les quais, trop peu larges. Dompté, alangui, ce Tibre est « très indigne du nom de fleuve », et sa symbolique en devient ridicule, juste bonne pour édifier le « visiteur », aujourd'hui le touriste, autour de quelques parangons de l'histoire réduite à ses fétiches. La comparaison avec le Rubicon est à peine exagérée, et elle rappelle le début de la Roma de Fellini (1972), lorsqu'un pieux professeur tente en vain d'émerveiller ses élèves devant ce filet d'eau que traversa César le 11 janvier 49 av. J. -C., avec les conséquences historiques que l'on sait. C'est le mythe qui suscite l'histoire, mais il n'agit plus quand il est rangé dans une collection empoussiérée. L'imagologie historisante de Rome entrave une mythopoétique vivante dont le fleuve et la ville, la nature et l'homme, sont le ferment.

 


3. Le Tibre désenchanté et remythopoétisé

Entre la ville-musée, drapée de son prestige, et le fleuve détourné qui fuit vers la mer, le divorce semble consommé. Rome a comme insolemment vaincu ce Tibre qui l'avait nourrie et vers lequel elle ne regarde plus. Nous évoquerons toutefois pour finir trois tentatives poétiques qui tentent de rompre avec cet antagonisme exclusif et mortifère.

3 .1. La promenade du Poussin

Le peintre Poussin a passé plus de la moitié de sa vie à Rome. Il trouvait dans la Ville le calme et le climat adéquats pour travailler son art, conditions qui n'étaient pas réunies pour lui à Paris. Son amitié avec Claude Lorrain stimulait sa production. Poussin peignait la plus grande partie de la journée chez lui. Sa vie était sobre et réglée, sans être recluse. Il louait une maison très simple via del Babuino, au pied de la Trinité des Monts, et sortait soir et matin. Bellori, son ami et premier biographe, rapporte que, le soir, Poussin se rendait sur la place au pied du mont et y avait une vie sociale parmi les familiers et les étrangers qui s'y rencontraient. Le matin, il allait plutôt se promener dans la proche campagne que l'on gagnait rapidement au XVIIe siècle :

Nicolas avait l'habitude de se lever tôt matin, de prendre de l'exercice pendant une heure ou deux, se promenant parfois à travers la ville, mais presque toujours sur le mont de la Trinité, qui est le mont Pincio, non loin de sa maison, auquel on parvient par une brève montée, délicieuse avec ses arbres et ses fontaines, où se découvre une vue splendide sur Rome et ses collines riantes qui, avec les maisons, forment la scène et son théâtre. (Bellori 1672, « Vie de Nicolas Poussin », p.410)

Cette proche douceur champêtre enchanta nombre de visiteurs avant les Romantiques. Gracq rêve lui-même de ce XVIIe siècle où Rome est sans banlieue, comme « une villette charmante, pleine de laisser-aller et d'imprévu […], livrée en tout à cette vie immédiate qui lui fait aujourd'hui tant défaut [62] ». Les peintres paysagistes qui essaiment alors sont, dit-il, « comme les bons sauvages de Rome ». Ils vont chercher des impressions au contact de la nature sans les « dévotions rituelles » ni les « considérations historiques » qui motiveront les pèlerinages du siècle suivant à la ville d'art. Ni Poussin ni Le Lorrain n'écrivent sur Rome. Ils pensent d'abord à leur art. Ils sont certes pénétrés de Virgile et d'Ovide, mais leurs longues promenades, souvent solitaires, se nourrissent de cette campagne, où ils se sentent bien, dans la proximité du Tibre. Poussin a composé sur ses rives des dessins au fusain qu'on lui a attribués montrant la campagne romaine [63] ; deux autres représentent le Tibre. L'un, avec le Ponte Molle, est conservé aux Beaux-Arts de Paris; l'autre, au musée Fabre de Montpellier, expose un méandre sauvage du fleuve. Dans ce dernier cas, la sinuosité du cours d'eau est reprise dans le tableau de 1639, Paysage avec saint Matthieu et l'ange (Berlin, Staaliche Museen), donnant à la scène une profondeur en direction des collines, dans laquelle les deux personnages du premier plan sont comme absorbés. Si la peinture de Poussin a paru parfois trop sculpturale, on ne saurait lui enlever cette pertinence du paysage, de la lumière, de ses ciels, qui baigne ses compositions. Celle d'une évidence qui nous met au-delà d'un simple décor, et où personnage comme spectateur peuvent entrer et se perdre. Le peintre ne s'est pas complu à restituer des vues canoniques de Rome, il a réinvesti la poétique du fleuve, revisité des paysages, réinventé des monuments pris de ci et et de là, qui lui ont permis de donner vie à d'autres mythes. Rien de moins « classique » que cette remontée à la source du paysage permettant d'en créer un autre, rien de moins mimétique…

Au XIXe siècle, la mythopoétique du Poussin engendra des mythologies. Ses promenades suscitèrent leurs engouements, et les peintres, de même qu'ils représentaient des vues de Rome, peignirent la « promenade du Poussin ». Bourgeois, Corot, Flandrin, Moreau, Bénouville, pour ne citer qu'eux [64], figurèrent des bords de Tibre de bonne facture. On y échappe à la scène de genre, à l'exception de Bénouville : ce dernier seul représente Poussin glanant l'inspiration auprès des gens du fleuve, en l'occurrence des femmes lavant un nouveau-né dans le Tibre, que le peintre veut relier au Moïse sauvé des eaux du maître. Bourgeois et Moreau posèrent sur les bords tibérins une maison imaginaire censée être la « fabrique » du Poussin. Cet « atelier » a le mérite de situer l'inspiration du peintre dans la proximité du fleuve, dans une « ville » si embryonnaire qu'elle n'occulte en rien ses bords. Corot et Flandrin rendent quant à eux le Tibre à sa nudité sauvage et même désertique, austère : chez Corot, un fleuve presque transparent, ni jaune ni vert, couleur du bleu du ciel qui s'y reflète, et sur lequel glisse une barque lointaine ; chez Flandrin, la rive ravinée occupe le premier plan, un arbre décati se dresse solitaire sur elle. La nature a repris ses droits et les prestiges de la Ville ont disparu. Poussin a inauguré ce mouvement consistant à retrouver, derrière la culture, cette force essentielle du Tibre que Virgile avait mise en avant.

3 .2. « Paroi tibérine »

Dans Paradisiaques (2005), Pascal Quignard cherche à préciser le sens phénoménologique qu'imagine confusément tout homme quand il pense au « paradis ». Selon lui, ce paradis originel, dont chacun a été chassé, relève de la vie intra-utérine et mobilise toujours, inconsciemment ou non, une nostalgie, un regard en arrière. Ainsi, au chapitre intitulé « Le Tibre » (chap. 21), Quignard revient au chant 8 de l'Énéide. Il redit l'apparition du Tibre, du fond du songe, à Énée, et l'aveu selon lequel le héros a bien retrouvé sa « demeure », ou qu'il en est du moins si proche :

Hic certa domus. Ici est ta maison certaine. Dans le silence, sur la rive, dans la nuit près de l'eau qui passe et qui bourdonne, ici je vis. Les canes, les canards, les cygnes, les poules d'eau, les brochets, les perches sont couchés. « Ici » est bien le lieu certain pour toi – le lieu où il n'y a pas de timbre, de sonnettes, de sonneries, d'avertisseurs, de sirènes, de tambour, de garde-champêtre, de mère, de cloche, de Dieu. (Paradisiaques, p. 84)

Mettre en relief les trois mots latins Hic [tibi] certa domus (Aen. 8, 39), c'est leur rendre leur force primitive [65]. Le silence, la nuit, la faune qui entourent ce « Tibre » pourraient être ceux de tout autre fleuve – ceux, par exemple, de la Meuse qui berça les vacances de Quignard enfant. Car ce lieu est typiquement le lieu propre, celui qui a marqué, qui est « pour toi ». Le retour d'Énée dans la terre italique de son ancêtre [66] lui permet de retrouver l'empreinte de sa naissance. Le silence, l'absence de cris animaux le replongent dans cette intensité. Tous les bruits humains se syncopent, tous les sons intempestifs, la discordance d'une mère, entre « garde-champêtre » et « cloche » (qui rappelle que Quignard s'est perçu comme un enfant mal aimé) disparaissent, de même que la figure transcendante d'un Dieu. Ne reste que la rive tibérine, le paradis immanent de sa pleine présence. Comme le dit ailleurs l'auteur :

Je pense que les lieux naturels sont des animaux comme nous. Le torrent qui dévale ou la berge qu'il creuse sont pareils à l'oiseau qui plane en attendant dans l'air ou à l'âne qui grimpe, qui peine à grimper, hésitant. (Sur l'idée d'une communauté de solitaires, p. 21)

Le fleuve est mâle, mais il garde au fond de lui ce lacus maternel qui constitue sa réserve, dans lequel il peut redescendre, ou dont il prend la forme, en apaisant son cours, in morem paludis [67], Et l'enfant, qui est cette conjonction même, se fait d'abord lieu, affirme Quignard:

On n'est jamais autant lieu qu'enfant.
Le fœtus est le lieu lui-même devenant vivant.
Puis l'enfant est ici. (Paradisiaques, p. 85)

Nous sommes lieu avant de naître, puis, une fois nés, nous nous morcelons dans les différents lieux que nous côtoyons, lors des mutations successives de la vie, jusqu'à « l'extrême délocalisation » que représente la mort. Le lieu d'enfance intra-utérin, celui du« premier royaume » dans la terminologie quignardienne, est le lieu de dépendance absolu, auquel la vie durant, le sujet reste attaché, plus qu'à ses proches, tout particulièrement lorsqu'il a été « un carencé d'amour» (ibid., p. 86). Les fleuves, les rives, les couleurs, les arbres sont plus humains que des humains absents, le silence apaise, l'eau relie au premier monde. Et conclut Quignard :

La seule façon d'étreindre sa mère est d'habiter la maison où l'on vit. (ibid., p. 87)

Quand il n'y a pas ou plus de mère, il faut au mieux se loger, se lover dans le lieu familier pour sentir une bienveillance native. Le fleuve à proximité. Et si la demeure de Quignard, à Sens, est idéalement en bordure de l'Yonne, c'est ici au Tibre qu'il exprime la reconnaissance poétique dans quatres vers inattendus, détachés au milieu de la page :

Ô paroi tibérine
en contrebas du ghetto de Rome
rive du pont Sulpicius
fougère. (ibid., p. 86)

Ces notations furtives dessinent le petit espace qui a vu naître la Ville : l'intervalle que délimite le mur poreux du Tibre (la « paroi ») entre, au nord, l'ancien ghetto juif (dont la grande synagogue toise le Capitole) et l'isola tiberina, puis, plus en aval, le pont Sublicius (aujourd'hui Ponte Sublicio), premier pont sur le Tibre, au pied de l'Aventin, que bâtit le roi Ancus Martius. « Sulpicius » est une altération pour Sublicius [68]. Cet espace est celui de toutes les naissances. À cet endroit, le Tibre est un lieu souche. Par le biais d'une lecture lacanienne « paroi tibérine » se lit comme « par voie utérine », de même que « fougère » laisse entendre « fou j'erre ». La révérence de Quignard à l'égard du Tibre est celle qui touche à l'origine – de même que le latin est la langue souche de notre langue – et face à ce premier royaume qui ne reviendra jamais, nous emportons notre perte. Ce que fonde ici la mythopoétique du fleuve, c'est moins l'origine sensible d'une culture (romaine, juive, chrétienne), que la possibilité de revenir au lieu le plus intime, comme des exilés « chez eux ». Énée retrouvait ainsi sur ces rives sa domus. D'une autre manière, Bachmann y trouvera la sienne dans l'après-guerre.

3.3. « Sous la vase du fleuve »

Ingeborg Bachmann, membre du groupe 47, fut durablement mortifiée par l'attitude hypocrite de son pays natal l'Autriche qui refoula son passé nazi et ne s'en tint pas pour responsable. Face à ce malaise sociétal, elle quittait fréquemment son pays. Rome fut sa ville d'élection. Elle y effectua différents séjours, de longueur variable, entre 1954 et 1965, de ses 28 à 39 ans. En 1965, elle s'y installa définitivement jusqu'à sa mort tragique, en 1973, à 47 ans. Rome ne fut pas pour elle l'occasion de s'enivrer d'une imagologie bien dessinée. Elle lui permit plutôt d'envisager, dans un monde terni, qu'il n'y avait pas de « monde meilleur [69] » que celui-ci à reconstruire. Peu après son arrivée, en 1955, ses impressions vont aussitôt au Tibre, où elle se rend comme au chevet d'un malade qu'on ne regarde plus bien, ou seulement à travers des lunettes déformantes.

A Rome, j'ai vu que le Tibre n'est pas beau, mais insouciant de ses quais, hors desquels débordent des berges qu'aucune main ne retouche. Personne n'utilise les cargos brunis par la rouille, ni les barques. Les buissons et l'herbe haute sont couverts de détritus, et sur les balustrades désertes, dans l'ardeur de midi, dorment les ouvriers immobiles. Aucun ne s'est encore retourné dans son sommeil. Aucun n'a jamais chu jusqu'en bas. Ils dorment là où les platanes déploient leur ombre, et rabattent le ciel par-dessus leur tête. Mais elle est belle, l'eau du fleuve, couleur de vase verte ou blonde – selon le rayonnement de la lumière. Il faut marcher lentement le long du Tibre et non le voir du haut des ponts édifiés pour servir de chemin vers les îles. La Tiberina est habitée par les Noantri [sic = Noialtri] – nous autres. Ce qui veut dire qu'elle, l'île des malades et des morts depuis la nuit des temps, veut que nous l'habitions et l'accompagnions dans son voyage, car elle est aussi un navire et avance très lentement, flottant sur l'eau avec toute sa charge, sur un fleuve qui ne la ressent pas comme un fardeau. (Ce que j'ai vu et entendu à Rome, 1er §, p. 575)

C'est le Tibre en l'état que montre ici Bachmann. Comme le montraient Gracq, Saint-Amant, et, dans une certaine mesure, Virgile. Un fleuve relégué à l'indifférence de ses quais, où croupissent des embarcations négligées, aux berges polluées par les déchets qu'on y jette d'en haut. Dont les hautes balustrades abritent la méridienne de quelques ouvriers. C'est la léthargie du fleuve oublié. Oublié de sa Ville. « Mais », au milieu du paragraphe, amène un toumant, un mouvement qui va à la rencontre du fleuve pour le voir de près. Alors une beauté surgit de l'eau mêlée de vase, le soleil faisant miroiter sa teinte « verte ou blonde » (glauco vel flauo eût dit Virgile). Marcher sur le bord (non sur les avenues et le pont qui le surplombent), sur le Lungo il Tevere (au fil du Tibre [70]), c'est l'accompagner dans sa mobilité. Rejoindre « la [isola] Tiberina », c'est effectuer autant un voyage dans le temps que se mêler aux « autres », aux habitants anonymes, ceux qui furent des malades et des défunts [71]. Accompagner leur destinée c'est rejoindre aussi la nôtre. Sur cette île en forme de navire, Bachmann suggère un voyage plus obscur que celui de l'Histoire officielle qui promeut tapageusement les vainqueurs de la Ville. Car si le fleuve charrie sa boue et ses morts [72], son eau ne renvoie pas moins de beaux reflets, et l'île y surnage fièrement, arborant ses victimes et les tragédies qui s'y sont nouées avec légèreté. Indirectement, cette mythopoétique dénonce l'attitude haïe de l'Autriche qui dissimule ses monstres ou les déguise en héros.

Dans un court poème « Tableau nocturne romain [73] », sensiblement de la même époque, Bachmann évoque encore une relation semblable du fleuve avec la ville :

Wenn das Schaukelbrett die sieben Hügel
nach oben entführt, gleitet es auch,
von uns beschwert und umschlungen,
ins finstere Wasser,

taucht in den Flußschlamm, bis in unsrem Schoß
die Fische sich sammeln.
Ist die Reihe an uns,
stoßen wir ab.

Es sinken die Hügel,
wir steigen und teilen
jeden Fisch mit der Nacht.

Keiner springt ab.
So gewiß ist's, daß nur die Liebe
und einer den andern erhöht.

Lorsque la balançoire enlève les sept collines
en l'air, vers le haut, elle glisse aussi,
Sous notre poids et notre étreinte,
Dans l'eau sombre,

Plonge dans la boue du fleuve, jusqu'en notre giron
Où les poissons s'assemblent.
Et quand c'est notre tour,
Nous les remettons au loin.

Elles s'enfoncent, les collines,
Nous montons et nous partageons
Chaque poisson avec la nuit.

Aucun ne saute au dehors.
Car il est si évident que seul l'amour
Élève, que l'un par l'aute s'élève.

Les quelques toponymes identifient netement le lieu : Rome dans le titre, les « sept collines » (v. 1 et 9), « l'eau sombre» qu'on comprend être celle du Tibre. La nuit, qui se déduit aussi du titre et du v. 11, plonge le « tableau » dans une atmosphère de Styx, celle d'une lourdeur du passé. Mais deux éléments symboliques viennent le tirer de sa languide fixité. Tout d'abord, l'image insolite de la balançoire, surgie de nulle part, et que l'on pourrait imaginer suspendue, étant donné son rôle, sous le tablier d'un pont, unissant dans son va-et-vient l'eau et le ciel, les morts et les vivants. Et son mouvement, en plongeant dans l'eau« sombre » et dans la« bou e», y fait comme descendre (v. 9) à leur tour les collines, dans un aplanissement de tout relief. Mais elle fait aussi remonter à la surface, curieusement, des « poissons ». C'est le second symbole, une métaphore des habitants oubliés du fleuve, que le mouvement de balancier vient réconcilier avec la Ville mise à leur portée [74]. C'est comme si les poissons redevenaient des étoiles constellées qui éclairaient Rome de plus haut qu'elle-même. Comme si le fleuve reprenait un pied d'égalité avec la Ville, et au prix d'une raison plus forte : l'amour. L'amour qui ne cherche pas à se grandir soi, mais à faire croître deux êtres du même pas, l'un avec l'autre. Discrètement, le poème de Bachmann renouvelle le lien indissoluble de la ville et du fleuve, et le traduit comme l'expression d'un amour indicible, mais patent.

**

Les premiers temps de Rome se construisent dans la relation étroite avec le Tibre. Le fleuve structure les limites du territoire, offre un espace palustre riche, dépose ses rites et ses légendes. Ces derniers se construisent autour de la noyade – Tiberis, Curtius, les Argées – d'autres autour de la crue salvatrice, principalement celle qui sauva les fondateurs de Rome. Néanmoins ces éléments ne suffisent pas à parler d'un mythe suffisamment étoffé.

Ce mythe ce sont les poètes latins qui l'inventent. Ennius sacralise le Tibre, puis Virgile, au début de l'Énéide 8, lui donne une figure énergique, silvestre et prophétique. Il y a une certa domus pour l'établissement de Rome, mais plus importante que cette fondation il y a ce rapport natif que l'habitat humain pourra entetenir avec la nature fluviale. Virgile le tisse comme un lien indéfectible, « sacré », de l'homme avec son milieu, ce que nous appelons aujourd'hui une écopoétique. Ovide ou Horace insistent davantage sur le paradoxe d'une cité qui, en grandissant, se détoume du fleuve. De cette mythopoétique latine les modernes s'empareront à des titres divers, soit pour la retrouver derrière les vestiges, soit pour dénoncer les ruptures trop flagrantes avec la réalité du fleuve éconduit.

Le coeur de cette mythopoétique se régénère pourtant chez des créateurs modernes jusqu'aux plus contemporains. Chez Poussin, qui connaît une Rome peu urbanisée, la promenade sur les rives du fleuve devient matricielle pour son inspiration. Pour Quignard, le Tibre incarne le lieu même de la naissance que l'on emporte en soi. En Bachmann il devient le lieu d'un amour qui rend justice aux anonymes disparus. La ville-fleuve, pauvre en mythe, a acquis, depuis Virgile, la dimension ouverte d'un mythe poétique, celui d'une certa domus qui, plus que le gigantisme, doit observer l'équilibre naturel qui la fait vivre.

 

 


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NOTES

* Communication en hommage à Alain Malissard prononcée au colloque international « Orléans et les villes-fleuves du monde au fil des siècles: histoire d'eau et d'art », 16-18 mars 2017, Université d'Orléans, EA 1210 Cedete et Musées de la Ville d'Orléans,

[1] Nil : mythe d'Osiris dès les Textes des Pyramides. Scamandre : fleuve de Troie que les dieux, dit Homère, Il. 21, 200-382 nomme Xanthe, le « Blond », le « Fauve», comme le Tibre est dit flavus. Amazone : les mythes indiens le disent né du flot de larmes déversé par la lune qui pleure son amour pour le soleil, Cl. Levi-Strauss, Mythologiques 3, Plon, 1968, 2014, p. 109-138. Congo: D. Ngoïe Ngalla, La Geste de Ngom 'Mbima, Bajag-Meri, 2007. Rhin: Hölderlin, Le Rhin et l'adaptation par Wagner de La chanson des Nibelungen pour L'Or du Rhin. Danube : le poème d'Attila Jozsef, Au Bord du Danube; P. Burlaud, Danube-Rhapsodie : images, mythes et représentations d'un fleuve européen, Grasset, 2001. Sur la naissance des fleuves : Hésiode, Théog., 337-345, rapporte celle de vingt-cinq fleuves (dont le Nil, l'Istre, le Scamandre) fils d'Okéanos et de Téthys; Callimaque, Hymne à Zeus, 15-41, évoque les fleuves que Rhéa, mère de Zeus, fait naître dans l'aride Arcadie; Virgile, Georg. 4, 358-373, imagine (après Platon, Phédon 112a) les grottes souterraines, peuplées de Nymphes, qui servent de réservoirs et de routes aux plus grands fleuves (dont le Tibre et le Pô).

[2] Pour les avis très mitigés des modernes, cf. infra, IIe Partie, Saint-Amant, Jaucourt ou Gracq. La Ville avec majuscule rappelle son statut antique d'Urbs, de « Ville des villes ». Le Tibre naît dans les Apennins d'Émilie-Romagne, à 1268 mètres, traverse, vers le sud, la Toscane, l'Ombrie, puis le Latium, et rencontre Rome 360 km plus loin, sur les 405 qu'il compte, avant de se jeter dans la mer thyrrénienne à Ostie.

[3] Sur ce nom : Tite-Live I, 3, 5; Virgile, Aen. 8, 330-332, Pline, Hist. nat. III, 9, 3. À Tibur, la source thermale Albula était reconnue pour ses vertus curatives dues au sulfure d'hydrogène, au dioxyde de carbone et à l'azote dissous. Cf. Pline, Hist. nat. 31, 6 : « Les eaux d' Albula, près de Rome, guérissent les plaies » ; Martial 1, 12, 3.

[4] Varron, Ling. Lat. 5, 29-30, souligne que « l'origine du nom du Tibre (T[h]ebris) n'appartient pas à la langue latine, quoique ce nom s'y soit introduit ; car ce fleuve a sa source hors du Latium ». Thybris [Tubris] est une forme hellénisée (*******), que Virgile préfère à Tiberis (qui ne figure qu'en Aen. 7, 715 et Georg. l, 499). Concernant le roi noyé, Varron, ibid., parle d'un roi étrusque de Véies; Tite-Live 1, 3, 8, Virgile, Aen. 8, 330-332, Denys Hal., Ant. I, 71, Ovide, Fast. 2, 389 d'un roi albain nommé Tiberinus ou Tiberis. Sur la question: Grandazzi 2008, chap. 10, art. « Tiberinus ».

[5] A. Malissard, 2007, 2ème partie, rappelle que la faible déclivité de la plaine romaine justifie les crues importantes de printemps, et, 3ème partie, que la politique de préventions ne commença vraiment que sous l'Empire, avec Auguste. Sur l'interprétation prophétique des crues, cf. Horace, Od. 1, 2 (infra), Pline, Hist. nat. III, 9, 3 : « À aucun fleuve moins de liberté n'a été laissée, ces deux rives ayant été endiguées (inclusis utrimque lateribus), et lui-même, quoique sujet à des crues fréquentes et subites, ne déborde nulle part ailleurs plus qu'à Rome (nusquam magis aquis quam in ipsa urbe stagnantibus). Mais c'est bien plus comme un prophète qui nous avertit (vates ac monitor) qu'on le considère, car, dans sa crue (auctu), il fait toujours parler plus véritablement la religion que la cruauté (religiosus uerius quam saeuus). »

[6] Cf. bibliographie.

[7] Malissard 2007, 1ère partie. Collin 2011, p. 69-74.

[8] Cf. infra la réflexion de Jaucourt relative au talent du poète Virgile qui a « ennobli » le Tibre.

[9] Sur le sens de la mythopoétique, cf. Gély 2006. Cette construction mythique est aussi celle, par exemple, des grands fleuves allemands par Hölderlin, dans les poèmes A la source du Danube, Le Rhin, L 'Ister, Le Neckar.

[10] On trouvera affirmée cette pensée dans différents textes (la Colonne Trajane et le cinéma ; Rome et les États-Unis…), et dans les engagements d'A. Malissard, par exemple, dans l'Association G. Budé, cf. Catherine Malissard, 2016.

[11] Tite-Live I, 4, 4: « Par un certain hasard dû à la divinité (forte quadam diuinitus), le Tibre s'était répandu au-dessus de ses rives (super ripas Tiberis effusus) en nappes d'eau dormante (lenibus stagnis) et nulle part on ne pouvait accéder au lit du fleuve ordinaire, mais, malgré cette eau languissante (languida aqua), [les meurtriers] qui portaient les enfants avaient l'espoir qu'elle suffirait à les noyer. » Or le berceau flottant reposa bientôt à sec près de la grotte du Lupercal.

[12] Aen. 8, 66-67: à la fin, le dieu rejoint ses profondeurs (ima petens) et son réservoir profond (lacu alto). Peu importe, dit Énée, que sa source soit loin de Rome (quo te cumque lacus [ ... ] fonte tenet, 8, 74-75).

[13] Ce type sulptural se développe à Alexandrie dans la première moitié du IIe s. av. J.-C. La statue la plus représentative du Tibre est celle du Louvre (Ma 593), ou encore celle de la place du Capitole (laquelle représentait primitivement le Tigre; le lion sur lequel s'accoude le fleuve fut resculpté vers 1565 en loup et les jumeaux Romulus et Rémus rajoutés, cf. Maerten van Heemskerck, Album I, Folio 45r, Hülsen & Egger vol. 1, p. 46 ; Magri 1988, p. 215): figure paternelle, âgée, moustachue, à la barbe hirsute, coiffée de roseaux, à demi couchée, tenant à la main une hampe de roseau, dans l'autre une corne d'abondance, avec, à ses côtés, la louve romaine et les jumeaux. Cf. Le Gall 1953, p.68-71 ; Klementa 1993, p. 7-8.

[14] Sur cette sacralité : Ennius, Ann., fr. 51 Warm. : Teque pater Tiberine tuo cum flumine sancto [« Et toi, père Tibre, avec ton fleuve sacré…»]= Aen. 8, 72: Tuque o Thybri, tuo genitor cum flumine sancto [« Et toi, ô Thybris, engendreur avec ton fleuve sacré… »]. Pour la couleur jaune-blonde, Ennius, Ann., fr. 145 Warm. : Et Tiberis flumen <flauom, Skutsch > uomit in mare salsum [« Et Tiberis vomit son fleuve< blond> dans la mer salée »]= Aen. 7, 30-32 : hunc inter fluvio Tiberinus amoeno / Vorticibus rapidis, et multa flauus arena, / In mare prorumpit [« à travers ce (bois) le Tibre au courant agréable / avec ces bouillons rapides, et blond du fait d'un sable abondant,/ s'élance dans la mer…], l'imitation par Virgile du vers d'Ennius avait paru suffisante à Skutsch pour rajouter <flavom>. L'épithète est certes courante chez les poètes, infra Horace, Od. l, 2, 13.

[15] Buc. 7, 12-13 : hic uiridis tenera praetexit harundine ripas / Mincius… [« Ici il couvrit ses rives verdoyantes d'un tendre roseau / Le Mincio ... »], Cf. Collin 2006; Georg. 3, 13-15: Et viridi in campo templum de marmore ponam / Propter aquam, tardis in gens ubi flexibus errat / Mincius et tenera praetexit harundine ripas [« Dans la plaine verdoyante, je placerai un temple de marbre / Près de l'eau là où, dans ses lents replis, erre / le Mincio et où il a couvert ses rives d'un tendre roseau »]. Si les peupliers (populeas) remplacent les chênes verts (fagus, par ex. Buc. 9, 9), c'est, symboliquement, parce que le peuplier est l'arbre d'Hercule qui instaurera l'un des premiers rites romains, relaté par la suite (Aen. 8, 190-305).

[16] Aen. 8, 36-37, Trojanam ex hostibus urbem / Qui revehis nobis aeternaque Pergama servas [« Toi qui nous ramènes la ville de Troie de chez les ennemis, et nous conserves Pergame étemelle »]. Par la généalogie, Énée descend de Dardanus (cf. Hom., Il., XX, 215 & 302-305). Virgile opte, de plus, pour la tradition italique la plus récente, faisant de Dardanus un étrusque natif de Corythus (=Cortone; Servius Ad Aen. 1,380): le lien que crée naturellement le Tibre entre les terres étrusque et latine n'est donc pas fortuit. En Phrygie, Dardanus a fondé Ilion (=Troie): Servius, Ad Aen. 7,207; Servius Danielis 3, 167; Bejuis-Vallat 2012, p. 299-302. Il inaugure une double lignée troyenne, celle de Laomédon qui aboutit au roi Priam, et celle d'Assaracus, qui, avec Anchise et Énée, ne produit aucun roi (fait primordial pour les Romains qui rejettent la monarchie).

[17] Le Tibre utilise le verbe canere, Aen. 8, 49: « Je ne chante (=prédis) pas des faits incertains » (haud incerta cano). Camenae, carmen (chant), canere ont la même étymologie : Varron, Ling. Lat. 6, 75, Servius, Ad buc. 3, 59. Les Camènes sont les premières Muses latines, cf. Dangel 1997 et Karamalengou 2008.

[18] Buc. 6, le Silène, autre senior, dévoile l'histoire du monde et son poème enchante le fleuve Eurotas (v. 83) ; Georg. 4, 387-549 : Cyrène explique à Aristée comment obtenir les oracles du dieu marin Protée.

[19] « Berceau » est certes à prendre dans un sens large, celui d'italique, car Cortone, ville supposée de Dardanus, en Étrurie (où le Tibre ne passe d'ailleurs pas), reste éloignée des rives latines de la future Rome.

[20] Bachelard 1942 parle de la volontaire convergence du langage avec l'eau pour atteindre sa « liquidité » : p. 251, « la liquidité est, d'après nous, le désir même du langage. Le langage veut couler. ». Étonnament, il ne parle pas de son caractère oraculaire (sauf brève mention, p. 198, Chap. 6, 5: l'oracle de Colophon).

[21] La truie blanche (sus alba, v. 43-48) concerne primitivement la fondation d'Albe-la-Longue (Varron, Ling. Lat. 5, 144), puis Lavinium (Denys d'Halicarnasse 1, 56). Les trente marcassins de la truie symbolisent, entre autres, les trente années séparant la fondation de Lavinium de celle d 'Albe par Ascagne.

[22] Par la suite (8, 86-89) le Tibre adoucit (leniit) son cours en faveur des Troyens, met à profit la longue nuit (quam longa est nocte) pour aplanir ses eaux et les faire ressembler à un étang (stagni) ou à un marais (paludis). Manière de suspendre le temps. On peut comparer ce ralentissement à la crue qui sauva Romulus et Rémus.

[23] Sur l'arcadisme romain des origines : Bayet 1920. Pour son interprétation poétique : Snell 1945 ; Panofsky 1955; Perret 1959; Collin 2015b. Certains Latins font fréquemment la guerre aux Arcadiens (Aen. 8, 55).

[24] À la modeste Pallantée s'oppose l'arrogance de la Rome actuelle, cf. Collin 2016 p. 289-293.

[25] Une autre lecture du v. 65 consiste à voir en domus le temple consacré au Tibre, à son l'embouchure (C.I.L. 14, 376), et en caput la source étrusque qui fait croître de nombreuses cités.

[26] Marcus Curtius, citoyen romain, se précipita, en armes et à cheval, dans un gouffre ouvert sur le forum (Varr., Ling. Lat, 5, 148 : dehisse terram ; Liv., 7, 6). Ce sacrifice à la terre, ou à l'eau sous la terre, fut consacré par un enclos et un monument circulaire figurant la margelle d'un puits. La noyade possède un symbolisme fort, celui de la renaissance à un autre temps : ici la fin des conflits entre Albains et Romains (cf. le roi Tiberis, note 4). Énée, disparu dans les eaux du Numicius, fut transformé en Jupiter lndiges (Den., Ant. Rom. 1, 50). Ilia tomba dans le Tibre et devint son épouse (infra Horace, Odes 1, 2, 18); Romulus, disparu dans le Marais de la Chèvre, devint le dieu Quirinus (Liv. 1, 16). Du pont Sublicius, on jetait dans le Tibre, lors du rite des Argées, des mannequins en osier figurant les compagnons d'Hercule nostalgiques de leur patrie (Varr., Ling. Lat., 7, 44; Ov., Fast. 5, 621- 662) ou d'anciens sacrifices humains (Den., Ant. I, 38, 3; Plut., Quaest. Rom. 32).

[27] Le rapprochement fonctionne grâce à la négation non : on ne peut pas le traverser « le pied enveloppé ».

[28] Serv., Ad Aen. 6,359; Varr., Ling. Lat. 5, 43 ; Serv., Ad Aen. 6, 657 parle d'un hydronyme Avens.

[29] Lucrèce, De rer. nat. 5, 925-1010; Varron, Ling. Lat. 5, 149 (locum palustrem); 5, 36 (siluas), etc.

[30] Sur l'eau féminine et maternelle, Bachelard 1942, chap. 5. Sur le marais romain, Collin 2012, p. 68-75.

[31] Les deux adjectifs sont dans le texte: nunc solida est tellus (v. 404); siccaque nunc tellus (v. 414).

[32] Properce 4, 2, 10 : Vertumnus uerso dicor ab amne deus [« Je suis appelé Vertumne, le dieu qui a changé le fleuve »] insiste plus sur la capacité métamorphique (vertere) du dieu que sur sa fonction détournante (avertere).

[33] Cic., In Verr. 1, 59; Varr., Ling. Lat., 5, 46 (Vertumne est qualifié d'Etruriae deus princeps, « dieu premier de l'Étrurie »). Pour un Vertumne associé au jardin : Ov., Mét. 14, 608-697 (Pomone).

[34] Les deux perceptions diffèrent : pour Ovide, les stagna sont inutiles et doivent se retirer pour laisser place à la terre; pour Virgile, Aen. 8, 86-89, elles montrent la quiétude du dieu-fleuve qui s'apaise « à la façon d'un étang ou d'un paisible marais » (in morem stagni placidaeque paludis) afin de faciliter la navigation d'Énée.

[35] Malissard 2007, 3ème partie : « La loi De Urbe augenda que César proposa, peut-être en 45 avant J.-C., peu de temps avant sa mort, prévoyait en effet de couper la boucle nord du Tibre », et de canaliser le fleuve afin d'en régulariser le cours en réduisant sa longueur et en contenant, au moins en partie, l'eau des crues dans un lit artificiel plus en pente et plus profond. César assassiné, ce projet fut aussitôt abandonné. « Ne pouvant canaliser le fleuve, on envisagea dès lors de le détourner ».

[36] Sur les crues de cette période : Le Gall 1953 ; Malissard 2007, 2ème partie. Auguste, dit Horace, est alors absent de Rome : à Actium (-31 à-29), en Cantabrie et Aquitaine (-26 à-25), ou en Orient (-22 à -19).

[37] Flauus (supra note 14), en raison du sable chanié par ses eaux, et de sa fougue. De même en grec ***** qualifie autant le bouillant Achille que le Scamandre troyen (ou Xanthe) qu'il combat (Il. 21, 15).

[38] Litus est normalement employé pour la mer, mais les poètes le prennent aussi dans le sens de ripa, « rive », cf. Virgile, Aen. 3, 390 ou 8, 83. De même, parfois, en prose : Cic., De inv. II, 97 : de litore Eurotae.

[39] Pallarès 2010 montre que l'Ode 1, 2 conduit le lecteur dans une promenade poétique du nord-ouest vers le sud-est, et que la progression d'Horace suit peut-être l'avancée des eaux au cours de l'inondation.

[40] La Regia abritait les annales, archives historiques de la mémoire romaine, et le temple de Vesta entretenait le feu sacré, qui incarnait la cohésion et la force de la cité. Ovide, Fast., 6, 249-270, retrace de manière assez détaillée la création de l'area sacra de Vesta et ses liens – y compris physiques – avec les monumenta regis.

[41] Horace reprend cette version à Ennius (Ann., l, frgt 39 Sk) qui, selon Servius (Ad Aen. 6, 777), fait d'Ilia la fille d'Énée et la soeur d'Iule (Iliam fuisse filiam Aeneae), et de Romulus son descendant (Ad Aen. 1,273 : Aeneae ex filia nepotem Romulum). Cf. Den., Ant. Rom. 1, 76; Diod., 7, 5, 1 ; Grilli 2002, p. 345-350.

[42] Pour l'analyse de l'Élégie 3 et de son intertexte virgilien, voir P. Galand-Hallyn 1995, chap. 4.

[43] At pateripse iacens immani corpore Tybris, / Muscosoque fouens hispida membra toro, / Vestibulo in thalami cubito subnixus et urnae, / Subiectis senior iura dabat populis.

[44] Ille ego sum Tybris, toto notissimus orbe / Quemque uides campum, maxima Roma fuit. / Nunc deserta iacet, syluestribus horrida dumis, / Nec bene quae fuerit tanta ruina docet. / Roma tamen superest : Capitoli immobile saxum / Restat, et ingentis nominis umbra manet.

[45] a. El. 3, 61, Ille ego sum Tybris, toto notissimus orbe = Aen. 8, 62 & 64, Ego sum / Caeruleus Thybris, caelo gratissimus amnis. b. El. 3, 62, Quemque uides campum = Aen. 8, 62, pleno quem flumine cernis. c. El. 3, 63, syluestribus horrida dumis = Aen. 8, 63, pinguia culta secantem. d. El. 3, 64, tanta ruina = Aen. 8, 65, magna domus. e. El. 3, 61, ingentis nominis umbra = Aen. 8, 66, celsis caput urbibus exit.

[46] Si Tybris évoque le Capitole et « les temples altiers des dieux aux colonnes dressées jusqu'au ciel » (v. 66), c'est moins pour une affirmation du sacré que pour exalter les symboles religieux de la puissance romaine.

[47] v. 51 : Venisti tandem aruis exspectate Latinis = Venisti tandem, Aen. 6, 687 (Anchise accueillant Énée); expectate, Aen. 8, 38.

[48] Certa domus d'Aen. 8, 39 est repris trois vers plus loin = El. 3, 54, tibi certa domus. Notons que l'Élégie 3 s'inscrit dans les luttes d'influence entre deux envahisseurs, la France et l'Espagne, de 1552 à 1556. Le poème est antérieur à la mort de Jules III, favorable à l'Espagne, cf. Démerson 1984, p. 230.

[49] Aspice en dactyle initial est répété quatre fois : v. 55, 57, 67, 69.

[50] Aen. 8, 348 : Aurea nunc, olim silvestribus horrida dumis (aurea renvoie à Capitolia, le Capitole) = El. 3, 63 : Nunc deserta iacet sylvestribus horrida dumis.

[51] Sur cette ironie relative aux prétentions de la France d'Henri II, cf. Tucker 2007, p. 19, note 57.

[52] « Caprice » a ici non le sens pictural (paysage imaginaire composé avec de monuments rapportés), mais celui d'une forme littéraire satirique (une description à charge, ici de Rome, en 101 dizains d'octosyllabes).

[53] Cf. RR, 6, 5 : (s'adressant au Tibre) « et venant à vous aborder… ». Saint-Amant séjourna à Rome en 1633, à la suite du maréchal de Créquy, ambassadeur auprès du pape Urbain VIII. Il y rencontra différentes personnalités comme le peintre Nicolas Poussin ou le philosophe Campanella.

[54] Supra, note 5.

[55] Toutefois Macrobe, Sat. II, 13, cite Varron qui donne la palme des meilleurs poissons au Tibre.

[56] Goethe, Voyage en Italie (1786-87; publié en 1816); Chateaubriand, Voyage en Italie (1802-04; publié en 1827); Germaine de Staël, Corinne ou l'Italie (roman, 1807); Stendhal, Rome Naples et Florence (1817-1826), Promenades dans Rome (1829), etc.

[57] Les allusions aux trois recueils virigliens sont explicites : Buc. l, 3 : dulcia linquimus arua (« les doux labours »); Georg. 2, 146 (hinc albi, Clitumne, greges… « les bœufs blancs » du Clytumne sacré, affluent du Tibre) ; Aen. 8, 18-101 (« l'Arcadien Évandre », lorsque, dit Chateaubriand, « le Tibre s'appelait Albula, et que le pieux Énée remonta ses ondes inconnues »).

[58] Cf. Mémoires d'outre-tombe, IVème Partie, Livre 43, chap. 9 (1841) : « Des orages nouveaux se formeront.… »(« orages » désignant les révolutions dont Chateaubriand a été jusque là le témoin) ; ou Préface testamentaire (1833): « Je me suis rencontré entre les deux siècles comme au confluent de deux fleuves… »

[59] Fiumare, ou fiumara, terme géographique désignant les cours d'eaux d'Italie du sud : lit large et caillouteux, débit abondant en hiver et quasi-inexistant en été, courant violent selon les pluies.

[60] Gracq convoque ici en note la lettre de Chateaubriand à Fontanes citée plus haut : « Quant au Tibre… ».

[61] Terme allemand donné ici sans italiques, thalweg, ou talweg (« chemin de vallée ») correspond à la ligne qui rejoint les points les plus bas soit d'une vallée, soit du lit d'un cours d'eau, et qui implique un courant faible.

[62] Autour des sept collines, Pléiade, p. 930.

[63] L'un au musée Albertina de Vienne, l'autre à l'Ashmolean Museum d'Oxford.

[64] Amédée Bourgeois, Vues des bords du Tibre dites la « promenade du Poussin » et Vue de la fenne de Crescenza dite « la fabrique du Poussin » (c 1827 ; répertorié) ; Camille Corot, La promenade du Poussin, campagne de Rome, (1828 ; Louvre) ; Paul Flandrin, La Promenade du Poussin (c 1836 ; Louvre) ; Léon Bénouville, Poussin sur les bords du Tibre (1856 ; Amsterdam, Historich museum); Gustave Moreau, Paysage d'Italie. Bords du Tibre. Promenade de Poussin (1858 ; Musée G. Moreau, Paris).

[65] Sur l'usage de la citation par Quignard, Collin 2015b. Pour garder leur force intrinsèque, les onomata barbara [mots étrangers et devenus étranges], ne doivent surtout pas être traduits, cf. Sordidissimes, p. 92.

[66] Supra note 16.

[67] Cf. note 34 (paludis, Aen. 8, 89) et note 12 (lacus, Aen. 8, 74-75). Sur la force mâle du fleuve : Rilke, Élégies de Duino III, 2 : « le dieu-fleuve du sang » (Fluß-Gott des Bluts) associé au désir. Pour Bachelard, on l'a dit, les eaux calmes sont les « eaux maternelles ».

[68] Cette altération est ancienne, on la trouve, par ex., dans le Dictionnaire de l'Académie française (1836) qui, à « Pontains », note : « mendiants qui se trouvaient sur le pont Sulpicius à Rome pour demander l'aumône. » Quignard connaît parfaitement le pont Sublicius et son rite romain des Argées qu'il évoque dans le Petit Traité 40, « Sur le petit doigt ». Peut-être y-a-t-il aussi ici une interférence avec le nom de l'ami de Cicéron, Servius Sulpicius Rufus, cité dans Le Sexe et l'effroi, p. 296-311 et dans Abîmes, p. 250, qui illustre l'argument suivant : la mort, la nôtre, celle des nôtres, n'est rien face à la ruine des cités disparues.

[69] Cf. son poème « Je ne connais pas de monde meilleur »(« Ich weiß keine bessere Welt »), de la période 1962-1967, publié pour la première fois en 2000 par Pipper Verlag (première traduction de J.-L. Nancy pour Europe n°892-893, p. 139-144, 2003; autre traduction dans l'éd. de Fr. Rétif 2015, p. 451). Le poème, sombre, évoque l'impossible tentative de solder la question des victimes, le risque de la dissoudre dans « la morale débile » (die schwachsinnige Moral) qui ferait négligemment la part belle au « rêve de l'armement ».

[70] Berges surtout fréquentées aujourd'hui par des promeneurs ou des sportifs (jogging, cyclistes). En été elles abritent toute la journée des stands en enfilade : ventes de boissons et de gelati, bouquinistes, ateliers d'artistes. Sur l'île du Tibre sont diffusés des films classiques en plein air, a cielo aperto.

[71] L'île abrita dès l'Antiquité un sanctuaire de Jupiter, d'Esculape et de Faunus, cf. Ovide, Fastes 1, 290-294 & 2, 193-194 ; elle fut le lieu de quarantaines et abrite aujourd'hui encore un hôpital, l'Ospedale Fatebenefratelli.

[72] Le fleuve compte en effet de nombreux morts. Sur le rôle cultuel des corps jetés dans son eau, note 26. L'île tibérine se forma, dit la légende (Liv. 2, 5), quand le peuple jeta dans le Tibre une partie des blés de Tarquin le Superbe, le roi honni, et qu'ils se mêlèrent au limon.

[73] « Römisches Nachtbild », dans Invocation à la Grande Ourse, 1956, 3ème partie. Nous proposons une traduction légèrement différente de celle de Fr. Rétif, 2015, p. 344-345.

[74] Sur ce mouvement de balancier et d'équilibre entre le ciel étoilé et la terre attentive, cf. la figure du sphinx de Guizeh chez Rilke, Correspondance, janvier-mars 1911 et Dixième Élégie de Duino.


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