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"HISTOIRES D'EAU "

EN HOMMAGE À ALAIN MALISSARD (1936-2014)


Fragments tirés de ses ouvrages
Les Romains et l'eau
(avant-propos, prologue et épilogue) et Les Romains et la mer (introduction et conclusion),
lus en ouverture du colloque "Orléans et villes-fleuves du monde au fil des siècles: histoire d'eau et d'art",
Orléans, 16 et 17 mars 2017


1- LE HÉROS FONDATEUR DE ROME SAUVÉ DES EAUX

On sait que Proca, roi d'Albe, eut deux enfants et qu'Amulius, ayant détrôné son frère Numitor, fit jeter au Tibre les deux jumeaux que sa nièce Rhea Silvia venait de mettre au monde. Tite-Live nous dit que, par un hasard voulu des dieux, le fleuve était alors en crue : il s'étendait largement hors de ses rives et son cours se perdait dans une plaine aux contours indistincts. Ne pouvant approcher des berges, les esclaves déposèrent le berceau des enfants dans une eau stagnante, qui se retira sans les emporter. Elle les laissa près du figuier sous lequel on les avait d'abord abandonnés. Vint alors une louve, qui les nourrit, avant que n'arrive en ces lieux déserts un berger, qui les éleva. Devenus des hommes, Romulus et Remus voulurent établir une ville, à l'endroit même où le fleuve les avait bercés plutôt que de les prendre. Rome fut ainsi fondée par un héros, non pas sauvé des eaux, mais sauvé par les eaux. Entre Rome et l'eau douce un lien miraculeux s'était créé.


2- UN RAPPORT PRIVILÉGIÉ AVEC L'EAU

Huit siècles plus tard, le premier janvier de chaque année, quel que fût le temps, Sénèque – célèbre philosophe et conseiller privé de l'empereur Néron – se jetait dans les eaux particulièrement fraîches de l'aqua Virgo, qui alimentaient alors les constructions et les bains du champ de Mars. Si cette coutume – à laquelle le sage stoïcien dut pourtant renoncer avec l'âge – illustre bien le goût partagé par tous les Romains pour le spectaculaire, elle marque aussi, chez ce peuple terrien, peu doué pour la pêche en mer et les navigations lointaines, un rapport privilégié avec l'eau, avec l'eau douce, celle des rivières, des lacs et des sources, l'eau qui surgit du sol et le fertilise, l'eau qui durcit le corps de l'homme en hiver et l'apaise en été, l'eau qui procure, avec la vie, le bien-être et la santé virile. La nage de Sénèque exprimait le besoin de se retremper sans cesse aux sources mêmes des origines. L'austère sénateur qui sortait blême et demi-nu du courant limpide et froid, c'était toujours le héros sauvé des eaux dont Rome était née.


3- A L'ORIGINE DE ROME, UN LIEU PESTILENTIEL

Le site qu'avait choisi Romulus était une zone inondable : il souffrait en permanence des émanations que produisent les eaux stagnantes ; et le Vélabre tire peut-être son nom du voile d'humidité qui s'étendait fréquemment sur une plaine où les joncs et les roseaux poussaient presque aussi bien que l'herbe. La Rome des premiers rois n'était en fait qu'un marécage, au long d'un fleuve que dominaient sept collines. Au -Ier siècle, les vestiges de cette Rome marécageuse étaient relativement rares ; seuls quelques toponymes et le lac Curtius, au centre du Forum, rappelaient encore l'antique présence des eaux qui stagnent. Les souvenirs étaient cependant bien plus tenaces : dans une lettre qu'il adresse en juin 60 à son ami Atticus, Cicéron parle un instant de la Rome fangeuse de Romulus ; et le poète Ovide évoque, dans les Fastes, l'image d'une femme descendant pieds nus vers le forum, comme au temps où poussaient les joncs et les roseaux; c'est qu'il y avait là, lui dit-on, un marais impraticable au pied couvert.


4- LA LEÇON DES ÉGOUTS DE ROME

Quand Rome se développa jusqu'au pied de ses collines, il fallut assainir la plaine où le Forum allait plus tard s'étendre et reconduire au fleuve l'eau qui la rendait inhabitable et insalubre. Tarquin l'Ancien s'y employa d'abord. Pour drainer Suburre ou le Vélabre, il ne s'agissait sans doute encore que de creuser des canaux à ciel ouvert. Mais ces canaux, d'abord utiles, gênèrent à leur tour l'expansion de la cité : Tarquin le Superbe entreprit donc de les enterrer. Les premiers rapports politiques et architecturaux de Rome et de l'eau commençaient. Pour mener à bien les grands travaux dont il avait vu la nécessité, Tarquin fit en effet appel aux bras et à l'ardeur plus ou moins convaincue de la plèbe. L'entreprise fut si longue et si pénible que beaucoup, désespérant d'en voir un jour la fin, se suicidaient. Le résultat fut un égout, la fameuse Cloaca maxima, dont les galeries permettaient le passage d'une charrette et qui ne fut profondément remaniée que cinq cents ans plus tard, à l'époque d'Auguste et d'Agrippa. L'histoire de la Cloaca maxima est comme le point de départ d'une extraordinaire aventure. C'est en creusant des égouts, des canaux – et ces cuniculi dont ils allaient faire un tel usage en agronomie – que les Romains découvrirent l'art de conduire l'eau. Ce qui s'était fait dans un sens pouvait être fait dans l'autre ; l'eau, comme les peuples voisins, pouvait être soumise; il suffisait de le vouloir et d'y engager au besoin sa force et sa vie.


5- AQUA DUCTA, L'EAU SOUMISE ET MAÎTRISÉE

En choisissant pour leur ville un terrain gorgé de sources et d'eau, Romulus avait permis à ses descendants de découvrir que l'honneur propre au nom de Rome se défendait aussi dans l'art d'arranger le monde à la forme qui convient le mieux à ceux qui le possèdent. Sur le sol assaini s'éleva lentement une ville de bois, de briques, puis de marbre. A l'époque de la grandeur de Rome, l'eau divine et mystérieuse qui avait un jour sauvé Romulus coulait encore aux nymphées et aux lieux sacrés ; mais les sources étaient devenues fontaines et les fleuves alimentaient d'énormes réservoirs. L'eau sauvage et libre obéissait depuis longtemps aux décisions du pouvoir. Elle suivait le tracé des architectes et les canaux des ingénieurs. Conduite à Rome par neuf aqueducs à raison de 993.000 mètres cubes par jour, elle était désormais soumise aux besoins et aux désirs d'un peuple devenu roi. La conquête de l'espace n'avait d'abord été qu'une victoire sur les eaux hostiles et glauques. Fruit d'une intelligence organisatrice et dynamique, la maîtrise de l'eau allait devenir l'une des formes de l'empire sur le monde.


6- LES GRANDS AQUEDUCS ROMAINS

Au sommet des collines, les Grecs d'Athènes, d'Agrigente ou de Cumes dressaient à l'horizon les lignes droites de leurs temples; Rome tend au-dessus des plaines le fil tendu de ses aqueducs. Ces longues suites d'arcades à l'infini sont le symbole de sa puissance et de la paix qu'elle offre aux peuples conquis. Solides et obstinées comme son génie, massives et régulières comme sa langue et rythmées comme sa poésie, conquérantes et pacifiques, elles vont droit au cœur des villes où elles s'épanouissent en fontaines, en bassins et en thermes. Destinées d'abord à n'assurer que le mieux-être quotidien des hommes et la salubrité de leurs cités, les adductions sont progressivement devenues l'emblème de l'Empire et la marque évidente de la force cosmique des princes et de leur infinie sollicitude à l'égard des peuples. D'utiles, elles sont devenues luxueuses et presque superfétatoires; dans la splendeur des fontaines et la chaleur des thermes, la satisfaction des besoins s'est faite besoin toujours insatisfait. Avec les amphithéâtres, les aqueducs sont sans doute les monuments qui représentent le mieux la puissance et la permanence de Rome. Impressionnants par le nombre, la hauteur et l'apparente solidité des arches qu'ils dressent encore sous tous les cieux, ils ne sont pourtant que la partie la plus apparente et la plus spectaculaire d'un ensemble encore plus gigantesque. Et il est possible de suivre les méandres et le destin d'une eau que les Romains surent soumettre à leurs plaisirs et à leur gloire, après l'avoir captée pour leurs besoins.


7- L'EAU COURANTE OMNIPRÉSENTE DANS LA VILLE

L'eau venue des aqueducs, c'est d'abord celle des usagers : elle satisfait les besoins quotidiens, fournit les industries, nettoie les latrines et les égouts, protège du feu, se donne en spectacle, favorise le goût du luxe et rassemble chaque soir des milliers d'individus dans les thermes fastueux que leur offrent les empereurs. L'eau des aqueducs, c'est ensuite celle des ingénieurs et des techniciens, capables de la conduire correctement sur un parcours souvent accidenté, de la distribuer dans les villes et de l'évacuer. L'eau des aqueducs, c'est enfin celle d'un pouvoir dont la puissance et le rayonnement s'affirment, tout au long de l'histoire de Rome, par la construction d'installations nouvelles et le financement d'une administration chargée de gérer, d'entretenir et de contrôler les adductions, pour le plaisir du peuple et la gloire de ses princes. Trois textes majeurs nous renseignent sur les adductions, ceux de Vitruve, Frontin et Pline l'Ancien. Mais beaucoup de renseignements nous sont encore donnés par les historiens, les philosophes ou les auteurs dramatiques. Les poètes eux aussi savent parler de l'eau de tous les jours, celle des cuisines, des bains et des fontaines. En revanche, ils n'ont que des réticences à l'égard de la mer que les Romains, terriens dans l'âme, préféraient regarder du haut des rivages où ils édifiaient leurs villas.


8- LA MER REDOUTÉE PAR LES ROMAINS

Dans l'imaginaire culturel des Romains, la mer est grecque, autrement dit étrangère, et même ennemie. Les poètes latins de toutes les époques dénoncent l'audace et la folle irresponsabilité de ceux qui se risquent à naviguer. "Ah ! Plût aux dieux que, pour empêcher les mortels de fatiguer de leurs rames les vastes mers, la nef Argo eût fait naufrage et se fût engloutie dans ces eaux meurtrières !" s'écrie Ovide, et Lucrèce éprouve une sorte de doux plaisir à contempler du rivage les navires en difficulté sur les flots en furie. Pleine d'écueils pointus, peuplée de monstres, avide et naufrageuse, la mer prend tout et ne rend rien; elle ne désire que la perte du marin qui s'y aventure et le voyage en mer est ce qu'on souhaite à son pire ennemi: les vagues briseront ses rames, sa coque sera disloquée, ses voiles arrachées, son cadavre boursouflé nourrira les oiseaux du rivage.Les Romains répugnent à risquer leur vie sur mer; ils n'ont pas le pied marin. Trebatius, excellent nageur, ne plonge qu'en eau douce ; le Sénat républicain brûle et détruit les navires au lieu de les entretenir; les matelots de la flotte sont méprisés ; la peur de la tempête et du naufrage hante l'esprit de tous ceux qui doivent partir en mer ; et Cicéron, poursuivi par les tueurs d'Antoine, préfère mourir sur le rivage plutôt que s'embarquer par mauvais temps. C'est l'argent qui envoie les hommes toutes voiles dehors vers leur trépas, disent encore les poètes ; seul en effet l'appât du gain peut conduire à se lancer sur des flots toujours hostiles. Appât du gain peut-être, désir de conquête aussi.


9- LES ROMAINS À LA CONQUÊTE DE LA MER

Au IIIe siècle avant J.-C., les Carthaginois avaient établi leur hégémonie sur la Méditerranée. Quand les Romains ne se contentèrent plus de la péninsule italienne et voulurent posséder aussi la Sicile et la Sardaigne, il leur fallut prendre la mer, et ils la prirent aux Carthaginois. S'étant embarqués sur des navires qu'ils ne savaient ni commander ni manœuvrer, ils triomphèrent de Carthage à force d'invention, d'audace et d'obstination. Une autre aventure commençait. Surmontant leurs réticences, ils avaient compris que l'avenir et la vie même de leur empire dépendaient du développement et du contrôle des lignes commerciales, et que, quels que soient les périls, les trajets par mer étaient finalement plus sûrs et plus rentables que les déplacements sur les grandes voies qu'ils ouvraient en même temps. Dès la fin de la République en effet, la vie de Rome et l'alimentation de l'Italie dépendent largement du trafic de la marine marchande: le blé d'Égypte, l'huile d'Afrique, le vin d'Espagne ou de Gaule, les métaux, le plomb, le garum même étaient régulièrement débarqués dans les ports de Pouzzoles et d'Ostie. Au IIe siècle ap. J.-C., grâce aux navires que la flotte protège autant qu'elle le peut, Rome se trouve en contact avec des pays très lointains : de Germanie lui vient l'ambre ; d'Inde ou de Chine le poivre, les aromates et les parfums ; en échange, elle exporte des produits finis ; dans les deux sens, industriels et commerçants réalisent d'importants bénéfices et des profits qui stimulent l'économie impériale.


10- MARE NOSTRUM, LA MÉDITERRANÉE DEVENUE ROMAINE

Pour conquérir leur mer et l'appeler mare nostrum, les Romains durent toujours s'appuyer sur l'expérience grecque et sur des alliés plus marins qu'eux. Lorqu'elle fut totalement conquise, la mer pénétra profondément la vie publique et la vie quotidienne. On cuisina passionnément les produits de la mer, on se passionna pour l'élevage des poissons, on raffola des coquillages, et de la pourpre ou des perles qu'ils produisent; les savants voulurent comprendre les causes des courants et des marées; les thèmes du pirate, du bon pilote, de la tempête et du voyage en mer s'installèrent dans le discours politique et dans la réflexion philosophique. Dans l'esprit des empereurs cependant, cette hégémonie maritime est en outre un facteur essentiel de la domination du monde et la mer n'est qu'une voie de passage, un pontos comme disent les Grecs. Ce qui compte en effet ce n'est pas seulement de régner, comme Neptune, sur l'étendue des flots; c'est aussi d'assurer la cohésion d'un empire immense qu'unit justement une mer commune à tous les pays très divers qui l'entourent. Avec l'Italie, c'est finalement la Méditerranée qui est la plus romaine des possessions. Paradoxe final plus saisissant encore: la puissance romaine a été lentement pénétrée par les langues, les plaisirs et les mœurs étrangères. Les Romains ont découvert la pourpre, ils ont recherché les perles et les parfums, les paysans ont abandonné leurs terres, les empereurs ont débarqué de Syrie, de Libye, d'Illyrie et d'Arabie; de nouveaux dieux sont apparus venant d'Égypte et de Judée. C'est cependant du fond des terres qu'ont surgi les vrais envahisseurs, et ce n'est pas la mer qui a fait disparaître Rome.


11- L'EAU PLEINE DE VIE DE LA ROME MODERNE

Produit d'un travail incessant et colossal, l'eau de Rome dort toujours dans les profondeurs des citernes d'Istanbul ; un glacier s'est installé dans l'ombre et la fraîcheur de la fontaine Pauline où jaillit encore l'aqua Traiana ; l'aqua Virgo continue d'alimenter les beaux bassins de la place Navone, et c'est dans son eau pure qu'on jette, à la fontaine de Trévi, la pièce qui fera revenir un jour à Rome. Ecoutons Rainer Maria Rilke évoquer sa découverte de Rome : "Des eaux, pleines de vie, viennent à la Ville par ses vieux aqueducs, dansent dans des vasques de pierre blanche sur ses places nombreuses, se répandent dans de vastes et profonds bassins : leur bruit du jour s'élève en un chant durant la nuit, qui est ici majestueuse et étoilée, et douce sous la caresse des vents. As-tu gardé quelque idée de Rome, chère Lou ? Comment est-ce dans ton souvenir ? Dans le mien, il n'y aura plus, un jour, que ses eaux, les eaux claires, précieuses, animées, qui vivent sur ses places ; ses escaliers qui, bâtis à l'image des cascades, si étrangement tirent une marche d'une autre marche, comme une vague d'une autre vague."


12- L'EAU DE LA ROME ANTIQUE NE VIT PLUS QUE DANS LA PIERRE

Dans les couloirs souterrains des thermes les feux se sont éteints, les voûtes se sont effondrées, l'herbe pousse à l'intérieur des hypocaustes, où luit seulement l'éclat rouge des boîtes de coca qu'on y abandonne en passant. Ces vestiges asséchés ne parlent que de flammes et de feu. L'eau pour toujours en est absente. Citerne oubliée des touristes à l'entrée du site de Syracuse, tuyaux tordus du musée de Némi, bassin de dérivation du musée de Vaison, specus dépecé comme pour une étude anatomique de l'aqueduc de Barbegal – pourtant si doux à voir dans la douceur d'un soir provençal – vasque emplie de boue durcie des bains d'Herculanum, nymphée desséché de Sidé, baignoire étonnamment abandonnée dans les ruines brûlantes de Sélinonte, l'eau de Rome ne vit plus que dans la pierre et – comme aux grottes et aux rocailles de nos jardins publics, aux colonnes et aux statues convulsées de nos fontaines baroques – c'est par la pierre qu'elle dit l'éternité de sa présence.


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